Vie de Benjamin Franklin/Volume 1/12

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L’ART
D’AVOIR DES SONGES AGRÉABLES ;
ADRESSÉ À MISS…
ET ÉCRIT À SA SOLLICITATION.

Comme nous employons une grande partie de notre vie à dormir, et que pendant ce temps-là nous avons quelquefois des songes agréables et quelquefois des songes fâcheux, il est assez important de se procurer les premiers et d’écarter les autres ; car, réel ou imaginaire, le chagrin est toujours chagrin, et le plaisir toujours plaisir.

Si nous pouvons dormir sans rêver, c’est un bien puisque les songes fâcheux sont écartés. Si durant notre sommeil, nous pouvons avoir des songes agréables, c’est, suivant l’expression des Français, autant de gagné, c’est-à-dire, autant d’ajouté aux plaisirs de la vie.

Pour cela, il faut commencer par être très-soigneux de conserver sa santé, en fesant un exercice convenable, et ayant beaucoup de tempérance ; car dans les maladies, l’imagination est troublée, et des idées désagréables et quelquefois terribles la poursuivent. Il faut que l’exercice précède les repas, et non pas qu’il les suive immédiatement. Dans le premier cas, il facilite la digestion, et dans le second, il l’empêche, à moins qu’il ne soit très-modéré. Si après que nous avons fait de l’exercice, nous mangeons avec sobriété, la digestion est aisée et bonne, le corps léger, le caractère gai, et toutes les fonctions animales se font bien. Le sommeil qui suit est tranquille et doux. Mais l’indolence, les excès de la table, occasionnent le cauchemar et des terreurs inexprimables. Alors on croit tomber dans des précipices, ou être attaqué par des bêtes féroces, par des assassins, par des démons ; et on éprouve toutes sortes de peines.

Observez, cependant, que la quantité d’alimens et la quantité d’exercice sont relatives. Ceux qui agissent beaucoup, peuvent et doivent manger davantage. Ceux qui font peu d’exercice ne doivent manger que peu. En général, depuis que l’art de la cuisine s’est perfectionné, les hommes mangent deux fois autant que l’exige la nature. Les soupers ne sont point dangereux pour les gens qui n’ont point dîné : mais les insomnies sont ordinairement le partage de ceux qui dînent et qui soupent beaucoup. Il est vrai que, comme il y a de la différence entre les tempéramens, quelques personnes reposent fort bien à la suite de ce double repas. Il ne leur en coûte seulement qu’un triste songe et une apoplexie, après quoi elles s’endorment jusqu’au jour du jugement. Il n’y a rien de plus commun dans les gazettes, que des exemples de gens qui, après avoir bien soupé, ont été le lendemain matin, trouvés morts dans leur lit.

Un autre moyen dont on doit se servir pour conserver sa santé, c’est de renouveler constamment l’air dans la chambre où l’on couche. On a grand tort de coucher dans des chambres très-closes et dans des lits avec des rideaux. Il est très-mal-sain de ne pas laisser entrer dans une chambre l’air extérieur, et de rester long-temps dans un endroit clos où l’air a été plusieurs fois respiré. L’eau bouillante ne devient pas plus chaude par une longue ébullition, si les parties qui reçoivent une plus grande chaleur peuvent s’évaporer ; de même les corps vivans ne se putréfient point, si les parties putrides en sont exhalées à mesure qu’elles le deviennent. La nature les pousse au dehors par les pores et par les poumons ; et, en plein air, elles sont emportées au loin : mais dans une chambre close on les respire plusieurs fois, encore qu’elles se corrompent de plus en plus.

Lorsqu’il y a un certain nombre de personnes dans une petite chambre, l’air s’y gâte en peu de minutes, et il y devient même mortel comme dans la caverne noire de Calcutta. On dit qu’une seule personne ne corrompt qu’un galon[1] d’air par minute, et conséquemment il faut plus de temps pour que tout celui que contient une chambre soit corrompu : mais il le devient proportionnément ; et c’est à cela que beaucoup de maladies putrides doivent leur origine.

Mathusalem qui, ayant vécu plus long-temps qu’aucun autre homme, doit avoir mieux conservé sa santé, dormoit, dit-on, toujours en plein air ; car quand il eut déjà vécu cinq cents ans, un ange lui dit : — « Lève-toi, Mathusalem, et bâtis-toi une maison ; car tu vivras encore cinq cents ans. — Mais Mathusalem répondit : — « Si je ne dois vivre que cinq cents ans de plus, ce n’est pas la peine que je me bâtisse une maison. Je veux dormir à l’air, comme j’ai toujours eu coutume de le faire. »

Après avoir long-temps prétendu qu’on ne devoit point permettre aux malades de respirer un air frais, les médecins ont enfin découvert qu’il pouvoit leur être salutaire. C’est pourquoi on doit espérer qu’ils découvriront aussi, avec le temps, que l’air frais n’est pas dangereux pour ceux qui se portent bien, et qu’alors nous pourrons être guéris de l’aérophobie, qui tourmente à présent les esprits faibles, et les engage à s’étouffer, à s’empoisonner, plutôt que d’ouvrir la fenêtre d’une chambre à coucher, ou de baisser la glace d’un carrosse.

Lorsque l’air d’une chambre close est saturé avec la matière transpirable[2], il n’en peut pas recevoir davantage, et cette matière doit rester dans notre corps et nous causer des maladies. Mais on a auparavant des indices du danger dont elle peut être. On a un certain malaise, d’abord léger, à la vérité, et tel que quant aux poumons, la sensation en est assez foible, mais quant aux pores de la peau, c’est une inquiétude difficile à décrire, et dont un très-petit nombre des personnes qui l’éprouvent, connoît la cause. Alors si l’on veille la nuit et qu’on soit trop chaudement couvert, on a de la peine à se rendormir. On se retourne souvent sans pouvoir trouver le repos d’aucun côté. Ce frétillement, pour me servir d’une expression vulgaire, faute d’en avoir une meilleure, est absolument occasionné par une inquiétude de la peau, dont la matière transpirable ne s’échappe point, attendu que les draps en ayant reçu une quantité suffisante, et étant saturés, ils ne peuvent en prendre davantage.

Pour connoître cette vérité, par expérience, il faut qu’une personne reste au lit, dans la même position, et que relevant ses draps, elle laisse une partie de son corps exposée à un air nouveau : alors elle sentira cette partie tout-à-coup rafraîchie, parce que l’air soulagera sa peau, en recevant et emportant au loin la matière transpirable qui l’incommodoit.

Toute portion d’air frais qui approche la peau chaude, reçoit, avec une partie de cette vapeur, un degré de chaleur qui la raréfie et la rend plus légère ; et alors elle est, avec la matière qu’elle a prise, poussée au loin par une quantité d’air plus frais, et conséquemment plus pesant, qui s’échauffe à son tour et fait bientôt place à une nouvelle portion.

Tel est l’ordre qu’a établi la nature pour empêcher les animaux d’être infectés par leur propre transpiration. D’après le moyen que je viens d’indiquer, on sentira quelle différence il y aura entre la partie du corps exposée à l’air, et celle qui, restant couverte, n’en éprouvera pas l’impression. L’inquiétude de cette dernière partie augmentera par la comparaison, et on la sentira plus vivement que lorsque tout le corps en étoit affecté.

Voilà donc une des grandes et principales causes des songes douloureux. Quand le corps est mal à l’aise, l’ame en est troublée, et toutes sortes d’idées désagréables en deviennent, dans le sommeil, la conséquence naturelle. Je vais indiquer la manière certaine d’y remédier.

1o. En mangeant modérément, non-seulement on conserve sa santé, ainsi que je l’ai dit plus haut, mais on transpire moins dans un temps donné. Alors les draps du lit sont plus lentement saturés avec la matière transpirable ; et on peut, par conséquent, dormir plus long-temps, avant de sentir l’inquiétude qu’on éprouve lorsqu’ils ne peuvent en recevoir davantage.

2o. En ayant des draps légers et une couverture claire, la matière transpirable s’échappe plus aisément ; l’on en est moins incommodée et on la supporte plus long-temps.

3o. Quand on est réveillé par l’inquiétude déjà décrite, et qu’on ne peut pas se rendormir, il faut se lever, tourner et battre l’oreiller, secouer les draps, au moins vingt fois de suite ; ouvrir les rideaux et laisser rafraîchir le lit. Pendant ce temps-là, on doit rester sans s’habiller, se promener dans sa chambre, jusqu’à ce que les pores se soient délivrés du poids qui les accable, ce qui s’opère plutôt lorsque l’air est plus sec et plus froid.

Quand on commence à sentir que l’air froid incommode, on peut rentrer dans le lit. On s’endormira bientôt, et le sommeil sera doux et tranquille. Tous les tableaux qui se présenteront à l’imagination, seront agréables. J’ai souvent de ces songes, qui ne sont pas moins amusans pour moi que les scènes d’un opéra.

S’il vous arrive d’avoir trop de paresse pour sortir du lit, vous pouvez soulever vos draps avec la main et le pied, pour y introduire une assez grande quantité d’air frais, et ensuite les laisser retomber, pour forcer cet air à en sortir. En répétant cela vingt fois de suite, vous délivrerez votre lit de la matière transpirable dont il sera imprégné, vous pourrez vous rendormir pour quelque tems. Mais cette méthode est loin de valoir la première.

Si ceux qui craigne la fatigue et peuvent avoir deux lits, se réveillent dans un lit chaud, ils auront grand plaisir à le quitter pour passer dans celui qui est frais. Ce changement de lit est aussi très-utile aux personnes attaquées de la fièvre, parce qu’il les rafraîchit et leur procure souvent du sommeil. Un lit assez grand, pour qu’on puisse passer d’une place chaude dans une place fraîche, a, en quelque sorte, le même avantage que deux lits différens.

Un ou deux avis de plus termineront ce petit traité. Quand on se couche, on doit avoir soin d’arranger son oreiller conformément à l’habitude qu’on a de placer sa tête, afin d’être parfaitement à son aise. On doit aussi étendre ses membres, de manière qu’ils ne se gênent pas l’un l’autre. Il ne faut pas, par exemple, que la cheville d’un pied porte sur l’autre. Quoi qu’une mauvaise situation ne soit pas d’abord très-sensible, et qu’on y fasse à peine attention, elle devient bientôt moins supportable, et l’incommodité peut s’en faire sentir dans le sommeil, et troubler l’imagination.

Telles sont les règles de l’art. Mais quoiqu’elles doivent en général conduire au but qu’on se propose, il est un cas où leur observation la plus ponctuelle peut être totalement infructueuse. Vous n’avez pas besoin que je vous dise quel est ce cas, ma chère amie ; mais si je n’en fesois pas mention, ce que j’écris sur l’art qui vous intéresse seroit imparfait. Ce cas est donc celui où la personne qui veut se procurer des songes agréables, n’a pas eu soin de conserver la chose la plus nécessaire, une bonne conscience.



  1. Mesure de quatre pintes.
  2. La matière transpirable est cette vapeur qui se détache de notre corps, par les pores et par les poumons. On dit qu’elle est composée des cinq huitièmes de ce que nous mangeons.