Vie de Napoléon/57

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 235-237).


CHAPITRE LVII


Napoléon disait : « Si je réussis avec la Russie, je suis maître du monde. » Il se laissa vaincre, non par les hommes, mais par son orgueil et par le climat[1] ; et l’Europe prit une nouvelle attitude. Les petits princes ne tremblaient plus, les grands souverains n’étaient plus incertains ; tous levèrent les yeux vers la Russie ; elle devenait le centre d’une opposition invincible.

Les ministres anglais n’avaient pas calculé cette chance, ces ministres qui n’ont d’influence que parce qu’ils profitent de la liberté qu’ils abhorrent. La Russie partira du point où ils l’ont mise pour recommencer Napoléon et d’une manière bien plus invincible, car elle ne sera pas viagère : nous verrons les Russes dans l’Inde.

En Russie, personne n’en est encore à s’étonner du despotisme. Il se confond avec la religion ; et, comme il est exercé par le plus doux et le plus aimable des hommes, il ne choque que quelques têtes philosophiques qui vont voyager. Les soldats russes ne remuent pas avec des proclamations ou des croix, mais par l’ordre de saint Nicolas. Le général Masséna racontait devant moi qu’un Russe, qui voit tomber son camarade, persuadé qu’il va ressusciter dans son pays, se penche vers lui pour lui recommander de donner de ses nouvelles à sa mère. La Russie, comme les Romains[2], a des soldats superstitieux, commandés par des officiers aussi civilisés que nous[3].

Napoléon sentait bien que le courant des siècles venait de changer de direction lorsqu’il disait à Varsovie : « Du sublime au ridicule il n’est qu’un pas », mais il ajoutait : « Le succès donnera de la témérité aux Russes ; je leur livrerai deux ou trois batailles entre l’Elbe et l’Oder, et, dans six mois, je serai encore sur le Niémen. »

Les batailles de Lutzen et de Wurtschen furent le dernier effort d’un grand peuple dont le cœur est dévoré par la décourageante tyrannie. À Lutzen, 150.000 soldats des cohortes qui n’avaient jamais vu le feu, combattirent pour la première fois. Ces jeunes gens restèrent ahuris de la vue du carnage. La victoire n’avait mis aucune gaîté dans l’armée. L’armistice était nécessaire.



  1. Il ne faut pas se figurer que l’hiver ait été précoce, au contraire ; à Moscou, il faisait le plus beau temps du monde. Quand nous en partions, le 19 octobre, il gelait à trois degrés avec un soleil superbe.
  2. Montesquieu : Religion des Romains.
  3. Voir le pamphlet de sir Robert Wilson, 1817. En 1810 et 1811, le ministre de la guerre russe faisait traduire et mettre en pratique toutes les ordonnances militaires de Napoléon.