Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/49

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CHAPITRE XXIV.
Où mistress Harris, conjointement avec une théière, amène une brouille entre des amies.


L’appartement de mistress Gamp dans Kingsgate-Street, High-Holborn, portait, au figuré, un costume de cérémonie. Il avait été balayé et décoré pour recevoir une grande visite. Cette grande visite était celle de Betsey Prig, mistress Prig, de Barlemy, ou, comme d’autres disaient, de Barklemy, ou comme on disait encore, de Bardlemy, toutes variantes intimes et badines du petit nom de l’hôpital Saint-Barthélemy, entre collègues de la confrérie de gardes-malades dont Betsey Prig était l’un des plus gracieux ornements.

L’appartement de mistress Gamp n’était point spacieux ; mais pour un cœur facile à satisfaire un cabinet est un palais, et un premier étage sur le devant, dans la maison de M. Sweedlepipe, pouvait paraître à l’imagination de mistress Gamp un monument majestueux. Si ce n’était pas tout à fait la même chose pour les esprits difficiles qui ne sont jamais contents, ce logis offrait du moins un agencement commode, capable de satisfaire qui que ce soit, eu égard aux dimensions du local ; ou bien il aurait donc fallu être d’une exigence insensée. Il ne s’agissait que de se rappeler la place du lit pour éviter tout accident ; c’était là le grand secret. En ayant soin de ne pas oublier le lit, vous aviez même la place de vous baisser si vous aviez laissé choir quelque chose pour regarder sous la petite table ronde, sans trop vous heurter contre la commode, ou sans risquer d’aller vous faire soigner à Saint-Barthélemy en tombant dans le feu de la cheminée.

Ce qui, d’ailleurs, aidait beaucoup les visiteurs à se tenir prudemment et constamment en garde contre ce meuble, c’était sa grandeur. Ce n’était pas un lit-canapé, ni un bois de lit français, ni un lit à quatre colonnes, mais ce qu’on pourrait appeler poétiquement une tente : la sangle en était basse et bombée, ce qui ne permettait pas à la malle de mistress Gamp de passer dessous tout entière ; elle était obligée de rester en chemin, de manière à choquer la raison et à mettre en danger les jambes d’un étranger. La charpente destinée à soutenir le baldaquin et les rideaux, s’il y en avait eu, était ornée de pommes en bois sculpté, lesquelles à la moindre provocation, et souvent même sans provocation aucune, se mettaient à dégringoler, alarmant le pacifique visiteur par des terreurs inexplicables.

Le lit était lui-même décoré d’un couvre-pied tout rapiéceté et de la plus vénérable antiquité : à la tête, du côté le plus rapproché de la porte, pendait un étroit rideau de calicot bleu, pour empêcher les zéphyrs qui prenaient leurs ébats dans Kingsgate-Street, de caresser trop rudement le visage de mistress Gamp. Quelques vieilles robes et autres articles de toilette de cette dame étaient suspendus à des patères ; et ces effets d’habillement s’étaient, par un long usage, si bien moulés sur les contours de la dame, que plus d’un mari impatient, entrant précipitamment en ce lieu, vers l’heure du crépuscule, resta d’abord muet d’horreur, en croyant voir mistress Gamp pendue en personne. Un gentleman, venu pour une de ces commissions pressées, dont le motif se devine aisément, avait dit que ces vêtements ressemblaient à des anges gardiens qui « protégeaient mistress Gamp pendant son sommeil. » Mais, ajoutait mistress Gamp, s’il s’était permis cette familiarité la première fois, il s’était bien gardé de le répéter, quoiqu’il eût souvent réitéré ses visites.

Dans l’appartement de mistress Gamp, les sièges étaient extrêmement grands et avaient un dossier très-large ; raison suffisante pour que leur nombre ne montât pas à plus de deux. C’étaient des fauteuils d’acajou antique ; ils se distinguaient surtout par la nature lisse et glissante de leur coussin qui, dans l’origine, avait été composé d’un tissu de crin, mais qui était maintenant couvert d’un enduit luisant et d’une teinte bleuâtre, sur lequel le visiteur commençait à glisser, à sa profonde stupéfaction, aussitôt après s’y être assis. Ce qui lui manquait en fauteuils, mistress Gamp le rachetait en cartons ; elle en possédait une nombreuse collection, destinée à recevoir les objets les plus divers comme les plus précieux. Cependant ces objets n’étaient pas tout à fait aussi bien protégés que la bonne dame paraissait le croire par une agréable fiction : car, bien que chaque carton eût son couvercle soigneusement fermé, aucun d’eux n’avait de fond ; ce qui faisait que sa propriété personnelle n’était guère, pour ainsi dire, abritée que par des éteignoirs d’un nouveau genre. La commode, ayant été faite dans l’origine pour être posée en guise de buffet sur un avant-corps, avait un certain air de meuble nain, maintenant qu’elle était isolée ; mais la sécurité qu’elle offrait lui donnait un grand avantage sur les cartons. En effet, comme les poignées en avaient été arrachées depuis longtemps, il était très-difficile d’y rien prendre. L’opération ne pouvait s’accomplir que de deux manières : soit en penchant le meuble tout entier jusqu’à ce que les tiroirs tombassent tous à la fois, soit en ouvrant chaque tiroir l’un après l’autre avec une lame de couteau, comme on ouvre les huîtres.

Mme Gamp entassait tous ses ustensiles de ménage dans un petit buffet près de la cheminée, en commençant par mettre sous la dernière planche, comme de raison, le charbon de terre au rez-de-chaussée, et montant par étages jusqu’aux spiritueux que, par des motifs de délicatesse, elle tenait dissimulés dans une théière. Le dessus de la cheminée était orné d’un petit almanach, que mistress Gamp avait de sa propre main marqué çà et là de signes indiquant la date à laquelle telle ou telle dame devait être soulagée. Le chambranle en était décoré également de trois portraits : l’un, colorié, représentant mistress Gamp elle-même au temps de sa jeunesse ; l’autre, bronzé, était une dame coiffée de plumes, probablement Mme Harris en toilette de bal ; et le troisième, en noir, image de feu M. Gamp. Ce dernier portrait avait été exécuté en pied, afin que la ressemblance en fût plus frappante et moins contestable par la reproduction de la jambe de bois.

Un soufflet, une paire de socques, une fourchette à rôties, un chaudron, un poêlon à bouillie, une cuiller destinée à administrer les médecines aux malades récalcitrants ; et enfin le parapluie qui, en sa qualité d’objet rare et précieux, était étalé en évidence ; tels étaient les objets qui complétaient la décoration du dessus de cheminée et du mur adjacent. Mme Gamp leva les yeux avec satisfaction sur ces ornements quand elle eut préparé le plateau à thé et terminé ses dispositions pour recevoir Betsey Prig, en exhibant deux livres au moins de saumon de Newcastle, où elle n’avait pas épargné la saumure.

« Voilà ! Maintenant vous n’avez qu’à venir, Betsey, et ne tardez pas ! dit mistress Gamp, apostrophant son amie absente. Car je ne sais pas ce que c’est que d’attendre, ma parole d’honneur. Quelque part que j’aille, je tiens à ce qu’on soit ponctuel avant tout. Il faut peu de chose pour me satisfaire, mais je veux que ce soit du meilleur et servi à la minute, quand l’heure sonne ; autrement, nous ne nous quittons pas bons amis, et je garde toujours cela sur le cœur. »

Ses préparatifs étaient donc, comme elle venait de le dire, des meilleurs, car ils comprenaient un bon petit pain tendre, une assiette de beurre frais, un bol de beau sucre blanc et autres agréments pareils. Le tabac même, dont elle prit une pincée pour se rafraîchir, était de si bonne qualité qu’elle en huma une seconde prise.

« Voici la petite sonnette qui carillonne, dit mistress Gamp se précipitant sur l’escalier et regardant par dessus la rampe. Betsey Prig, ma… Eh quoi ! c’est ce Sweedlepipe de malheur, je crois !

– Oui, c’est moi, dit doucement le barbier ; je viens de rentrer.

– Vous rentrez toujours, j’imagine, grommela entre ses dents mistress Gamp, excepté quand vous sortez. Je ne peux pas souffrir cet homme-là.

– Mistress Gamp ! dit le barbier. Mistress Gamp !

– Eh bien ! s’écria Mme Gamp d’un ton de mauvaise humeur en descendant l’escalier. Qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce que le feu est à la Tamise ? Est-ce qu’elle frit elle-même ses propres poissons, monsieur Sweedlepipe ? … Mais qu’est-ce qui lui est donc arrivé ? … Il est blanc comme de la craie ! »

Elle achevait cette dernière question, quand elle trouva au bas de l’escalier le barbier pâle et défait, dans son grand fauteuil à raser.

« Vous vous souvenez… dit Poll, vous vous souvenez du jeune…

– Pas du jeune Wilkins ! s’écria Mme Gamp. N’allez toujours pas me parler du jeune Wilkins. Si la femme du jeune Wilkins est prise de…

– Il ne s’agit de la femme de personne ! s’écria à son tour le petit barbier. Bailey… le jeune Bailey ! …

– Eh bien ! quoi ? repartit aigrement mistress Gamp. Voulez-vous dire que ce gamin-là a fait quelque escapade, quelque folie, monsieur Sweedlepipe ?

– Il n’a pas fait la moindre chose ! s’écria le pauvre Poll tout désespéré. Pourquoi me pressez-vous ainsi, quand vous me voyez hors de moi et presque incapable de parler ? … Il ne fera plus rien dorénavant. Tout est fini pour lui. Il est tué… La première fois que je vis cet enfant, je lui pris trop cher pour une linotte. Je lui demandai trois sous au lieu de deux, parce que j’avais peur qu’il ne se mît à marchander ; mais il n’en fit rien. Et maintenant le voilà mort ! Et quand vous réuniriez dans cette boutique toutes les machines à vapeur et les fluides électriques qu’il y a au monde, pour les faire fonctionner de leur mieux, ils ne pourraient équilibrer le déficit du demi-penny que je lui dois, en conscience. »

M. Sweedlepipe se tourna vers l’essuie-mains et s’en frotta les yeux.

« Et quel garçon d’esprit c’était ! dit-il. Quel surprenant jeune drôle ! Comme il jasait ! Que de choses il savait ! Je l’ai rasé dans ce fauteuil même… par pure plaisanterie : une plaisanterie de sa façon ; d’ailleurs, il n’avait pas son pareil. Et penser qu’il ne sera jamais rasé pour de vrai ! Tous mes oiseaux auraient pu mourir, et j’aurais mieux aimé ça, s’écria le petit barbier en promenant son regard sur les cages et s’épongeant de nouveau les yeux avec l’essuie-mains ; j’aurais mieux aimé ça que d’apprendre cette nouvelle !

– Où l’avez-vous apprise ? demanda Mme Gamp. Qui vous a dit la chose ?

– J’étais allé dans la Cité, dit le petit barbier, me rendant près de la Bourse, chez un gent[1] du sport qui avait besoin de quelques pigeons à vol lent pour s’exercer au tir. Mon affaire finie, j’allai boire une petite goutte de bière, et c’est là que j’entendis quelqu’un parler de ce sujet. C’est dans les journaux.

– Vous voilà dans un bel état, monsieur Sweedlepipe ! dit mistress Gamp en secouant la tête. Mon avis est qu’une demi-douzaine de sangsues fraîches, bien vivantes, appliquées aux tempes, ne seraient pas de trop pour vous éclaircir l’esprit. C’est moi qui vous le dis ! Eh bien ! de quoi parlait-on, et qu’est-ce qu’il y avait dans les journaux ?

– Toute l’affaire ! s’écria le barbier. Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Lui et son maître ont versé étant en voyage ; on l’a porté à Salisbury, où il allait rendre le dernier soupir au départ du courrier. Il n’avait pas pu prononcer un mot, pas un seul mot. C’est là le pis, selon moi ; mais ce n’est pas tout. On ne peut pas retrouver son maître. L’autre directeur de leur bureau dans la Cité, Crimple, David Crimple, a filé avec la caisse, et on l’a affiché sur les murs avec récompense honnête pour qui le ramènera. On a mis également un avis pour M. Montague, le maître du pauvre jeune Bailey (quel garçon cela faisait ! ). Il y en a qui disent qu’il s’est sauvé aussi et qu’il a été rejoindre son ami à l’étranger ; d’autres, qu’il ne peut en avoir eu le temps ; et on le cherche partout. Leur office est à bas ; une vraie flouerie. Mais qu’est-ce que c’est qu’une compagnie d’assurances sur la vie, comparée à une vie ? et à la vie du jeune Bailey encore !

– Il était né dans une vallée de misère, dit Mme Gamp avec une froideur philosophique, et il a vécu dans une vallée de misère ; il n’a fait que subir les conséquences d’une telle situation. Mais n’avez-vous pas entendu parler de M. Chuzzlewit dans tout ceci ?

– Non, dit Poll, je n’ai pas entendu parler de lui. Son nom n’était pas imprimé parmi ceux des membres du bureau, bien qu’il y ait des gens qui disent qu’il était au moment d’en être. Les une croient qu’il a été attrapé, les autres qu’il était un des attrapeurs ; mais, en tout cas, on ne peut rien prouver contre lui. Ce matin, il s’est présenté de lui-même par-devant le lord-maire ou quelqu’une des grosses perruques de la Cité ; il s’est plaint d’avoir été filouté ; il a dit que ces deux individus s’étaient sauvés après l’avoir trompé, et qu’il venait de découvrir que le nom de Montague n’était pas Montague, mais un autre. On dit encore qu’il avait l’air d’un déterré, sans doute à cause de ses pertes. Mais, Dieu me pardonne ! s’écria le barbier revenant à l’objet de son chagrin particulier, qu’est-ce que ça me fait à moi, l’air qu’il a ? Il pourrait être mort cinquante fois, et bonsoir ! Ça n’aurait pas été une perte comme celle de Bailey ! … »

En ce moment, la petite sonnette recommença son train ; l’organe sonore de mistress Prig interrompit la conversation.

« Oh ! vous parliez de ça, vous autres ! … Eh bien, j’espère que vous en avez fini, car cela ne m’intéresse pas du tout, moi.

– Ma chère Betsey, dit mistress Gamp, comme vous arrivez tard ! »

La digne mistress Prig répondit avec une certaine aigreur que, s’il y avait des mauvais sujets qui se permettaient de mourir au moment où l’on devait le moins s’y attendre, ce n’était pas sa faute. Et elle ajouta « qu’il était déjà assez désagréable d’être en retard quand on allait prendre le thé chez quelqu’un, sans en recevoir encore des reproches ! »

Mme Gamp, devinant, d’après cette réplique, que Mme Prig n’était pas bien montée pour le quart d’heure, emmena aussitôt son amie, dans l’espérance que la vue du saumon salé opérerait chez Betsey une douce métamorphose.

Mais Betsey Prig s’attendait au saumon salé ; c’était certain, car, à peine eut-elle jeté un regard sur la table, qu’elle dit tout d’abord :

« Je savais bien qu’elle n’aurait pas de concombres ! »

Mme Gamp changea de couleur et se laissa tomber sur son lit.

« Dieu vous bénisse, Betsey Prig ! vous dites vrai. Je les avais complètement oubliés ! »

Mme Prig, regardant fixement son amie, plongea la main dans sa poche et, avec un air de triomphe hargneux, tira de ce réceptacle la plus vieille des laitues ou le plus jeune des choux, en tout cas un légume vert d’une nature luxuriante et de proportions si magnifiquement splendides, qu’elle fut obligée de le fermer comme un parapluie avant de pouvoir le tirer de sa prison. Elle exhiba aussi une poignée de moutarde et de cresson, quelques brins de l’herbe appelé pissenlit, trois bottes de radis, un oignon beaucoup plus gros qu’un navet moyen, trois tranches substantielles de betteraves, et une griffe ou plutôt un andouiller de céleri. Quelques minutes auparavant, tout ce potager avait été acheté à une exposition publique, comme salade à quatre sous, par mistress Prig, à la condition que le vendeur pût faire entrer en entier la marchandise dans la poche de la dame. L’opération s’était heureusement accomplie dans High-Holborn, à la profonde stupeur et admiration des cochers de fiacre de la place voisine. Et Betsey tira si peu vanité de son habile marché, qu’elle ne sourit même pas. Elle se contenta de retourner sa poche et de recommander que ces productions de la nature fussent immédiatement coupées par tranches et plongées dans un bain de vinaigre, pour leur consommation immédiate.

« Et n’allez pas laisser tomber de votre tabac là dedans, dit Mme Prig. Dans le gruau, l’eau d’orge, le thé de pommes, le bouillon de mouton et le reste, peu importe. Cela ne fait que donner du ton au malade. Mais moi, je ne l’aime pas.

– Betsey Prig, s’écria Mme Gamp, comment pouvez-vous parler ainsi ?

– Quoi ! est-ce que vos malades, quel que soit leur mal, n’éternuent pas toujours à se rompre la tête en reniflant votre tabac ?

— Eh bien ! après, s’ils éternuent ? dit Mme Gamp.

– Ça ne fait rien, dit Mme Prig, mais ne le niez pas, Sairah.

– Qui est-ce qui le nie ? » demanda Mme Gamp.

Mme Prig ne répondit pas.

« Qui est-ce qui le nie, Betsey ? » demanda de nouveau Mme Gamp.

En retournant ainsi la question, mistress Gamp lui donna un caractère plus solennellement grave et terrible :

« Betsey, qui est-ce qui le nie ? »

Un dissentiment très-marqué était sur le point d’éclater entre les deux dames ; mais l’impatience qu’éprouvait mistress Prig de se mettre à table l’emportait en ce moment sur son ardeur de controverse ; elle se contenta donc de répondre : « Personne ne le nie si vous ne le niez pas vous-même, Sairah, » et elle se disposa à prendre le thé. En effet, une querelle peut toujours se remettre indéfiniment, mais non pas un morceau de saumon.

La toilette de Betsey était très-élémentaire. Elle n’avait qu’à jeter son chapeau et son châle sur le lit et à donner deux petits coups à ses cheveux, l’un à droite, l’autre à gauche, comme si elle tirait deux cordons de sonnette, et le tour était fait. Le thé était déjà prêt ; Mme Gamp eut bientôt assaisonné la salade, et les amies ne tardèrent pas à être en plein exercice.

L’humeur des deux convives s’était radoucie, au moins pour quelque temps, au sein des plaisirs de la table. Lorsque le repas avança vers son terme (ce qui ne fut pas mal long) et que Mme Gamp eut desservi, la bonne dame tira la théière de la planche supérieure du buffet, avec une couple de verres à vin ; alors elles furent l’une et l’autre on ne peut plus aimables.

« Betsey, dit Mme Gamp en remplissant son propre verre, et passant ensuite la théière à son amie, je vais proposer un toast. À ma camarade de cœur Betsey Prig !

– Je l’accepte, dit Mme Prig, avec amour et tendresse, en changeant seulement le nom contre celui de Sairah Gamp. »

À partir de cet instant, des symptômes d’incandescence commencèrent à briller sur le nez de chacune de ces dames ; et peut-être même aussi dans leur humeur, malgré toutes les apparences contraires.

« Maintenant, Sairah, dit Mme Prig faisant marcher les affaires avec le plaisir, quelle peut-être la besogne pour laquelle vous réclamez mon concours ? »

Mme Gamp laissant percer sur sa physionomie une certaine intention de répondre d’une manière évasive, Betsey ajouta :

« S’agit-il de mistress Harris ?

– Non, Betsey Prig, pas du tout.

– Eh bien, dit Mme Prig avec un petit sourire, j’en suis ma foi contente.

– Pourquoi donc en seriez-vous contente, Betsey ? répliqua chaudement Mme Gamp. Puisque vous ne la connaissez que par ouï-dire, pourquoi seriez-vous contente de ne pas la voir ? Si vous avez quelque chose à énoncer contre le caractère de Mme Harris, qui ne peut, à ma connaissance, être attaquée ni par devant ni par derrière, ni autrement, ne craignez pas de vous exprimer à haute voix et franchement, Betsey. J’ai connu cette femme, la plus douce, la meilleure de toutes les créatures, continua Mme Gamp en secouant la tête et versant des larmes, je l’ai connue bien avant son premier ; à telle enseigne que M. Harris, qui n’avait pas plus de cœur qu’une poule intimidée, s’enfuit pour ne rien entendre dans la niche du chien qui n’y était pas, et ne voulut ni déboucher ses oreilles ni sortir qu’on ne lui eût montré le poupon, lequel fut saisi de coliques ; mais le docteur le prit par le cou et l’étendit sur le carreau, et l’on dit à la mère de se rassurer, car les cris de l’enfant étaient sonores comme des tuyaux d’orgue. Et je l’ai connue encore, Betsey Prig, quand son mari a blessé les sentiments de son cœur en disant de son neuvième que c’en était un de trop, sinon deux, tandis que ce cher petit innocent roucoulait et prospérait quoique bancal ; mais je ne vois pas, Betsey, que vous ayez sujet de dire que vous soyez enchantée que mistress Harris ne vous appelle pas. Jamais de la vie elle ne vous appellera, comptez là-dessus ; car dans ses indispositions elle a et aura toujours à la bouche ces mots : « Qu’on aille chercher Sairey ! »

Pendant ce plaidoyer pathétique, Mme Prig, feignant habilement d’être le jouet de cette distraction causée par l’attention excessive qu’on prête à un sujet de conversation, attirait insensiblement à elle la théière. Mme Gamp, de son côté, observait ce manège, et en conséquence elle eut soin d’y mettre promptement bon ordre.

« Eh bien ! dit froidement Mme Prig, puisqu’il n’est pas question d’elle, de qui ou de quoi s’agit-il alors ? »

Après avoir dirigé sur la théière un regard ferme et expressif, Mme Gamp répondit :

« Vous m’avez entendue, Betsey, parler d’une personne que je soignai vers l’époque où vous et moi nous nous relayions auprès du jeune homme qui était au Bull avec la fièvre ?

– Le vieux Snuffey[2] ? » dit Mme Prig.

Sarah Gamp lui lança un regard plein de colère ; car dans cette méprise de Mme Prig, elle vit clairement une nouvelle épigramme mordante dirigée à dessein contre son défaut mignon, une allusion peu généreuse déjà produite par Betsey et qui avait tout d’abord détruit la bonne harmonie au commencement de la soirée. Elle le reconnut mieux encore quand, ayant donné une leçon polie mais ferme à cette dame en prononçant distinctement le mot : « Chuffey, » elle entendit mistress Prig recevoir cette correction avec un rire infernal.

Les meilleurs d’entre nous ont leurs imperfections, et il faut reconnaître chez Mme Prig que, s’il y avait une ombre dans la bonté de son esprit, c’est qu’elle avait l’habitude de ne point verser à ses malades tout son fiel et tout son acide (comme eût dû le faire une collègue aimable), mais d’en garder une bonne part au service de ses amis. Il n’était pas impossible non plus que le saumon fortement épicé, la salade confite dans le vinaigre, eussent, par un supplément d’acidité, excité et accru ce défaut chez Mme Prig ; les caresses répétées à la théière n’en étaient pas non plus tout à fait innocentes. En effet, les propres amis de Betsey avaient remarqué que cette dame poussait très-loin l’esprit de contradiction lorsqu’elle était surexcitée. Il est certain qu’elle prenait alors un maintien railleur et agressif, croisant ses bras et tenant un œil fermé ; attitude d’autant plus blessante qu’elle avait une certaine prétention de défi malicieux.

Mme Gamp n’en fut pas dupe, et jugea tout de suite qu’il devenait absolument nécessaire de remettre à sa place mistress Prig, et de lui faire sentir sa position réelle dans la société, aussi bien que ses devoirs et obligations envers son amie Sairah. Elle prit donc un air important et protecteur pour répondre à Mme Prig en ces termes plus explicites :

« M. Chuffey est faible d’esprit. Excusez-moi si je vous fais remarquer qu’il n’est pas aussi faible que bien des gens le prétendent ; ces gens-là ne le croient pas au fond aussi faible qu’ils le disent. Ce que je sais, je le sais ; ce que vous ignorez, vous l’ignorez. Ainsi, Betsey, ne m’en demandez pas plus long. Cependant les amis de M. Chuffey m’ont fait des propositions pour lui donner mes soins, et ils m’ont dit : « Mistress Gamp, voulez-vous vous charger de cela ? Nous ne songerions pas, qu’ils me dirent, à confier Chuffey à une autre que vous ; car vous êtes, Sairah, l’or qui a passé par le creuset. Voulez-vous vous charger de ça aux conditions qu’il vous plaira, pour le jour et la nuit et sans aide ? – Non, répondis-je ; impossible ; ne me le demandez pas. Il y a, que je dis, une seule créature au monde dont je voulusse me charger à ces conditions-là, elle s’appelle Harris. Mais, que je dis, j’ai une amie, du nom de Betsey Prig, que je puis recommander et qui m’aidera. Betsey, dis-je, mérite toute confiance étant sous ma direction, et elle se laissera conduire comme je puis le désirer. »

Ici Mme Prig, sans rien modifier dans son attitude agressive, feignit encore d’éprouver une certaine distraction et étendit la main vers la théière. C’était plus que Mme Gamp n’en pouvait supporter. Elle arrêta au passage la main de Mme Prig, et dit avec une grande émotion :

« Non pas, Betsey ! … il ne faut pas boire à la sourdine, comme ça, s’il vous plaît. »

Mme Prig, ainsi déjouée, se renversa dans son fauteuil ; refermant son œil d’une façon plus marquée, et croisant ses bras plus étroitement encore, elle se mit à balancer lentement sa tête à droite et à gauche, tout en attachant sur son amie un sourire méprisant.

« Mistress Harris, Betsey… continua Mme Gamp.

– Vous m’ennuyez avec votre mistress Harris ! » dit Betsey Prig.

Mme Gamp venait de lui lancer un regard empreint à la fois de surprise, d’incrédulité et d’indignation, quand Mme Prig, fermant de plus en plus son œil et croisant plus fortement encore ses bras, prononça ces paroles mémorables et terribles :

« Je ne crois pas qu’il ait jamais existé de mistress Harris ! »

Après avoir formulé cette déclaration, elle se pencha en avant et fit claquer ses doigts à trois reprises, et chaque fois plus près du visage de Mme Gamp ; puis elle se leva pour prendre son chapeau, comme si elle sentait qu’il y avait désormais entre elles deux un abîme infranchissable.

Ce coup fut tellement violent et subit, que Mme Gamp resta comme clouée sur son fauteuil sans rien voir, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte comme pour reprendre haleine. Pendant ce temps, Betsey Prig avait remis son chapeau, et elle était en train de fixer son châle autour de sa taille. Alors Mme Gamp, prenant son élan au moral comme au physique, l’apostropha ainsi :

« Eh quoi ! misérable créature, aurai-je donc connu mistress Harris depuis trente-cinq ans, pour finir par m’entendre dire qu’il n’existe personne de ce nom ? Serai-je restée son amie au milieu de tous les chagrins, grands ou petits, pour en arriver à une déclaration pareille, que dément son charmant portrait suspendu ici devant vos yeux comme pour faire honte à vos paroles impudentes ? Mais vous avez bien raison de croire qu’une telle créature n’existe pas, car elle ne s’abaisserait point à prendre garde à vous, et souvent elle m’a dit, quand je vous nommais, ce que j’ai fait bien à tort et que j’en ai de regret : « Quoi ! Sairah Gamp ! vous vous ravalez jusqu’à cette femme ! » Allons, partez !

– Je pars, madame. Voyez plutôt ! dit Mme Prig, qui s’arrêta en parlant ainsi.

– Vous faites bien, madame, dit mistress Gamp.

– Savez-vous à qui vous parlez, madame ? demanda la visiteuse.

– Apparemment, madame, dit mistress Gamp, la toisant avec dédain, de la tête aux pieds. Je parle à Betsey Prig. C’est probable. Je la connais. Personne ne la connaît mieux que moi. Allez, partez !

– Et vous vouliez me prendre sous votre protection ! s’écria Mme Prig, toisant à son tour Mme Gamp. Vous vouliez, vous ! … Oh ! c’était trop de bonté. Eh bien ! que le diable emporte votre protection… ajouta Mme Prig ? passant de la raillerie à un ton féroce. A-t-on jamais vu ?

– Allons, partez ! dit Mme Gamp. Je rougis pour vous.

– Vous feriez mieux de rougir un peu pour vous-même, tandis que vous y êtes ! dit Mme Prig. Vous et tous vos Chuffey. Ah ! ah ! ce pauvre vieux n’était donc pas déjà assez fou ?

– Il le deviendrait bientôt assez, dit Mme Gamp, si vous aviez quelque chose de commun avec lui.

– Et c’est pour cela qu’on m’appelait, n’est-ce pas ? s’écria Mme Prig d’un accent de triomphe. Oui, mais vous serez déçue. Je n’irai pas auprès de lui. Nous verrons comment ça marchera sans moi. Je n’aurai rien de commun avec lui.

– Vous n’avez jamais dit une parole plus exacte. Allons, partez ! »

Mme Gamp n’eut point la satisfaction de voir Mme Prig sortir de la chambre, malgré le vif désir qu’elle en avait exprimé : car Mme Prig, dans sa brusque précipitation, s’étant heurtée contre le lit et ayant fait tomber quelques-unes des pommes de bois sculpté, trois ou quatre de ces ornements vinrent cogner si violemment la tête de mistress Gamp, qu’avant qu’elle eût pu se remettre de cette douche de bois, son ex-amie était déjà loin.

Il lui fut donné cependant d’entendre Betsey avec sa voix sonore proclamer dans l’escalier, le long du couloir et jusque dans Kingsgate-Street, ses griefs et sa ferme volonté de n’avoir rien de commun avec M. Chuffey ; elle eut aussi la satisfaction d’apercevoir dans son appartement, au lieu et place de Mme Prig, M. Sweedlepipe et deux gentlemen.

« Dieu me bénisse ! s’écria le petit barbier. Quel grabuge ! Avez-vous fait assez de tapage pour des dames, mistress Gamp ! Ces deux gentlemen que voici ont attendu sur l’escalier, en dehors, presque tout le temps, essayant en vain de se faire entendre de vous au beau milieu de votre charivari ! Mon petit bouvreuil, qui tire lui-même son seau d’eau, en mourra, bien sûr. Dans sa frayeur, il lui a pris une ardeur nerveuse, et il s’est mis à tirer plus d’eau qu’il n’en pourrait boire en l’espace de douze mois. Il aura cru que le feu était à la maison ! »

Cependant Mme Gamp était tombée dans son fauteuil ; et là, joignant les mains et levant au ciel ses yeux inondés de larmes, elle exhala la lamentation suivante :

« Oh ! monsieur Sweedlepipe ! monsieur Westlock aussi, si mes yeux ne m’abusent ; et un ami que je n’ai pas le plaisir de connaître ! Il n’est pas de créature au monde qui puisse savoir ce que j’ai eu à supporter tout ce soir de Betsey Prig ! Bienheureuse encore si elle n’avait outragée que moi dans la boisson, car il me semble bien qu’en entrant, elle sentait furieusement la liqueur, mais je ne pouvais pas le croire, moi qui suis à cent lieues d’en avoir l’habitude (mistress Gamp, par parenthèse, avait très-bien fonctionné, et on en pouvait juger par l’odeur de théière qui parfumait toute la chambre). Mais les agneaux eux-mêmes ne lui pardonneraient pas les paroles qu’elles a dites sur le compte de mistress Harris. Non, Betsey, ajouta Mme Gamp avec une violente explosion de sensibilité, les vers eux-mêmes ne les oublieraient pas ! »

Le petit barbier se gratta la tête, la secoua, considéra la théière, et tout doucement se glissa hors de la chambre.

John Westlock, prenant un siège, s’assit à côté de mistress Gamp. Martin s’installa de l’autre côté, sur le pied du lit.

« Vous vous demandez sans doute avec étonnement ce que nous désirons, fit observer John. Je vous le dirai bientôt quand vous serez remise. Nous ne sommes pas à cela près de quelques minutes. Comment vous trouvez-vous ? Mieux, n’est-ce-pas ? »

Mme Gamp versa de nouvelles larmes, agita la tête et prononça d’une voix à peine distincte le nom de mistress Harris.

« Prenez un peu de… »

John ne savait comment appeler la chose.

« De thé, souffla Martin.

– Ce n’est pas du thé, dit Mme Gamp, l’œil fixé sur la théière.

– Enfin c’est une médecine quelconque, je suppose, s’écria John. Prenez-en un peu. »

Mme Gamp profita de la permission pour se verser un plein verre.

« À condition, dit-elle, que Betsey n’aura jamais d’autre besogne en commun avec moi.

– Certainement non, dit John. Je vous promets bien que je ne la prendrai jamais pour ma garde-malade.

– Et penser, dit Mme Gamp, qu’elle a pu me servir d’aide auprès de ce gentleman de vos amis, et qu’elle a été presque au moment d’entendre des choses qui… Ah ! »

John et Martin échangèrent un regard.

« Oui, dit John, nous l’avons échappé belle, madame Gamp.

– Certainement, nous l’avons échappé belle ! dit mistress Gamp. Ce qui a sauvé tout, c’est que j’avais la garde de nuit et que c’est moi qui entendais le malade dans ses divagations, tandis que Betsey n’avait que la garde de jour. Qu’aurait-elle dit et fait si elle avait su ce que je sais, cette perfide créature ? … Et cependant, ô mon Dieu ! s’écria Mme Gamp, trépignant sur le parquet comme si elle tenait sous elle Mme Prig, dire que je devais entendre sortir des lèvres de cette même femme tout ce qu’elle a proféré contre mistress Harris ! …

- N’y pensez plus, dit John. Vous savez que ce n’est pas vrai.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Mme Gamp. Oh ! non. Est-ce que je ne sais pas que cette chère femme m’attend en ce moment même, monsieur Westlock, et qu’elle me guette à la fenêtre qui donne sur la rue, ayant dans ses bras son petit Harris, le même qui m’appelle sa Gammy, et il a bien raison ? Dieu bénisse les petites jambes de ce précieux enfant, des jambes fermes comme un jambon de Salisbury ! … Oui, monsieur Westlock, j’ai été sa Gammy, depuis que je l’ai trouvé avec son petit soulier de laine dans sa gorge où il l’avait enfoncé lui-même en jouant, le pauvre poulet, un jour où on l’avait laissé seul sur le parquet, tandis qu’on cherchait le soulier dans la maison et qu’il étouffait joliment dans le parloir ! Ô Betsey Prig, quelle méchanceté vous avez montrée ce soir ! Mais jamais vous ne ternirez de votre ombre la porte de Salisbury, jamais, ô couleuvre rampante !

– Vous avez été cependant toujours bien bonne pour elle ! dit John en manière de consolation.

– C’est bien ce qu’il y a de plus vexant. Voilà ce qui me révolte, monsieur Westlock, répondit Mme Gamp, tendant machinalement son verre que Martin remplit.

– C’est vous qui l’avez choisie pour vous seconder auprès de M. Lewsome, dit John ; c’est vous qui l’avez choisie pour vous seconder auprès de M. Chuffey !

– Oui, je l’avais choisie ! … Mais je ne la choisirai plus. Plus d’association avec Betsey Prig, monsieur !

– Non, non, dit John. C’est fini.

– Et je ne sais pas si jamais il aurait dû y en avoir, ajouta Mme Gamp, avec ce ton solennel qui est particulier à un certain degré d’ivresse. Maintenant que la marque (Mme Gamp voulait sans doute dire le masque) est arrachée du visage de cette créature, je ne pense pas qu’il eût dû jamais y avoir d’association entre nous. Il y a dans les familles des raisons pour garder certains secrets sous le boisseau, et pour n’avoir près de soi que des personnes dont on sait qu’on peut être sûr et certain. Et qui donc pourrait se fier à Betsey Prig, après les paroles qu’elle a dites sur mistress Harris, dans ce fauteuil, là, devant mes yeux ? …

– Parfaitement juste, dit John, parfaitement. J’espère que vous aurez le temps de trouver une autre personne pour vous aider, madame Gamp ? »

Partagée entre son indignation et la théière, Mme Gamp commença à saisir moins distinctement ce qu’on lui disait. Elle leva sur John un regard mouillé de larmes, et, murmurant le nom cher à son souvenir que Mme Prig avait outragé et qui était comme un talisman contre tout souci terrestre, elle parut voyager dans l’espace.

« J’espère, répéta John, que vous aurez encore le temps de trouver quelqu’un pour vous aider ?

– Le délai est court, s’écria Mme Gamp en levant ses yeux languissants et serrant le poignet de M. Westlock avec une affection maternelle. C’est demain soir, monsieur, que je vais trouver ses amis. M. Chuzzlewit m’a donné rendez-vous de neuf à dix.

– De neuf à dix, répéta John en lançant à Martin un clin d’œil significatif ; et alors M. Chuffey sera sous bonne garde, n’est-ce pas ?

– Il faut qu’il soit sous bonne garde, je vous l’assure, répliqua Mme Gamp d’un air mystérieux. Il y a d’autres personnes que moi qui se trouveront bien d’être débarrassées de Betsey Prig. Je n’étais pas sûre de cette femme. Elle aurait vendu la mèche.

– Quelle mèche ? … dit John. Vous voulez parler du vieillard ? …

– Moi ! dit Mme Gamp. Oh ! … »

À l’appui de ce que cette réponse avait d’ironique, Mme Gamp secoua lentement la tête et retroussa plus visiblement encore les coins de sa bouche. Puis elle ajouta avec une extrême dignité de manières, après avoir siroté une petite goutte :

« Mais je ne veux pas vous retenir, messieurs ; votre temps est précieux. »

Convaincue, dans l’effervescence que lui causaient ses libations, que les deux gentlemen avaient besoin de l’emmener immédiatement, mais aussi résolue sagement à ne pas leur fournir de plus amples renseignements sur le sujet qui l’avait fait divaguer, Mme Gamp se leva ; et ayant rangé la théière à sa place accoutumée, et fermé le buffet avec beaucoup de gravité, elle procéda au genre de toilette que comportait sa profession.

Ses préparatifs furent bientôt achevés : ils ne comprenaient pas autre chose que le chapeau noir saturé de tabac, le châle noir pénétré du même parfum, les socques et le parapluie, cet ustensile indispensable à son état, pour aller précipiter un décès comme pour présider à une naissance. Une fois munie de cet attirail, elle revint à son fauteuil et, s’y asseyant de nouveau, elle déclara qu’elle était tout à fait prête.

« C’est un bonheur, dit-elle, de savoir qu’on peut être utile à une pauvre douce créature. Tout le monde n’en peut pas dire autant. Les tortures que Betsey Prig inflige à ses malades sont effrayantes ! »

En faisant cette remarque elle ferma les yeux, dans la vivacité de sa commisération pour les malades de Betsey, et elle oublia de les rouvrir jusqu’au moment où elle laissa tomber un socque ; son sommeil fut encore troublé par intervalles, comme dans la légende des Dormeurs du moine Bâcon, par la chute de l’autre socque et celle du parapluie ; mais une fois débarrassée de ces ennemis de son repos, elle goûta un sommeil paisible.

Les deux jeunes gens se regardaient l’un l’autre en souriant. Martin faisait tous ses efforts pour ne pas éclater, murmura à l’oreille de John Westlock :

« Quel parti prendrons-nous ?

– De rester ici, » répondit ce dernier.

On entendait Mme Gamp murmurer dans son sommeil : « Mistress Harris ! »

« Tenez ceci pour certain, dit à demi-voix John en attachant un regard prudent sur la garde-malade : c’est qu’il faut absolument que vous questionniez le vieux commis, dussiez-vous vous présenter sous le costume de mistress Harris elle-même. À tout événement, nous savons maintenant ce que nous avons à faire, grâce à cette querelle qui confirme le vieux dicton : « Quand les coquins se disputent, c’est tout profit pour les honnêtes gens. » Jonas Chuzzlewit n’a qu’à bien se tenir, et cette femme peut dormir aussi longtemps qu’il lui plaira. Nous finirons toujours par arriver à notre but. »

  1. Abréviation populaire pour gentleman.
  2. Barbouillé de tabac.