Vie et opinions de Tristram Shandy/4/97

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 256-260).



CHAPITRE XCVII et dernier.

La Femme et la Vache.


« Tout ce bagage, dira-t-on, est nécessaire pour continuer l’espèce d’une créature aussi grande, aussi sublime, aussi divine que l’homme ! Je le sais, — j’en conviens, — je suis loin de le nier ; — mais un philosophe dit hardiment sa pensée ; quant à moi, je persiste à croire et à soutenir que c’est une pitié qu’il faille que notre race se perpétue par les moyens d’une passion qui ravale toutes nos facultés, fait échouer notre sagesse, et anéantit toutes les opérations et les combinaisons de notre ame. — D’une passion, ma chère, continua mon père en s’adressant à ma mère, qui réunit et assimile les sages avec les fous ; et qui nous fait sortir de nos cavernes et de nos retraites plutôt comme des satyres et des animaux, que comme des hommes.

» Je sais que l’on me dira, continua mon père, employant la prolepsie, qu’en lui-même et dépouillé de ses accessoires, ce besoin est comme la faim, la soif, le sommeil, et ne peut être regardé comme bon ni comme mauvais, comme honteux ni autrement. — Mais pourquoi donc la délicatesse de Diogène et de Platon s’en est-elle si fort révoltée ? Pourquoi n’osons-nous nous y livrer que dans les ténèbres ? Pourquoi ses mystères, ses préparations, ses instrumens, enfin tout ce qui y a rapport, ne peut-il être décemment exprimé par aucun langage, aucune traduction, aucune périphrase quelconque ?

» L’action de tuer un homme et de le détruire, continua mon père, en haussant la voix et s’adressant à mon oncle Tobie, — cette action, vous le savez, passe pour glorieuse. Les armes que nous y employons sont honorables ; nous les portons fièrement sur l’épaule ; nous les laissons pendre orgueilleusement à notre côté ; nous les dorons ; nous les gravons ; nous les cizelons ; nous les enrichissons. — Eh quoi ! nous prodiguons des ornemens à la culasse même d’un coquin de canon. »

Mon oncle Tobie posa sa pipe pour tâcher d’obtenir une meilleure épithète ; et Yorick se levoit pour battre en ruine toute l’hypothèse de mon père. —

Quand Obadiah entra brusquement dans la salle, se plaignant amèrement, et demandant à grands cris qu’on voulût bien l’entendre sur-le-champ.

Voici l’aventure.

Mon père, soit par les anciennes coutumes de l’endroit, soit comme possesseur de dixmes considérables, étoit obligé d’entretenir un taureau pour le service de la paroisse ; or Obadiah avoit mené sa vache rendre une visite audit taureau, je ne sais quel jour de l’été précédent. —

Je dis, je ne sais quel jour ; mais le hasard avoit voulu que ce fût le même où il avoit épousé la servante de mon père ; ainsi une époque servoit à rappeler l’autre.

Donc quand la femme d’Obadiah accoucha, Obadiah rendit grâces à Dieu. —

— « À présent, dit Obadiah, j’aurai bientôt un veau. » Et tous les jours Obadiah rendoit visite à sa vache. —

« Elle fera veau lundi ou mardi, — ou mercredi au plus tard. »

La vache ne fit point de veau.

« Ce sera donc pour la semaine prochaine ; ma vache tarde furieusement long-temps ! »

— Jusqu’à la fin de la sixième semaine les soupçons d’Obadiah, qui étoit bon homme, tombèrent sur le taureau.

À dire la vérité, comme la paroisse étoit fort étendue, la vigueur du taureau de mon père n’étoit pas proportionnée à son département. Il avoit cependant, je ne sais comment, obtenu la confiance publique ; et comme il s’acquittoit de son devoir avec beaucoup de gravité, mon père en avoit la plus haute opinion.

« Sauf le respect que je dois à monsieur, dit Obadiah, tout le monde dit ici que c’est la faute de son taureau. » —

« La vache ne seroit-elle pas stérile, dit mon père, en se tournant vers le docteur Slop ? » —

«   » Cela seroit sans exemple, dit le docteur Slop. — Mais il seroit possible que sa femme fût accouchée avant terme. — Dis-moi, l’ami, ajouta le docteur Slop, ton enfant a-t-il des cheveux sur la tête ? » —

« Comme moi, dit Obadiah. » — Il y avoit trois semaines que le coquin n’avoit été rasé. — « Ouais, dit le docteur Slop ! »

Eh bien ! ne voilà-t-il pas, s’écria mon père, mon taureau, frère Tobie, mon pauvre taureau, qui est aussi bon taureau qu’il y en ait jamais eu, et qui au temps jadis eût été le fait de la belle Europe ? — Mon taureau, qui, s’il eût eu deux jambes de moins, auroit pu être reçu docteur, ce maraud-là, plutôt que de s’en prendre à sa femme… » —

« Mon Dieu, dit ma mère ! qu’est-ce donc que toute cette histoire ? » —

« Celle d’une femme qui accouche trop-tôt, dit Yorick, et d’une vache qui accouche trop tard ; et une des meilleures en ce genre que j’aie jamais entendues. »


Fin du Tome quatrième.