Vers d’amour (Rodenbach)/04

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Vers d’amourDans les bureaux de La Jeune Belgique (p. 13-14).


IV

REFUS TENDRE



LE soir, quand nous causons, vous me dites parfois :
« Je ne veux plus aimer. Ces choses sont finies.
Je ne répondrai plus aux lentes litanies
Des aveux qu’un amant vous chuchote à mi-voix.

Je ne veux plus aimer. C’est un songe inutile,
C’est un hochet d’enfant qui pèse dans la main,
C’est le troublant parfum d’un rameau de jasmin
Qui, fané, vous poursuit de son odeur subtile !… »

Mais en vain vous cherchez à vous raidir. Un jour
Les aveux remettront dans vos doigts leur rosaire,
Car, malgré vos refus, vous sentez la misère
D’une jeunesse morte aux chimères d’amour.

Vous refusez d’aimer. Vous êtes apeurée
Par l’envahissement de l’amour, charme amer,
Mais l’amour qui nous vient est semblable à la mer
Dont l’amertume chante en montant la marée.


Vous comprenez déjà qu’on ne peut pas mentir
À soi-même, à sa chair, à son cœur, à son Âme,
Et que des lèvres d’homme à vos lèvres de femme
Éperdument encor devront s’appesantir.

Votre belle jeunesse est pareille à la chambre
Dont on a clos la porte et fermé les volets,
Sans qu’ait pu le soleil allonger ses reflets
À travers l’épaisseur des rideaux couleur d’ambre.

La chambre où l’on a mis la Belle au bois dormant,
Où, pour s’apparier avec sa léthargie,
Les clavecins ont tu leurs rythmes d’élégie
Mais tantôt vont chanter pour le Prince Charmant.

Lors elle descendra de son lit de dentelle,
Ses pieds mêlant leurs lis aux roses du tapis,
Et ses yeux lui riront, ses grands yeux assoupis,
Car, tout en semblant morte, elle reste immortelle !