Vie et opinions de Tristram Shandy/3/11

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 50-52).



CHAPITRE XI.

Trim continue.


« Pour nous, Jonathan, qui ne connoissons ni la peine ni le besoin, — nous qui vivons ici au service des deux meilleurs maîtres, — (j’en excepte seulement pour ma part le roi Guillaume, que j’ai eu l’honneur de servir, tant en Irlande qu’en Flandre), pour nous, dis-je, qu’est-ce que l’intervalle de la Pentecôte à Noël ? C’est bien peu de chose, — ce n’est rien. Mais pour ceux, Jonathan, qui savent ce que c’est que la mort, qui savent quel ravage, quel carnage elle peut faire, avant qu’on ait seulement le temps d’y songer, — c’est comme un siècle entier. — Ô Jonathan ! quel est le bon cœur qui ne saignerait pas, voyant combien de braves gens, qui se tenoient aussi droits et aussi fermes que nous, — (le caporal se redressa), et que la mort a abattus dans cet intervalle qui nous semble si court ? — Et crois-moi, Suzanne, ajouta le caporal en se tournant vers elle, dont les yeux nageoient dans l’eau, — avant que l’année ait achevé son tour, plus d’un œil brillant sera terni. — Un œil brillant ! dit Suzanne. — Suzanne pleura, mais d’un œil de reconnoissance.

» Ne sommes-nous pas, continua Trim, en fixant toujours Suzanne, — ne sommes-nous pas comme la fleur des champs ? » — (Ici une larme d’orgueil se glissa dans l’œil de Suzanne entre deux larmes d’humilité, — c’est la seule manière d’expliquer son affliction). « Toute la chair n’est-elle pas comme du foin ? — comme de l’argile ? ( — comme de la boue ? ») — (Tous regardèrent le marmiton ; il continuoit à écurer son chaudron : — il n’étoit pas beau).

« Qu’est-ce que la beauté ? continua Trim. — (Je passerois ma vie à entendre le caporal, disoit Suzanne). — Qu’est-ce que le plus beau visage qu’on ait jamais vu ? — Suzanne avoit mis sa main sur l’épaule du caporal). — Qu’est-ce autre chose que de la Corruption ? » — (Suzanne la retira).

Mais c’est pour cela même que je vous aime, ô femmes ! — c’est ce délicieux mélange qui vous rend de si chères et de si charmantes créatures. — Eh ! qui pourroit vous en faire un crime ? — qui pourroit vous en vouloir ? — Celui-là, s’il en existe un seul, reçut une citrouille au lieu d’un cœur ; et qu’on le dissèque, on verra si j’ai menti.