Vie et opinions de Tristram Shandy/3/44

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 122-124).



CHAPITRE XLIV.

Il fait danser L’ours.


Mon père fit un tour par la chambre, revint s’asseoir, et finit le chapitre.

« Les verbes auxiliaires qui nous intéressent, continua mon père, sont : je suis, j’ai été, j’ai eu, je fais, j’ai fait, je souffre, je dois, je devrois, je veux, je voudrois, je puis, je pourrois, il faut, il faudrait, j’ai coutume : — on les emploie suivant les temps ; au passé, au présent, au futur : — on les conjugue avec le verbe avoir ; — on les applique à des questions : cela est-il ? cela était-il ? cela sera-t-il ? cela seroit-il ? cela peut-il être ? — cela pourroit-il être ? — Ou avec un doute négatif : n’est-il pas ? n’étoit-il pas ? ne devoit-il pas être ? Ou affirmativement : c’est, c’était, ce devoit être. Ou suivant un ordre chronologique : cela a-t-il toujours été ? y a-t-il long-temps ? depuis quand ? Ou comme hypothèse : si cela étoit ? si cela n’étoit pas ? Qu’en arriveroit-il, si les François battoient les Anglois ? si le soleil sortoit du zodiaque » ?

» Or, continua mon père, par l’usage familier et l’application juste de ces verbes auxiliaires, et au moyen de cette méthode simple, dans laquelle l’esprit et la mémoire d’un enfant doivent être exercées, il ne sauroit entrer dans sa tête une seule idée, quelque stérile qu’elle puisse être, que l’enfant ne puisse aisément lui faire engendrer une foule de conclusions et de conceptions nouvelles. —

» As-tu jamais vu un ours blanc, s’écria mon père, en se retournant vers Trim qui se tenoit debout derrière sa chaise ? — Jamais, répondit le caporal. — Mais tu pourrois, Trim, dit mon père, en raisonner en cas de besoin ? — Comment cela se pourrait-il, frère, dit mon oncle Tobie, si le caporal n’en a jamais vu ? — C’est ce qu’il me falloit, répliqua mon père ; et vous allez voir comment je raisonne, et comment les verbes auxiliaires font raisonner. —

» Un ours blanc ! très-bien. En ai-je jamais vu ? puis-je en avoir jamais vu ? en verrai-je jamais ? dois-je en voir jamais ? puis-je jamais en voir ?

» Que n’ai-je vu un ours blanc ! car autrement quelle idée puis-je m’en faire ?

» Et si je vois jamais un ours blanc, que dirai-je ? et que dirai-je si je n’en vois pas ?

» Si je n’ai jamais vu d’ours blanc, et que je ne puisse ni ne doive jamais en voir, en ai-je au moins vu la peau ? en ai-je vu le portrait, la description ? en ai-je jamais rêvé ?

» Mon père, ma mère, mon oncle, ma tante, mes frères ou mes sœurs, ont-ils jamais vu un ours blanc ? qu’auroient-ils donné pour en voir un ? qu’auroient-ils fait s’ils l’avoient vu ? qu’auroit fait l’ours blanc ? — Est-il féroce, — apprivoisé, — méchant, — grondeur, — caressant ?

» Un ours blanc mérite-t-il d’être vu ?

» N’y a-t-il point de péché à le voir ?

» Un ours blanc vaut-il mieux que le noir ? »