Vie de Napoléon/39

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Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 132-139).


CHAPITRE XXXIX


Pendant qu’à Bayonne, le roi Charles IV ordonnait à son fils Ferdinand VII de lui rendre sa couronne, le peuple de Madrid, effarouché d’événements si étranges et qui d’ailleurs insultaient toute la nation dans la personne des souverains, se souleva le 2 mai. Il périt environ 150 habitants et 500 soldats français. Cette nouvelle arriva très exagérée en France le 5 mai. Charles IV fit appeler son fils. Le roi, la reine et Napoléon étaient assis. Le prince, resté debout, fut accablé des plus sales injures. Napoléon dégoûté dit : « Je sors d’une scène de crocheteurs. » Le prince intimidé donna sa renonciation formelle et définitive.

Le même jour, 5 mai 1808, eut lieu la cession par le roi Charles à Napoléon de tous ses droits sur l’Espagne.

Le prince des Asturies céda aussi à Napoléon tous ses droits à l’Espagne, mais ce ne fut, dit-on, qu’après avoir été plusieurs fois menacé de mort par le roi son père. Il y avait l’exemple de don Carlos, et, d’ailleurs, le prince, ayant évidemment conspiré contre son père et son roi, le jury le plus intègre du monde l’eût condamné à mort.

On accuse Napoléon d’avoir été jusqu’à lui dire : « Prince, il faut opter entre la cession ou la mort[1]. » Il faut voir comment l’on prouvera ce propos à la postérité.

Les Bourbons d’Espagne allèrent habiter diverses villes ; partout et à toute occasion, le roi Charles fit des protestations d’attachement et de fidélité envers son auguste allié. Personne n’a encore accusé Napoléon de l’avoir menacé. Quant à Ferdinand VII, il alla habiter la belle terre de Valençay.


Ici finissent ce qu’on appelle les perfidies de Napoléon. L’Europe ne pouvant concevoir la pusillanimité de ses ennemis, lui a imputé leur imbécillité à crime.

Il a envoyé le général Savary au prince des Asturies pour le presser d’arriver, mais il ne lui a jamais promis de le reconnaître pour roi[2]. Le prince est venu à Bayonne parce qu’il a constamment cru qu’il était de son intérêt d’y venir. Il croyait, et peut-être avec raison, que Napoléon seul pouvait, le sauver de son père et du prince de la Paix.

Un ministre espagnol, M. d’Urquijo, rencontra à Vittoria, le 13 avril 1808, le jeune roi et son cortège qui marchaient vers Bayonne. Il écrivit le même jour au capitaine général La Cuesta : «… Je leur dis (aux ministres de Ferdinand VII) qu’il ne s’agissait pour Napoléon que d’abolir la dynastie des Bourbon en Espagne en imitant l’exemple de Louis XIV et d’établir celle de France… L’Infantado, qui sent le poids de mes réflexions, me répondit : « Serait-il possible qu’un héros tel que Napoléon fût capable de se souiller d’une telle action, quand le roi se met entre ses mains de la meilleure foi possible ? » — « Lisez Plutarque, lui dis-je, et vous trouverez que tous ces héros de la Grèce et de Rome n’acquirent leur gloire qu’en montant sur des milliers de cadavres, mais l’on oublie tout cela et l’on voit le résultat avec respect et étonnement. »

« J’ajoutai qu’il devait se rappeler des couronnes que Charles-Quint avait enlevées, des cruautés qu’il avait exercées envers les souverains et envers les peuples, et que, malgré tout cela, il était compté parmi les héros ; qu’il ne devait pas oublier non plus que nous en avions fait autant avec les empereurs et rois des Indes…, qu’il pouvait appliquer cela à l’origine de toutes les dynasties de l’univers, que, dans notre Espagne ancienne, on trouvait des assassinats de rois par des usurpateurs qui s’étaient ensuite assis sur le trône ; que, dans les siècles postérieurs, nous avions l’assassinat commis par le bâtard Enrique II et l’exclusion de la famille de Henri IV, que les dynasties d’Autriche et des Bourbons dérivaient de cet inceste ainsi que de ces crimes… Je dis que le langage du Moniteur me faisait voir que Napoléon ne reconnaissait pas Ferdinand comme roi, qu’il disait que l’abdication de son père, faite au milieu des armes et d’un tumulte populaire était nulle, que Charles IV lui-même l’avouerait, que, sans parler de ce qui était arrivé au roi de Castille, Jean Ier, il y avait deux exemples d’abdication dans la dynastie plus moderne des Autrichiens et des Bourbons, l’une faite par Charles-Quint, l’autre faite par Philippe V, et que, dans ces deux abdications, on avait procédé avec le plus grand calme, la plus sage délibération et même avec le concours de ceux qui représentaient la nation[3]. »

Dans la conversation avec M. Escoïquiz qui, jusqu’ici, est la pièce la plus curieuse de ce procès et la plus authentique parce qu’elle est publiée par un ennemi, Napoléon dit fort bien : « Mais enfin la suprême loi des souverains, qui est celle du bien de leurs États, me met dans l’obligation de faire ce que je fais. »

Il faut remarquer, au grand étonnement des sots, qu’un souverain qui n’est qu’un procureur fondé ne peut jamais user de générosité, faire des dons gratuits. Nous retrouverons cette question en Italie où l’on voudrait que Napoléon, en opposition à ce qu’il croyait les intérêts de la France, eût fait cadeau aux Italiens d’une indépendance complète.

Napoléon, attaqué à l’improviste par l’Espagne, au moment où elle le croyait embarrassé avec la Prusse, devait faire de l’Espagne, à Bayonne, ce qu’il croyait le plus utile à la France. S’il avait été battu à Iéna, les Espagnols, commandés par les Lascy et les Porlier, ne pouvaient-ils pas venir à Toulouse et à Bordeaux, tandis que les Prussiens auraient été à Strasbourg et à Metz ?

La postérité décidera si c’est un crime dans le procureur fondé d’une nation de profiter de l’extrême bêtise de ses ennemis. Je crois qu’au contraire de notre siècle, la postérité sera plus touchée du tort fait à l’Espagne que du tort fait à ses prétendus maîtres. Il y a l’exemple de la Norvège.


Les libellistes accusent Napoléon de trop mépriser les hommes. Ici nous le voyons commettre une grande faute parce qu’il a trop d’estime pour les Espagnols. Il oublie que les fiers Castillans avilis d’abord par Charles-Quint, sont gouvernés, depuis ce célèbre empereur, par le plus lâche de tous les despotismes.

M. d’Urquijo dit dans sa lettre au général La Cuesta : « Par malheur depuis Charles-Quint, la nation n’existe plus, parce qu’il n’y a point réellement de corps qui la représente, ni d’intérêt commun qui la réunisse vers un même but. Notre Espagne est un édifice gothique composé de pièces et de morceaux avec presque autant de privilèges, de législations, de coutumes et d’intérêts qu’il y a de provinces. L’esprit public n’existe point. »

Depuis quinze ans, la monarchie d’Espagne avait atteint un degré de ridicule inouï dans les annales des cours les plus avilies. L’aristocratie des nobles et des prêtres, qui seule peut faire le brillant de la monarchie, s’y laissait bafouer comme à plaisir. Un mari, un roi donne successivement à l’amant de sa femme :

1° Le commandement suprême de toutes les forces de terre et de mer ;

2° La nomination à presque tous les emplois de l’État ;

3° Le droit de faire par lui-même la paix et la guerre[4].

Si ce favori avait été un Richelieu, un Pombal, un Ximenès, un scélérat habile, on concevrait les Espagnols ; mais il se trouva que c’était le plus stupide coquin de l’Europe. Ce peuple, qu’on prétend si fier, se voyait gouverné despotiquement par l’objet de ses mépris. Mais, mettons à part toute fierté ; que de malheurs généraux et particuliers ne devait pas amener un gouvernement aussi infâme ! Notre aristocratie de France, avant 1789, devait être une république en comparaison de l’Espagne. Et cependant l’Espagne refusa une constitution libérale, et, ce qui est bien plus encore, une constitution garantie par le voisinage du souverain légitime et détrôné !

Il faut déjà être parvenu bien avant dans la vie et avoir pour les hommes presque autant de mépris qu’ils en méritent pour concevoir une telle conduite.

Napoléon, qui avait vécu en Corse et en France au milieu de nations pleines d’énergie et de finesse, fut à l’égard des Espagnols la dupe de son cœur.

L’Espagne, de son côté, manqua une occasion que la suite des siècles ne lui représentera plus. Chaque puissance a un intérêt (mal entendu il est vrai) à voir ses voisins dans un état de faiblesse et de décadence. Ici, par un hasard unique, l’intérêt de la France et de la péninsule pour un moment se trouva le même. L’Espagne avait l’exemple de l’Italie que Napoléon avait élevée. Quoique la nation espagnole soit très contente sur son fumier, peut-être d’ici à deux cents ans parviendra-t-elle à arracher une constitution, mais une constitution sans autre garantie que cette vieille absurdité qu’on appelle des serments, et Dieu sait encore par quels flots de sang il faudra l’acheter ! Au lieu qu’en acceptant Joseph pour roi, les Espagnols avaient un homme doux, plein de lumières, sans ambition, fait exprès pour être roi constitutionnel, et ils avançaient de trois siècles le bonheur de leur pays.



  1. Cevalhos, p. 52.
  2. « Quoique vos représentants aient sans cesse refusé de le reconnaître comme légitime souverain. » (Conversation de Escoïquiz.)
  3. Fidèlement extrait du livre de M. Escoïquiz. L’on ne cite ici que des ouvrages publiés par des ennemis de l’empereur.
  4. Conversation publiée par Escoïquiz.