Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/54

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CHAPITRE XXIX.


Qui a pour l’auteur un vif intérêt, car c’est le dernier du livre.


La maison Todgers était en grand apparat ; toute la pension du Commerce était dans son coup de feu pour les préparatifs d’un déjeuner dînatoire. Enfin elle était arrivée, cette matinée bienheureuse où miss Pecksniff allait s’unir à Auguste par les liens sacrés du mariage.

Miss Pecksniff était dans une disposition d’esprit également digne de son caractère et de la circonstance ; elle était pleine de clémence et d’intentions conciliantes. Elle avait amassé je ne sais combien de brasiers ardents sur la tête de ses ennemis, mais dans son cœur il n’y avait ni dépit ni rancune ; fi donc !

Ainsi qu’elle le disait, les querelles sont une chose terrible dans les familles ; et, quoiqu’elle fut décidée à ne jamais pardonner à son cher papa, elle consentait volontiers à recevoir ses autres parents : on n’avait été, disait-elle, que trop longtemps désuni ; cela suffirait pour porter malheur à la famille. La mort de Jonas était, selon elle, un jugement de Dieu pour punir ces dissensions intestines. Et ce qui confirmait particulièrement miss Pecksniff dans cette opinion, c’est qu’elle n’avait ressenti pour elle-même qu’une légère atteinte du coup porté à la famille.

Par manière d’holocauste… non pas de glorification (se glorifier ! par exemple, c’était au contraire dans un esprit d’humilité), cette aimable jeune personne écrivit à sa parente la femme forte, pour lui apprendre que son mariage allait être célébré tel jour ; elle ajouta qu’elle avait été très-blessée autrefois par sa conduite dénaturée et celle de ses filles, et qu’elle souhaitait bien que leur conscience ne leur en eût pas fait trop de reproches ; que, désirant pardonner à ses ennemis et faire sa paix avec le monde, avant d’entrer dans la plus solennelle des associations avec le plus dévoué des hommes, elle leur tendait maintenant la main de l’amitié ; que, si la femme forte acceptait cette main dans l’esprit même où elle lui était présentée, elle (miss Pecksniff) l’invitait à assister à la cérémonie de son mariage, et ses demoiselles (les trois vieilles filles au nez rouge) à lui servir de demoiselles d’honneur. Il va sans dire que miss Pecksniff ne mentionna point la petite particularité des nez rouges.

La femme forte répondit qu’elle et ses filles, en ce qui regardait leur conscience, jouissaient d’une santé robuste, et qu’elle ne doutait pas que miss Pecksniff ne se vît avec plaisir rassurée à cet endroit ; qu’elle avait éprouvé une joie sans mélange en recevant la lettre de miss Pecksniff, parce qu’elle n’avait jamais attaché la moindre importance aux mesquines et insignifiantes jalousies qui avaient été dirigées contre elle et les siens, autrement que pour les considérer, en y réfléchissant, comme l’élan innocent d’un badinage sans conséquence ; qu’elle serait heureuse d’assister à la noce de miss Pecksniff ; que ses trois filles seraient également très-satisfaites d’être auprès d’elle dans une circonstance si intéressante, et surtout si inattendue : la femme forte eut soin de souligner, comme nous le faisons, ces mots : et surtout si inattendue.

En recevant cette gracieuse réponse, miss Pecksniff étendit son pardon et ses invitations à M. et Mme Spottletoe ; à M. Georges Chuzzlewit, son cousin le célibataire ; à la vieille fille affligée d’un mal de dents perpétuel, et au jeune gentleman chevelu à la figure en lame de couteau. C’était tout ce qui restait des membres de l’assemblée de famille qui jadis avait eu lieu dans le parloir de Pecksniff. Après quoi, miss Pecksniff remarqua qu’il y a dans l’accomplissement du devoir une douceur qui neutralise l’amertume de notre calice.

Les invités n’étaient pas encore réunis ; il était même de si bonne heure que miss Pecksniff s’occupait sans se presser du soin de sa toilette, quand une voiture s’arrêta non loin du Monument. Mark descendit du siège de derrière et aida M. Chuzzlewit à mettre pied à terre. La voiture resta là à les attendre, M. Tapley en fit autant. M. Chuzzlewit entra seul chez Mme Todgers.

Il fut introduit dans la salle à manger par le successeur dégénéré de M. Bailey ; et, comme la visite du vieux gentleman était attendue, Mme Todgers parut immédiatement.

« Vous voilà habillé pour une noce, à ce que je vois, » dit-il.

Mme Todgers, qui perdait la tête au milieu des préparatifs, répondit affirmativement et elle ajouta :

« Ce mariage, dans un pareil moment, se fait un peu contre mon gré, je vous l’assure, monsieur ; mais miss Pecksniff y était décidée ; et puis, il est bien temps réellement qu’elle se marie. On ne peut pas dire le contraire.

– Non, assurément non. Sa sœur ne prend sans doute aucune part à cette fête ?

– Oh ! mon Dieu, non, monsieur. Pauvre créature ! dit Mme Todgers en secouant la tête et baissant la voix. Depuis ses derniers malheurs, elle n’est pas sortie de ma chambre… Tenez, la chambre d’à côté.

– Est-elle prête à me voir ? demanda-t-il.

– Tout à fait prête, monsieur.

– Alors ne perdons pas de temps. »

Mme Todgers conduisit le vieux gentleman dans la petite chambre de derrière qui avait vue sur la citerne. Là, bien différente de ce qu’elle était la première fois qu’elle vint dans cette maison, était assise la pauvre Merry, en habit de deuil. La chambre paraissait sombre et triste, et Merry était comme la chambre ; mais elle avait près d’elle un ami fidèle jusqu’à la fin : c’était le vieux Chuffey.

M. Chuzzlewit s’assit à côté de la jeune veuve. Elle lui prit la main qu’elle porta à ses lèvres. On voyait qu’elle avait bien du chagrin ; M. Chuzzlewit était aussi très-ému : car il n’avait pas revu Merry depuis le jour de leur rencontre dans le cimetière.

« Je vous jugeai trop précipitamment, dit-il à voix basse. Je crains que mon jugement n’ait été cruel. Dites-moi que vous m’avez pardonné. »

Elle baisa de nouveau la main de M. Chuzzlewit, et la retenant entre les siennes, elle remercia d’une voix étouffée le vieux gentleman des bontés qu’il n’avait cessé de lui témoigner depuis ce jour.

« Tom Pinch, dit Martin, m’a fidèlement rapporté le message dont vous l’avez chargé pour moi, à une époque où il ne semblait guère probable qu’il eût jamais occasion de me le communiquer. Croyez-moi, s’il m’arrive une autre fois d’avoir affaire à une pauvre fille mal conseillée, mal dirigée, qui méconnaît sa force et la prend pour de la faiblesse, j’aurai pour elle de plus longs ménagements et plus de pitié que je n’ai fait.

– Vous en avez eu pour moi, oui, même pour moi, répondit Merry. J’en suis persuadée, vous n’avez fait que répéter, après moi, les paroles que je vous ai dites dans un moment de chagrin amer et cuisant ; maintenant, si je les dis encore, ce n’est plus que pour d’autres, mais je ne puis plus me les appliquer. Vous m’avez parlé, après m’avoir observée jour par jour. Il y avait là de votre part une grande bonté ; peut-être eussiez-vous pu me parler plus affectueusement ; peut-être eussiez-vous pu essayer de gagner ma confiance avec un peu plus de douceur ; mais le dénouement n’en eût pas moins été le même. »

Le vieillard secoua la tête d’un air de doute. On voyait qu’il s’adressait intérieurement quelques reproches.

« Comment pourrais-je me flatter, dit-elle, que votre intervention eût eu quelque effet sur moi, quand je me rappelle combien j’étais obstinée ? Mon cher monsieur Chuzzlewit, je ne songeais pas à demander des conseils, je n’y songeais nullement : je n’en avais ni la pensée ni le désir, ni le moindre souci, dans ce temps-là. Il a fallu mes malheurs pour m’éclairer : ce n’est qu’alors que j’ai senti ma faute. Je ne voudrais pas effacer du passé mon malheur même, avec tous les chagrins qu’il me cause (et ils sont bien légers en comparaison des épreuves que subissent des millions de pauvres créatures qui valent mieux que moi) ; non, je ne voudrais pas l’effacer du passé, quand bien même cela me serait possible. Mon malheur a été mon meilleur ami : sans lui, rien n’eût pu me changer, rien absolument. Ne croyez pas que mes larmes démentent cette assurance : je ne puis les retenir ; mais c’est égal, au fond du cœur, je rends grâce à mon malheur, soyez sûr que je lui rends grâce.

— Oui, oui, elle est sincère, dit Mme Todgers ; j’en suis persuadée, monsieur.

– Et moi aussi, dit M. Chuzzlewit. Maintenant écoutez-moi attentivement, ma chère. La fortune de feu votre mari, si déjà elle n’est aux trois quarts compromise, en garantie d’une forte dette contractée envers l’établissement en faillite aujourd’hui (en vertu d’une pièce que les fugitifs ont renvoyée en Angleterre, parce qu’elle ne leur était bonne à rien, moins pour servir de sauvegarde aux intérêts des créanciers que par haine contre Jonas, que ses anciens associés supposaient vivant encore) ; cette fortune, dis-je, sera confisquée par la loi : rien en effet, à ce que j’ai appris, ne peut la sauver des réclamations des actionnaires qui ont été lésés dans l’affaire frauduleuse où votre mari s’était engagé. Tout, ou presque tout le bien de votre mari, se trouve compromis aussi dans la même opération. S’il en reste quelques débris, ils seront saisis de même. Vous n’avez donc plus de chez vous là-bas.

– Je ne saurais retourner avec lui, dit Merry par un souvenir instinctif de la contrainte qu’elle avait subie pour se marier. Je ne saurais retourner avec lui !

– Je le sais, reprit M. Chuzzlewit ; et si je suis venu ici, c’est que je le sais. Suivez-moi, mon enfant ! Vous n’avez à attendre qu’un accueil empressé de tous ceux qui m’entourent ; soyez-en certaine, j’en ai reçu d’eux l’assurance. Mais en attendant que votre santé soit rétablie, que vous ayez repris la force nécessaire pour supporter leur société, il faut que vous habitiez quelque retraite paisible, à votre convenance, près de Londres ; pas assez loin cependant pour que cette bonne dame ne puisse vous aller voir aussi souvent qu’elle le désirera. Vous avez beaucoup souffert : mais vous êtes jeune, vous avez devant vous un avenir moins triste et moins sombre. Venez avec moi. Votre sœur se soucie très-médiocrement de vous, je le sais. Elle n’a rien de plus pressé que d’afficher son mariage d’une manière qui, pour ne rien dire de plus, est à peine décente, et n’est en tout cas ni fraternelle ni généreuse. Quittez cette maison avant l’arrivée de ses invités. Votre sœur n’est pas fâchée de vous mortifier : épargnez-lui cette mauvaise action ; venez avec moi ! »

Mme Todgers, malgré le chagrin qu’elle avait de se séparer de Merry, joignit ses conseils à ceux de M. Chuzzlewit. Le pauvre vieux Chuffey lui-même (qui naturellement se trouvait compris dans le projet de départ) parla dans le même sens, Merry fit donc ses dispositions en toute hâte, et elle était prête à partir quand miss Pecksniff se précipita dans la chambre.

Miss Pecksniff était entrée si brusquement, qu’elle se trouva dans une situation embarrassante : sa toilette de mariée, bien que terminée quant à la coiffure, y compris le chaperon virginal de fleurs d’oranger qu’elle portait sur la tête, était loin d’être complète pour le reste, car Charity était encore en camisole de basin ; le fait est qu’elle s’était dépêchée de venir, en petite toilette, consoler sa sœur par la vue de cette coiffure triomphante, sans se douter qu’elle allait trouver là un visiteur. Quand elle aperçut M. Chuzzlewit, debout devant elle et face à face, ce fut pour elle une surprise qui lui fit un médiocre plaisir.

« Ainsi, ma jeune dame, dit le vieillard en la regardant avec une antipathie marquée, vous allez vous marier aujourd’hui ?

– Oui, monsieur, répondit modestement miss Pecksniff. Je dois… je… mon costume est un peu… Madame Todgers !

– Votre délicatesse est alarmée, dit le vieux Martin ; je le conçois et je n’en suis pas surpris. Vous avez malheureusement choisi un triste moment pour vous marier.

– Je vous demande pardon, monsieur Chuzzlewit, répliqua Cherry, qu’un accès subit de colère rendit toute rouge ; mais, si vous avez quelque objection à faire sur ce sujet, vous pouvez la soumettre à Auguste. Il n’est pas généreux, ce me semble, de venir me faire des reproches, lorsque Auguste est là pour discuter la chose avec vous. Je n’ai pas à m’occuper des déceptions que mon père peut avoir éprouvées, ajouta miss Pecksniff en accentuant ses mots ; et, comme je désire dans un jour semblable être en bons termes avec tout le monde, j’aurais été bien aise que vous m’eussiez favorisée de votre présence au déjeuner. Mais je ne vous le demanderai pas, sachant bien qu’il y en a d’autres qui vous ont d’avance indisposé contre moi. Je me flatte d’avoir conservé pour les autres l’affection que je leur dois, de n’avoir pas manqué à la pitié que je dois aux autres ; mais je ne puis souscrire à m’y soumettre en esclave, monsieur Chuzzlewit : ce serait un peu trop fort. Je crois, à cet égard, avoir trop de respect pour moi-même, aussi bien que pour l’homme qui a sur moi désormais les droits d’un époux.

– Votre sœur, ne trouvant pas chez vous (ce n’est pas elle qui me l’a dit, c’est moi qui le pense), beaucoup d’égards, va partir avec moi.

– Je suis très-heureuse d’apprendre qu’elle ait enfin rencontré une bonne chance, répondit miss Pecksniff en secouant la tête. Je l’en félicite de tout mon cœur, monsieur. Je ne m’étonne point que mon mariage lui soit pénible… très-pénible. Mais je n’y puis rien faire, monsieur Chuzzlewit ; ce n’est pas ma faute.

– Allons, miss Pecksniff, dit doucement le vieillard, j’aimerais mieux une séparation plus amicale ; j’aimerais mieux que, de votre côté, il y eût plus d’effusion dans la circonstance où nous sommes. Je vous en aurais su gré, en ami. Vous savez, on peut toujours avoir besoin d’un ami, un jour ou l’autre.

– Je vous demande pardon, monsieur Chuzzlewit, répliqua miss Pecksniff avec dignité ; tous mes parents et mes amis en ce monde sont désormais concentrés pour moi dans Auguste seul. Aussi longtemps qu’Auguste m’aimera, je n’aurai pas besoin d’ami. Quand vous parlez d’amis, monsieur, je vous prie, une fois pour toutes, de vous adresser à Auguste. Voilà comme je comprends la cérémonie religieuse à laquelle je vais bientôt participer au pied de l’autel où Auguste va me conduire. Je n’ai dans le cœur de rancune contre personne, moins que jamais en ce moment de triomphe, et moins que jamais surtout contre ma sœur. Au contraire, je la félicite. C’est ce que je lui aurais déjà dit devant vous, si vous m’en aviez laissé le temps. Et comme je dois à Auguste d’être ponctuelle dans une occasion où l’on peut naturellement supposer qu’il est… impatient… vous savez, madame Todgers ! … je vous demande, monsieur, la permission de me retirer. »

Sur cette réponse, la coiffure nuptiale se retira avec autant de dignité que le permit la camisole de basin.

Le vieux Martin, sans prononcer un mot de plus, donna son bras à Merry et l’emmena. Mme Todgers, avec ses atours de fête flottant à tous les vents, les accompagna tous deux jusqu’à la voiture, embrassa tendrement Merry en la quittant, et revint à sa noire maison en pleurant à chaudes larmes. Cette brave Mme Todgers ! elle avait le corps chétif et maigre ; mais au dedans elle possédait une âme bien conditionnée. Peut-être le bon Samaritain était-il chétif et maigre et avait-il bien de la peine à vivre. Qui sait ?

M. Chuzzlewit la suivit si attentivement du regard, que, jusqu’au moment où elle eut refermé sa porte, il ne s’était pas encore aperçu de l’expression étrange qui régnait sur les traits de M. Tapley.

« Qu’y a-t-il, Mark ? qu’est-ce que vous avez donc ? dit-il, sitôt qu’il eut tourné les yeux vers lui.

– L’événement le plus extraordinaire, monsieur ! répondit Mark, tirant sa voix du creux de sa poitrine avec les efforts les plus laborieux et pouvant à peine articuler un mot, en dépit de tous ses efforts. Une rencontre comme il n’en fut jamais ! Le ciel me confonde si ce ne sont pas nos deux anciens voisins, monsieur !

– Quels voisins ? cria le vieux Martin regardant par la portière. Où donc ?

– Je me promenais de long en large dans un rayon de cinq à six pieds, répondit M. Tapley respirant à peine, quand je les ai vus arriver comme leurs propres fantômes, car je les ai pris pour des revenants ! … C’est la coïncidence la plus extraordinaire. Qu’on apporte une plume et qu’on me jette par terre avec ; je ne tiens plus qu’à un fil.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ? s’écria le vieux Martin, presque aussi agité par le spectacle de l’exaltation de Mark que ce drôle de garçon lui-même. Où ça, des voisins ?

– Là, monsieur ! répondit Tapley. Dans la cité de Londres ! ici-même ! sur ce pavé que vous voyez ! Les voilà, monsieur ! Croyez-vous que je ne les reconnaisse pas ? Que Dieu bénisse leurs visages aimés ! Ah ! vous croyez que je ne les reconnais pas ? »

Tout en jetant ces exclamations, non-seulement Tapley montra un homme et une femme de bonne mine qui se tenaient dans la petite cour du Monument, mais encore il se mit à les embrasser l’un après l’autre à plusieurs reprises.

« Des voisins ! … Où ça ? … cria le vieux Martin, exalté jusqu’à la folie par les efforts impuissants qu’il faisait pour sortir de la voiture.

– Nos voisins d’Amérique ! nos voisins d’Éden ! Voisins de marécage, voisin de taillis, voisins de fièvre ! Ne nous a-t-elle pas soignés ? Et lui, ne nous a-t-il pas assistés ? Sans eux, ne serions-nous pas morts tous deux ? Ne les voilà-t-il pas revenus à grand’peine, sans ramener un seul enfant pour leur consolation ? Parlez-moi de ces voisins-là ! »

Et le voilà parti comme un vrai sauvage, se pendant au cou de ses amis, sautant autour d’eux, passant entre eux, comme s’il exécutait une danse fantastique et exotique.

M. Chuzzlewit n’eut pas plus tôt appris quels étaient ces gens-là, qu’il sortit brusquement de la voiture comme il put, et vint tomber au milieu d’eux ; là, comme si la folie de M. Tapley était contagieuse, le vieillard se mit à leur prendre les mains à son tour et à donner les marques de la joie la plus vive.

« Montez par derrière ! dit-il. Montez sur la banquette. Venez avec moi. Vous, Mark, sur le siège. À la maison ! à la maison !

– À la maison ! s’écria M. Tapley, saisissant la main du vieux gentleman dans un transport d’enthousiasme. C’est tout à fait mon avis, monsieur ; je n’ai pas pu m’en empêcher. Bonne aubaine pour le Joyeux Tapley ! Je n’ai rien au logis qui ne soit à leur disposition : ils n’ont qu’à demander, excepté pourtant la carte à payer. À la maison pour sûr ! Hourra ! »

En conséquence, ils roulèrent vers la maison, où Mark ramena le plus rapidement possible le vieux Chuzzlewit, sans avoir en route rien perdu de son ardeur, lâchant au contraire la bride à ses sentiments aussi librement que s’il s’était trouvé dans la plaine de Salisbury.

Cependant les invités commençaient à se réunir chez Mme Todgers. M. Jinkins, le seul pensionnaire qui eût été engagé, arriva le premier. Il portait une petite faveur blanche à la boutonnière, et un habit habillé, de drap saxon bleu céleste extra-fin à double trame (c’est ainsi qu’il était qualifié sur la facture), avec une variété infinie d’ornements en zigzag autour des poches, imaginés par l’artiste en l’honneur de ce grand jour. Le malheureux Auguste était si abattu, qu’il n’avait pas même eu la force de se refuser à inviter Jinkins. « Qu’il vienne ! avait-il répondu à miss Pecksniff, qui le pressait sur ce point. Qu’il vienne ! Il a toujours été dans mon existence ma pierre d’achoppement, il est tout naturel que je le rencontre encore ici. Ha ! ha ! … Oh ! oui, que Jinkins vienne ! »

Jinkins était donc venu avec infiniment de plaisir ; il était là. Pendant quelques minutes, il n’eut pas d’autre compagnie que celle du déjeuner, qui s’étalait dans la salle d’honneur avec une splendeur et une magnificence inusitées. Mais bientôt Mme Todgers vint le rejoindre ; et successivement arrivèrent à peu d’intervalle le cousin célibataire, le jeune gentleman chevelu, et M. et Mme Spottletoe.

M. Spottletoe honora Jinkins d’une bienveillante inclination de tête.

« Enchanté de faire votre connaissance, monsieur, dit-il. Que le ciel vous donne toute joie ! »

M. Spottletoe s’imaginait voir dans Jinkins l’heureux fiancé.

M. Jinkins le détrompa. Il faisait, dit-il, les honneurs au lieu et place de son ami Moddle, qui avait cessé de résider dans la maison, et n’était pas encore arrivé.

« Pas arrivé, monsieur, s’écria Spottletoe avec une grande chaleur.

– Pas encore, répéta M. Jinkins.

– Sur mon âme ! s’écria Spottletoe, il commence bien ! Sur ma vie et mon honneur ! ce jeune homme commence bien ! En vérité, je serais curieux de savoir comment il se fait que chacune des personnes qui se mettent en rapport avec la famille ne manque jamais de l’insulter gravement. Malédiction ! pas encore arrivé ! Tête et sang ! pas ici pour nous recevoir ! »

Le neveu à la figure en lame de couteau insinua que peut-être le marié avait commandé une paire de bottes neuves qui se faisaient attendre.

« Ne parlez pas à propos de bottes, monsieur, répliqua Spottletoe avec un débordement d’indignation. En ce cas, il devrait être venu ici en pantoufles, ou même pieds nus. Ne me donnez pas, pour justifier votre ami, une excuse aussi misérable et aussi évasive qu’une paire de bottes, monsieur.

– Ce n’est pas mon ami, dit le neveu, je ne l’ai jamais vu.

– Très-bien, monsieur, répliqua le fougueux Spottletoe. Alors vous feriez aussi bien de vous taire. »

En ce moment la porte s’ouvrit et miss Pecksniff entra en sautillant, accompagnée de ses trois demoiselles d’honneur. La femme forte fermait la marche ; elle avait voulu sans doute attendre jusque-là dehors, pour faire manquer l’effet de l’entrée.

« Comment vous portez-vous, madame ? dit Spottletoe à la femme forte, d’un ton provoquant. Je pense que vous voyez mistress Spottletoe, madame. »

La femme forte, avec un air de profond intérêt pour la santé de mistress Spottletoe, dit qu’elle regrettait qu’il ne lui eût pas été plus facile de la découvrir, la nature, sans doute par erreur, ayant fait cette dame d’une ténuité microscopique.

« Mistress Spottletoe est toujours plus facile à voir que le marié, répliqua M. Spottletoe. C’est-à-dire, à moins qu’il n’ait réservé ses politesses pour une branche particulière de la famille, car c’est une famille où les choses ne se passent pas autrement.

— Si c’est à moi que vous faites allusion, monsieur… » commença à dire la femme forte.

Miss Pecksniff s’interposa.

« Je vous en prie, ne permettez pas qu’Auguste, dans ce moment solennel pour lui comme pour moi, soit un brandon de discorde jeté à travers l’harmonie que nous avons au contraire à cœur de maintenir l’un et l’autre. Auguste n’a été présenté à aucun de mes parents qui se trouvent ici. Il a mieux aimé cela.

– Eh bien alors, j’ose affirmer, s’écria M. Spottletoe, que l’homme qui aspire à entrer dans cette famille et qui aime mieux n’être pas présenté à ses divers membres, n’est qu’un impertinent roquet. Telle est mon opinion à son égard ! »

La femme forte fit observer avec une grande suavité qu’elle avait bien peur qu’il n’en fût ainsi. À leur tour, ses trois filles firent remarquer, à haute et intelligible voix, que c’était honteux !

« Vous ne connaissez pas Auguste, dit miss Pecksniff, les larmes aux yeux ; oh ! vous ne le connaissez pas ! Auguste n’est que douceur et modestie. Attendez que vous ayez vu Auguste, et je suis certaine qu’il se conciliera ici l’affection de tout le monde.

– Enfin voilà la question, s’écria Spottletoe en se croisant les bras : combien de temps va-t-on encore nous faire attendre ? Je ne suis pas habitué à attendre, voilà le fait, et je demande si on va encore nous faire attendre longtemps.

– Mistress Todgers ! … dit Charity. Monsieur Jinkins ! … J’ai peur qu’il n’y ait quelque méprise. Auguste est capable de s’être rendu tout droit à l’autel ! … »

Comme la chose n’était pas impossible, et comme l’église n’était qu’à deux pas, M. Jinkins courut à la découverte. Il était accompagné de M. Georges Chuzzlewit, le cousin célibataire qui préférait toute espèce de corvée à l’ennui d’être assis près d’un déjeuner sans pouvoir y toucher. Mais ils revinrent sans rapporter d’autres nouvelles qu’un message confidentiel du bedeau, disant que, si l’on voulait se marier ce matin, il fallait se dépêcher, le curé n’étant pas disposé à attendre toute la journée.

La fiancée se sentit alors alarmée, sérieusement alarmée. Bonté céleste ! que pouvait-il être arrivé ? … Auguste ! cher Auguste !

M. Jinkins s’offrit à prendre un cabriolet pour aller chercher Moddle à l’appartement fraîchement meublé. La femme forte essaya de soutenir le courage de miss Pecksniff. Ce n’était encore là, lui dit-elle, qu’un échantillon de ce qu’elle avait à attendre. Cela ne lui serait pas inutile pour perdre, en matière de mariage, toute illusion romanesque. Les demoiselles au nez rouge prodiguaient aussi à Charity les plus tendres consolations. « Peut-être va-t-il arriver, » disaient-elles. Le neveu à la silhouette effacée insinua qu’il n’était pas impossible qu’il fût tombé du haut d’un pont. La fureur de M. Spottletoe résistait à toutes les supplications de sa femme. Tout le monde parlait à la fois, et miss Pecksniff, les mains jointes, cherchait des consolations partout sans en trouver nulle part, quand Jinkins, ayant rencontré le facteur à la porte de la maison, revint avec une lettre qu’il remit entre les mains de Charity.

Miss Pecksniff ouvrit la lettre, y jeta les yeux, poussa un cri perçant, laissa glisser le papier sur le parquet et tomba évanouie.

On ramassa la lettre, et les assistants, groupés en cercle et regardant les uns par-dessus l’épaule des autres, lurent les lignes suivantes parsemées de tirets :

« À la hauteur de Gravesend.

« Clipper shooner le Cupidon.
« Mercredi soir.
« MISS PECKSNIFF, MALHEUREUSE VICTIME À JAMAIS !

« Avant que ceci vous parvienne, le soussigné sera – s’il n’est pas un cadavre – en route pour la terre de Van Diémen. N’envoyez pas à sa poursuite. Jamais on ne le prendra vivant !

« La charge, – jauge de 300 tonneaux ; – pardon si dans ma préoccupation je fais une allusion au bâtiment, – la charge qui pèse sur mon esprit – est devenue effrayante. Souvent, – tandis que vous essayiez de calmer mon front avec vos baisers, – des idées de suicide me passaient au travers de la tête. Souvent, vous ne voudrez pas me croire, j’ai abandonné ces idées.

« J’en aime une autre. Cette autre est à un autre. Il semble qu’ici-bas tout appartienne à quelqu’un, excepté à moi, qui ne possède rien au monde, – pas même ma position – que j’ai compromise – par ma conduite insensée, – en prenant la fuite.

« Si vous m’avez jamais aimé, entendez ma dernière prière ! – la dernière prière d’un misérable et désespéré proscrit. Envoyez ce qui est inclus – c’est la clef de mon pupitre – à mon bureau, – tout près. Veuillez l’adresser à Bobbs et Cholberry, – je voulais dire à Chobbs et Bolberry ; – mais mon esprit est totalement bouleversé. J’ai laissé un canif – à manche de corne – dans votre boîte à ouvrage. Il servira à payer le porteur. Puisse-t-il lui porter bonheur plus qu’à moi !

« Ô miss Pecksniff, pourquoi ne m’avez-vous pas laissé tranquille ? N’était-ce pas cruel, cruel ! Ô ma toute bonne, n’avez-vous pas été témoin de ma sensibilité ? – Ne l’avez-vous pas vue s’échapper en larmes de mes yeux ? – Ne m’avez-vous pas vous-même reproché de pleurer plus qu’à l’ordinaire, ce soir épouvantable où nous nous vîmes pour la dernière fois – dans cette maison où autrefois je goûtais la paix – quoique désespéré – dans la société de Mme Todgers ! …

« Mais il était écrit, – dans le Talmud, – que vous plongeriez vous-même dans l’insondable et ténébreuse destinée qu’il est de ma mission d’accomplir, et qui attache, – même en ce moment, – à mes tempes sa couronne d’épines. Je ne vous adresserai point de reproches, car je vous ai fait tort. Puisse le mobilier réparer tout !

« Adieu ! soyez la noble et fière épouse d’une couronne ducale et oubliez-moi ! Puissiez-vous ignorer longtemps l’angoisse avec laquelle je signe, – parmi les orageuses clameurs des matelots,

« Celui qui inaltérablement
« Ne sera jamais
« Votre
« AUGUSTE. »

Les parents, occupés à poursuivre avidement la lecture de cette lettre, avaient aussi complètement oublié pendant tout ce temps-là miss Pecksniff que si elle eût été la dernière personne au monde que cela concernât.

Cependant miss Pecksniff s’était réellement évanouie. L’amertume de sa mortification, la honte d’avoir convoqué elle-même pour ce spectacle des témoins, et des témoins comme ceux-là surtout ; la douleur de savoir que la femme forte et les trois filles au nez rouge triomphaient à cette heure qu’elle avait crue celle de leur défaite, c’était plus que miss Pecksniff n’en pouvait supporter. Miss Pecksniff s’était, ma foi ! évanouie pour de bon.



Quels sont ces accords majestueux qui retentissent à mon oreille ? Suis-je transporté dans une chambre noire ?

Quelle est cette douce figure, assise devant le clavier d’un orgue ?

Ah ! Tom, cher Tom, vieil ami !

Tes cheveux ont grisonné avant l’âge, quoiqu’il se soit passé déjà du temps depuis que nous te suivions pas à pas, cher Tom. Mais, dans ces accords par lesquels tu as l’habitude d’accompagner le crépuscule, la musique de ton cœur parle et s’épanche : l’histoire de ta vie se raconte elle-même.

Ta vie, Tom ! elle est tranquille, calme et heureuse.

Dans le chant suave qui sans cesse revient captiver l’oreille, le souvenir de ton ancien amour trouve une voix peut-être ; mais ce souvenir, agréable et doux, ressemble à celui que nous adressons quelquefois à nos morts bien-aimés, et ne saurait t’affliger, Dieu merci !

Touche légèrement le clavier, Tom, aussi légèrement qu’il te plaira ; jamais ta main ne se posera à moitié aussi légère sur cet instrument qu’elle ne se pose sur la tête de ton ancien tyran aujourd’hui terrassé ; et jamais tes doigts n’en tireront un son aussi sourd que les plaintes continuelles de ce misérable.

Car un sale écrivain public, un ivrogne, un mendiant, du nom de Pecksniff, avec une fille acariâtre, te poursuit sans cesse, Tom ; et, quand il fait des appels à ta bourse, il te rappelle qu’il a bâti ta fortune sur de meilleurs fondements que la sienne ; et quand il a dépensé cet argent, il raconte à ses dignes amis de cabaret l’histoire de ton ingratitude et les beaux traits de la munificence qu’il déploya jadis à ton égard ; et alors il montre ses coudes percés et étale sur un banc ses souliers sans semelles, en invitant les auditeurs à les regarder, tandis que toi tu es bien logé et bien vêtu. Tu sais tout cela, et cependant tu le supportes patiemment, Tom !

Alors, les traits éclairés par un sourire, tu passes doucement à une autre mesure, à une mesure plus vive et plus gaie ; et de petits pieds ont l’habitude de danser autour de toi en entendant cette mesure-là, et de jeunes yeux brillants se reflètent dans les tiens. Et il y a une créature délicate, son enfant (pas l’enfant de Ruth), que tes yeux suivent dans ses jeux et sa danse, et qui, s’étonnant parfois de te voir la regarder tout pensif, s’élance pour grimper sur tes genoux et appuyer sa joue contre la tienne ; une enfant qui t’aime, Tom, encore plus que ne fait tout le monde, si c’est possible, et qui, une fois étant tombée malade, te choisit pour lui donner des soins, sans témoigner jamais le moindre signe d’impatience, Tom, tant que tu étais assis à son chevet.

Maintenant, voici que tu passes à un ton plus grave : c’est un chant consacré aux anciens amis et aux temps écoulés ; et, tandis que tu presses lentement les touches, tandis que l’harmonie enfle moelleusement ses accents, ces amis du passé et ces jours qui ne sont plus montent devant toi. Le fantôme de ce vieillard qui aimait à prévenir tes besoins, et qui jamais ne cessa de t’honorer, est là parmi les autres ; il te répète, avec un visage calme, recueilli, les paroles qu’il t’adressa sur son lit de mort en te bénissant !

Et du fond du jardin arrive, jonchée de fleurs de la main des enfants, ta petite sœur Ruth, le pied et le cœur aussi légers qu’au temps jadis ; elle s’assied à côté de toi. Du Présent et du Passé, où Ruth est si tendrement enlacée à toutes tes pensées, ton chant s’élance vers l’Avenir. Et, pendant qu’elle vibre en toi comme autour de toi, la noble musique, vous roulant ensemble dans ses flots d’harmonie, vous dérobe le triste spectacle de votre séparation terrestre, en vous ravissant tous deux en extase dans les cieux.



FIN.