Vers d’amour (Rodenbach)/05

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Vers d’amourDans les bureaux de La Jeune Belgique (p. 15-16).


V

POUR LES FEMMES



FEMME, j’écris mes vers d’amour pour vos pareilles,
Et le pâle toucher de leurs doigts effilés
En murmure indistinct chuchote à leurs oreilles
Le rythme suggestif des rêves exilés.

Mon poème sera comme un clavier fragile :
Des arpèges d’aveux, des gammes de baisers
Chanteront dans la nuit sous leur doigter agile
Et l’ombre écoutera ces airs vaporisés.

Seuls des doigts enrichis par des ongles d’agate,
Seules des mains de femme avec des bagues d’or
Sauront faire vibrer, en plainte délicate,
Ces touches d’un blanc mat comme un étang qui dort.

Qu’aucun homme ne vienne à ce piano frêle
Chercher à transposer son rêve intérieur,
Les cordes casseraient, car l’instrument est grêle
Et ne sait que frémir dans un accord mineur.


Mais aux beaux soirs d’été des femmes languissantes,
Sous l’attouchement pâle et triste de leurs mains,
Entendront doucement l’écho des voix absentes
Frissonner dans l’ivoire en sanglots presque humains.

Et mon clavier de vers aux musiques éteintes,
Pour que l’amour leur vienne en ayant préludé,
Leur ouvrira son bois fleuri d’idylles peintes
Comme les clavecins du siècle décédé !