Vengeance fatale/I — La Grâce de Dieu

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La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 32-35).

DEUXIÈME PARTIE.

I

LA GRÂCE DE DIEU


Vingt ans se sont écoulés depuis les événements que nous venons de raconter.

Pendant le mois de juillet 1858, les comédiens de la troupe française de New-York et de la Nouvelle-Orléans, que n’a pas oubliée le public de Montréal qui fréquentait le théâtre à cette époque, donnèrent une représentation de la « Grâce de Dieu » ; ce magnifique drame applaudi alors sur tous les théâtres français et américains avait attiré, ce soir-là, l’élite de la société de Montréal, ce qui n’empêchait pas la foule du peuple d’affluer au parterre, aujourd’hui converti en parquet ou salle d’orchestre.

Les loges privées avaient toutes été retenues d’avance.

Dans l’une d’elles étaient trois personnes sur lesquelles nous devons appeler l’attention de nos lecteurs.

Ce groupe se composait de deux hommes et d’une jeune fille.

Le plus âgé de ces deux hommes pouvait avoir une cinquantaine d’années, quoiqu’il parût beaucoup plus jeune, malgré quelques rides qui sillonnaient son front haut et découvert. Il portait au petit doigt de sa main gauche un jonc émaillé d’une fleur bleue. Ce jonc devait inspirer beaucoup d’intérêt à son jeune compagnon, car depuis le commencement de la soirée, il n’en avait pas détourné sa vue un seul instant.

Celui-ci était un tout jeune homme qui appelait la sympathie par une figure noble et intelligente. Quand ses yeux avaient le malheur de se fixer sur l’anneau dont nous parlions ci-dessus, son front se ridait péniblement et sa figure prenait une empreinte très mélancolique. Ce jonc semblait lui rappeler quelque souvenir, et à l’expression de son visage, ce souvenir devait être douloureux. Mais dès que son attention s’en détachait, elle se portait immédiatement toute entière sur la jeune fille assise à ses côtés, et alors tout changeait en lui, tristesse et rides se dissipaient et ses yeux reprenaient une douceur ineffable, dès qu’ils se fixaient sur cet objet de toutes ses adorations.

Elle était vraiment jolie. De longs cheveux blonds tombant négligemment sur ses épaules ; sa figure presque toujours colorée par un teint rose et frais ; ses yeux d’un bleu céleste ; ses mains et enfin tous ses traits d’une délicatesse remarquable, lui donnaient une beauté virginale, celle qui caractérise le mieux les jeunes filles à cet âge.

Disons ici que le jeune homme et la jeune fille étaient fiancés et que leur mariage n’était retardé que par l’admission du premier à la profession du droit qu’il étudiait depuis bientôt quatre ans.

Pendant presque toute la durée de la représentation, la conversation des deux jeunes gens, aussi bien que l’attention qu’ils se portaient mutuellement, les avaient empêchés de suivre avec autant de soin qu’elle méritait la pièce donnée ce soir-là. Celui qui les accompagnait jetait parfois sur eux un regard de dépit. Il y avait quelque chose de méchant dans ce regard mêlé de dédain et d’envie. Sans doute cet homme n’avait jamais connu les charmes d’une semblable allégresse, et dont ceux-là seuls qui s’aiment d’un amour réciproque ont jamais joui réellement.

— Je crois, Hortense, dit-il, en se tournant du côté de la jeune fille, que tu n’auras pas beaucoup de détails à donner à Mathilde sur la pièce de ce soir.

— Et pourquoi donc, mon père ?

— Mais tu ne peux saisir les paroles des acteurs et causer tout à la fois. Qu’en pensez-vous M. Hervart ?

— Vous avez raison, M. Darcy, mais votre donnée n’est pas tout à fait exacte ; en effet nous avons cessé notre conversation à toutes les scènes émouvantes, et certes elles ne manquent pas.

On était à la scène du cinquième acte, où l’amant de Marie vient demander sa main.

— Oui, fit Hervart, en répondant à une question de son futur beau-père, c’est le mariage à la fin du drame.

— Cela finit toujours ainsi.

— La règle n’est pas générale cependant, fit tranquillement Hervart ; on pourrait signaler quelques exceptions.

Quoique ce dernier eût prononcé ces mots bien innocemment, M. Darcy tressaillit, mais il se remit très vite et ajouta : « Cette petite Marie a bien mérité son bonheur car elle a essuyé beaucoup de traverses. » Cela me fait songer, fit Hervart, à une femme que j’ai connue et qui a été plus persécutée que Marie dans cette pièce.

— Et a-t-elle succombé ?

— Non, monsieur.

— Demeure-t-elle à Montréal ?

— Elle est morte.

— Vous dites qu’elle est morte ? Alors, moi aussi, je l’ai connue.

Si Hervart eût porté plus d’attention alors à M. Darcy, il aurait remarqué un léger tremblement dans sa voix, mais il se contenta de répondre : « Je ne le crois pas. »

Et ses yeux se tournèrent de nouveau vers la bague que M. Darcy avait à la main. Celui-ci s’en aperçut et parvint à la dérober à la vue du jeune homme.

Le rideau tomba sur le cinquième acte.