Vie et opinions de Tristram Shandy/2/73

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 209-212).



CHAPITRE LXXIII.

Mon chapitre des chapitres.


Oui, sans doute, je ferai un de ces articles, pourvu qu’on me laisse écrire à ma fantaisie. Est-ce donc à moi que l’on peut proposer de s’assujettir à des règles ? jamais. Ce n’est pas l’écrivain qui doit les suivre, c’est aux règles à se soumettre à son génie. Malheur à qui s’en rend esclave ! on reste froid, lourd, embarrassé, et avec l’ouvrage le plus scrupuleusement régulier, on endort ses lecteurs : au loin ces entraves somnifères !

C’est en les écartant que je commence mon chapitre des chapitres.

Le voilà entrepris : point de repos qu’il ne soit complètement fini. Un autre se contenteroit peut-être de l’ébaucher pour y revenir demain. Il le retourneroit de cent façons et s’y appésantiroit.

Sottise ! les bonnes choses partent comme un éclair. Je ne suis pas de ceux qui disent qu’il faut écrire difficilement. Il me semble voir des gens qui se calent pour soutenir un fardeau tout prêt à les écraser, et je suis bien sûr que, si j’en faisois autant, je ne me meublerois la tête que de lieux communs ; je n’aurois que des choses assommantes à dire.

Il est vrai que je pourrois les habiller avec pompe, et que je serois en droit le lendemain de m’écrier, comme la plupart de nos écrivains : écoutez, voici de belles choses. Il est affreux que l’on néglige notre méthode. Aussi tous les livres, à l’exception des nôtres, sont-ils détestables….

Un moment, messieurs, je n’approuve point vos livres d’une phrase, et qu’il faut lire sans interruption, ou laisser de côté pour ne jamais les reprendre.

Les chapitres ont leur mérite, et si j’étois emphatique, que ne dirois-je pas en leur faveur ? je m’écrierois : il n’est rien de plus supérieurement utile que d’en faire usage. Ils reposent prodigieusement l’esprit : ils soulagent merveilleusement l’imagination ; ils aident étonnamment la mémoire ; et dans un ouvrage dramatique de l’acabit de celui-ci, par exemple, ils sont aussi indispensablement nécessaires que la coupe des scènes dans un drame théâtral.

Grace à Dieu ! je déteste ces longs adverbes, ces épithètes boursoufflées.

Si vous voulez savoir pourquoi, et prendre quelque idée de cette matière, lisez Longin.

Si après avoir lu, vous n’en savez pas davantage, lisez-le encore une fois.

Lisez-le une troisième, une quatrième.

Avicenne et Licetus avoient lu chacun quarante fois la métaphysique d’Aristote sans y rien comprendre.

Et voici ce qui en arriva.

C’est qu’Avicenne devint le plus terrible des écrivains de son siècle.

Et que Licetus.....

Mais que tu es bizarre dans tes quintes ; ô Nature !

Que le sort de ce Fortunius Licetus est étrange !

Il n’étoit encore qu’un embryon quand tu l’envoyas dans ce monde. Il n’y avoit guère d’apparence qu’un être de cette espèce, qui n’avoit que cinq pouces de long, pût vivre. Cependant il vécut : il devint même un homme extraordinaire. Ses progrès dans les sciences spéculatives furent si rapides, qu’il parvint à composer assez promptement un ouvrage dont le titre seul étoit presque aussi long que tout son corps. C’est sa Gonopsychanthropologie, ou, ce qui est la même chose, son Traité de l’ame humaine….

Voilà ce que j’avois à dire, et c’est ce que j’appelle mon chapitre des chapitres. Je puis ajouter, sans faire tort aux autres, que je le regarde comme plus érudit et le plus scientifique de tous ceux que j’ai faits.

Une chose encore que je garantis, c’est qu’il est mieux traité ici que dans l’Encyclopédie, et cela ne m’étonne point. De tous les livres qui portent aujourd’hui ce titre, je ne connois de bon que l’Encyclopédie Perruquière.

Avis aux têtes chauves ! la mienne s’en est bien trouvée.