Vie et opinions de Tristram Shandy/4/96

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 254-256).



CHAPITRE XCVI.

Mon Père est indigné.


Tandis que mon oncle Tobie et le caporal sont sur le chemin du château de Shandy, il convient d’apprendre au lecteur que Mistriss Wadman, quelque temps auparavant, avoit fait sa confidence à ma mère, et que Brigitte, qui avoit à porter le double fardeau du secret de sa maîtresse et du sien, s’étoit heureusement débarrassée de l’un et de l’autre en faveur de Suzanne derrière le mur du jardin.

Ma mère ne vit rien dans tout cela qui méritât de faire tant de bruit. — Mais Suzanne avoit toutes les qualités requises pour divulguer un secret de famille. Elle fit entendre celui-ci par signe à Jonathan ; et Jonathan trouva aussi le moyen de le faire comprendre à la cuisinière, pendant que celle-ci préparoit des queues de mouton ; la cuisinière le vendit au postillon avec quelques rogatons du souper, moyennant quatre patards ; et celui-ci le troqua contre la fille de journée, pour la même valeur à-peu-près. — Et quoique le marché se fût conclu dans le grenier à foin, la renommée s’en étoit saisie, et l’avoit fait retentir sur le toit de sa maison avec la trompette d’airain. En un mot, il n’y eut pas de commère dans tout le village de Shandy, ni à cinq milles à la ronde, qui ne sût les difficultés du siège qu’avoit entrepris mon oncle Tobie, et les articles secrets qui retardoient la capitulation. Il ne se passoit aucun événement dans le monde, qui ne fournît à mon père le sujet d’une hypothèse. Aussi jamais homme ne crucifia la vérité comme lui. — On venoit justement de lui apprendre tous les détails qu’il avoit ignorés jusques-là, au moment que mon oncle Tobie se mit en marche pour l’aller trouver.

Au récit de l’affront fait à son frère, il prit feu ; et, sans égard pour ma mère qui étoit-là présente, il s’efforça de démontrer à Yorick, que non-seulement les femmes avoient le diable au corps, et étoient toutes libertines au fond de l’ame ; — mais encore que, depuis la première chute d’Adam jusqu’à celle de mon oncle Tobie inclusivement, tous les maux et tous les désordres arrivés en ce monde, de quelque genre ou nature qu’ils pussent être, avoient toujours pour principe, avoué ou caché, ce même appétit déréglé d’un sexe pour l’autre.

Yorick s’efforçoit d’adoucir l’hypothèse rigoureuse de mon père, quand mon oncle Tobie fit son entrée dans la chambre. — La bienveillance et le pardon étoient écrits sur son visage. — Cette vue ne fit que rallumer la bile de mon père ; et comme il n’étoit pas délicat sur le choix de ses expressions quand il étoit en colère, aussitôt que mon oncle Tobie se fut assis près du feu, et qu’il eut rempli sa pipe, mon père éclata en ces termes.