Vie de Benjamin Franklin/Volume 1/11

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MORALE
DES ÉCHECS.

Le jeu des échecs est le plus ancien et le plus généralement connu de tous les jeux. Son origine remonte au-delà de toutes les notions historiques ; et pendant une longue suite de siècles il a été l’amusement des Perses, des Indiens, des Chinois et de toutes les autres nations de l’Asie. Il y a plus de mille ans qu’on le connoît en Europe. Les Espagnols l’ont porté dans toutes leurs possessions d’Amérique, et depuis quelque temps il est introduit dans les États-Unis.

Ce jeu est si intéressant par lui-même, qu’il n’a pas besoin d’offrir l’appât du gain pour qu’on aime à le jouer. Aussi n’y joue-t-on jamais de l’argent[1]. Ceux qui ont le temps de se livrer à de pareils amusemens, n’en peuvent pas choisir un plus innocent. Le morceau suivant, écrit dans l’intention de corriger chez un petit nombre de jeunes gens, quelques défauts qui se sont glissés dans la pratique de ce jeu, prouve en même-temps que, dans les effets qu’il produit sur l’esprit, il peut être non-seulement innocent, mais utile au vaincu ainsi qu’au vainqueur.

Le jeu des échecs n’est pas un vain amusement. On peut, en le jouant, acquérir ou fortifier plusieurs qualités utiles dans le cours de la vie, et se les rendre assez familières pour s’en servir avec promptitude dans toutes les occasions. La vie est une sorte de partie d’échecs, dans laquelle nous avons souvent des pièces à prendre, des adversaires à combattre, et nous éprouvons une grande variété de bons et de mauvais événemens, qui sont, en partie, l’effet de la prudence ou de l’étourderie. En jouant aux échecs, nous pouvons donc acquérir.

1o. La prévoyance, qui regarde dans l’avenir et examine les conséquences que peut avoir une action ; car un joueur se dit continuellement : — « Si je remue cette pièce, quel sera l’avantage de ma nouvelle, position ? Quel parti mon adversaire en tirera-t-il contre moi ? De quelle autre pièce pourrai-je me servir pour soutenir la première, et me garantir des attaques qu’on me fera ? »

2o. La circonspection, qui surveille tout l’échiquier, le rapport des différentes pièces entr’elles, leur position, le danger auquel elles sont exposées, la possibilité qu’elles ont de se secourir mutuellement, la probabilité de tel ou tel mouvement de l’adversaire, pour attaquer telle ou telle autre pièce, les différens moyens qu’on a d’éviter ses attaques, ou de les faire tourner à son désavantage.

3o. La prudence, qui jamais n’agit trop précipitamment. La meilleure manière d’acquérir cette qualité, est d’observer strictement les règles du jeu. Elles portent que lorsqu’une pièce est touchée, elle doit être jouée, et que toutes les fois qu’elle est posée dans un endroit, il faut qu’elle y reste. Il est d’autant plus utile que ces règles soient suivies, qu’alors le jeu en devient encore plus l’image de la vie humaine, et particulièrement de la guerre. Si, lorsque vous faites la guerre, vous vous êtes imprudemment mis dans une position dangereuse, vous ne pouvez espérer que votre ennemi vous laisse retirer vos troupes pour les placer plus avantageusement, et vous devez éprouver toutes les conséquences auxquelles vous a exposé trop de précipitation.

4o. Enfin, nous acquérons par le jeu des échecs, l’habitude de ne pas nous décourager, en considérant le mauvais état où nos affaires semblent être quelquefois, l’habitude d’espérer un changement favorable, et celle de persévérer à chercher des ressources. Une partie d’échecs offre tant d’évènemens, tant de différentes combinaisons, tant de vicissitudes ; et il arrive si souvent qu’après avoir long-temps réfléchi, nous découvrons le moyen d’échapper à un danger qui paroissoit inévitable, que nous sommes enhardis à continuer de combattre jusqu’à la fin, dans l’espoir de vaincre par notre adresse, ou au moins, de profiter de la négligence de notre adversaire pour le faire mat. Quiconque réfléchit aux exemples que lui fournissent les échecs, à la présomption que produit ordinairement un succès, à l’inattention qui en est la suite, et qui fait changer la partie, apprend, sans doute, à ne pas trop craindre les avantages de son adversaire, et à ne pas désespérer de la victoire, quoiqu’en la poursuivant il reçoive quelque petit échec.

Nous devons donc rechercher l’amusement utile que nous procure ce jeu, plutôt que d’autres, qui sont bien loin d’avoir les mêmes avantages. Tout ce qui contribue à augmenter le plaisir qu’on y trouve, doit être observé ; et toutes les actions, tous les mots peu honnêtes, indiscrets, ou qui peuvent le troubler de quelque manière, doivent être évités, puisque les joueurs n’ont que l’intention de passer agréablement leur temps.

1o. Si l’on convient de jouer suivant les règles, il faut que les règles soient strictement suivies par les deux joueurs, non pas que tandis que l’un s’y soumet, l’autre cherche à s’en affranchir ; car cela n’est pas juste.

2o. Si l’on ne convient pas d’observer exactement les règles, et qu’un joueur demande de l’indulgence, il faut qu’il consente à accorder la même indulgence à son adversaire.

3o. Il ne faut pas que vous fassiez jamais une fausse marche, pour vous tirer d’un embarras, ou obtenir un avantage. On ne peut plus avoir aucun plaisir à jouer avec quelqu’un qu’on a vu avoir recours à ces ressources déloyales.

4o. Si votre adversaire est lent à jouer, vous ne devez ni le presser, ni paroître fâché de sa lenteur. Il ne faut pas, non plus, que vous chantiez, que vous siffliez, que vous regardiez à votre montre, que vous preniez un livre pour lire, que vous frappiez avec votre pied sur le plancher, ou avec vos doigts sur la table, ni que vous fassiez rien qui puisse le distraire ; car tout cela déplaît et prouve non pas qu’on joue bien, mais qu’on a de la ruse et de l’impolitesse.

5o. Vous ne devez pas chercher à tromper votre adversaire en prétendant avoir fait une fausse marche, et en disant que vous voyez bien que vous perdrez la partie, afin de lui inspirer de la sécurité, de la négligence et d’empêcher qu’il aperçoive les pièges que vous lui tendez ; car ce ne seroit point de la science, mais de la fraude.

6o. Quand vous avez gagné une partie, il ne faut pas que vous vous serviez d’expressions orgueilleuses et insultantes, ni que vous montriez trop de satisfaction. Il faut, au contraire, que vous cherchiez à consoler votre adversaire, par des expressions polies, qui ne blessent point la vérité. Vous pouvez lui dire, par exemple : — « Vous savez le jeu mieux que moi ; mais vous manquez un peu d’attention ». — Ou : — « Vous jouez trop vite ». — Ou bien : — « Vous aviez d’abord l’avantage : mais quelque chose vous a distrait, et c’est ce qui m’a fait gagner ».

7o. Lorsqu’on regarde jouer quelqu’un, il faut avoir grand soin de ne pas parler ; car en donnant un avis, on peut offenser les deux joueurs à-la-fois. D’abord, celui contre qui il est donné, parce qu’il peut lui faire perdre la partie ; ensuite celui à qui on le donne, parce qu’encore qu’il croie le coup bon et qu’il le joue, il n’a point autant de plaisir que si on le laissoit penser jusqu’à ce qu’il l’eût apperçu lui-même. Il faut aussi, quand une pièce est jouée, ne pas la remettre à sa place, pour montrer qu’on auroit mieux fait de jouer différemment ; car cela peut déplaire, et occasionner de l’incertitude et des disputes sur la véritable position des pièces. Toute espèce de propos adressé aux joueurs, diminue leur attention, et conséquemment est désagréable. On doit même s’abstenir de faire le moindre signe ou le moindre mouvement qui ait rapport à leur jeu. Celui qui se permet de pareilles choses, est indigne d’être spectateur d’une partie d’échecs. S’il veut montrer son habileté à ce jeu, il doit jouer lui-même, quand il en trouve l’occasion, et non pas s’aviser de critiquer, ou même de conseiller les autres.

Enfin, si vous ne voulez pas que votre partie soit rigoureusement jouée, suivant les règles dont je viens de faire mention, vous devez moins désirer de remporter la victoire sur votre adversaire, et vous contenter d’en remporter une sur vous-même. Ne saisissez pas avidement tous les avantages que vous offre son incapacité, ou son inattention : mais avertissez-le poliment du danger qu’il court en jouant une pièce, ou en la laissant sans défense ; ou bien dites-lui qu’en en remuant une autre, il peut s’exposer à être mat. Par une honnêteté si opposée à tout ce qu’on a vu interdit plus haut, vous pouvez peut-être perdre votre partie, mais vous gagnerez, ce qui vaut beaucoup mieux, l’estime de votre adversaire, son respect, et l’approbation tacite et la bienveillance de tous les spectateurs impartiaux.



  1. Excepté en France et en Angleterre, où l’on joue quelquefois beaucoup d’argent aux échecs.(Note du Traducteur.)