Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/19

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CHAPITRE XIX.

Le lecteur est mis en rapport avec certains industriels, et verse une larme sur la piété filiale du bon M. Jonas.


M. Pecksniff était dans un cabriolet de louage, car Jonas Chuzzlewit avait dit : « N’épargnez point la dépense. » Le monde est méchant dans ses pensées et ses odieux soupçons, et Jonas était bien décidé à ne pas donner prise aux mauvais propos. Il ne voulait pas qu’on accusât le fils d’Anthony d’avoir lésiné sur les funérailles de son père. Aussi, jusqu’à ce que les obsèques fussent accomplies, Jonas avait-il pris pour devise : « Dépensez et n’épargnez rien ! »

M. Pecksniff s’était rendu chez l’entrepreneur de pompes funèbres ; il se mit en devoir d’aller ensuite trouver un autre fonctionnaire de deuil, un fonctionnaire femelle, une garde-malade, une surveillante, une de ces femmes qui accomplissent pour les parents du mort une tâche tout à fait intime. On la lui avait recommandée ; son nom, tracé sur un bout de papier que M. Pecksniff avait à la main, était Gamp ; elle résidait dans Kingsgate-Street, High Holborn. M. Pecksniff, emporté par son cabriolet de louage, roulait donc sur le pavé de Holborn, en quête de Mme Gamp.

Cette dame logeait dans la maison d’un marchand d’oiseaux, à deux portes de la célèbre taverne du Pâté de mouton, et juste en face de l’original restaurant du Civet de chat, établissement dont le renom était bien et dûment attesté par l’enseigne de la devanture. C’était une petite maison, ce qui n’en valait que mieux : car Mme Gamp étant, au plus haut degré de son art, une garde-malade ou, comme l’indiquait parfaitement son tableau, une « sage-femme, » et logeant au premier étage sur le devant, on pouvait aisément l’avertir la nuit en jetant dans sa croisée des cailloux, une canne ou des débris de pipe : moyens beaucoup plus efficaces que le marteau de la porte de la rue, lequel était fait de façon à éveiller aisément la rue entière et même à faire craindre au dehors que le feu ne fût dans Holborn, sans cependant produire la moindre impression dans l’intérieur du logis auquel s’adressait cet appel.

Il advint dans cette occasion que Mme Gamp avait été sur pied toute la nuit précédente dans l’attente d’une cérémonie, à laquelle l’usage des commères a donné le nom qui exprime en quelques syllabes la malédiction prononcée contre Adam. Il se trouva que Mme Gamp n’avait pas été régulièrement retenue d’avance, mais bien appelée au moment de la crise, vu la grande réputation dont elle jouissait, pour assister de ses conseils une autre dame de sa profession, et enfin que, toutes les choses étant parfaitement terminées, Mme Gamp était revenue chez elle, à la maison du marchand d’oiseaux, et s’était mise au lit. Ainsi, lorsque M. Pecksniff arriva dans son cabriolet, les rideaux de Mme Gamp étaient soigneusement tirés, et Mme Gamp n’avait pas tardé à s’endormir derrière ses rideaux.

Il n’y avait pas grand mal à ça, si le marchand d’oiseaux se fût trouvé chez lui, comme il aurait dû y être ; mais il était dehors, et sa boutique était close. Les volets cependant n’en étaient pas fermés, et derrière chaque carreau on pouvait voir un tout petit oiseau dans une toute petite cage, gazouillant et exécutant sa voltige désespérée, et se cognant la tête au haut des barreaux ; tandis qu’un malheureux chardonneret, qui habitait le sommet d’une villa peinte en rouge avec son nom inscrit sur la porte, tirait de l’eau pour son usage particulier et faisait un muet appel à quelque brave homme pour lui verser dans son eau ne fût-ce qu’un liard de poison. En attendant, la porte était fermée. M. Pecksniff tourna et retourna le loquet : il fit tinter sourdement à l’intérieur une sonnette fêlée ; mais personne ne se montra. Le marchand d’oiseaux avait, outre son état, la spécialité de barbier à la mode et de coiffeur fashionable ; peut-être l’avait-on envoyé quérir tout exprès du quartier de la cour à l’autre bout de la ville, pour accommoder un lord ou disposer la frisure d’une lady ; quoi qu’il en soit, notre homme n’était point chez lui, et tout ce que pouvaient voir de sa personne les gens qui avaient affaire à lui, c’était son enseigne professionnelle ou, si vous l’aimez mieux, l’emblème de sa vocation ; un joli tableau ma foi, dans son genre ! représentant un coiffeur élégant frisant une belle dame devant un grand piano droit tout ouvert, et breveté s. g. d. g.

Eu égard à ces circonstances, M. Pecksniff, dans la naïveté de son cœur, recourut au marteau de la porte. Mais à peine eut-il frappé deux coups, que chaque fenêtre de la rue commença à s’embellir de têtes de femmes ; et avant même qu’il eût pu répéter son manège, des troupes entières de femmes mariées (dont quelques-unes étaient en mesure de donner avant peu de l’occupation à Mme Gamp) vinrent se grouper autour du pas de la porte, criant toutes d’un commun accord et avec une rare ardeur : « Frappez à la fenêtre, monsieur, frappez à la fenêtre. Bonté du ciel ! il est inutile de perdre ainsi votre temps. Frappez à la fenêtre ! »

Docile à ce conseil et, pour le mettre à exécution, empruntant le fouet du cocher, M. Pecksniff opéra un remue-ménage parmi les pots de fleurs rangés au premier étage et éveilla Mme Gamp qu’on entendit crier, à la grande satisfaction des commères : « J’arrive ! »

« Il est pâle comme un linge, dit une de ces dames, faisant allusion à M. Pecksniff.

— Il ne fait que son devoir, pour peu qu’il ait des sentiments humains, » dit une autre.

Une troisième matrone, qui avait les bras croisés, dit qu’elle eût désiré que ce monsieur eût choisi un autre moment pour venir chercher Mme Gamp, mais que c’était toujours ce qui lui arrivait à elle-même’.

Ces remarques causèrent beaucoup d’embarras à M. Pecksniff ; car il voyait bien qu’on supposait qu’il était venu chercher Mme Gamp non pour une sortie de la vie, mais pour une entrée en ce monde. Mme Gamp partageait cette erreur générale ; en effet, ayant ouvert la croisée, elle cria derrière les rideaux tout en s’habillant à la hâte :

« Est-ce pour mistress Perkins ?

— Non, répondit sèchement M. Pecksniff, vous en êtes à cent lieues.

— Alors c’est donc M. Whilks ! cria Mme Gamp. N’est-ce pas, monsieur Whilks, c’est vous ? et cette pauvre mistress Whilks qui n’a rien de prêt, pas même une pelote à épingles !… C’est vous, n’est-ce pas, monsieur Whilks ?

— Ce n’est pas M. Whilks, dit Pecksniff. Je ne connais point ce monsieur. Il n’y a rien de semblable. Un gentleman est mort, et, comme on a besoin de quelqu’un dans la maison, vous avez été recommandée par M. Mould, l’entrepreneur. »

Cependant Mme Gamp s’était mise en état de paraître. Comme elle avait des physionomies de rechange pour toute occasion, elle se montra à la fenêtre avec une expression de deuil sur le visage, et dit qu’elle allait descendre immédiatement. Mais les matrones furent très-mécontentes de ce que la mission de M. Pecksniff n’avait pas plus d’importance ; la dame aux bras croisés lui donna son compte de la bonne façon, laissant entendre qu’elle voudrait bien savoir de quel droit il se permettait de venir effrayer des femmes délicates « avec ses cadavres, » et exprimant l’opinion personnelle qu’il était déjà bien assez laid pour servir d’épouvantail par lui-même. Les autres dames ne restèrent pas en arrière pour exprimer des sentiments semblables, et les gamins, qui s’étaient amassés par vingtaines, se mirent à huer et à bafouer M. Pecksniff comme une bande de petits sauvages. Aussi, lorsque Mme Gamp parut, l’inoffensif gentleman fut-il heureux de la pousser sans cérémonie dans le cabriolet et de partir au grand trot, sous le feu de l’exécration populaire.

Mme Gamp avait un gros paquet, une paire de socques et une espèce de parapluie à calèche ; ce dernier article était de couleur feuille morte, sauf une pièce circulaire d’un bleu vif, qui avait été adroitement adaptée tout au bout. Encore ahurie par la précipitation qu’elle avait mise à faire ses préparatifs, la dame avait en ce moment de si fausses idées sur les cabriolets, qu’elle paraissait les confondre avec la malle-poste ou les diligences ; si bien que, durant le premier demi-mille, elle essayait constamment de faire passer de force son bagage à travers le petit carreau de devant, et criait au cocher de le mettre sous la bâche. Revenue enfin de son erreur, elle concentra toutes ses inquiétudes sur ses socques, qu’elle lança nombre de fois dans les quilles de M. Pecksniff, comme si elle jouait au jeu de siam. Ce fut seulement lorsqu’ils approchèrent de la maison mortuaire que Mme Gamp retrouva assez de force et de présence d’esprit pour dire :

« Ainsi donc ce gentleman est décédé, monsieur !… Ah ! c’est grand dommage !… »

Elle ne savait pas même le nom du mort.

« Mais, poursuivit-elle, voilà ce qui nous attend tous inévitablement. C’est aussi certain que notre naissance ; toute la différence, c’est que nous ne pouvons pas en préciser aussi exactement l’époque. Ah ! le pauvre cher homme !… »

Cette Mme Gamp, était une grosse vieille femme avec une voix de rogomme et l’œil humide ; elle possédait un talent remarquable pour tourner ses yeux et n’en montrer que le blanc. Comme elle avait le cou très-court, elle ne savait comment faire pour regarder, s’il est permis de parler ainsi, par-dessus sa tête, les personnes à qui elle parlait. Elle portait une robe noire toute crasseuse, et que l’usage du tabac rendait plus sale encore ; le châle et le chapeau étaient à l’avenant. Par principe et depuis un temps immémorial, elle s’affublait, en semblable occasion, de ces articles de toilette passablement avariés. Ce costume avait le double avantage qu’il témoignait d’une somme convenable de respect pour le mort et qu’il pouvait donner l’idée aux plus proches parents de faire cadeau à la garde de quelque vêtement plus frais ; et cet appel était si fréquemment entendu, qu’on pouvait voir à toute heure du jour et tournure et comme le spectre de Mme Gamp (chapeau et le reste) suspendu à une douzaine au moins de boutiques de revendeuses dans Holborn. Mme Gamp avait le visage (le nez surtout) rouge et bouffi, et il eût été difficile de jouir de sa société sans s’apercevoir d’un certain parfum de spiritueux. Comme bien des personnes qui sont arrivées dans leur profession à une grande supériorité, elle avait pris la sienne tout à fait à cœur ; si bien que, mettant de côté ses préférences naturelles comme femme, elle se rendait avec un zèle égal et un égal plaisir à un accouchement ou un enterrement.

« Ah ! mon Dieu ! répétait Mme Gamp (car dans les cas de deuil cette exclamation était toujours de mise) ; ah ! mon Dieu ! lorsque Gamp fut appelé à son éternelle demeure et que je le vis couché dans une des salles de l’hôpital de Guy avec une pièce de deux sous sur chaque œil et sa jambe de bois sous son bras gauche, je crus que j’allais tomber en défaillance. Cependant j’ai pris le dessus. »

Si certains bruits qui circulaient dans les cercles de Kingsgate-Street avaient quelque fondement, la dame avait en effet pris le dessus admirablement ; elle avait même déployé assez de force et d’héroïsme pour avoir disposé des restes de M. Gamp au profit de la science. Mais, en bonne justice, il convient d’ajouter que l’événement était arrivé il y avait une vingtaine d’années, et que M. et Mme Gamp avaient été longtemps séparés pour cause d’incompatibilité d’humeur déclarée sur la question des liquides.

« Vous vous êtes consolée depuis, je suppose ? dit M. Pecksniff. L’habitude est une seconde nature, madame Gamp.

— Vous avez raison, c’est une seconde nature, monsieur, répliqua la dame. Il arrive d’abord qu’on se trouve bien éprouvé par de semblables événements : c’est toujours comme ça. Si je ne me remontais les nerfs avec une petite goutte de liqueur (car je ne puis en prendre qu’une goutte), jamais je ne viendrais à bout de mon ouvrage. « Mistress Harris, disais-je la dernière fois que je fus appelée (c’était pour une jeune personne) ; mistress Harris, disais-je, laissez la bouteille sur la cheminée et ne me pressez pas d’en prendre ; je n’ai besoin que d’y toucher du bout des lèvres quand ça me sera nécessaire, pour remplir mes engagements de mon mieux. — Mistress Gamp, qu’elle me répondit, s’il y eut jamais une femme sobre qu’on puisse avoir moyennant dix-huit pence par jour pour les ouvriers et trois schellings six pence pour les bourgeois (sans compter la nuit, dit Mme Gamp avec énergie, qui se paye à part), vous êtes bien cette femme sans prix. — Mistress Harris, que je lui dis, ne parlez pas d’argent pour ma peine : car, si je pouvais ensevelir tous mes chers semblables sans demander un sou, je serais heureuse de le faire, tant je leur porte d’affection. Mais, au bout du compte, tout ce que je dis, mistress Harris, soit aux messieurs, soit aux dames… (ici, elle fixa son œil sur M. Pecksniff), c’est de ne pas me demander si je veux oui ou non prendre quelque chose, mais de laisser la bouteille sur la cheminée, pour que j’y puisse toucher seulement du bout des lèvres quand ça m’est nécessaire. »

Ils arrivèrent à la maison au moment où se terminait ce touchant récit. Dans le couloir ils rencontrèrent M. Mould, l’entrepreneur des pompes funèbres ; c’était un vieux petit gentleman, chauve et vêtu de noir ; il avait à la main un carnet ; une massive chaîne de montre en or sortait de son gousset ; sur son visage, une bizarre affectation de tristesse livrait combat au sourire de la satisfaction : en un mot, il avait l’air d’un homme qui, tout en se léchant les lèvres après avoir tâté de bon vin vieux, essayerait de vous faire croire qu’il vient de prendre là une médecine.

« Eh bien, mistress Gamp, comment ça va-t-il, mistress Gamp ? dit ce gentleman d’une voix aussi posée que l’était son pas.

— Très-bien, je vous remercie, monsieur, dit-elle, faisant un beau salut.

— Vous serez parfaitement ici, mistress Gamp. Il faut que tout soit fait avec soin et avec goût, mistress Gamp, dit l’entrepreneur, secouant la tête d’un air solennel.

— Soyez tranquille, monsieur, répondit-elle en saluant de nouveau. Vous me connaissez de longue date, monsieur, je m’en flatte.

— Je m’en flatte aussi, mistress Gamp ; dit l’entrepreneur et je suis tranquille sur votre compte. »

Mistress Gamp salua pour la troisième fois.

M. Mould ajouta en s’adressant à Pecksniff :

« C’est une des affaires les plus émouvantes que j’ai vues dans tout le cours de l’exercice de ma profession.

— Oh ! oui, monsieur Mould ! s’écria ce gentleman.

— Jamais, monsieur, je n’ai été témoin de tant d’affection, de tant de regret. Point de limites, c’est positif, il ne veut point de limites… (Et ici M. Mould ouvrit ses yeux tout grands et se dressa sur la pointe des pieds) point de limites dans la dépense. J’ai reçu des ordres, monsieur, pour convoquer tous mes muets[1], et les muets coûtent cher, monsieur Pecksniff, sans parler de ce qu’ils boivent. J’ai reçu l’ordre de fournir des poignées plaquées en argent de la meilleure fabrique, ornées de têtes d’anges du modèle le plus cher ; de prodiguer les plumes à profusion ; en un mot, de faire quelque chose de véritablement magnifique.

— Mon ami, M. Jonas, est un excellent homme, dit M. Pecksniff.

— J’ai eu occasion, monsieur, dit Mould, d’apprécier des sentiments d’amour filial, de même que des cœurs dénaturés. C’est notre lot à nous autres. Nous pénétrons dans la connaissance de ces secrets-là. Mais jamais je n’ai observé rien d’aussi filial, rien d’aussi honorable pour l’humanité, rien d’aussi bien fait pour nous réconcilier avec le monde dans lequel nous vivons. Cela ne sert, monsieur, qu’à mieux prouver ce qui est si éloquemment démontré par le grand poëte dramatique, à jamais regrettable… enterré à… Stratford… savoir : qu’il y a du bon dans toute chose.

— J’aime beaucoup à vous entendre parler ainsi, monsieur Mould, observa Pecksniff.

— Vous être trop indulgent, monsieur. Et quel homme c’était que M. Chuzzlewit, monsieur ! ah ! quel homme c’était ! Vous pouvez parler tant que vous voudrez de vos lords-maires, de vos shérifs, de vos conseillers municipaux, de tous vos gens de clinquant et d’oripeaux ! ajouta Mould en agitant ses bras comme un défi à la cantonade ; mais montrez-moi dans cette ville un homme qui soit digne de marcher dans les chaussures de ce bon M. Chuzzlewit qui vient de décéder. Non, non, cria-t-il d’un ton d’amère raillerie, accrochez-les, ressemelez-les, réservez-les pour son fils jusqu’à ce qu’il soit assez vieux pour les porter ; mais ne les gardez pas pour votre usage ; elles ne sont pas faites à votre pied. Nous l’avons connu, dit encore Mould du même ton amer, tout en remettant son carnet dans sa poche ; nous l’avons connu, et nous ne nous laisserons pas attraper avec de la camelote. Bonjour, monsieur, monsieur Pecksniff.

M. Pecksniff lui rendit son salut ; et Mould, satisfait de s’être signalé, s’en allait avec un sourire vif sur les lèvres, quand heureusement il se rappela la circonstance. Rendant aussitôt à sa physionomie une expression de tristesse, il soupira, regarda la coiffe de son chapeau, comme pour y trouver un sujet de consolation ; puis, n’ayant rien trouvé dans son chapeau, le remit sur sa tête et s’éloigna lentement.

Alors Mme Gamp et M. Pecksniff montèrent l’escalier ; et la dame s’étant fait indiquer la chambre dans laquelle tout ce qui restait d’Anthony Chuzzlewit gisait sous la couverture, n’ayant auprès de lui pour le pleurer qu’un cœur dévoué, et encore le cœur d’un pauvre idiot, laissa M. Pecksniff entrer dans la sombre chambre située au-dessus et y rejoindre M. Jonas, de qui il était séparé depuis près de deux heures.

Ce modèle des fils en deuil de leurs pères, cet exemple de générosité si cher aux entrepreneurs de funérailles, M. Pecksniff le trouva à son bureau devant des papiers où il traçait des chiffres, la plume à la main. Le fauteuil du vieillard, son chapeau et sa canne, avaient été enlevés de leur place accoutumée pour ne point raviver le chagrin de sa perte ; les stores, aussi jaunes que les brouillards de novembre, étaient soigneusement tirés ; Jonas lui-même était tellement abattu, qu’à peine entendit-il Pecksniff lui parler et le vit-il s’avancer dans la chambre.

« Pecksniff, lui dit-il tout bas, vous voudrez bien régler tout ça ; entendez-vous, je veux que vous puissiez dire à quiconque vous en parlera qu’on a bien fait les choses. Y a-t-il quelqu’un de vos amis qu’il vous plaise d’inviter aux obsèques ?

— Non, monsieur Jonas, je ne pense pas.

— Parce que s’il y en a, vous savez, vous pouvez l’inviter. Nous n’avons pas de secret à garder.

— Non, répéta M. Pecksniff après un moment de réflexion. Je ne vous en suis pas moins obligé, monsieur Jonas, de pousser jusque-là votre généreuse hospitalité ; mais, réellement, je n’ai aucune invitation à faire.

— Très-bien, dit Jonas ; alors vous, moi, Chuffey et le docteur, nous remplirons juste une voiture. Nous emmènerons le docteur, parce qu’il sait quelle était la maladie et qu’il n’y avait pas de remède possible.

— Où est notre cher ami M. Chuffey ? » demanda Pecksniff, parcourant la chambre du regard et clignant des deux yeux à la fois, car l’émotion le dominait.

Mais il fut interrompu par mistress Gamp qui, sans chapeau ni châle, entra dans la chambre la tête haute, à pas inégaux, et qui, avec une certaine aigreur, demanda à M. Pecksniff un moment d’entretien particulier.

« Vous pouvez me parler librement ici, dit ce gentleman en secouant la tête avec une expression de tristesse.

— Ce que j’ai à dire n’est pas trop à sa place devant des personnes qui sont en train de pleurer des défunts ; car c’est tout bonnement par rapport à la bouteille, sauf votre respect. J’ai dans mon jeune temps vu le monde, messieurs, et j’espère connaître mes devoirs et savoir comment je dois m’en acquitter ; si je ne le savais pas, il serait fort étrange, il serait très-coupable même, de la part d’un gentleman tel que M. Mould, qui a entrepris l’enterrement des premières familles de ce pays, et donné toujours d’amples sujets de satisfaction, de m’avoir recommandée comme il l’a fait. J’ai éprouvé de grands chagrins par moi-même, ajouta mistress Gamp, appuyant de plus en plus sur ses paroles, et je sais compatir à la peine de ceux qui sont affligés ; mais je ne suis ni une Russe ni une Prussienne, et par conséquent je ne puis souffrir que des espions rôdent autour de moi. »

Avant qu’il fût possible de lui répondre, mistress Gamp devenue cramoisie, poursuivit en ces termes :

« Ce n’est pas chose aisée, messieurs, que de vivre quand on reste veuve ; surtout quand on est dominée par sa sensibilité, au point que souvent on se trouve dans la nécessité de travailler à des conditions où on ne peut que perdre sans pouvoir joindre les deux bouts. Mais, de quelque manière qu’on gagne son pain, on a à soi une règle et une manière de voir, et on y tient. Je n’empêche pas, continua Mme Gamp, se retranchant de nouveau derrière son premier raisonnement comme dans une forteresse inattaquable, je n’empêche pas, moi, qu’il y ait des Russes et des Prussiens, si ça leur fait plaisir ; mais ceux qui ne sont pas nés comme ça ne pensent pas de même.

— Si je comprends bien cette brave femme, dit M. Pecksniff se tournant vers Jonas, c’est M. Chuffey qui l’importune. Voulez-vous que je le fasse descendre ?

— Faites, dit Jonas. Au moment où cette dame est arrivée, j’allais vous avertir qu’il était en haut. J’irais bien le faire descendre si… si je ne préférais que vous y allassiez vous-même, dans le cas où cela vous serait égal. »

M. Pecksniff partit aussitôt, suivi de Mme Gamp qui, le voyant prendre une bouteille et un verre sur le buffet et les emporter à la main, s’adoucit considérablement.

« J’affirme, dit-elle, que, si ce n’était dans l’intérêt de son propre repos, je ne m’occuperais pas plus de sa présence, le pauvre cher homme, que s’il n’était qu’une mouche. Mais les gens qui n’ont pas plus que lui l’habitude de ces sortes de choses, y puisent ensuite tellement, que c’est vraiment leur rendre un service que de ne pas les laisser se contenter là-dessus. Et même, ajouta Mme Gamp, par allusion sans doute à quelques fleurs de langage qu’elle avait déjà répandues sur M. Chuffey, si quelqu’un leur dit des injures, c’est seulement pour les ravigoter. »

Quelles que fussent les épithètes qu’elle avait octroyées au vieux commis, elles ne l’avaient nullement ravigoté. Il était assis à côté du lit, dans le fauteuil qu’il avait occupé toute la nuit précédente, avec ses mains croisées devant lui et la tête penchée, et, quand M. Pecksniff et Mme Gamp entrèrent, il n’eut pas l’air de les remarquer, jusqu’à ce que M. Pecksniff le prit par le bras. Alors il se leva avec humilité.

« Soixante et dix, dit Chuffey ; je pose zéro et retiens sept. Il y a quelques hommes qui sont assez forts pour vivre jusqu’à quatre-vingts ans… Quatre fois zéro font zéro, quatre fois deux font huit : quatre-vingts. Oh ! pourquoi, pourquoi, pourquoi n’a-t-il pas vécu quatre fois zéro font zéro et quatre fois deux font huit… quatre-vingts…

— Ah ! quelle vallée de deuil ! s’écria mistress Gamp en s’emparant de la bouteille et du verre.

— Pourquoi est-il mort avant son pauvre vieux et caduc serviteur ? dit Chuffey se tordant les mains et levant ses yeux pleins de douleur. Lui parti, que me reste-t-il ?

— M. Jonas, répondit Pecksniff ; il vous reste Jonas, mon bon ami.

— Je l’aimais, s’écria le vieillard en sanglotant. Il était bon pour moi. Nous avions appris ensemble le doit et avoir à la pension. Une fois je me rappelle que j’ai été de six places avant lui en arithmétique ; oui, Dieu me pardonne ! j’ai eu le cœur d’être avant lui !

— Venez, monsieur Chuffey, dit Pecksniff, suivez-moi. Rappelez à vous votre courage, monsieur Chuffey.

— Oui, je vous suis, répondit le vieux commis ; oui. Je reprendrai du courage. Oh ! Chuzzlewit et fils… C’est votre propre fils, monsieur Chuzzlewit, votre propre fils, monsieur ! »

Ayant repris son expression habituelle, il se confia à la main qui le guidait et se laissa emmener. Mme Gamp, la bouteille sur un genou et le verre sur l’autre, s’assit sur un tabouret, secouant la tête pendant longtemps, jusqu’à ce qu’enfin, profondément absorbée sans doute, elle se versa une goutte de spiritueux et porta le verre à ses lèvres. À cette première goutte en succéda une seconde, puis une troisième : alors (soit par suite de ses tristes réflexions sur la vie et sur la mort, soit par l’effet de sa sympathie pour la liqueur), Mme Gamp tourna les yeux au point de les rendre invisibles. Mais c’est égal, elle continuait de secouer la tête.

Le pauvre Chuffey fut reconduit à son coin accoutumé ; il y resta paisible et en silence, si ce n’est qu’à intervalles éloignés il se levait et faisait quelques pas dans la chambre en se tordant les mains, ou en poussant tout à coup un cri étrange.

Durant une semaine entière, tous trois restèrent assis autour du foyer, sans mettre le pied dehors. M. Pecksniff aurait bien voulu sortir le soir ; mais Jonas avait tellement peur de le voir s’éloigner, fût-ce une seule minute, que son ami renonça à cette idée : ainsi, du matin au soir, ils séjournaient dans la sombre chambre, sans s’occuper ni se distraire.

Le poids de ce qui était étendu roide et immobile dans cette sombre chambre de l’étage supérieur pesait si fortement et si cruellement sur Jonas, qu’il finit par fléchir sous ce fardeau. Sept longs jours et sept longues nuits, il fut constamment accablé par l’idée fixe et effrayante de la présence de ce cadavre dans la maison. Si la porte remuait, il la regardait tout pâle et les yeux effarés, comme s’il était persuadé que des doigts de spectre pressaient le bouton. Si un souffle d’air faisait vaciller derrière lui la flamme du foyer, il hasardait un coup d’œil par-dessus son épaule, comme s’il tremblait d’apercevoir quelque fantôme se servant de son linceul pour éventer le feu. Le moindre bruit le troublait ; et une fois, la nuit, en entendant un pas au-dessus de sa tête, il s’écria que c’était le mort qui faisait le tour de sa bière, une, deux, une, deux, etc.

Il avait pour tout lit un matelas étendu sur le parquet du salon, sa chambre ayant été assignée à Mme Gamp, et M. Pecksniff n’était pas mieux couché. Le hurlement d’un chien devant la maison le remplissait d’une terreur qu’il ne pouvait déguiser. Il évitait le reflet des réverbères qui brillaient dans la fenêtre de la maison d’en face, comme si c’eût été « le mauvais œil » qui fût fixé sur lui. Souvent, au milieu de la nuit, il s’éveillait en sursaut de son sommeil troublé, et sans pouvoir se rendormir il attendait impatiemment le jour ! Tous les soins d’intérieur, et jusqu’à la direction des repas, avaient été abandonnés à M. Pecksniff. Cet excellent gentleman, persuadé qu’il faut du confort pour soutenir le deuil, et qu’une bonne nourriture était indispensable à sa santé, fournissait abondamment la table de provisions exquises, de nature à faire passer plus agréablement cette époque de tristesse : c’étaient des ris de veau, des rognons à l’étuvée, des huîtres, et autres ragoûts délicats pour le souper de chaque soir ; tout cela sans oublier un appel répété aux verres de punch bien chaud, servis pour le dessert, inspirait à M. Pecksniff des réflexions morales et des consolations spirituelles qui eussent converti un païen, pour peu qu’il eût eu quelque connaissance de la langue anglaise.

M. Pecksniff n’était pas le seul, durant ces jours mélancoliques, à s’occuper des besoins physiques de l’humanité. Mme Gamp se montrait aussi très-délicate dans le choix de sa nourriture, et elle repoussait avec dédain le hachis de mouton. Pour la boisson, elle avait aussi des habitudes très-régulières, très-précises : il lui fallait, au lunch, une pinte de petit porter ; une pinte au dîner, une demi-pinte seulement, pour se soutenir et se donner du ton, entre le dîner et le thé ; et au souper, une pinte de l’excellente ale supérieure connue sous le nom de Real old Brighton Tipper ; tout cela indépendamment de la bouteille posée sur la cheminée, et de temps en temps une invitation occasionnelle à se rafraîchir avec quelques bonnes rasades de vin que lui prodiguait volontiers la politesse de ces deux messieurs. De leur côté, les employés de M. Mould jugèrent nécessaire de noyer leur chagrin, comme on noie un petit chat à l’aurore de son existence ; aussi se grisaient-ils généralement avant d’entreprendre aucune besogne, de peur que le chagrin ne prît le dessus et ne les rendît incapables de rien faire. En résumé, l’ensemble de cette semaine étrange offrit l’aspect d’une jovialité lugubre et d’un enjouement sinistre à la ronde. Tous, à l’exception du pauvre Chuffey, qui se tenait à l’ombre du tombeau d’Anthony Chuzzlewit, tous festoyaient comme autant de goules.

Enfin arriva le jour des funérailles, pieuse et fidèle cérémonie. M. Mould, tenant à la hauteur de son œil un verre de généreux porto, et dans l’autre main sa montre d’or, était adossé au bureau dans le petit cabinet vitré, et causait avec Mme Gamp. À la porte de la maison étaient deux muets, se donnait l’air aussi triste qu’on pouvait raisonnablement l’exiger de gens qui faisaient une si bonne affaire ; toutes les ressources de l’établissement de M. Mould avaient été mises en réquisition dans la maison comme au dehors ; les panaches flottaient, les chevaux hennissaient, la soie et le velours ondulaient ; en un mot, comme M. Mould le disait avec emphase : « Tout ce qu’il est possible de faire avec de l’argent, on l’a fait. »

« Et qui peut mieux faire les choses que l’argent, madame Gamp ? s’écria l’entrepreneur en vidant son verre et se léchant les lèvres.

— Rien au monde, monsieur.

— Rien au monde, répéta M. Mould. Vous avez raison, madame Gamp. Pourquoi, ajouta-t-il en remplissant de nouveau son verre, dépense-t-on plus d’argent, madame Gamp, pour un deuil que pour une naissance ? Ceci est de votre ressort ; vous devez vous y connaître. Comment expliquez-vous ce fait ?

— Peut-être parce que les charges d’entrepreneur coûtent plus cher que celles de garde, dit Mme Gamp avec un rire étouffé et en caressant de la main la robe noire toute neuve dont on venait de lui faire cadeau.

— Ah ! ah ! fit en riant M. Mould. Vous prenez le café à mes dépens ce matin, mistress Gamp. »

Mais s’apercevant, dans un petit miroir à barbe accroché en face de lui, qu’il avait l’air trop enjoué, il allongea aussitôt son visage et lui donna une expression de tristesse.

« Voilà bien longtemps, monsieur, dit Mme Gamp avec un salut courtois, que je n’ai pris mon café à mes frais, grâce à votre bonne recommandation, et j’espère bien qu’il en sera souvent de même dans l’avenir.

— Je l’espère également, s’il plaît à la Providence, repartit M. Mould. Mais, c’est égal, mistress Gamp, ce n’est pas ça ; voici le véritable motif : c’est qu’en dépensant largement vis-à-vis d’un établissement bien posé et où tout est organisé sur une grande échelle, on cicatrise les plaies des cœurs brisés et l’on verse du baume sur la douleur. Les cœurs ont besoin d’être consolés ; la douleur veut du baume quand il y a un décès, et non quand il survient une naissance. Regardez plutôt le gentleman d’aujourd’hui ; vous n’avez qu’à voir.

— Un gentleman très-généreux ! s’écria Mme Gamp avec enthousiasme.

— Non, non, dit l’entrepreneur, ce n’est pas du tout un gentleman très-généreux. Vous vous trompez à son égard. Mais c’est un gentleman affligé, un gentleman rempli de regrets ; il sait ce que l’argent a le pouvoir de faire pour lui procurer quelque consolation et pour témoigner de son amour et de sa vénération envers le défunt. L’argent, ajouta M. Mould, tournant lentement sa chaîne de montre autour de ses doigts et lui faisant décrire ainsi un cercle à chaque article de dépense, l’argent peut lui donner des ornements de velours ; il peut lui donner des cochers en manteaux de deuil et en grandes bottes ; il peut lui donner des plumes d’autruche teintes en noir ; il peut lui donner nombre de suivants à pied, vêtus dans le meilleur style des cérémonies funèbres et portant des bâtons garnis de cuivre ; il peut lui donner une tombe élégante ; il peut lui donner une place dans l’abbaye de Westminster, s’il veut faire cette grosse dépense. Et qu’on vienne nous dire après cela que l’or est un vil métal, quand il peut nous procurer de si belles choses, mistress Gamp !

— Mais quelle bénédiction du ciel, monsieur, dit Mme Gamp, qu’il y ait des gens comme vous pour les vendre ou les louer !

— Vous avez raison, mistress Gamp, répondit l’entrepreneur, nous remplissons nos fonctions avec honneur ; nous faisons le bien sans ostentation, et nous rougirions qu’il en fût question sur nos petits mémoires. Que de consolations n’ai-je pas répandues parmi mes semblables, grâce à mes quatre chevaux à longues queues pour lesquels, tout harnachés et tout attelés, je ne demande jamais plus de dix livres dix schellings !… »

Mme Gamp avait sur les lèvres une réponse convenable, quand elle fut interrompue par l’apparition d’un des hommes au service de M. Mould. C’était le maître des cérémonies en personne, un individu obèse : il portait un gilet descendant trop bas sur ses jambes pour ne pas choquer toutes les idées reçues en fait de grâce et d’élégance ; il était orné de ce trait qu’on appelle au figuré un nez en pied de marmite, et avait la face toute diaprée de boutons. C’était une plante délicate dans son jeune temps ; mais, à force de s’épanouir dans l’épaisse atmosphère des funérailles, la tendre fleur n’était plus que graine et bourgeons.

« Eh bien, Tacker, dit M. Mould, tout est-il prêt en bas ?

— C’est un beau spectacle, monsieur, répondit Tacker. Jamais je n’ai vu les chevaux plus fringants et plus frais ; ils agitent leurs têtes comme s’ils savaient combien coûtent les plumes qui les décorent. Un, deux, trois, quatre, ajouta M. Tacker, en prenant sur son bras gauche un nombre égal de manteaux de deuil.

— Tom est-il là avec le gâteau et le vin ? demanda M. Mould.

— Il est prêt à venir au premier appel, monsieur, répondit Tacker.

— Alors, dit M. Mould, remettant sa montre dans son gousset et se regardant au petit miroir à barbe, afin de s’assurer que son visage avait bien l’expression voulue ; alors je pense que nous pouvons procéder. Donnez-moi le paquet de gants, Tacker. Ah ! quel homme c’était ! Ah ! Tacker, Tacker, quel homme c’était ! »

M. Tacker, qui, vu sa haute expérience en fait d’obsèques, eût pu être un excellent acteur de pantomime, adressa un clignement d’œil à Mme Gamp sans rien perdre de la gravité de son maintien, et suivit son maître dans la chambre voisine.

Il était important pour M. Mould (et c’était même une des exigences de sa profession) de ne point paraître connaître le docteur, bien qu’en réalité ils fussent tout près voisins et que souvent, comme dans le cas actuel, ils travaillassent de compagnie. Ainsi il s’avança pour lui remettre ses gants de chevreau noirs, de l’air d’un homme qui ne l’aurait jamais vu de sa vie ; tandis que, de son côté, le docteur se tenait à distance, aussi indifférent, en apparence, que s’il n’eût jamais entendu parler d’entrepreneurs, ou comme s’il avait bien pu passer devant leurs magasins sans s’être jamais trouvé en rapport avec eux.

« Comment ? des gants ! dit le docteur. Après vous, M. Pecksniff.

— Je n’y consentirai pas, répliqua ce dernier.

— Vous êtes trop bon, dit le docteur en prenant une paire. Je disais, monsieur, que je fus appelé vers une heure et demie, pour donner mes soins au malade. Comment ? du gâteau et du vin !… Du porto ! Je vous remercie. »

M. Pecksniff prit sa part des rafraîchissements.

« Vers une heure et demie, monsieur, reprit le docteur, je fus appelé pour donner mes soins au malade. Au premier bruit de la sonnette de nuit, je me levai, j’ouvris la fenêtre et je passai la tête. Comment ! un manteau !… Ne le froissez pas trop. C’est cela. »

M. Pecksniff s’étant couvert également d’un vêtement semblable, le docteur continua ainsi :

« Et je passai la tête. Comment ? un chapeau !… Mon bon ami, celui-ci n’est pas le mien. Monsieur Pecksniff, je vous demande pardon, mais je crois pourtant que par mégarde nous avons fait un échange. Merci. Eh bien, monsieur, je vous disais donc…

— Tout est prêt, interrompit Mould à voix basse.

— Tout est prêt ? dit le docteur. Très-bien. Monsieur Pecksniff, je vous raconterai le reste dans la voiture. C’est fort curieux. Tout est prêt, n’est-ce pas ? Il n’y a pas lieu de craindre la pluie, j’espère ?

— Il fait très-beau, monsieur, répliqua Mould.

— J’avais peur que le pavé ne fût mouillé, dit le docteur ; car hier mon baromètre a descendu. Nous avons du bonheur. »

Mais voyant, sur ces entrefaites, que M. Jonas et Chuffey étaient à la porte, il appliqua sur son visage un mouchoir de poche blanc, comme s’il avait été saisi tout à coup d’un violent accès de douleur, et descendit côte à côte avec M. Pecksniff.

M. Mould et ses gens n’avaient pas exagéré la splendeur des préparatifs ; car ils étaient réellement magnifiques. Les quatre chevaux du corbillard surtout se cabraient et piaffaient et déployaient toute leur gymnastique funèbre ; on eût dit qu’ils savaient que c’était un homme qui était mort et qu’ils en fussent tout triomphants : « Ils nous domptent, ils nous attellent, ils nous montent, ils nous maltraitent, ils nous excèdent, ils nous mutilent pour leur satisfaction ; mais ils meurent ! hourra ! ils meurent ! »

C’est ainsi que le cortège funèbre d’Anthony Chuzzlewit passait à travers les rues étroites et les obscures ruelles de la ville. M. Jonas regardait à la dérobée, par la portière de la voiture, pour juger de l’effet que le convoi produisait sur le public ; chemin faisant, M. Mould écoutait avec modestie les exclamations des assistants ; le docteur continuait à débiter à demi-voix son histoire à M. Pecksniff, sans paraître approcher davantage de la conclusion ; et le pauvre vieux Chuffey sanglotait dans son coin sans que personne prît garde à lui. Mais il avait grandement scandalisé M. Mould, dès le début de la cérémonie, en fourrant son mouchoir au fond de son chapeau d’une façon incongrue et en s’essuyant les yeux du revers de sa main. Ainsi que M. Mould l’avait déclaré déjà, sa conduite était indécente, indigne de la circonstance, et l’on n’eût pas dû admettre M. Chuffey aux obsèques.

Cependant il y était, le pauvre homme ; et il vint jusqu’au cimetière où il n’agit pas avec moins d’inconvenance, s’appuyant sur Tacker qui lui dit tout net :

« Vous êtes bon tout au plus pour les enterrements à pied ! »

Mais Chuffey (Dieu le protège !) n’entendait rien que les échos lointains d’une voix à jamais silencieuse qui retentissait encore au fond de son cœur.

« Je l’aimais ! s’écria le vieillard, se précipitant sur la tombe quand tout fut achevé. Il était si bon pour moi !… Ô mon bien-aimé maître et ami !

— Allons, venez, monsieur Chuffey, dit le docteur ; cela ne vaut rien ; le sol est argileux, monsieur Chuffey. Il ne faut pas faire ça.

— Si nous n’avions eu qu’une cérémonie vulgaire, et que M. Chuffey eût été un simple porteur, messieurs, dit Mould, jetant vers Pecksniff et Jonas un regard suppliant pour les invoquer et les prier de faire lever Chuffey, il n’aurait pas pu se conduire d’une manière plus indécente.

— Conduisez-vous comme un homme, monsieur Chuffey, dit Pecksniff.

— Conduisez-vous comme un gentleman, monsieur Chuffey, dit Mould.

— Sur l’honneur, mon bon ami, murmura le docteur d’un ton de majestueux reproche en s’approchant du vieillard, ceci est pire que de la faiblesse. C’est mal ! c’est égoïste, c’est odieux, monsieur Chuffey. Vous devriez prendre exemple sur les autres, mon bon monsieur. Vous oubliez que vous n’étiez pas uni par les liens du sang à notre ami défunt, et qu’il avait un très-proche et très-cher parent, monsieur Chuffey.

— Oui, son propre fils !… s’écria le vieillard, qui joignit les mains avec une ardeur étrange. Son propre fils ! son fils unique !

— Il n’a pas la tête bien saine, dit Jonas, qui devint pâle. Ne prenez pas garde à ses paroles. Je ne m’étonnerais pas qu’il ne dît quelque bêtise abominable. Mais ne prenez pas garde à lui. Je ne m’en préoccupe guère. Mon père l’a laissé à ma charge, et cela suffit. Il peut dire et faire à présent tout ce qu’il voudra ; j’aurai soin de lui. »

À ce nouvel exemple de la magnanimité et de la bienveillance de Jonas, un murmure d’approbation s’éleva du sein des personnes du deuil (y compris M. Mould et ses joyeux assistants). Mais Chuffey ne mit pas davantage ses sentiments à l’épreuve. Il ne dit pas un mot de plus ; et, laissé un instant à lui-même, il regagna la voiture et y remonta.

Nous avons dit que M. Jonas avait pâli lorsque la conduite du vieux commis attira l’attention générale : son trouble ne fut toutefois que momentané, et bientôt il eut cessé. Mais ce ne fut pas là la seule métamorphose qu’on put observer en lui ce jour-là. Il n’avait pas échappé au regard observateur de M. Pecksniff qu’aussitôt qu’on eut quitté la maison pour la cérémonie funèbre, Jonas commença à se remettre ; qu’au fur et à mesure que la cérémonie avançait, Jonas reprenait graduellement, petit à petit, son maintien d’autrefois, son air habituel, son port accoutumé, ce cachet agréable qui marquait sa parole et ses façons, enfin qu’à tous égards il redevenait l’aimable personnage qu’il était jadis. Maintenant qu’ils étaient assis dans la voiture pour revenir au logis, et surtout lorsqu’en y arrivant ils trouvèrent que les fenêtres étaient ouvertes, que la lumière et l’air circulaient librement, et que toute trace du dernier événement avait disparu, M. Pecksniff resta tellement convaincu que Jonas était redevenu le Jonas de la semaine précédente et n’était plus le Jonas de l’époque intermédiaire, qu’il se démit volontairement, et sans le moindre effort pour la prolonger, de sa récente autorité, et rentra dans sa position première d’hôte soumis et plein de déférence.

Mme Gamp s’en retourna chez le marchand d’oiseaux, et dans la nuit même on vint heurter à sa porte et l’éveiller pour une naissance de deux jumeaux ; M. Mould dîna gaiement au sein de sa famille et alla passer non moins gaiement la soirée à son club ; l’attelage, après être resté longtemps à la porte d’un bruyant cabaret, regagna son écurie ; les panaches avaient été mis dans les coffres, et douze croque-morts au nez cramoisi étaient montés sur le haut de la voiture, accrochés chacun à ces patères de couleur lugubre, où, durant la cérémonie, se balançaient les plumes flottantes ; les divers ornements de deuil avaient été soigneusement pliés pour être mis à la disposition de la première personne qui viendrait les louer ; les fougueux chevaux étaient parfaitement calmes et paisibles dans leurs stalles ; le docteur buvait joyeusement à un dîner de noces, où il oubliait le milieu de l’histoire qui n’avait pas eu de fin ; et du spectacle pompeux de ces quelques dernières heures, il ne restait plus d’autre vestige que les notes inscrites dans les livres de l’entrepreneur.

Et dans le cimetière, n’en restait-il rien ? Non, rien même en ce lieu. Les portes étaient fermées ; la nuit était sombre et humide ; la pluie tombait en silence à travers les plantes rampantes et les ronces. Là s’élevait un nouveau tumulus qui la veille au soir n’y existait pas. Le temps, creusant la terre comme une taupe, avait laissé la trace de son passage en rejetant de côté une autre motte de terre.

Et c’était tout.


  1. Pleureurs et pleureuses de louage.