Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/33

La bibliothèque libre.
◄  VII.
IX.  ►
CHAPITRE VIII.
Ce qui se passait à Éden : événement au dehors. – Martin fait une découverte d’une certaine importance.

De M. Moddle à Éden la transition est facile et naturelle. M. Moddle, vivant dans l’atmosphère de l’amour de miss Pecksniff, se trouvait (s’il eût pu seulement s’en douter) dans un paradis terrestre. La florissante ville d’Éden était aussi un paradis terrestre, du moins sur le plan du propriétaire. On aurait pu, par une licence poétique, représenter miss Pecksniff comme quelque chose de trop bon pour l’homme dans son état de chute et de dégradation. Tel était exactement le caractère de la florissante ville d’Éden, sauf les exagérations poétiques de Zephaniah Scadder, du général Choke et autres galants hommes enveloppés dans les serres de ce grand aigle américain qui ne cesse de planer au haut des cieux dans le plus pur éther, et qui jamais, jamais, jamais ne tombe dans la boue : il aurait trop grand’peur de se crotter les ailes.

Quand Mark Tapley, laissant Martin dans les bureaux d’architecture et d’arpentage, eut bien fortifié et relevé son courage par le spectacle approfondi de leurs misères communes, il se mit avec une ardeur nouvelle à rechercher les moyens d’y faire face, se félicitant en chemin du sort digne d’envie qu’il avait enfin conquis :

« Souvent j’avais pensé qu’une île désolée me conviendrait parfaitement ; mais là je n’aurais eu à songer qu’à moi, et, comme je suis un homme qui s’accommode de tout, il n’y aurait pas eu beaucoup de mérite à cela. Maintenant il faut que je soigne mon compagnon ; c’est l’espèce d’homme dont j’avais besoin. J’avais besoin d’un homme comme celui-ci, qui glisse toujours sur ses jambes quand il devrait s’y tenir le plus solidement. J’avais besoin d’un homme si novice dans l’apprentissage de la vie, qu’il ne sût faire autre chose que des caricatures sur son cahier. J’avais besoin d’un homme comme celui-ci, toujours fourré dans sa grande redingote et son manteau, et recoquillé sur lui-même. Et je l’ai trouvé ! s’écria M. Tapley après un moment de silence. Quel bonheur ! »

Il s’arrêta pour regarder autour de lui, hésitant sur le choix de la hutte à laquelle il frapperait.

« Je ne sais pas trop où m’adresser, se dit-il ; voilà la vérité. Ces cabanes ont toutes l’extérieur aussi séduisant l’une que l’autre, et au-dedans elles sont sans doute aussi commodes ; je suis sûr qu’il n’y manque rien de ce que pourrait désirer un alligator dans l’état de pure nature. Voyons ! Le citoyen que j’ai rencontré hier au soir demeure sous l’eau, dans ce chenil à droite. Il est inutile que je le dérange, s’il est possible, ce pauvre homme ; car il n’est pas gai à voir : c’est un colon dans toutes les règles. Voilà bien une maison qui possède une fenêtre, mais je crains que ses habitants ne soient fiers. Je ne sais pas si une porte ne sera point non plus trop aristocratique ; mais va pour la première ! »

Il se dirigea vers la hutte la plus proche et frappa avec sa main. On l’invita à entrer ; il entra.

« Voisin, dit Mark, car je suis votre voisin, bien que vous ne me connaissiez pas, je viens vous demander quelque chose. Holà ! holà ! Je suis sans doute au lit… Je fais un rêve ! … »

Il poussa cette exclamation en entendant prononcer son nom et en se sentant saisi aux pans de son habit par deux petits garçons dont il avait souvent lavé le visage et fait cuire le souper, à bord de ce noble paquebot, si bon marcheur, appelé le Screw.

« Mes yeux se trompent ! dit Mark. Je ne puis les croire. Ça ne peut pas être ma chère amie qui fit le passage avec moi et qui est là à allaiter sa petite fille, qui me paraît, j’ai le regret de le dire, un peu délicate ; ça ne peut pas être non plus son mari qui vint la chercher à New-York. Et ceux-ci, ajouta-t-il en jetant un regard sur les enfants, ne sont pas les deux jeunes fripons que je connaissais si bien, quoiqu’ils leur ressemblent extraordinairement, il faut que je l’avoue. »

La femme se mit à pleurer, dans la joie qu’elle avait de revoir Mark ; l’homme lui secoua les mains, qu’il ne voulait plus lâcher ; les deux garçons se pendirent à ses jambes ; la petite fille malade, dans les bras de sa mère, tendit ses petits doigts brûlants et murmura du fond de sa gorge rauque et desséchée le nom de Mark, qu’elle se rappelait bien.

C’était certainement la même famille, dont l’air salubre d’Éden avait altéré naturellement la constitution ; mais c’était la même famille.

« Voilà, dit Martin reprenant haleine, une nouvelle espèce de bonjour. Ça vous saisit tout à coup. Attendez un peu ! Je vais revenir. Je suis à vous. Mais je vois ici des gentlemen qui ne sont pas de ma connaissance. Sont-ils inscrits sur la liste de nos visiteurs ? »

Cette question se rapportait à certains pourceaux maigres et décharnés qui étaient entrés dans la hutte après lui et qui rôdaient sur les talons de la famille. Comme ils n’appartenaient point à l’habitation, ils furent chassés par les deux petits garçons.

« Je ne suis point superstitieux à l’endroit des crapauds, dit Mark, promenant son regard autour de la chambre ; mais, si vous pouviez engager deux ou trois de ces animaux, que je vois en votre compagnie, à prendre également le large, je crois, mes jeunes amis, qu’ils trouveraient le grand air plus rafraîchissant. Non que j’ai rien contre eux. Le crapaud est un joli petit animal, dit M. Tapley s’asseyant sur un tabouret ; bien moucheté, ressemblant assez par le gosier à un vieux gentleman ; il a les yeux brillants, la peau fraîche et polie, mais je crois que ses agréments gagneraient encore à être vus dehors. »

Tandis qu’il faisait semblant, par de pareils discours, de se trouver parfaitement à son aise et d’être l’homme du monde le plus indifférent, un véritable sans-souci, Mark Tapley continuait de promener son regard autour de lui. L’aspect blême et misérable de la famille : le changement qui s’était opéré chez la pauvre mère, cette enfant minée par la fièvre qu’elle tenait sur son sein, l’abattement complet et le peu d’espérance qu’on lisait sur tous les visages, étaient autant d’indices frappants pour Mark et produisaient une profonde impression sur son esprit. Il vit tout cela aussi clairement et aussi vite qu’il aperçut avec ses yeux corporels les planches grossières soutenues par des chevilles qui étaient enfoncées entre les troncs d’arbre dont la maison était composée ; dans un coin, le coffre à farine servant aussi de table ; les couvertures, les bêches et autres objets mobilier accrochés aux murs ; l’humidité qui couvrait le sol de moisissure, et une moisson de végétaux pourris dans chaque crevasse de la baraque.

« Comment se fait-il que vous soyez venu ici ? demanda l’homme quand le premier mouvement de surprise fut surmonté.

– Comment ? répondit Mark. Nous sommes arrivés hier au soir par le steamer. Notre intention est de faire vite et bien notre fortune et de nous retirer ensuite pour vivre de nos rentes aussitôt que nous aurons réalisé. Mais comment allez-vous tous ? Vous avez une fameuse mine !

– Nous sommes encore languissants, dit la pauvre femme se penchant par-dessus son enfant ; mais nous irons mieux quand nous serons acclimatés à ce pays.

– Il y en a ici, pensa Mark, qui s’acclimateront auparavant avec l’éternité. »

Ce qui ne l’empêcha pas de leur répondre gaiement : « Comment, si vous irez mieux ! Certainement vous irez mieux, et nous aussi. Il s’agit maintenant de ne pas nous laisser abattre et de vivre en bons voisins. Nous finirons par nous tirer de là, n’ayez pas peur. Ceci me rappelle, par parenthèse, que mon compagnon est tout malade en ce moment, et que je suis entré ici pour vous demander votre assistance. Je vous serais obligé de venir le voir et de me donner votre opinion sur lui, mon ami. »

Il eût fallu que Mark Tapley adressât à ces braves gens une prière bien déraisonnable pour que, reconnaissants comme ils l’étaient envers lui pour ses bons soins à bord du vaisseau, ils ne s’empressassent point d’y déférer. L’homme se leva pour l’accompagner sans perdre une minute. Avant de s’éloigner, Mark prit dans ses bras l’enfant malade et essaya de consoler sa mère ; mais il vit bien que le doigt de la Mort était là.

Ils trouvèrent Martin dans la maison ; il était couché sur le sol et enveloppé de sa couverture. Selon toute apparence, il était très-malade ; il tremblait et frissonnait affreusement, non pas comme les gens qui ont froid, mais avec une sorte de spasme convulsif qui tordait tout son corps. L’ami de Mark déclara que c’était une fièvre d’un caractère grave, accompagnée de tremblement intermittent, maladie très-commune dans ce pays ; et il prédit que cela empirerait le lendemain et bien des jours encore après. Lui-même, dit-il, il l’avait eue par accès pendant deux ans ou à peu près ; mais, grâce à Dieu, il s’en était tiré la vie sauve, tandis qu’autour de lui il y en avait beaucoup qui avaient succombé.

« La vie sauve ! Une pauvre vie à ce qu’il me semble ! pensa Mark regardant à la dérobée le visage décharné de son ami. Vive Éden ! »

Ils possédaient quelques remèdes dans leur coffre ; le voisin, grâce à la triste expérience qu’il avait acquise, enseigna à Mark quand et comment il devait les administrer, et de quelle façon il pourrait le mieux possible soulager les souffrances de Martin. Là ne s’arrêtèrent pas ses attentions ; en effet, il allait et venait sans cesse, et rendait à Mark toute sorte de services dans les tentatives énergiques que faisait ce dernier pour améliorer un peu leur situation. Cependant il ne pouvait leur donner grande consolation ni grande espérance pour l’avenir. La saison était mauvaise ; le pays un tombeau. L’enfant du colon mourut cette nuit même ; et Mark, sans en rien dire à Martin, aida le lendemain à enterrer la petite fille au pied d’un arbre.

Outre les soins nombreux et divers qu’il avait à donner à Martin qui, à mesure que son état empirait, devenait de plus en plus exigeant, Mark travaillait au dehors, de grand matin et jusqu’à une heure avancée ; avec l’assistance de son ami et d’autres voisins, il s’exerçait à tirer parti du terrain de la concession. Non qu’il eût au cœur la moindre fibre d’espoir ni dans l’esprit aucun but déterminé ; c’était seulement pour satisfaire l’ardeur habituelle de son humeur et la puissance surnaturelle qu’il possédait sur lui-même : car intérieurement il croyait leur position désespérée et, comme il disait, « ça marchait ferme. »

« Pour ce qui est de ça, ça marche aussi ferme qu’on peut le désirer, disait-il en confidence à Martin dans un moment de loisir, c’est-à-dire un soir qu’il lavait le linge de la maison, après une rude journée ; je ne peux pas en disconvenir. C’est une chance comme je n’en retrouverai jamais, à ce que je vois !

– Est-ce que vous n’êtes pas encore content ? répliqua Martin avec un grognement, le nez fourré sous sa couverture.

– Mais, monsieur, dit Mark, ça pouvait être bien plus fort encore, sans le guignon qui s’acharne toujours après moi pour me donner des crocs-en-jambe. La nuit où nous sommes arrivés ici, je trouvais que la chose prenait une jolie tournure. Ça, je l’avoue ; une jolie petite tournure.

– C’est pourtant bien joli comme ça ! dit Martin avec humeur.

– Ah ! dit Mark ; ah ! c’est sûr ; voilà la question. Le premier matin où je suis sorti, qu’est-il arrivé ? C’est que je suis tombé sur une famille que je connaissais et qui, depuis ce moment jusqu’à présent, n’a cessé de nous aider de toutes façons. Ça n’est pas juste, vous comprenez ; ce n’est pas ce que j’avais le droit d’attendre. Si j’étais tombé sur un serpent qui m’eût mordu ; ou bien si j’étais tombé sur un patriote pur sang, qui m’eût fait sentir son grand couteau ; ou encore si j’étais tombé sur une collection de Sympathiseurs avec leurs cols de chemise rabattus, et qu’ils eussent fait de moi un lion, j’eusse pu me distinguer et conquérir quelque mérite. Mais à la manière dont les choses marchent, le principal objet de mon voyage est manqué dès le début. Au reste, ce serait de même partout où je serais allé. Comment vous trouvez-vous ce soir, monsieur ?

– Plus mal que jamais, répondit le pauvre Martin.

– C’est quelque chose, répliqua Mark, mais cela ne suffit pas. Pour que satisfaction me soit donnée, il faut que je tombe à mon tour très-malade en restant jovial jusqu’au bout.

– Au nom du ciel ! ne parlez pas ainsi, dit Martin avec un frémissement de terreur. Qu’est-ce que je ferais, Mark, si vous tombiez malade ? … »

Le courage de M. Tapley parut stimulé par cette remarque, quelque peu flatteuse qu’elle fût pour lui dans la forme. Il se remit à savonner avec plus d’ardeur que jamais, et fit observer que son baromètre s’élevait.

« Monsieur, dit Tapley frottant vigoureusement son linge, il y a ici une bonne chose qui me dispose à être jovial : c’est que notre colonie représente les États-Unis en petit. Il y est resté deux ou trois colons américains qui sont venus tranquillement ici, comme si c’était le pays le plus salubre et le plus beau du monde. Mais ils sont comme le coq qui s’était caché pour sauver sa vie, et qui fut trahi par son cocorico. Ces animaux-là ne peuvent s’empêcher de chanter victoire. Ils sont nés pour cela, et il faut qu’ils chantent à tout prix. »

En achevant ces paroles, Mark avait détourné ses yeux de sa besogne et les dirigeait vers la porte, où son regard rencontra celui d’un homme maigre, vêtu d’une houppelande bleue et coiffé d’un chapeau de paille ; cet homme avait à la bouche une courte pipe noire, à la main un lourd bâton tout garni de nœuds. Il fumait et chiquait tout en marchant ; et comme il crachait fréquemment, il marquait son passage par une traînée de tabac décomposé.

« En voici un ! … s’écria Mark. Hannibal Chollop.

– Ne le laissez pas entrer ! … dit Martin d’une voix éteinte.

– Il n’attendra pas la permission, répliqua Mark. Il entrera bien tout seul, monsieur. »

Et, en effet, le personnage entra. Son visage était aussi dur, aussi noueux que son bâton ; ses mains étaient comme son visage ; sa tête ressemblait à un vieux balai de cheminée noirci. Il s’assit sur le coffre avec son chapeau sur la tête ; puis, croisant les jambes et regardant Mark, il dit, sans retirer sa pipe de sa bouche :

« Eh bien, monsieur Co ! … Comment ça va-t-il, monsieur ? »

Il est nécessaire de faire connaître ici au lecteur que M. Tapley s’était gravement introduit sous ce nom auprès des étrangers.

« Très-bien, monsieur ; très-bien, dit-il.

– N’est-ce pas M. Chuzzlewit que je vois ? s’écria le visiteur. Comment ça va-t-il, monsieur ? »

Martin secoua la tête, et involontairement il ramena la couverture sur son visage ; car il avait senti qu’Hannibal allait cracher, et, comme dit la chanson, « il en avait mal au cœur par avance. »

« Ne prenez pas garde à moi, monsieur, dit M. Chollop d’un ton obligeant ; je suis à l’épreuve de la fièvre, et même de la fièvre intermittente.

– Mon motif était plus personnel, dit Martin se montrant de nouveau. J’avais peur que vous ne fussiez au moment de…

– Monsieur, répliqua M. Chollop, je puis calculer ma distance à un pouce près. »

Et aussitôt il le favorisa d’une démonstration de cette heureuse faculté.

« Monsieur, dit Hannibal, qu’on me donne seulement un but à deux pieds de distance en direction circulaire, et je m’engage à ne pas le dépasser. Je suis allé jusqu’à dix pieds, mais c’était un pari.

– J’espère que vous l’avez gagné, monsieur ? dit Mark.

– Mais certainement, monsieur. J’ai empoché l’enjeu. Oui, monsieur. »

L’américain garda quelque temps le silence, mais ce temps il l’employa activement à former un cercle magique autour du coffre sur lequel il était assis. Le cercle une fois complet, notre homme recommença à parler.

« Comment trouvez-vous notre pays, monsieur ? » demanda-t-il en regardant Martin.

Le malade répondit : « Je ne l’aime pas du tout. »

Chollop continua de fumer sans la moindre apparence d’émotion jusqu’à ce qu’il se sentit disposé à parler de nouveau. Ce moment étant arrivé enfin, Chollop retira sa pipe de sa bouche et dit :

« Je ne suis pas surpris de vous entendre tenir ce langage. La chose exige une certaine élévation, une certaine préparation de l’intelligence. L’esprit de l’homme doit être préparé à la liberté, monsieur Co. »

Il s’adressait à Mark, ayant vu que Martin, qui désirait le voir partir, à moitié fou déjà par l’irritation fébrile que la voix bourdonnante de ce nouveau fléau lui rendait tout à fait insupportable, avait fermé les yeux et s’était retourné sur son lit de douleur.

« Une petite préparation physique ne serait pas de trop non plus, monsieur, dit Mark, avant de venir habiter un bon vieux marécage comme celui-ci.

– Considérez-vous, monsieur, cette contrée comme un marécage ? demanda gravement Chollop.

– Parbleu ! oui, monsieur, répondit Mark. Pour moi ça ne fait pas de doute.

– Ce sentiment est tout à fait européen, dit le major ; il ne me surprend point. Que diraient vos millions d’Anglais s’ils voyaient un tel marécage en Angleterre ?

– Ils diraient, répondit Mark, qu’il est fort malsain, et qu’ils aimeraient mieux s’inoculer la fièvre par quelque autre moyen.

– C’est européen ! remarqua Chollop avec une pitié sardonique ; tout à fait européen ! »

Ici il s’étendit sur son siège, l’air froid, calme et silencieux comme s’il était chez lui, et continuant de fumer comme un tuyau d’usine.

Naturellement, M. Chollop était un des hommes « les plus remarquables » du pays ; mais en réalité et à part cela, c’était un personnage notable. Ses amis tant du Sud que de l’Ouest le représentaient habituellement comme « un splendide exemple des produits bruts de notre pays. » Il était fort estimé pour son dévouement à la liberté rationnelle. Afin de la mieux propager, il portait habituellement dans la poche de son habit une paire de revolvers, chacun à sept canons. Il portait aussi, entre autres breloques, une canne à épée qu’il appelait son « chatouilleur, » et un énorme couteau qu’il appelait, vu la tournure plaisante de son esprit, « mon tranchelard, » par allusion à l’utilité de cet instrument pour ventiler l’estomac d’un adversaire dans une dispute un peu solide. Il avait usé avec distinction de ces outils en plusieurs occasions, toutes dûment enregistrées dans les journaux, et il s’était fait un joli renom par la façon tout à fait galante dont il avait fait sauter un œil à un gentleman, qui se permettait de venir frapper à sa porte.

M. Chollop avait le goût de la vie errante, et dans une société moins avancée on eût pu le prendre par erreur pour un grand vagabond. Mais comme l’on comprenait et appréciait parfaitement ses belles qualités dans les régions où le sort l’avait placé et où plus d’un esprit d’élite sympathisait avec lui, il pouvait être considéré comme étant né sous une heureuse étoile, ce qui n’arrive pas toujours à un homme qui devance tellement le siècle dans lequel il est né. Comme pour satisfaire plus commodément ses goûts de chatouillement et de ventilation, il préférait vivre sur les confins de la société, dans les bourgs et les villes les plus reculés ; il avait l’habitude d’émigrer de ville en ville et de fonder dans chacune quelque affaire nouvelle, la plupart du temps un journal qu’il vendait presque aussitôt après, ayant soin presque toujours de clore le marché en provoquant, perforant, criblant de balles de pistolet ou de coups de couteau le nouvel éditeur, avant même que ce dernier eût pris possession de sa propriété.

C’était une spéculation de ce genre qui l’avait attiré à Éden ; mais ayant abandonné son idée, il était au moment de partir. Auprès des étrangers il se posait toujours en adorateur de la liberté ; il était un des plus chauds avocats de la loi de Lynch et de l’esclavage ; et il ne manquait jamais de recommander, tant par écrit que dans ses discours, « de goudronner et d’emplumer » tout individu impopulaire en dissentiment d’opinion avec lui. Il appelait cela « planter l’étendard de la civilisation dans les jardins vierges encore de ma belle patrie. »

Il est à peu près hors de doute que Chollop eût planté cet étendard à Éden aux dépens de Mark pour lui faire expier la franchise de son langage (car la liberté naturelle n’a le droit de parler que pour faire son propre éloge), n’eût été la désolation complète et la ruine qui pesaient sur la colonie, et le prochain départ qu’il méditait. Pour le moment, il se contenta de montrer à Mark un de ses pistolets, et de lui demander ce qu’il pensait de cet engin.

« Il n’y a pas longtemps, monsieur, dit-il, que j’ai tué avec ceci un homme dans l’État de l’Illinois.

– Vraiment ? dit Mark sans témoigner le moindre trouble. C’est de votre part une grande preuve de liberté ; c’est un acte très-indépendant.

– Je l’ai tué, monsieur, poursuivit Chollop, parce qu’il avait soutenu dans le Portique spartiate, journal tri-hebdomadaire, que les anciens Athéniens avaient devancé le Locofoco ticket.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Mark.

– Les Européens ne savent pas ! dit Chollop, continuant de fumer tranquillement. C’est tout à fait européen ! »

Après avoir consacré quelques soins à l’entretien du cercle magique, l’Américain reprit ainsi la parole :

« Vous ne vous trouvez donc pas très-bien à Éden ?

– Certes non, dit Mark.

– Vous regrettez les impôts de votre pays ; vous regrettez les taxes sur les maisons.

– Et les maisons aussi, dit Mark.

– Et les impôts sur les fenêtres, monsieur.

– Et les fenêtres aussi pour payer les impôts, dit Mark.

– Ici vous n’avez ni barrières, ni prisons, ni billots, ni roue, ni échafaud, ni poucettes, ni piquets, ni piloris.

– Rien que des revolvers et des tranchelard, répliqua Mark. Des bagatelles ! ça ne vaut pas la peine d’en parler ! »

L’homme qui les avait rencontrés le soir même de leur arrivée se traîna en ce moment jusqu’à la porte où il se montra.

« Eh bien ! monsieur, dit Chollop, comment allez-vous ? »

L’homme avait beaucoup de peine à aller, c’est-à-dire à faire seulement quelques pas ; ce fut dans ce sens qu’il répondit.

« M. Co et moi, monsieur, dit Chollop, nous avons une petite discussion. Il faut avoir un fameux toupet pour oser défendre l’ancien monde contre le nouveau, n’est-il pas vrai ?

– Oh ! oui, répliqua le misérable fantôme.

– Je faisais simplement observer à monsieur, dit Mark s’adressant au dernier visiteur, que je regardais la ville où nous avons l’honneur de vivre comme passablement marécageuse. Quel est votre sentiment à cet égard ?

– Je pense qu’elle est peut-être humide de temps en temps, répondit l’homme.

– Mais non pas aussi humide que l’Angleterre, monsieur ? s’écria Chollop, le visage empreint de colère.

– Oh ! certainement non, pas si humide que l’Angleterre, dit l’homme ; sans parler des institutions.

– J’espère, dit Chollop d’un ton tranchant, qu’il n’existe pas dans toute l’Amérique un marécage qui, en comparaison de cette petite île-là, ne soit un paradis. Vous avez fait votre arrangement à fond et en règle avec Scadder, n’est-ce pas, monsieur ? » dit-il à Mark.

Celui-ci répondit affirmativement. M. Chollop cligna de l’œil à l’autre citoyen.

« Scadder est un habile homme, monsieur ! C’est un homme d’avenir ! C’est un homme qui ira loin, monsieur ! très-loin. »

M. Chollop cligna encore de l’œil à l’autre citoyen.

« Si cela ne dépendait que de moi, dit Mark, il monterait bien haut ; aussi haut que le bout d’une bonne grande potence. »

M. Chollop était si enchanté que son excellent compatriote eût floué un Anglais, et que l’Anglais en éprouvât du ressentiment, qu’il ne put se contenir davantage et laissa échapper une explosion de joie. Mais ce fut surtout chez l’autre que cette démonstration passionnée fut le plus étrange : il fallait voir ce pestiféré, ce fiévreux, ce misérable fantôme ; cela lui causa un tel plaisir que, rien qu’en y songeant, il semblait avoir oublié sa propre ruine, et qu’il rit à gorge déployée quand Chollop ajouta que Scadder était un fin matois et qu’il avait su tirer par ce moyen un lopin de capital anglais, « aussi vrai que le soleil nous éclaire. »

Après avoir savouré à l’aise cette aimable plaisanterie, M. Hannibal Chollop resta à fumer et façonner son cercle, sans autrement se préoccuper soit de causer, soit de prendre congé, probablement en vertu de cette illusion générale, qui admet en principe que, pour un citoyen libre et éclairé des États-Unis, convertir la maison d’autrui en un crachoir durant deux ou trois heures est une attention délicate pleine d’attrait et de politesse, et dont personne ne saurait se lasser. Enfin il se leva.

« Allons, je m’en vais, » dit-il.

Mark l’engagea à prendre un soin particulier de sa santé.

« Avant que je sorte, dit brusquement Chollop, j’ai un petit mot à vous communiquer. Vous êtes diablement fin. »

Mark le remercia pour ce compliment.

« Mais vous êtes par trop fin, ça n’ira pas longtemps comme ça. Je ne connais pas dans les bois de panthère ni de jaguar qui soit jamais criblé de part en part comme vous le serez, à coup sûr.

– Pour quelle raison ? demanda Mark.

– Il faut qu’on nous honore, monsieur, répliqua Chollop d’un ton de menace. Vous n’êtes plus maintenant dans un pays despotique. Nous sommes un modèle pour le monde, et il faut qu’on nous honore, je ne vous dis que ça.

– Eh quoi, ai-je parlé trop librement ? s’écria Mark.

– J’ai tiré sur un homme, j’ai fait feu sur un homme pour moins que cela, dit Chollop en fronçant le sourcil. J’ai connu des gens solides qui pour moins que cela ont été obligés de se sauver en toute hâte. J’ai vu pour moins que cela des individus appliqués au supplice de Lynch et mis en capilotade par un peuple éclairé. Nous sommes l’intelligence et la vertu du monde, la crème de la nature humaine et la fleur de la force morale. Nous avons l’épiderme sensible, il faut qu’on nous honore ; sinon nous nous levons et nous grognons. Je vous le dis, il ne nous faut pas grand’chose pour montrer les dents. Vous ferez mieux de nous honorer, entendez-vous ? »

Après cette recommandation prudente, M. Chollop s’éloigna avec son tranchelard déchireur ou chatouilleur et ses revolvers, le tout prêt à agir au moindre signal.

« Sortez de dessous la couverture, monsieur, dit Mark ; il est parti. Qu’est-ce que ceci ? ajouta-t-il doucement en s’agenouillant pour regarder de plus près le visage de son associé et en prenant sa main brûlante. Voyez un peu l’effet de toute cette jacasserie et de cette fanfaronnade ! Le voilà qui délire ce soir, il ne me reconnaît plus ! … »

Martin, en effet, était dangereusement malade, ou plutôt il était à toute extrémité. Il resta dans cet état durant plusieurs jours, assisté par les pauvres amis de Mark, qui soignaient Martin sans se préoccuper de leurs souffrances. Mark, fatigué d’esprit et de corps, travaillant tout le jour et veillant toute la nuit, épuisé par sa vie nouvelle, rude et fatigante, en butte aux plus tristes et aux plus décourageantes difficultés de toute sorte, ne se plaignait jamais et ne cédait pas d’un pouce. Si autrefois il avait jugé Martin égoïste ou présomptueux ; s’il ne l’avait trouvé énergique que par saccades et par accès, pour succomber ensuite sans défense aux coups de la fortune, maintenant il avait oublié tout cela. Il ne se rappelait plus que les bonnes qualités de son compagnon de voyage, et il lui était dévoué à la vie et à la mort.

Il s’écoula bien des semaines avant que Martin fût redevenu assez fort pour sortir sans l’appui d’un bâton et du bras de Mark ; et même alors sa convalescence fut très-lente, faute d’un air salubre et d’une nourriture saine. Il était encore languissant et faible, lorsque le malheur qu’il avait tant redouté fondit sur eux. Mark tomba malade à son tour.

Mark lutta contre le mal ; mais le mal l’emporta dans la lutte et brisa ses efforts.

« Me voilà présentement terrassé, monsieur, dit-il un matin en se laissant tomber sur son lit ; mais je n’en suis pas moins de bonne humeur. »

Oui, il était terrassé, et le coup était terrible ! Il n’y avait que Martin pour ne pas voir ça tout de suite.

Si les amis de Mark s’étaient montrés tendre pour Martin (et ils l’avaient été au plus haut degré), ils le furent vingt fois plus pour Mark. C’était à présent le tour de Martin de travailler, de rester assis en veillant auprès du lit, et d’écouter à travers les longues, longues nuits, le moindre bruit dans la lugubre solitude, et d’entendre le pauvre Tapley, dans l’égarement de son délire, jouant aux quilles à l’auberge du Dragon, tenants de galants propos à mistress Lupin, faisant son apprentissage de marin à bord du Screw, cheminant en compagnie du vieux Tom Pinch sur les routes d’Angleterre, et brûlant des troncs d’arbre à Éden, le tout ensemble.

Mais soit que Martin lui donnât de la tisane, ou quelque médicament, ou l’assistât de ses soins, ou rentrât au logis en revenant de faire dehors quelque besogne fatigante, le patient Tapley s’écriait d’une voix gaie : « Je suis toujours jovial, monsieur, je suis jovial ! »

Et maintenant, quand Martin commença à penser à tout cela et à considérer Mark étendu dans son lit, Mark qui jamais ne faisait entendre un reproche ni un murmure, pas même une expression de regret, et qui s’efforçait de rester ferme et courageux, il se mit à réfléchir et à se demander comment l’homme que le ciel avait si peu favorisé l’emportait tellement sur celui qui avait reçu tant de dons en partage. Et comme c’était un grand sujet de méditation que de veiller près du lit d’un malade, et surtout d’un malade qu’il avait été habitué à voir plein d’activité et d’énergie, il commença aussi à se demander en quoi lui et Mark différaient l’un de l’autre.

La présence fréquente de l’amie de Mark, la femme qui avait traversé l’Océan sur le même bâtiment, ne fut pas moins éloquente pour fournir à Martin la conclusion de sa thèse. Cela lui rappela combien il avait tenu une conduite différente de celle de Mark Tapley, quand celui-ci, par exemple, avait assisté cette pauvre mère de famille. Je ne sais comment il associa Tom Pinch à ces réflexions ; et, songeant que Tom n’eût pas manqué, en face des mêmes circonstances, de rendre les mêmes services, il commença à comprendre sous quels rapports deux individus qui différaient totalement pouvaient se ressembler d’une manière parfaite, et ne pas lui ressembler du tout. À première vue, ces réflexions n’avaient rien de bien affligeant ; cependant elles lui firent de la peine tout de même.

La nature de Martin était franche et généreuse : mais ce jeune homme avait été élevé dans la maison de son grand-père ; et on peut être sûr que les petits vices domestiques produisent autour d’eux les effets les plus contraires à leur propre intérêt. Voyez l’égoïsme en particulier. Voyez le soupçon, l’astuce, la dissimulation, la cupidité. Martin avait à son insu raisonné comme un enfant : « Mon grand-père pense tellement à lui-même, qu’à moins de faire comme lui, je ne manquerai pas d’être oublié de tout le monde. » C’est ainsi qu’il était devenu égoïste lui-même.

Mais il ne s’en était jamais douté. Si quelqu’un lui eût reproché ce vice, Martin eût repoussé d’un air indigné l’accusation et se fût considéré comme la victime d’une noire calomnie. Jamais même il n’eût entrevu la vérité, si, au sortir de ce lit de douleur où sa vie était en danger, obligé de veiller à son tour sur un malade précieux, il n’avait pas compris que le moi de l’égoïste avait eu un pied dans la tombe, et que c’était après tout quelque chose de bien précaire et de bien chétif dans ce monde.

Il était naturel qu’il réfléchît (ce n’est pas le temps qui lui manquait, la maladie dura des mois) sur sa propre guérison et sur le péril extrême où se trouvait Mark. Cela le conduisit à considérer lequel d’eux méritait le mieux d’être épargné, et pourquoi. Alors le voile se souleva un peu : le moi, le moi, le moi, se laissa voir dans la coulisse.

Il se demanda en outre, lorsque la mort menaçait Mark (et c’est ce qu’en pareille circonstance se demandent et doivent se demander la plupart des hommes) s’il avait bien mérité et reconnu son devoir envers lui, s’il avait bien mérité et reconnu tant de fidélité et de zèle de la part de son serviteur. Non. Quelque courte qu’eût été la durée de leur association, il trouva qu’en beaucoup, beaucoup d’occasions, il avait des reproches à se faire, et, en s’interrogeant plus sérieusement encore à ce sujet, il vit le rideau se lever davantage, et le moi, le moi, le moi, s’avancer sur la scène.

Il fallut bien du temps avant que Martin fixât assez profondément dans son esprit la connaissance de lui-même pour pouvoir complètement discerner la vérité. Mais dans la hideuse solitude du lieu le plus hideux, lorsque l’espérance était si éloignée, l’ambition éteinte, lorsque la mort était venue frapper à la porte d’à côté, il fit un retour sur lui-même, comme dans une ville assiégée par la peste : et alors il reconnut la faute de sa vie entière, qu’il ne put regarder qu’avec horreur.

Éden était une triste école pour donner une pareille leçon ; mais ses marais, ses halliers et son air pestilentiel étaient des maîtres de philosophie qui en valent bien d’autres.

Il prit donc une détermination solennelle : c’était, quand la force lui serait revenue, de ne plus chercher à nier ni à fuir la conviction sur ce point, mais d’accepter comme un fait établi que l’égoïsme était dans son cœur et devait en être arraché. Il éprouvait (et avec raison) une telle incertitude sur son propre caractère, qu’il résolut de ne pas dire à Mark un seul mot, soit de ses regrets inutiles, soit de son honnête projet, mais de garder pour lui-même, pour lui seul, sa résolution : et là dedans il n’y avait pas l’ombre d’orgueil ; il n’y avait au contraire qu’humilité et constance, la meilleure cuirasse derrière laquelle Martin pût mettre sa faiblesse à l’abri, tant le séjour d’Éden l’avait abattu, ou plutôt tans le séjour d’Éden l’avait relevé !

Après une longue maladie de langueur pendant laquelle, ne pouvant plus parler à certains moments de crise désespérée, Mark avait encore écrit d’une main défaillante sur une ardoise ce mot : « Jovial ! » le pauvre garçon offrit quelques symptômes d’un retour à la santé. Ces symptômes allaient et venaient avec des intermittences ; cependant il commença à entrer en convalescence définitive, et de jour en jour il continua à aller mieux.

Dès qu’il fut assez bien pour pouvoir causer sans se fatiguer, Martin le consulta sur un projet qu’il avait en tête, et que, peu de mois auparavant, il eût mis à exécution sans prendre avis de personne autre que lui-même.

« Nos affaires sont dans un état désespéré, dit-il. Le pays est abandonné ; sa ruine doit être un fait connu, et il n’y a pas à espérer que nous vendions à qui que ce soit, ni à aucun prix, ce que nous avons acheté, quand même ce serait honnête. Nous nous sommes embarqués dans une entreprise folle, et nous y avons échoué. Le seul espoir qui nous reste, la seule fin à laquelle nous devions aspirer, c’est de quitter pour jamais ce lieu et de nous en retourner en Angleterre. Comment ? par quels moyens ? Il faut y retourner, Mark, voilà tout.

– Oui, voilà tout, monsieur ; rien que cela ! répondit Mark en appuyant sur les mots d’une manière significative.

– De ce côté-ci de l’eau, dit Martin, nous n’avons qu’un ami qui puisse nous assister ; cet ami, c’est M. Bevan.

– J’ai songé à lui pendant que vous étiez malade, dit Mark.

– Si ce n’était le temps qu’il y faudrait perdre, j’écrirais même à mon grand-père, et je le supplierais de nous envoyer l’argent nécessaire pour nous tirer de la trappe dans laquelle nous nous sommes si cruellement laissé prendre. Tenterai-je d’abord un effort auprès de M. Bevan ?

– Je suis de cet avis, dit Mark. C’est un aimable gentleman.

– Le peu d’objets que nous avons achetés ici, et qui nous ont dévoré le reste de notre argent, produiraient une certaine somme s’ils étaient vendus, et nous pourrions en remettre immédiatement le prix à M. Bevan. Mais le diable, c’est que nous ne pourrons pas les vendre ici.

– Ici, dit M. Tapley secouant la tête d’un air chagrin, il n’y a à acheter que des cadavres… et des cochons.

– Écrirai-je en conséquence à M. Bevan en ne lui demandant d’argent que ce qu’il nous en faudra tout juste pour nous mettre à même de gagner, par la voie la moins coûteuse, New-York ou tout autre port où nous puissions espérer de prendre passage pour notre pays, en nous engageant à quelque titre que ce soit à bord ? Nous lui expliquerions en même temps dans quel embarras nous nous trouvons, et lui promettrions de faire tout notre possible pour le rembourser dès notre arrivée en Angleterre, dussé-je recourir pour cela à mon grand-père.

– Assurément, répondit Mark ; tout ce que nous risquons c’est qu’il refuse, et il peut aussi ne pas refuser. Si cela vous était égal, vous pourriez essayer, monsieur…

– Égal ! s’écria Martin. C’est ma faute si nous sommes ici, et je ferai tout pour en sortir. J’ai assez de chagrin de songer au passé. Si je vous avais consulté plus tôt, Mark, jamais nous ne fussions venus ici, j’en suis certain. »

Cette déclaration surprit beaucoup M. Tapley : toutefois il protesta avec une grande chaleur, disant qu’ils seraient venus tout de même à Éden, et que pour lui il s’était déterminé à y aller sitôt qu’il en avait entendu parler.

Martin lui donna alors lecture de la lettre à M. Bevan, qu’il avait préparée d’avance. Cette lettre était écrite avec franchise et intelligence ; elle établissait la situation sans la moindre réserve ; elle décrivait toutes les souffrances que les deux voyageurs avaient endurées, et exposait leur demande en termes modestes, mais positifs. Mark l’approuva complètement. Ils résolurent de l’envoyer par le premier paquebot qui viendrait à passer et s’arrêterait à Éden pour y prendre du bois, qu’on y trouvait en quantité considérable. Ne sachant à quelle adresse envoyer cette lettre à M. Bevan, Martin se détermina à la mettre sous enveloppe pour la recommander aux soins du fameux M. Norris, de New-York, avec prière sur l’enveloppe de la faire passer sans retard à M. Bevan.

Plus d’une semaine s’écoula avant qu’un bateau parût ; mais enfin, un matin, Martin et Mark furent éveillés de très-bonne heure par le ronflement à haute pression de l’Ésaü Slodge, appelé ainsi du nom d’un des hommes « les plus remarquables » du pays, lequel avait été très-éminent quelque part. Ayant couru en toute hâte au débarcadère, ils montèrent à bord ; et comme ils attendaient ensuite avec anxiété pour voir partir le bateau, ils s’arrêtèrent sur le passavant ; négligence qui fit crier au capitaine de l’Ésaü Slodge « qu’il voulait être passé au sas comme de la farine et haché menu comme chair à pâté s’il ne leur faisait pas faire un plongeon dans le liquide ; qu’ils eussent à débarrasser le plancher, et plus vite que ça ! … » Autrement dit, pour expliquer la métaphore, qu’ils les ferait jeter dans la rivière.

Selon toute vraisemblance, ils ne devaient pas recevoir de réponse avant huit ou dix semaines au plus tôt. En attendant, ils consacrèrent le peu de forces qu’ils avaient à travailler à l’amélioration de leur terrain, et à en assainir une partie pour la préparer à un emploi utile. Tout mauvais fermiers qu’ils étaient, ils en savaient encore plus long que leurs voisins : Mark, en effet, possédait en agriculture quelques notions qu’il communiqua à Martin ; tandis que les autres colons qui restaient sur le sol marécageux (une simple poignée d’hommes rongés par la maladie) semblaient être venus là avec l’idée que l’agriculture était une science innée chez l’humanité entière. Martin et Mark s’assistaient mutuellement, à leur manière, dans ces épreuves et dans toutes les autres ; mais ils apportaient à leur tâche aussi peu d’espérance et autant de tristesse qu’une bande de convicts dans une colonie pénitentiaire.

Souvent, la nuit, quand Mark et Martin étaient seuls et couchés en attendant le sommeil, ils se mettaient à parler de la patrie, des lieux qui leur étaient familiers, des maisons, des routes et des gens qu’ils avaient connus ; parfois avec une vive espérance de les revoir, et parfois aussi avec un calme sombre, comme si cette espérance était morte. C’était pour Mark Tapley un grand sujet d’étonnement de trouver, à travers ces diverses conversations, un singulier changement chez Martin.

« Je ne sais plus qu’en croire, pensait-il une nuit ; il n’est pas ce que j’avais supposé. Il en est venu à ne plus penser à lui-même. J’ai envie de le mettre à l’épreuve. Dormez-vous, monsieur ?

– Non, Mark.

– Songez-vous au pays, monsieur ?

– Oui, Mark.

– J’en faisais autant, monsieur. Je me demandais si M. Pinch et M. Pecksniff étaient toujours bien ensemble.

– Pauvre Tom ! dit Martin d’une voix pensive.

– Une pauvre tête, monsieur, fit observer Tapley. Il touche de l’orgue pour rien, monsieur. Il ne prend aucun soin de lui-même.

– Je voudrais bien qu’il en prît davantage, dit Martin : je ne sais pas pourquoi, j’ai peut-être tort, car peut-être alors ne l’aimerions-nous pas à moitié autant.

– Il gagne à être connu, monsieur, insinua Mark.

– Oui, dit Martin après un court silence. Je le sais bien, Mark. »

Il y avait dans sa parole un tel accent de regret, que son compagnon crut devoir abandonner ce thème et resta silencieux à son tour durant quelque temps, jusqu’à ce qu’une autre idée lui fût venue.

« Ah ! monsieur ! … dit Mark avec un soupir. Mon Dieu ! vous avez risqué gros jeu pour l’amour d’une jeune dame ! … »

Martin répondit avec tant d’empressement et d’énergie, que pour cela il s’assit sur son séant dans son lit :

« Je vous dirai, Mark, que je n’en suis pas du tout certain. Je commence à n’avoir pas là-dessus les idées bien nettes. Ce dont vous pouvez être certain, c’est qu’elle, elle est très-malheureuse. Elle a sacrifié le repos de son cœur ; elle a compromis au plus haut degré ses intérêts ; elle ne peut, comme je l’ai fait, s’éloigner brusquement de ceux qui son jaloux d’elle et ses ennemis déclarés. Elle a à souffrir, Mark ; à souffrir, la pauvre fille ! sans pouvoir agir. Je commence à croire que le fardeau qu’elle a à supporter est bien plus lourd que ne le fût jamais le mien. Sur mon âme, je le crois ! »

M. Tapley ouvrait de grands yeux dans l’ombre, mais sans interrompre son interlocuteur.

« Et, ajouta Martin, puisque nous sommes sur ce sujet, je vous dirai un secret. Cette bague…

– Quelle bague, monsieur ? demanda Mark, ouvrant des yeux plus grands encore.

– Cette bague qu’elle me donna quand nous nous séparâmes. Elle l’avait achetée ; elle l’avait achetée, sachant que j’étais pauvre et fier (Dieu me pardonne, fier ! ) et que j’avais besoin d’argent.

– Qui vous a dit cela, monsieur ? demanda Mark.

– Je le dis, moi. Je le sais. J’y ai pensé, mon cher ami, des centaines de fois, pendant que vous étiez malade. Et moi qui, comme une brute, la lui pris des mains et la mis à la mienne, sans jamais y songer qu’au moment où je m’en séparai, et où une faible lueur de vérité m’apparut comme un éclair ! … Mais il est tard, dit Martin s’interrompant, et vous êtes faible et fatigué, je le sais. Vous ne parlez que pour me ranimer. Bonne nuit ! Dieu vous bénisse, Mark !

– Dieu vous bénisse, monsieur ! Mais je suis trompé dans toutes les règles, pensa M. Tapley, se retournant avec un visage plein de joie. C’est un abus de confiance, me voilà volé. Je n’étais pas entré chez lui pour cette sorte de service. Il n’y a plus de mérite à être jovial avec lui ! »

Le temps s’écoula, et d’autres steamboats, arrivant du lieu sur lequel les espérances des deux voyageurs étaient concentrées, vinrent prendre leur provision de bois : mais aucun d’eux n’apportait de réponse à la lettre. La pluie, la chaleur, l’impur limon et la vapeur malsaine, avec une nourriture mauvaise et dangereuse, exerçaient leurs ravages. La terre, l’air, la végétation, l’eau même que buvaient les colons, tout était chargé de propriétés meurtrières. L’amie de Tapley, sa compagne de route, avait depuis longtemps perdu deux enfants, et elle venait d’enterrer le dernier. Mais ces détails sont trop communs pour avoir besoin d’être relevés ou longuement enregistrés. Les citoyens habiles s’enrichissent, et leurs victimes sans amis souffrent et meurent et sont oubliées. Voilà tout.

Enfin un bateau arriva haletant sur la triste rivière et s’arrêta à Éden. Mark, à son arrivée, le guettait du seuil de la hutte de bois ; on lui tendit, du bord, une lettre qu’il porta bien vite à Martin.

Ils se contemplaient l’un l’autre en tremblant.

« Cette lettre paraît lourde, » murmura Martin.

Ils l’ouvrirent. Il s’en échappa une petite liasse de bank-notes qui tomba à terre.

Ce qu’ils dirent, ou firent, ou pensèrent tout d’abord, aucun d’eux n’en eut l’idée. Tout ce que Mark put dire plus tard, c’est qu’il avait couru, hors d’haleine, jusqu’au rivage, avant que le bateau se fût éloigné, pour demander quand il reviendrait et pourrait le reprendre à son bord avec son compagnon.

On lui répondit : « Dans dix ou douze jours. » Nonobstant la longueur de ce terme, ils commencèrent, dès la nuit même, à réunir leurs effets et à faire leurs paquets. Quand cet accès d’ardeur fut passé, chacun d’eux se mit à penser (ils se le rappelèrent plus tard) qu’il ne manquerait pas de mourir avant le retour du bateau.

Ils vivaient encore cependant quand le bateau revint, après un laps de trois semaines qui s’étaient traînées bien lentement. Par un jour d’automne, au lever du soleil, ils s’installaient sur le pont.

« Courage ! nous nous reverrons ! cria Martin en adressant de la main un adieu à deux maigres figures debout sur le rivage. Nous nous reverrons dans le vieux monde !

– Ou dans l’autre, ajouta Mark à demi-voix. Quand on les voit là l’un près de l’autre et si tranquilles, c’est pire que tout le reste ! »

Comme le bâtiment se remettait en marche, Martin et Mark se contemplèrent mutuellement, puis ils regardèrent en arrière le lieu d’où le bateau fuyait rapidement. La maison de bois avec sa porte ouverte et les arbres languissants qui l’entouraient ; le brouillard épais du matin et le soleil tout rouge qui à travers ce voile semblait éclipsé ; la vapeur qui s’élevait de la terre et de l’eau ; la rivière rapide qui rendait les bords hideux qu’elle baignait plus plats et plus tristes encore : que de fois tout cet ensemble revint dans leurs rêves ! Et que de fois ce fut pour eux un bonheur de s’éveiller alors et de trouver que ce n’étaient que des ombres qui s’étaient évanouies !