Vie de Ramakrishna/Avertissement au lecteur d’Occident

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Stock (p. 13-24).


AVERTISSEMENT AU LECTEUR D’OCCIDENT


J’ai consacré ma vie au rapprochement entre les hommes. J’y ai tâché entre les peuples de l’Europe, et particulièrement entre les deux grands frères ennemis d’Occident. Je m’y efforce, depuis dix années, entre l’Occident et l’Orient. Et je voudrais le tenter aussi entre les diverses formes de l’esprit, que l’Occident et l’Orient sont censés (à tort) représenter : la raison et la foi — il serait plus juste de dire : entre des formes diverses de la raison et de la foi, car l’une et l’autre sont réparties à peu près également, des deux côtés. Mais on ne s’en doute pas…

Il s’est fait, de nos jours, un absurde divorce entre ces deux moitiés de l’âme. On leur a persuadé qu’elles sont incompatibles. Il n’y a d’incompatible que l’étroitesse commune de ceux qui se prétendent, abusivement, leurs représentants.

D’une part, ceux qui se disent religieux s’enferment presque tous dans les murs de leur chapelle, et non seulement refusent d’en sortir (c’est leur droit !) mais nieraient, s’ils pouvaient, à tout ce qui est au dehors le droit d’exister. Et d’un autre côté, les porte-parole de la libre raison, qui sont, pour la plupart, dénués de sens religieux (c’est leur droit !) se jugent trop souvent désignés pour combattre et nier le droit à exister des âmes religieuses. On en voit qui s’acharnent à de vaines démolitions systématiques de la religion, sans paraître s’aviser qu’ils s’attaquent à ce qu’ils ne connaissent pas. Car que sert de raisonner de la religion, d’après le seul revêtement des textes historiques ou pseudo-historiques, que le temps a effrité ou recouvert de son enduit ? Autant expliquer le fait intérieur de conscience psychologique par la dissection des organes matériels, qui en sont les instruments. Cette confusion faite par nos « rationalistes » du signe d’expression avec l’énergie de pensée, me semble aussi illusoire que celle, commune aux religions d’autrefois, identifiant les puissances magiques avec les mots, les syllabes, ou les lettres qui les désignaient.

La première condition pour connaître, juger, et, si l’on veut, combattre la ou les religions, est d’avoir expérimenté sur soi-même le fait de conscience religieuse. Et tous ceux qui ont passé par la profession religieuse ne sont même pas qualifiés pour en parler : car s’ils sont sincères, ils reconnaîtront que le fait de conscience religieuse et la profession religieuse sont deux. Bien des prêtres fort honorables sont des croyants par obéissance, ou par raisonnement prudent et paresseux, qui n’ont jamais senti le besoin de l’expérience religieuse, ou, n’ayant pas la force, ont évité de la tenter. Et nombre d’esprits qui sont ou se croient libres de toute religion, vivent baignés dans un état de conscience suprarationnelle, qu’ils étiquètent : Socialisme, Communisme, Humanitarisme, Nationalisme — voire même Rationalisme. Ce n’est point l’objet de la pensée qui détermine sa provenance et permet de décider si elle ressortit ou non à la religion : c’est la qualité de cette pensée. Si elle s’oriente intrépidement vers la recherche de la vérité à tout prix, avec une sincérité entière et prête à tous les sacrifices, je la nomme religieuse : car elle présuppose la foi en un but de l’effort humain, supérieur à la vie de l’individu, parfois de la communauté présente, et même de la totale humanité. Même le scepticisme, quand il est aux mains de natures vigoureuses et vraies jusqu’à la moelle, quand il est l’expression de la force et non de l’impuissance, participe à la Grande Armée de l’Âme religieuse.

Et n’ont aucun droit, au contraire, d’en porter les couleurs, des milliers de ces lâches croyants des églises — cléricales ou laïques — qui ne croient point par eux-mêmes, mais qui restent vautrés dans l’étable, où ils ont été vêlés, devant le râtelier plein du foin des croyances commodes, qu’ils n’ont que la peine de remâcher.

On sait le mot tragique sur le Christ, qui « sera en agonie jusqu’à la fin du monde »… Je ne crois pas, pour ma part, à un seul Dieu personnel, ni surtout à un Dieu de la seule Douleur. Mais je crois que (douleur et joie mêlées, et avec elles toutes les formes de la vie) il n’est de Dieu que ce qui, dans l’homme et dans les hommes et dans l’univers, est une naissance perpétuelle. La Création se renouvelle, à chaque instant. La religion n’est jamais une œuvre accomplie. Elle est l’acte et la volonté d’agir, sans repos. Elle est le jaillissement de la source. Jamais l’étang.

Je suis d’un pays de rivières. Je les aime comme des êtres vivants. Et je comprends mes ancêtres qui leur versaient le vin et le lait. Or, de toutes les rivières, la plus sacrée est celle qui sourd, à tous moments, du fond de l’âme, de ses basaltes, de ses sables, et de ses glaciers. Là est la Force première, que je nomme religieuse. Elle est commune à l’art et à l’action, aux sciences et aux religions, à tout ce fleuve de l’Âme, que de l’insondable et sombre réservoir, entraîne l’irrésistible pente vers l’océan de l’Être, conscient, réalisé, dominé. Et, de même que l’eau remonte ensuite en vapeurs, de la mer aux nuées du ciel, qui réalimentent le réservoir des fleuves, les cycles de création s’enchaînent sans interruption. Et de la source à la mer, et de la mer à la source, tout est la même Énergie, l’Être, sans début ni fin, qu’il m’est indifférent qu’on nomme Dieu (et quel Dieu ?) ou Force (et quelle Force ? Fût-elle dite Matière, quelle matière, est-ce donc qui désigne également les énergies de l’Esprit ?…) Des mots, des mots !… L’essence est l’Unité, non pas abstraite, mais vivante. Et c’est elle que j’adore, ainsi que les grands croyants et les grands ignorants, qui la portent en eux, conscients ou inconscients.


*


À elle je dédie l’œuvre nouvelle que j’apporte : — à la Grande Déesse, invisible, immanente, qui lie de ses bras d’or la gerbe diaprée de la polyphonie : — l’Unité.

Elle est, depuis un siècle, dans l’Inde nouvelle, le but vers lequel est lancée la flèche de tous les archers. De cette terre sacrée, Gange de peuples et de pensées, ont surgi, dans ce siècle, des personnalités torrentielles. Quelles que soient les différences de l’une à l’autre, la direction est la même : l’Unité humaine, par le canal de Dieu. Mais à chaque relève d’équipes, l’Unité s’élargit, tout en se précisant.

Du début à la fin de ce grand mouvement, il s’agira toujours de la coopération, sur un pied d’égalité, de l’Orient et de l’Occident, et des forces de la raison avec celles — non pas de la foi, au sens d’acceptation aveugle, qu’elle a pris en des époques serviles et des races épuisées — mais de l’intuition vivante et voyante : l’œil au front du Cyclope, qui n’annule point, mais complète les deux autres.

Dans cette magnifique avenue des héros de l’esprit, que nous parcourrons plus loin[1], j’ai fait choix de deux hommes qui m’ont conquis, parce qu’ils ont réalisé, avec un charme et une puissance incomparables, cette splendide symphonie de l’Âme Universelle. Ils en sont, pourrait-on dire, le Mozart et le Beethoven — le Pater Seraphicus et le Jupiter tonnant — Ramakrishna et Vivekananda.

Le sujet de mon livre[2] est triple et un. Il comprend le récit de ces deux vies extraordinaires — l’une quasi fabuleuse, l’autre véritablement épique — qui viennent de se dérouler, de notre temps, à nos portes — et l’exposé d’une haute pensée, religieuse, philosophique, morale et sociale qui, sortie du fond des siècles de l’Inde, s’adresse à l’humanité d’aujourd’hui.

Bien que (vous le verrez) l’intérêt pathétique, la poésie fascinante, la grâce et la grandeur homériques des deux vies suffisent à expliquer que j’aie passé deux ans de la mienne à remonter leur cours et explorer leurs rives, afin d’y promener maintenant vos yeux, — ce n’est point la curiosité du voyage qui m’a invité à le tenter.

Je ne suis point dilettante. Et je n’apporte point aux lecteurs fatigués des raisons de se fuir, mais de se trouver. Trouver le moi profond, nu, sans masque, sans mensonge. Je me suis fait une compagnie de ceux qui l’ont cherché, qu’ils soient vivants ou morts, et je ne m’inquiète point des limites des siècles ou de celles des nations. Il n’est, pour l’âme nue, Occident ni Orient : ce sont ses vêtements. Le monde est sa maison. Et sa maison, étant de tous, est à tous.

Qu’on m’excuse si je dois, pour faire comprendre la pensée intime d’où est sortie cette œuvre, me mettre un moment en scène ! Mais c’est à titre d’exemple, nullement exceptionnel. Je suis un du peuple de France. Je sais que je représente des milliers d’hommes d’Occident, qui eux, n’ont pas les moyens ou le temps de s’exprimer. Chaque fois que l’un de nous parle, du fond du cœur, afin de se libérer, du même coup sa voix libère des milliers de silences. Donc, écoutez, non ma voix, mais l’écho !

Je suis né et j’ai passé mes quatorze premières années dans un pays du centre de la France, où ma famille était établie depuis des siècles. Ma race est exclusivement française et catholique sans aucun alliage étranger. Et le milieu d’enfance où j’ai été scellé jusqu’à mon arrivée à Paris, vers 1880, était d’une vieille province nivernaise, qui ne laissait filtrer aucun élément du dehors.

Or, en ce vase fermé, modelé dans l’argile des Gaules, avec son ciel bleu de lin et l’eau de ses rivières, j’ai trouvé, dès l’enfance, toutes les empreintes de l’univers. Quand plus tard, j’ai, le bâton à la main, parcouru les routes de la pensée, je n’ai, dans aucun pays, rien trouvé d’étranger. Toutes ces formes d’âmes m’étaient, dès l’origine, connues ou pressenties, étaient miennes. L’expérience du dehors m’apportait seulement la réalisation d’états intérieurs, que j’avais enregistrés, sans pouvoir toujours m’en procurer la clef. Ni Shakespeare ni Beethoven ni Tolstoï ni Rome, mes maîtres nourriciers, ne m’ont rien révélé que le : « Sésame, ouvre-toi ! » de ma ville souterraine, de mon Herculanum, qui dormait sous la lave. Et je me suis convaincu qu’il dormait au fond de beaucoup de ceux qui m’entouraient. Mais ils ignorent leurs assises, comme je les ignorais. Et très peu se sont hasardés au delà du premier étage de caves, que leur aménagea, pour leur strict usage quotidien, leur propre sagesse pratique, limitant ses besoins avec économie, et la volonté d’ordre des maîtres qui ont cimenté la tour à tour royale et jacobine unité de la France. J’admire cette construction. Historien de métier, j’y vois un des grands œuvres de l’énergie humaine, éclairée par l’esprit… Aere perennius… Mais, selon l’antique légende qui, pour que durât l’œuvre, voulait qu’on maçonnât dans les murs le corps vivant d’un homme, nos maîtres architectes ont noyé dans leur mortier des milliers d’âmes toutes chaudes. Et on ne les voit plus, sous le revêtement de marbre et le ciment romain… Mais moi, je les entends ! Et qui prête l’oreille les entendra comme moi, tandis que se déroule la noble liturgie de la pensée « classique ». L’office qu’on célèbre au maître-autel n’en tient presque aucun compte. Mais les fidèles qui suivent, cette foule docile et distraite qui s’agenouille et se lève, aux signes indiqués, ruminent dans leurs songes de tout autres herbes de la Saint-Jean. La France est riche en âmes. Mais la vieille paysanne les cache, comme ses écus.

Je viens de retrouver la clef d’un escalier perdu, qui mène à quelques-unes de ces âmes défendues. L’escalier, dans le mur, lové comme un serpent, se déroule du fond des souterrains du Moi jusqu’aux hautes terrasses dont couronne le front la chevelure des étoiles. Rien de ce que j’ai vu là ne m’était paysage inconnu. Tout cela, je l’avais vu déjà, et je le savais bien, mais je ne savais pas où. J’avais plus d’une fois récité de mémoire — non sans fautes — la leçon de pensée, que j’avais jadis apprise (mais de qui ? d’un de mes moi très anciens…) Je la relis aujourd’hui, au clair et au complet, dans le livre de vie que me tend le génial illettré qui en savait par cœur toutes les pages : Ramakrishna.

Je vous le présente, à mon tour, non comme un livre nouveau, mais comme un très vieux livre, que vous tous avez épelé (mais beaucoup en sont restés au B. A, BA…) Au fond, c’est toujours le même livre qu’on lit. Mais l’écriture varie. Et les yeux, d’ordinaire, demeurent accrochés à la gaine du fruit, sans qu’ils mordent à la pulpe.

C’est toujours le même Livre. C’est toujours le même Homme. Le Fils de l’Homme, éternel. Notre Fils. Notre Dieu enfanté. À chacun de ses retours, il se révèle un peu plus, plus riche d’univers.

Avec les différences des pays et des temps, Ramakrishna est un frère plus jeune de notre Christ.

On peut, si l’on veut, démontrer, comme y peine l’exégèse libre penseuse d’aujourd’hui, que toute la doctrine du Christ est diffuse avant lui, dans l’âme orientale, ensemencée par les penseurs de Chaldée, d’Égypte, d’Athènes et d’Ionie. On ne fera jamais que la personne du Christ, réelle ou légendaire (ce sont deux ordres de la même réalité[3]) ne domine à bon droit, dans l’histoire de l’homme, la personne d’un Platon. Elle est la création monumentale et nécessaire de l’Âme de l’humanité. Elle est son plus beau fruit, en un de ses automnes. Et le même arbre a produit, par une même loi de nature, la vie et la légende. Elles sont toutes deux la même chair vivante et le halo de son regard, de son souffle et de sa moiteur.

J’apporte à l’Europe, qui l’ignore, le fruit d’un nouvel automne, un message nouveau de l’Âme, la symphonie de l’Inde qui a nom Ramakrishna. On pourra démontrer (et nous ne manquerons pas de le signaler) que cette symphonie, comme celles de nos maîtres classiques, est maçonnée de cent éléments musicaux du passé. Mais la personnalité souveraine en qui se concentre la diversité des éléments, et qui les organise en une royale harmonie, est toujours celle qui donne son nom à l’œuvre, à laquelle ont travaillé les générations. Et de son signe victorieux, c’est elle qui marque l’ère.

L’homme dont j’évoque ici l’image fut le couronnement de deux mille ans de la vie intérieure d’un peuple de trois cents millions. Mort depuis quarante ans[4], il est un animateur de l’Inde de notre temps. Il n’était ni un héros de l’action, comme Gandhi, ni un génie de l’art ou de la pensée, comme Goethe ou Tagore. Il était un petit paysan brahmine du Bengale, dont la vie extérieure se déroula dans un cadre limité, sans incidents marquants, en dehors de l’action politique et sociale de son temps[5]. Mais sa vie intérieure embrassa la multiplicité des hommes et des Dieux. Elle participait à la source même de l’Énergie, la divine Çakti, que chante le vieux poète de Mithila, Vidyapati[6].

Très peu remontent à la source. Le petit paysan du Bengale, en écoutant son cœur, a retrouvé les chemins de la Mer intérieure. Et il l’a épousée, réalisant le verset des Upanishads[7] :

Je suis plus ancien que les Dieux rayonnants. Je suis le premier-né de l’Être. Je suis l’artère de l’Immortalité.


Je voudrais faire entendre le battement de l’artère, aux oreilles de l’Europe fiévreuse, qui a tué le sommeil. Je veux frotter ses lèvres, du sang de l’Immortalité.

R. R.
Noël 1928.
  1. Voir chapitre vi de ce volume : Les Bâtisseurs de l’Unité. (Ram Mohun Roy, Devendranath Tagore, Keshab Chunder Sen, Dayananda). — Cf. aussi : L’Inde en marche (Revue : Europe, 15 décembre 1928), où je fais une place à notre grand contemporain, Aurobindo Ghose, dont je reparlerai, à la fin de mon second volume.
  2. En deux volumes.
  3. L’attitude des grands Indiens religieux à l’égard de la légende est caractérisée par un curieux criticisme, qui se marie à la foi. Il est bien remarquable que l’existence historique des personnalités qu’ils adorent comme dieux leur est à peu près indifférente — en tout cas, secondaire. Pourvu qu’elle soit spirituellement vraie, logique et vivante, peu importe sa réalité objective. Le plus croyant des hommes, Ramakrishna, disait :

    — « Ceux qui ont pu concevoir de telles idées ont dû être la chose même. »

    Et Vivekananda, qui doutait de l’existence objective de Krishna, comme de celle du Christ (plus que de celle du Christ), affirmait :

    — « Mais aujourd’hui, Krishna est le plus parfait des Avatars. »

    Et il l’adorait. (Cf. Sister Nivedita : Notes of some wanderings with the Swami Vivekananda.)

    Les âmes vraiment religieuses reconnaissent le Dieu vivant, aussi bien dans l’empreinte qu’il a marquée sur le cerveau d’un peuple que dans la réalité d’une Incarnation. Ce sont deux réalités égales, aux yeux du grand croyant, pour qui tout le réel est Dieu. Et il n’est même pas sûr que, des deux, celle qui est la création d’un peuple ou d’un âge ne soit pas la plus imposante.

  4. En 1886. Il avait cinquante ans. Son grand disciple, Vivekananda est mort en 1902, à trente-neuf ans. Que l’on n’oublie point leur proximité ! Nous avons vu les mêmes soleils. Le même radeau du temps nous a portés.
  5. Tout autre, la vie de Vivekananda, qui parcourut l’Ancien et le Nouveau Continent.
  6. « Manifeste-toi, ô Déesse à l’épaisse chevelure !… Tu es une et multiple, tu contiens les milliers, et tu remplis le champ de bataille de l’ennemi !… » (Hymne à la Déesse de l’Énergie, Çakti.) Cf. sur Vidyapati, p. 36 de ce livre.
  7. Upanishad Taittiriya.

    Selon le Védanta, quand le Brahman absolu devient doué de qualités et commence à évoluer en l’univers vivant, il devient lui-même le premier évolué, le premier-né de l’Être, qui est l’Essence de toutes les choses visibles et invisibles. — Celui qui parle ici est supposé avoir atteint à l’Identité complète avec Lui.