Vie de Ramakrishna/Prélude

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Stock (p. 29-32).

LA VIE
DE
RAMAKRISHNA


PRÉLUDE

Je commencerai ce récit comme un conte fabuleux. Le plus extraordinaire est que cette antique légende, qui semble détachée d’une mythologie, soit l’histoire de vivants d’hier, nos voisins dans le « siècle », et qu’ont vus de leurs yeux des vivants d’aujourd’hui[1]. Leurs témoignages encore tout chauds, je les ai reçus de leurs mains ; je me suis entretenu avec certains de ceux qui furent les compagnons de cet être mythique — de l’homme-Dieux ; je me porte garant de leur loyauté. Ces témoins oculaires ne sont pas de naïfs pécheurs de l’Évangile ; tels d’entre eux sont de graves esprits, instruits de la pensée d’Europe et de sa scrupuleuse discipline. Et cependant, ils parlent comme ceux d’il y a trois mille ans.

Que dans notre xxe siècle puissent coexister — et dans les mêmes cerveaux — la raison scientifique et l’état d’esprit visionnaire des temps de la Grèce antique, où les dieux et déesses s’asseyaient à la table des mortels et entraient dans leur lit — ou de la Galilée, quand on voyait passer, sur le ciel blanc d’été, le grand oiseau des cieux, portant à une Vierge, qui ployait sous le don, l’Annonciation — c’est dont ne se doutent guère les sages de chez nous, qui ne sont plus assez fous. Et c’est le vrai prodige, la richesse du monde, dont ils ne savent pas jouir. L’immense majorité de nos esprits d’Europe s’enferment dans leur étage de la maison des hommes ; et bien que cet étage soit plein de bibliothèques où longuement est contée l’histoire des étages du passé, le reste de la maison leur semble inhabité ; et ils n’entendent point, au-dessous, ou au-dessus d’eux, les pas de leurs voisins, les siècles d’autrefois qui persistent à vivre. Dans le concert du monde, et passés et présents tous les siècles font l’orchestre et jouent en même temps ; mais chacun a les yeux fixés sur son pupitre et sur le bâton du chef : il n’entend que son instrument…

Nous, écoutons l’ensemble ! L’accord splendide, l’aujourd’hui où se marient tous les rêves et les élans de l’hier et du demain, toutes les races et tous les temps ! Chaque seconde est, pour qui sait l’ouïr, la somme du chant de tous les êtres, du premier-né au dernier mort, qui s’enroule comme un jasmin autour de la roue des âges. Et il n’est pas besoin, pour remonter le chemin des pensées des hommes, de déchiffrer les papyrus. Elles sont là, elles nous entourent, les pensées d’il y a trois mille ans. Rien ne s’éteint. Écoutez bien !… Mais écoutez avec vos oreilles ! Silence aux livres ! Ils parlent trop…

S’il est un lieu de la terre où aient place tous les rêves des vivants, depuis les premiers jours où l’homme commença le songe de l’existence — c’est l’Inde. Son privilège unique, comme l’a bien montré Barth[2], est celui d’une grande aînée, dont le développement d’âme, autonome et continu, au cours d’une longévité de peuples Mathusalem, n’a jamais été interrompu. Depuis plus de trente siècles, de cette chaude terre, brûlante matrice des Dieux, monte l’arbre du Rêve, l’arbre aux mille rameaux, qui se multiplient en ramilles par millions, renaissant de soi sans repos et, sans trace d’usure, mûrissant sur toutes les branches à la fois tous les fruits : côte à côte, on y cueille toutes les formes des Dieux, depuis les plus sauvages jusqu’aux plus épurées, — et jusqu’au Dieu sans forme, l’innommable, l’illimité… Le même arbre toujours…

Et ces rameaux entrelacés, qu’une même sève gonfle, ont si intimement mêlé leur chair et leur pensée que, des pieds à la tête, vibrant comme une mâture du grand vaisseau la terre, l’arbre tout entier bruit une même symphonie des mille voix, des mille fois de l’homme. Cette polyphonie, qui paraît discordante et confuse, d’abord, aux oreilles inexercées, révèle au connaisseur la hiérarchie secrète et la grand ordre caché.

Et celui qui, de nous, l’a une fois goûté, ne peut plus se contenter de l’ordre brutal et factice qu’impose, sur un champ de ruines, la raison d’Occident et sa foi ou ses fois — toutes aussi tyranniques et se niant mutuellement. Ce n’est rien, de régner sur un monde, qu’on a, pour les trois quarts, asservi, avili, ou détruit. Il faut régner sur la vie, tout entière embrassée, respectée, épousée, et dont harmonieusement on sait coordonner les forces qui s’opposent, en un juste équilibre.

C’est la suprême science que nous pouvons apprendre des âmes-univers, dont je veux essayer de vous montrer quelques beaux exemplaires. Le secret de leur maîtrise et de leur sérénité n’est pas celui du « lis des champs, qui, revêtu de gloire, ne travaille ni ne file ». Ces âmes ont filé le vêtement pour les autres qui vont nus. Elles ont filé le fil de l’Ariane qui nous guide, dans les replis du labyrinthe. Il n’est que de tenir leur écheveau enroulé au poignet, pour retrouver notre route dans nos propres fourrés. La route monte, des grands marais de l’âme où les dieux primitifs mugissent, englués encore en nos bourbiers, jusqu’aux cimes que couronnent les larges ailes éployées du ciel — Τιτὰν αἰθήρ (Titan aithêr) — l’insaisissable Esprit…


Or, cette échelle de Jacob, par où monte et descend, du ciel au sol, le double flot ininterrompu du Divin dans l’homme, c’est la vie même que je vais conter, de l’homme-Dieux — Ramakrishna.

  1. À la date où j’achève la rédaction de ce livre (automne 1928), vivent encore les disciples directs et témoins oculaires de Ramakrishna, dont les noms suivent :

    Swami Shivananda, abbé du Math (monastère) central de Belur près Calcutta, et directeur de la Ramakrishna Math et Mission ; — Sw. Abhedananda ; — Sw. Akhandananda ; — Sw. Nirmalananda ; — Sw. Vijnanananda ; — Sw. Subhodananda ; — Mahendranath Gupta, directeur d’un établissement d’éducation à Calcutta, qui a noté et publié les Entretiens avec le maître, sous le titre : L’Évangile de Ramakrishna ; — Ramlal Chatterji, neveu de Ramakrishna. — Sans parler des disciples laïques, dont il est difficile de suivre les traces.

  2. A. Barth : Les Religions de l’Inde, 1879.