Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité/Livre X

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Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité
Livre X
Traduction française de Charles Zévort
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LIVRE X.




ÉPICURE.

Épicure, fils de Néoclès et de Chérestrate, était Athénien, du bourg de Gargette, et appartenait, suivant Métrodore, dans le traité de la Noblesse, à la famille des Phillides. Quelques auteurs, — entre autres Héraclide, dans l’Abrégé de Sotion, — rapportent que les Athéniens ayant envoyé une colonie à Samos, Épicure y fut élevé, et qu’il ne revint à Athènes qu’à l’âge de dix-huit ans, à l’époque où Xénocrate enseignait dans l’Académie, et Aristote à Chalcis. Ils ajoutent, qu’après la mort d’Alexandre de Macédoine, lorsque Perdiccas eut expulsé les Athéniens de Samos, Épicure alla rejoindre son père à Colophon où il séjourna un certain temps et réunit quelques disciples. S’étant ensuite rendu à Athènes, sous l’archontat d’Anaxicrate, il enseigna quelque temps, confondu avec les autres philosophes, puis se sépara d’eux et fonda l’école qui a pris son nom. Nous savons par lui-même qu’il commença à philosopher à l’âge de quatorze ans. Apollodore l’épicurien dit, au premier livre de la Vie d’Épicure, qu’il s’attacha à la philosophie par suite du mépris qu’il avait conçu pour les grammairiens, ceux-ci n’ayant pu résoudre une objection sur un passage d’Hésiode relatif au chaos[1]. Hermippus rapporte, de son côté, qu’Épicure avait commencé par enseigner la grammaire, et qu’ensuite la lecture des ouvrages de Démocrite décida sa vocation philosophique. C’est là ce qui a fait dire de lui par Timon :

De Samos est venu le dernier et le plus effronté des physiciens, un mauvais maître d’école, le plus ignorant des hommes.

Il avait pour compagnons d’étude ses trois frères : Néoclès, Chérédème et Aristobule, qu’il avait gagnés lui-même à la philosophie, ainsi que l’atteste Philodémus l’épicurien, au dixième livre du Recueil des Philosophes. Myronianus rapporte, dans les Sommaires historiques semblables, qu’un de ses esclaves, nommé Mus, était aussi associé à ses travaux.

Diotimus le stoïcien, adversaire déclaré d’Épicure, chercha à le décrier, en publiant sous son nom cinquante lettres impures, et en lui attribuant celles qui passent généralement pour être de Chrysippe. Il n’a pas été mieux traité par Posidonius le stoïcien, par Nicolaüs, par Sotion dans le douzième livre des Réfutations de Dioclès, lesquelles sont au nombre de vingt-deux ; enfin, par Denys d’Halicarnasse. Ils disent qu’il accompagnait sa mère lorsqu’elle allait de cabane en cabane faire les purifications, et que c’était lui qui lisait le formulaire ; qu’il tenait une école avec son père, et enseignait à lire à vil prix ; qu’il avait un commerce amoureux avec un de ses frères et vivait avec la courtisane Léontium ; qu’il s’était approprié les

doctrines de Démocrite sur les atomes et celle d’Aristippe sur le plaisir. Ils prétendent encore qu’il n’était pas véritablement citoyen, quoique Timocrate et Hérodote, dans le traité de la Jeunesse d’Épicure, assurent le contraire. Ils lui reprochent d’avoir bassement flatté Mythrès, intendant de Lysimaque, et de l’avoir appelé, dans ses lettres, Apollon et roi ; d’avoir adressé des éloges exagérés et de misérables flatteries à Idoménée, à Hérodote et à Timocrate, parce qu’ils avaient publié ses doctrines secrètes. Ils l’accusent d’avoir écrit à Léontium des phrases de ce genre : « Grands Dieux, ma chère petite Léontium, quels transports de joie j’ai ressentis en lisant ta charmante lettre ; » à Thémista, femme de Léonte : « Je suis capable, si vous ne venez à moi, de franchir le monde, pour accourir à vos ordres, partout où vous m’appellerez, vous et Thémista ; » à un beau jeune homme nommé Pythoclès : « Immobile, j’attendrai ton aimable présence, ton divin aspect. » Théodore assure aussi au quatrième livre du traité Contre Épicure, qu’il dit dans une lettre, à Thémista : « Il me semble que je jouis de tes embrassements ; » et qu’il écrivait de même à beaucoup d’autres prostituées, en particulier à Léontium, dont Métrodore était également épris. Il lui reproche encore de s’être exprimé ainsi, dans le traité de la Fin : « Je ne sais plus où est le bien, si l’on supprime les plaisirs du goût, les jouissances de l’amour, les sensations de l’ouïe et de la vue ; » et dans une lettre à Pythoclès : « Prends un vaisseau, et fuis au plus vite toute étude. »

Épictète l’appelle discoureur efféminé et lui prodigue mille injures. Timocrate, frère de Métrodore et déserteur de l’école d’Épicure, dit, dans l’ouvrage intitulé les Joyeux convives, qu’il vomissait deux fois le jour par suite de ses excès de table. Il prétend n’avoir pu lui-même échapper qu’avec beaucoup de peine à cette philosophie nocturne et à ces mystérieuses réunions. Il l’accuse d’une honteuse ignorance en toutes choses, mais surtout pour ce qui concerne la conduite de la vie ; puis il continue ainsi : « Épicure était tellement épuisé par la débauche, que pendant nombre d’années il n’avait pu sortir de sa litière ; et cependant il dépensait journellement une mine pour sa table, comme il l’avoue lui-même dans une lettre à Léontium et dans celles aux philosophes de Mitylène. Il vivait, avec Métrodore, dans la compagnie d’une foule de prostituées, entre autres de Marmarium, d’Hédia, d’Hérotium, de Nicidium. Il se répète sans cesse dans les trente-sept livres sur la Nature ; il y attaque les autres philosophes, et en particulier Nausiphane, dont il dit mot pour mot : « Si jamais bouche a vomi la forfanterie sophistique et le langage trivial des esclaves, ce fut assurément celle de Nausiphane. » Il dit encore dans les Lettres sur Nausiphane : « Cela l’avait tellement exaspéré qu’il m’accablait d’injures et se vantait d’avoir été mon maître. » Épicure traitait encore Nausiphane de stupide, d’ignorant, de fourbe, de prostitué. Il appelait les disciples de Platon les flatteurs de Denys, et Platon lui-même, le doré ; Aristote, selon lui, était un prodigue qui, après avoir mangé son patrimoine, avait été réduit à se faire soldat et à vendre des drogues. Il appelait Protagoras portefaix, scribe de Démocrite, maître d’école de village. Il donnait à Héraclite le surnom de bourbeux ; à Démocrite celui de Lérocrite, ou éplucheur de riens ; à Antidore celui de Sénidore, ou chasseur aux présents ; enfin, il disait que les cyniques étaient les ennemis de la Grèce ; que les dialecticiens crevaient d’envie et que Pyrrhon était un ignare et un malappris. »

Tels sont les reproches qu’on lui adresse. Mais tous ces gens-là déraisonnent ; car une foule de témoins dignes de foi ont attesté sa bienveillance sans bornes envers tout le monde. La noblesse de son caractère a pour preuves les statues d’airain dont l’a honoré sa patrie, ses nombreux amis, que des villes entières n’auraient pu contenir, et cette foule de disciples que retenait auprès de lui le charme de sa doctrine. Un seul fit exception, Métrodore de Stratonice, qui passa à Carnéade, sans doute parce qu’il ne pouvait supporter les vertus incomparables d’Épicure. Faut-il invoquer encore la perpétuité de son école, qui seule s’est maintenue lorsque presque toutes les autres étaient oubliées, et a produit une foule innombrable de philosophes qui se sont succédé sans interruption ? Que dire de sa piété filiale, des services qu’il rendit à ses frères, de sa douceur pour ses esclaves, attestée par son testament ? Il les associait même à ses études, en particulier Mus, le plus célèbre d’entre eux. Enfin il avait pour tout le monde une bienveillance incomparable. Rien ne saurait exprimer sa piété envers les dieux, son amour pour sa patrie. Son excessive modestie l’empêcha toujours de prendre part au maniement des affaires. Il a traversé les temps les plus difficiles de la Grèce, sans la quitter jamais, à part deux ou trois voyages qu’il fit en Ionie, auprès de ses amis. Ceux-ci au contraire accouraient de tous côtés, suivant Apollodore, pour venir vivre avec lui dans le jardin où il avait établi son école et qu’il avait acheté quatre-vingts mines. Dioclès rapporte, au troisième livre des Excursions, que leur vie était d’une sobriété et d’une simplicité excessives ; un cotyle de petit vin leur suffisait, dit-il, et, quant à l’eau, ils se contentaient de la première venue. Il ajoute qu’Épicure n’approuvait pas la communauté des biens, différent en cela de Pythagore, qui voulait que tout fût commun entre amis ; il prétendait que c’était là une preuve de défiance et qu’où la défiance commence, l’amitié cesse. On voit par ses lettres qu’il se contentait d’eau et de pain commun : « envoie-moi, dit-il, du fromage de Cythère, afin que je puisse faire grande chère, quand je le voudrai. »

Tel était l’homme qui faisait consister le souverain bien dans la volupté. Athénée fait son éloge dans l’épigramme suivante :

Mortels, vous vous soumettez aux plus rudes travaux : la soif insatiable du gain vous jette au milieu des luttes et des combats ; et cependant la nature se contente de peu de chose ; mais l’ambition n’a pas de bornes ; c’est l’illustre fils de Néoclès qui l’a dit, inspiré par les Muses ou par le trépied sacré d’Apollon.

Mais ce que j’avance sera mieux démontré encore dans la suite par ses doctrines et ses paroles.

Dioclès dit que, des philosophes anciens, ceux qu’il préférait étaient Anaxagore — qu’il combat cependant sur quelques points — et Archélaüs, le maître de Socrate. On lit dans le même auteur qu’Épicure exerçait ses disciples à apprendre par cœur ses ouvrages.

Apollodore prétend, dans les Chroniques, qu’il avait eu pour maîtres Nausiphane et Praxiphane. Mais Épicure assure, dans la lettre à Eurydicus, n’avoir pas eu d’autre maître que lui-même. Il refusait, ainsi qu’Hermarchus, le titre de philosophe à Leucippe, que quelques auteurs, entre autres Apollodore, donnent pour maître à Démocrite. Démétrius de Magnésie dit qu’Épicure avait aussi reçu les leçons de Xénocrate.

Épicure emploie toujours le mot propre, et Aristophane le grammairien blâme à ce sujet la vulgarité de ses expressions. Il tenait tellement à la clarté que dans son traité de Rhétorique il ne recommande pas d’autre qualité. À la formule réjouissez-vous, il substituait dans ses lettres : agissez bien — vivez honnêtement.

Quelques-uns de ses biographes prétendent qu’il avait composé le traité intitulé Canon, d’après le Trépied de Nausiphane, dont il avait été disciple, et qu’il avait aussi suivi, à Samos, les leçons de Pamphilus le platonicien. Ils ajoutent qu’il s’adonna à la philosophie dès l’âge de douze ans, et devint chef d’école à trente-deux. Il était né, suivant les Chroniques d’Apollodore, la troisième année de la cent neuvième olympiade, sous l’archontat de Sosigène, le huit du mois Gamélion, sept ans après la mort de Platon. À l’âge de trente-deux ans, il établit son école à Mitylène, puis à Lampsaque ; après avoir enseigné cinq ans dans ces deux villes, il passa à Athènes, où il mourut âgé de soixante-douze ans, la seconde année de la cent vingt-septième olympiade, sous l’archontat de Pytharate. Il eut pour successeur le fils d’Agémarque, Hermarchus de Mitylène. On lit dans les lettres de ce dernier qu’Épicure mourut de la pierre, après quatorze jours de maladie. Suivant Hermippus il se fit mettre dans un bain chaud et demanda un peu de vin pur ; lorsqu’il l’eut bu, il recommanda à ses amis de ne point oublier ses doctrines et mourut quelques instants après. J’ai fait à ce sujet les vers suivants :

« Adieu, souvenez-vous de mes doctrines. » Telles furent les dernières paroles d’Épicure mourant à ses amis ; il entra dans un bain chaud, prit un peu de vin pur et alla ensuite boire les eaux glacées du Styx.

Telles furent la vie et la mort de ce philosophe. Voici son testament :

Je lègue par le présent tous mes biens à Amynomaque, de Baté, fils de Philocrate, et à Timocrate de Potamos, fils de Démétrius, conformément à la donation qui est déposée dans le temple de la mère des dieux ; aux conditions suivantes :

Ils donneront le jardin et ses dépendances à Hermarchus de Mitylène, fils d’Agémarque, à ses compagnons d’étude et à ses successeurs, pour y cultiver en commun la philosophie. Je leur recommande expressément de le conserver toujours, quoi qu’il arrive, aux philosophes héritiers de mes doctrines, pour y tenir leur école ; j’enjoins également de la manière la plus formelle aux héritiers d’Amynomaque et de Timocrate de maintenir en possession de ce jardin ceux auxquels l’auront légué les philosophes de mon école. Amynomaque et Timocrate laisseront à Hermarchus, sa vie durant, et à ses compagnons d’étude, la maison que je possède au bourg de Mélite.

Sur les revenus que je leur donne, ils prélèveront, d’accord avec Hermarchus, ce qui sera nécessaire pour célébrer l’anniversaire des funérailles de mon père, de ma mère et de mes frères, et pour fêter chaque année, selon la coutume établie, le jour de ma naissance, le dix du mois de Gamélion. Ils veilleront également à ce que la réunion de tous les philosophes de notre école établie en l’honneur de Métrodore et de moi ait lieu le vingt de chaque mois. Enfin ils célébreront, comme je le faisais moi-même, le jour consacré à mes frères dans le mois de Posidéon, et celui consacré à Polyène dans le mois de Métagitnion.

Amynomaque et Timocrate veilleront sur Épicure, fils de Métrodore, et sur le fils de Polyène, tout le temps qu’ils demeureront avec Hermarchus et recevront ses leçons. Ils prendront soin de la fille de Métrodore, et, lorsqu’elle sera en âge, ils la marieront à l’un des disciples d’Hermarchus, choisi par ce dernier, pourvu toutefois qu’elle soit modeste et obéisse en tout à Hermarchus. Ils prendront chaque année, sur les revenus que je laisse, avec l’avis et du consentement d’Hermarchus, ce qui sera nécessaire pour l’entretien de ces enfants, et ils s’associeront Hermarchus dans l’administration et l’emploi de ces revenus ; car il a vieilli avec moi dans la philosophie ; c’est lui que je laisse à la tête de mon école, et je désire que rien ne se fasse sans son aveu. Ils verront aussi avec lui à prélever sur mes biens une dot convenable pour la jeune fille, lorsqu’elle sera en âge d’être mariée.

Ils prendront soin de Nicanor, comme je l’ai fait moi-même ; car il est juste que ceux qui, partageant mes études, m’ont obligé de tout leur pouvoir et m’ont constamment témoigné une amitié à toute épreuve, ceux qui ont vieilli avec moi dans la philosophie, soient à l’abri du besoin autant qu’il dépend de moi.

Je donne tous mes livres à Hermarchus.

Si Hermarchus venait à mourir avant que les enfants de Métrodore fussent en âge de se suffire, je recommande à Amynomaque et à Timocrate de prendre sur les revenus que je laisse ce qui leur sera nécessaire et d’avoir soin que rien ne leur manque. Qu’ils respectent également toutes mes autres dispositions testamentaires et veillent autant que possible à leur rigoureuse exécution.

Parmi mes esclaves, j’affranchis Mus, Nicias et Lycon. Je donne aussi la liberté à Phédrium.

Au moment de mourir il écrivit la lettre suivante à Idoménée :

Je t’écrivais ces mots au dernier, au plus heureux jour de ma vie. J’endurais de telles douleurs de vessie et d’entrailles que rien ne pouvait en égaler la violence. Mais je trouvais une compensation à toutes ces souffrances dans les plaisirs de l’âme que me procurait le souvenir de mes travaux et de mes découvertes. Quant à toi, je te prie, au nom de l’amitié que tu m’as témoignée depuis ta jeunesse, au nom de ton amour pour la philosophie, de prendre soin des enfants de Métrodore.

Tel est son testament. Il eut un grand nombre de disciples. Parmi les plus célèbres est Métrodore de Lampsaque, fils d’Athénée — ou de Timocrate, — et de Sandée[2], qui du moment où il eut connu Épicure, ne le quitta qu’une seule fois, pour aller passer six mois dans sa patrie, et revint ensuite auprès de lui. C’était un homme excellent sous tous les rapports, ainsi que l’atteste Épicure dans les Principes fondamentaux et dans le troisième livre du Timocrate. Il maria sa sœur Batide à Idoménée, et prit lui-même pour concubine Léontium, courtisane d’Athènes. Toujours ferme contre tout ce qui peut troubler l’âme, il était au-dessus des craintes de la mort, comme le témoigne Épicure, dans le premier livre du Métrodore. On dit qu’il mourut sept ans avant Épicure, dans la cinquante-troisième année de son âge. Du reste on voit par le testament cité plus haut qu’Épicure avait survécu à Métrodore, puisqu’il recommande d’avoir soin des enfants de ce dernier.

Épicure avait aussi pour ami un frère de Métrodore, Timocrate, déjà cité[3].

Voici les titres des ouvrages de Métrodore : contre les Médecins, trois livres ; sur les Sens ; contre Timocrate ; de la Grandeur d’âme ; de la Maladie d’Épicure ; contre les Dialecticiens ; contre les Sophistes, neuf livres ; le Chemin de la sagesse ; de la Transformation ; de la Richesse ; contre Démocrite ; de la Noblesse.

Un autre disciple illustre d’Épicure est Polyène de Lampsaque, fils d’Athénodore, homme de mœurs douces et affectueuses, au rapport de Philodémus.

Nous devons citer aussi le successeur d’Épicure, Hermarchus de Mitylène, fils d’Agémarque. Né d’un père pauvre, il s’était adonné d’abord à la rhétorique. Ses ouvrages les plus remarquables sont : vingt-deux lettres sur Empédocle ; un traité des Sciences ; un livre contre Platon ; un autre contre Aristote. C’était du reste un homme de mérite. Il mourut de paralysie.

Viennent ensuite Thémista, femme de Léonte de Lampsaque, à laquelle Épicure a écrit plusieurs lettres, et Léonte lui-même ; Colotès et Idoménée, tous deux de Lampsaque. Ce sont là les plus célèbres.

Il faut y joindre encore : Polystrate, successeur d’Hermarchus ; Denys et Basilide, qui, après Polystrate, furent successivement à la tête de l’école d’Épicure ; Apollodore, surnommé le Tyran du Jardin, homme de mérite, et auteur de plus de quatre cents ouvrages ; Ptolémée le Blanc et Ptolémée le Noir, tous deux d’Alexandrie ; Zénon de Sidon, auditeur d’Apollodore, et écrivain d’une grande fécondité ; Démétrius, surnommé Lacon ; Diogène de Tarse, l’auteur des Dialogues choisis ; Orion et beaucoup d’autres, que les véritables épicuriens qualifient de sophistes.

Il y a eu trois autres Épicure : le premier, fils de Léonte et de Thémista ; le second, de Magnésie ; le troisième, gladiateur.

Aucun écrivain n’a égalé la fécondité d’Épicure, ni composé un aussi grand nombre d’ouvrages. Il a laissé plus de trois cents volumes, tous remplis de ses propres idées, sans aucune citation étrangère. Chrysippe voulut, au dire de Carnéade, qui l’appelle le parasite des livres d’Épicure, rivaliser avec lui quant au nombre des productions ; Épicure composait-il un ouvrage, Chrysippe se hâtait d’en faire autant ; mais, par suite de cet empressement à le suivre, il a rempli ses œuvres de redites, de choses avancées au hasard et mal digérées. Ses livres sont tellement farcis de citations qu’il ne reste rien du sien, défaut qui lui est commun avec Zénon et Aristote.

La valeur des écrits d’Épicure égale leur multitude ; voici les plus remarquables : de la Nature, trente-sept livres ; des Atomes et du Vide ; de l’Amour ; Abrégé des écrits contre les physiciens ; Doutes, contre les Mégariques ; Axiomes fondamentaux ; sur ce qu’on doit rechercher et éviter ; de la Fin ; du Criterium, ou Canon ; Chérédème ; des Dieux ; de la Piété ; Hégésianax ; de la Conduite de la vie, quatre livres ; de la Justice dans les actes ; Néoclès ; à Thémista ; le Banquet ; Eurylochus ; à Métrodore ; de la Vue ; sur les Angles des atomes ; du Tact ; de la Destinée ; Principes, sur les Passions ; à Timocrate ; Pronostic ; Exhortations ; des Images ; de la Représentation sensible ; Aristobule ; de la Musique ; de la Justice et des autres Vertus ; des Présents et de la Reconnaissance ; Polymède ; Timocrate, trois livres ; Métrodore, cinq livres ; Antidorus, deux livres ; Sentiments sur le Notus ; à Mithrès ; Callistolas ; de la Royauté ; Anaximène ; enfin des Lettres.

Je vais tâcher maintenant de donner une idée de la doctrine exposée dans ces ouvrages, en reproduisant trois lettres où Épicure a lui-même résumé toute sa philosophie. J’y joindrai les Axiomes fondamentaux, et tout ce qui me paraîtra digne d’être cité dans les autres traités, afin que tu puisses te former une idée nette d’Épicure, et me juger moi-même.

La première de ces lettres est adressée à Hérodote, et roule sur la nature en général ; la seconde, à Pythoclès, a pour objet les phénomènes célestes ; la troisième, à Ménœcée, traite de la morale. Je commencerai par la première, après avoir préalablement indiqué la division de la philosophie chez Épicure.

Il la divise en trois parties : canonique, physique, morale. La canonique, qui sert de préparation à la science, est renfermée dans un seul ouvrage intitulé Canon. La physique contient toute la théorie de la nature ; il en donne une exposition régulière dans les trente-sept livres du traité de la Nature, et en résume les principes dans ses Lettres. La morale traite de ce que nous devons rechercher et éviter ; elle est développée dans les livres sur la Conduite de la vie, dans les Lettres et dans le traité de la Fin. On joint ordinairement la canonique à la physique, et on la désigne sous les noms de Criterium du vrai, Traité des Principes, Philosophie élémentaire. La physique s’appelle aussi Traité de la Production et de la Destruction ; Philosophie de la nature. La morale porte également divers titres : De ce qu’il faut rechercher et éviter ; Conduite de la vie ; de la Fin. Quant à la dialectique, les épicuriens la rejettent comme inutile ; ils disent que la conformité du langage avec les choses suffit au physicien pour avancer sûrement dans l’étude de la nature.

Épicure dit, dans le Traité intitulé Canon, qu’il y a trois criterium du vrai : les sens, les prénotions de l’entendement, les affections[4]. Ses disciples y joignent aussi les notions de l’entendement, qui résultent des impressions sensibles. Épicure reproduit les mêmes principes dans l’Abrégé à Hérodote et dans les Axiomes fondamentaux.

« Les sens, dit-il, sont dépourvus de raison ; ils ne sont pas capables de mémoire[5]. En effet par eux-mêmes ils ne sont cause d’aucun mouvement, et lorsqu’ils ont reçu une impression d’une cause extérieure, ils ne peuvent rien y ajouter ni en retrancher. De plus, leurs données sont au-dessus de tout contrôle ; car une sensation ne peut pas en juger une autre semblable à elle-même ; elles ont toutes deux une égale valeur ; elle ne juge pas davantage une sensation différente ; leurs objets n’étant pas les mêmes ; en un mot un sens n’en contrôle pas un autre, puisque les données de tous s’imposent également à nous. Le raisonnement ne peut pas davantage prononcer sur les sens ; car nous avons dit que tout raisonnement a la sensation pour base. La réalité et l’évidence de la sensation établissent la certitude des sens ; car les impressions de la vue et de l’ouïe sont tout aussi réelles, aussi évidentes que la douleur.

« Il résulte de là que nous devons juger des choses obscures, par analogie avec celles que nous percevons directement. En effet toute notion dérive des sens, ou directement ou en vertu d’une proportion[6], d’une analogie, d’une composition ; le raisonnement toutefois a une part dans ces dernières opérations. Les visions de la folie et du sommeil ont un objet réel ; car elles agissent sur nous, et ce qui n’a pas de réalité ne produit aucune action. »

Par prénotion les épicuriens entendent une sorte de conception, une notion vraie, une opinion, une idée générale qui subsiste en nous, en d’autres termes le souvenir d’un objet extérieur, souvent perçu antérieurement ; telle est cette idée : L’homme est un être de telle nature. En même temps que nous prononçons le mot homme, nous concevons immédiatement le type de l’homme, en vertu d’une prénotion que nous devons aux données antérieures des sens. La notion première que réveille en nous chaque mot est donc vraie ; en effet nous ne pourrions pas chercher une chose, si nous n’en avions préalablement l’idée. Pour affirmer que ce que nous voyons au loin est un cheval ou un bœuf, il faut qu’en vertu d’une prénotion nous connaissions déjà la forme du cheval et du bœuf. D’ailleurs nous n’aurions pas pu donner de noms aux choses si nous n’en avions eu une notion préalable. Ces prénotions offrent donc toute certitude.

Quant aux jugements, leur certitude tient à ce que nous les rapportons à une notion antérieure, certaine par elle-même, en vertu de laquelle nous prononçons ; par exemple, comment savons-nous que ceci est un homme ?[7] Les épicuriens donnent aussi au jugement le nom de supposition[8], et disent qu’il peut être vrai ou faux. Il est vrai si l’évidence des sens le confirme ou ne le contredit pas ; il est faux dans le cas contraire. De là vient chez eux l’expression suspension du jugement ; par exemple avant de prononcer que tel objet est une tour, il faut attendre qu’on en soit proche, et juger d’après l’impression qu’il produit de près.

Ils admettent deux espèces d’affections, communes à tous les animaux, le plaisir et la douleur, l’une naturelle, l’autre contre nature. Ce sont ces affections, disent-ils, qui prononcent sur ce que nous devons rechercher et éviter[9]. Ils distinguent aussi deux sortes de questions : celles qui portent sur les choses mêmes, et celles qui n’ont pour objet que les mots. Telle est, en abrégé, leur doctrine sur la division de la philosophie et le criterium du vrai. Passons maintenant à la première lettre.

ÉPICURE À HÉRODOTE, SALUT.

Beaucoup de personnes, cher Hérodote, ne peuvent ni approfondir tout ce que j’ai écrit sur la nature, ni étudier les plus considérables de mes ouvrages ; j’ai fait pour elles un abrégé de toute ma doctrine, afin qu’elles puissent aisément s’en graver les points fondamentaux dans la mémoire, et qu’en toutes circonstances elles aient à leur disposition les principes les plus incontestables lorsqu’elles voudront s’appliquer à l’étude de la nature. Quant à ceux qui déjà se sont avancés assez loin dans la contemplation de l’univers, il leur est également nécessaire d’avoir présent à la mémoire un tableau résumé de toute la doctrine ; car les notions d’ensemble nous sont plus indispensables que les connaissances particulières. On doit donc s’attacher de préférence aux premières et déposer dans sa mémoire des principes sur lesquels on puisse s’appuyer pour arriver à une perception exacte des choses et à des connaissances certaines sur les objets particuliers ; on a atteint ce but, lorsqu’on a embrassé les conceptions et pour ainsi dire les types les plus essentiels et qu’on se les est gravés dans l’esprit, — car cette connaissance claire et précise de l’ensemble des choses facilite nécessairement les perceptions particulières, — lorsqu’on a ramené ces conceptions à des éléments et à des termes simples ; en effet, une synthèse véritable, comprenant tout le cercle des phénomènes de l’univers, doit pouvoir résumer en elle-même et en peu de mots tous les faits particuliers précédemment étudiés. Cette méthode étant utile même à ceux qui sont déjà familiarisés avec les lois de l’univers, je leur recommande – tout en poursuivant sans relâche l’étude de la nature, qui contribue plus qu’aucune autre au calme et au bonheur de la vie –, de faire un résumé, un sommaire de leurs opinions[10].

Il faut d’abord, cher Hérodote, déterminer exactement la notion comprise sous chaque mot, afin de pouvoir y rapporter, comme à un criterium, les conceptions qui émanent de nous-mêmes, les recherches ultérieures, les difficultés ; autrement les jugements n’ont aucune base ; on remonte à l’infini de démonstration[11] en démonstration, ou bien on se paye de vains mots. En effet, il est de toute nécessité que, dans chaque mot on perçoive directement, et sans le secours d’aucune démonstration, la notion fondamentale qu’il exprime[12], si l’on veut avoir une base à laquelle on rapporte les recherches, les difficultés, les jugements personnels[13], quel que soit d’ailleurs le criterium qu’on adopte, soit qu’on prenne pour règle les données des sens ou en général la perception actuelle, soit qu’on s’en tienne à l’idée elle-même[14] ou à tout autre criterium.

Il faut aussi noter avec soin les impressions que nous éprouvons en présence des objets, afin de nous y reporter dans les circonstances où il est nécessaire de suspendre le jugement, ou bien lorsqu’il s’agit de choses dont l’évidence n’est pas immédiatement perçue.

Ces bases une fois posées, on peut passer à l’étude des choses dont l’évidence n’est pas immédiate. Et d’abord on doit admettre que rien ne vient du non-être ; car autrement tout viendrait de tout, sans qu’il y eût aucun besoin de germes. Si, d’un autre côté, ce qui disparaît à nos yeux était détruit absolument et passait au non-être, toutes choses seraient anéanties, puisqu’il ne resterait aucuns éléments dans lesquels elles se seraient résolues. Il est certain que l’univers a toujours été et sera toujours tel qu’il est actuellement ; car il n’y a rien en quoi il puisse se transformer, puisqu’en dehors de l’univers il n’y a rien qui puisse pénétrer en lui et y produire quelque changement.

[ Il établit les mêmes principes au commencement du Grand Abrégé et dans le premier livre du traité de la Nature[15].]

Il n’y a point de place pour le non-être dans l’univers[16] ; car les sens nous attestent partout et toujours que les corps sont réellement, et le témoignage des sens doit être, comme je l’ai dit plus haut, la règle de nos raisonnements sur ce qui n’est pas immédiatement perçu. D’ailleurs, si ce que nous appelons vide, espace, nature intangible, n’avait pas une existence réelle, il n’y aurait pas quelque chose où les corps pussent être contenus, à travers quoi ils pussent se mouvoir comme nous les voyons se mouvoir en réalité. Ajoutons à cela qu’on ne peut concevoir ni en vertu de la perception, ni en vertu d’une analogie fondée sur la perception, aucune qualité générale, propre à tous les êtres, qui ne soit ou un attribut, ou un accident du corps, ou du vide.

[Mêmes principes dans les livres un, quatorze et quinze du traité de la Nature, et dans le Grand Abrégé.]

Parmi les corps, les uns sont des composés, les autres sont les éléments des composés. Ces derniers sont insécables et à l’abri de toute transformation ; – autrement tout se résoudrait dans le non-être. – Ils persistent par leur force propre au milieu de la dissolution des complexes, étant absolument pleins, et, à ce titre, n’offrant aucune prise à la destruction. Il faut donc nécessairement que les principes des choses soient des éléments corporels insécables.

L’univers est infini ; car ce qui est fini a une extrémité, et qui dit extrémité dit relation[17] ; par suite, ce qui n’a pas d’extrémité n’a pas de fin, et ce qui n’a pas de fin est infini et non fini. L’univers est infini, et sous le rapport de la quantité des corps, et sous celui de l’étendue du vide ; car si le vide était infini, les corps étant finis, les corps ne pourraient demeurer en aucun lieu ; ils seraient transportés, disséminés à travers le vide infini, faute de pouvoir s’affermir, se contenir l’un l’autre par des chocs mutuels. Si d’un autre côté le vide était fini, les corps étant infinis, ceux-ci ne pourraient y être contenus.

De plus, les atomes qui forment les corps, ces éléments pleins dont viennent et dans lesquels se résolvent les complexes, affectent une incalculable variété de formes ; car les différences si nombreuses que présentent les corps ne peuvent pas résulter de l’agrégation des mêmes formes. Chaque variété de formes comprend une infinité d’atomes ; mais il n’y a pas une infinité de variétés ; seulement le nombre en est incalculable.

[Il ajoute plus bas que la divisibilité à l’infini est impossible, car, dit-il, il n’y a que les qualités[18] qui changent, — à moins ; que de division en division on ne veuille aller absolument jusqu’à l’infinie petitesse[19].]

Les atomes sont dans un mouvement continuel.

[Il dit plus loin qu’ils se meuvent avec une égale vitesse de toute éternité, le vide n’offrant pas plus de résistance aux plus légers qu’aux plus lourds[20].]

Parmi les atomes, ceux-ci sont séparés par de grandes distances ; ceux-là sont rapprochés dans la formation d’agrégats, ou enveloppés par d’autres qui s’agrégent ; mais, dans ce dernier cas, ils n’en conservent pas moins leur mouvement propre, grâce à la nature du vide qui les sépare les uns des autres, et ne leur offre aucune résistance. La solidité qu’ils possèdent fait qu’en s’entre-choquant ils réagissent les uns sur les autres, jusqu’à ce qu’enfin ces chocs répétés amènent la dissolution de l’agrégat. À tout cela il n’y a point de cause extérieure, les atomes et le vide étant les seules causes.

[Il dit plus bas que les atomes n’ont aucune qualité propre, excepté la forme, l’étendue et la pesanteur. Quant à la couleur, il dit, au douzième livre des Principes, qu’elle varie selon la position des atomes. Du reste, il n’attribue pas aux atomes toute espèce de dimension.]

Jamais, il est vrai, aucun atome n’a été perçu par les sens ; mais si l’on retient tout ce que j’en dis ici, le mot seul offrira à la pensée une image suffisante de la nature des choses.

Il y a une infinité de mondes, soit qu’ils ressemblent à celui-ci, soit qu’ils en diffèrent ; car les atomes étant en nombre infini, comme je l’ai établi plus haut, se portent nécessairement à des distances immenses ; et d’ailleurs, cette multitude infinie d’atomes dont se forme le monde ou par lesquels il est produit, ne pourrait être absorbée tout entière par un seul monde, ni même par des mondes en nombre fini, qu’on les suppose semblables au nôtre ou différents. Il n’y a donc rien qui s’oppose à l’infinité des mondes.

De plus, il existe des images, semblables pour la forme aux corps solides que nous voyons, mais qui en diffèrent beaucoup par la ténuité de leur substance. En effet, il n’est pas impossible qu’il y ait dans l’espace des espèces de sécrétions de ce genre, une aptitude à former des surfaces sans profondeur et d’une extrême ténuité, ou bien que des solides il émane des particules qui conservent la continuité, la disposition et le mouvement qu’elles avaient dans le corps. Je donne le nom d’images à ces représentations. Lorsque leur mouvement à travers le vide a lieu sans obstacle et sans choc, elles franchissent dans un temps insaisissable à la pensée toute étendue concevable ; car c’est le choc ou l’absence de choc qui produisent la rapidité ou la lenteur du mouvement. Toutefois, un corps en mouvement ne se trouve pas, dans un temps saisissable à la pensée, en plusieurs lieux à la fois ; cela ne saurait se concevoir[21] ; de quelque point de l’infini qu’il arrive dans un temps appréciable, et quelque soit le lieu de sa course où nous saisissons son mouvement, il a déjà quitté ce lieu au moment de la pensée. Car ce mouvement que nous avons admis jusqu’ici ne rencontrer aucun obstacle à sa vitesse, est absolument dans les mêmes conditions que celui dont la rapidité est ralentie par le choc.

Il est utile aussi de retenir ce principe, à savoir que les images ont une ténuité incomparable, — ce qui, du reste, n’est nullement contredit par les apparences sensibles ; — d’où il suit que leur vitesse est aussi incomparable ; car elles trouvent partout un passage facile, et de plus leur infinie petitesse fait qu’elles n’éprouvent aucun choc ou n’en éprouvent que fort peu, tandis qu’une multitude infinie d’éléments rencontre bientôt quelque obstacle.

Il ne faut pas oublier non plus que la production des images est simultanée à la pensée, car de la surface des corps s’écoulent continuellement des images de ce genre, d’une manière insensible cependant, parce qu’elles sont immédiatement remplacées. Elles conservent longtemps la même disposition et le même arrangement que les atomes dans le solide, quoique pourtant leur forme puisse quelquefois être altérée. La production directe des images dans l’espace est également instantanée[22], parce que ces images ne sont que des surfaces légères et sans profondeur.

Du reste, on verra clairement qu’il n’y a rien la qui soit contredit par les données sensibles, si l’on fait attention au mode d’exercice des sens, et si on veut expliquer les rapports qui s’établissent entre les objets extérieurs et nous-mêmes. Ainsi, il faut admettre que quelque chose passe des objets extérieurs en nous pour produire la vue et la connaissance des formes. Car il est difficile de concevoir que les objets externes puissent nous donner par l’intermédiaire de l’air qui est entre eux et nous, ou au moyen de rayons, d’émissions quelconques allant de nous à eux, une empreinte de leur forme et de leur couleur ; ce phénomène, au contraire, s’explique parfaitement si l’on admet que certains simulacres de même couleur, de même forme et d’une grandeur proportionnelle passent de ces objets à nous et arrivent ainsi à la vue et à l’intelligence. Ces simulacres sont animés d’une grande vitesse, et comme d’un autre côté l’objet solide formant une masse compacte et renfermant une grande quantité d’atomes, émet toujours la même quantité de particules, la vision est continue, et il ne se produit en nous qu’une seule représentation qui conserve toujours le même rapport avec l’objet.

Toute conception, toute perception sensible, qu’elle porte sur la forme ou sur d’autres attributs, n’est que la forme même du solide perçue directement, soit en vertu d’une sorte de condensation actuelle et continue de l’image, soit par suite des traces qu’elle a laissées en nous.

L’erreur, les faux jugements tiennent toujours à ce qu’on suppose qu’une idée préconçue sera confirmée ou ne sera pas démentie par l’évidence ; ensuite, lorsqu’elle n’est pas confirmée, nous formons notre jugement en vertu d’une sorte d’initiative de la pensée, liée, il est vrai, à la perception et à la représentation directe, mais à laquelle se joint une conception à nous propre, de laquelle résulte l’erreur. En effet, les représentations que l’intelligence réfléchit comme un miroir, soit qu’on les perçoive dans le songe, soit qu’on les embrasse par un acte personnel de la pensée ou par quelque autre faculté judiciaire, ne ressembleraient pas aux objets qu’on appelle réels et vrais, s’il n’y avait pas des objets de ce genre perçus directement ; et, d’un autre côté, l’erreur ne serait pas possible s’il n’y avait pas un acte personnel, une sorte d’initiative de l’intelligence, liée, il est vrai, à la représentation directe, mais allant au delà de cette représentation. Cette conception, liée à la perception directe que produit la représentation, mais allant au delà, grâce à un acte propre de la pensée individuelle, produit l’erreur lorsque l’évidence ne la confirme pas ou la contredit ; lorsque l’évidence la confirme ou ne la contredit pas, elle donne la vérité. Il faut retenir soigneusement ces principes afin de ne point rejeter l’autorité des facultés qui perçoivent directement la vérité, et pour ne pas jeter d’un autre côté le trouble dans l’intelligence en accordant au faux la même confiance qu’au vrai.

L’audition est produite par une sorte de courant émanant de l’objet qui parle, ou qui produit un son, un bruit, en un mot qui excite d’une manière quelconque les sensations de l’ouïe. Ce courant se subdivise en plusieurs parties, semblables entre elles, et qui, conservant non-seulement un certain rapport les unes avec les autres, mais même une sorte d’identité particulière avec l’objet dont elles émanent, nous mettent le plus souvent en communication de sentiments avec cet objet, ou du moins nous font connaître l’existence de quelque chose d’extérieur. Si ces courants ne portaient pas avec eux quelque chose de la manière d’être de l’objet, cette communication de sentiments serait impossible. Il ne faut donc pas croire que c’est l’air qui reçoit une certaine forme sous l’action de la voix ou de tout autre son ; car il est de toute impossibilité que la voix agisse ainsi sur l’air. Mais la percussion produite en nous lorsqu’il y a émission de voix donne lieu à un dégagement de certaines particules[23] qui constituent un courant semblable à un souffle léger, et de là résulte pour nous la sensation acoustique.

On doit admettre qu’il en est de l’odorat comme de l’ouïe : il n’y aurait aucune sensation d’odeur s’il n’émanait des objets certaines particules capables de faire impression sur l’odorat, les unes mal appropriées à l’organe et qui y portent le désordre, les autres appropriées et qui agissent sans trouble.

On doit admettre aussi que les atomes ne possèdent aucune des qualités des objets sensibles, à l’exception de la forme, de la pesanteur, de l’étendue, et de tout ce qui est nécessairement inhérent à la forme. En effet, toute qualité est variable ; mais les atomes sont nécessairement invariables ; car il faut bien que dans la dissolution des complexes il y ait quelque chose qui persiste, solide et indestructible, de telle sorte que le changement n’ait pas lieu de l’être au non-être, ni du non-être à l’être, mais qu’il résulte ou d’un simple déplacement des parties, ce qui est le plus ordinaire, ou de l’adjonction, du retranchement de certaines particules. Il suit de là que ce qui n’admet pas en soi de transformation est impérissable, ne participe en rien à la nature de ce qui change, en un mot, a des dimensions et des formes invariablement déterminées. Ce qui prouve qu’il en est ainsi, c’est que, même dans les transformations qui ont lieu sous nos yeux par suite du retranchement de certaines parties, nous pouvons reconnaître la forme de ces parties constitutives, tandis que les qualités qui ne sont pas constitutives[24] ne persistent pas comme la forme, mais périssent dans la dissolution de l’ensemble. Les attributs que nous avons indiqués[25] suffisent pour expliquer toutes les différences des complexes ; car il faut nécessairement laisser subsister quelque chose d’indestructible pour que tout ne se résolve pas dans le non-être.

Du reste, on ne doit pas croire qu’il y ait des atomes de toute grandeur, si l’on ne veut se mettre en contradiction avec les phénomènes. Mais il faut admettre qu’il y en a de grandeurs différentes, car, cela étant, il est bien plus facile de rendre compte des impressions et des sensations. Toutefois, je le répète, il n’est pas nécessaire, pour expliquer les différences des qualités, d’attribuer aux atomes toute espèce de dimensions.

Ne t’imagine pas non plus que l’atome puisse devenir visible pour nous[26] ; car d’abord on ne voit pas que cela ait lieu, et ensuite on ne peut pas même concevoir comment l’atome deviendrait visible. En outre, il ne faut pas croire que dans un corps fini il y ait des particules de toute espèce et en nombre infini. Par conséquent, on doit non-seulement rejeter la divisibilité à l’infini en parcelles de plus en plus petites, pour ne pas réduire toutes choses à rien et n’être pas forcé d’admettre que, dans une masse composée d’une foule d’éléments, l’être puisse se ramener au non-être ; mais on ne peut pas même supposer qu’un objet fini soit susceptible de transformations à l’infini, pas même de transformations en objets plus petits ; car une fois qu’on a dit que dans un objet il y a des particules de toute espèce et en nombre infini, il n’y a plus absolument aucun moyen de concevoir que cet objet puisse avoir une grandeur finie. En effet, il est évident que ces particules, infinies en nombre, ont une dimension quelconque[27], et, quelle que soit d’ailleurs cette dimension, les objets qui en sont composés auront une grandeur infinie, tout en présentant des formes déterminées et des limites perçues par les sens. On conçoit facilement, sans qu’il soit nécessaire d’étudier directement cette dernière question, que telle serait la conséquence de la supposition que nous combattons ; et ainsi, de conséquence en conséquence, on arriverait à concevoir chaque objet comme infini.

Il faut admettre aussi que la plus petite particule perceptible aux sens n’est ni absolument semblable aux objets susceptibles de transformation, ni absolument différente. Elle a quelques caractères communs avec les objets qui se transforment ; mais elle en diffère en ce qu’elle ne laisse pas apercevoir en elle de parties distinctes. Lors donc que nous voulons, en vertu de ces caractères communs et de cette similitude, nous former une idée de la plus petite particule sensible, en prenant pour termes de comparaison les objets qui changent, il faut qu’entre ces divers objets nous saisissions quelque caractère commun ; ainsi nous les examinons successivement, du premier au dernier, non pas en eux-mêmes, ni en tant que composés de parties juxtaposées, mais seulement en tant qu’étendus ; en d’autres termes, nous considérons les grandeurs en elles-mêmes et d’une manière abstraite, en tant qu’elles mesurent, les plus grandes une plus grande étendue, les plus petites une étendue moindre. Cette analogie s’applique à l’atome en tant que nous le considérons comme ayant la plus petite dimension possible. Évidemment il diffère par la petitesse de tous les objets sensibles ; mais cette analogie lui est applicable ; en un mot, nous établissons par cette comparaison que l’atome a réellement une étendue, mais nous excluons toute dimension considérable pour ne lui accorder que de petites proportions[28].

Il faut admettre aussi, en prenant pour guide le raisonnement qui nous découvre les choses invisibles aux sens, que les grandeurs les plus petites, celles qui ne sont pas composées et forment la limite extrême de l’étendue sensible, sont la mesure première des autres grandeurs qui ne sont dites plus grandes ou plus petites que par leur rapport avec celles-là ; car les rapports qu’elles soutiennent avec les particules non sujettes à transformation, suffisent pour leur donner ce caractère de mesure première ; mais elles ne peuvent pas, comme les atomes, s’agréger et former des complexes en vertu d’un mouvement propre.

De plus, il ne faut pas dire, à propos de l’infini, que tel point en est le plus haut ou le plus bas, car le haut et le bas y doivent être reportés à l’infini. Nous savons en effet que si, voulant déterminer l’infini, nous concevons un point au-dessus de notre tête, ce point, quel qu’il soit, ne nous paraîtra jamais avoir le caractère en question ; autrement, ce qui serait situé au-dessous du point conçu comme la limite de l’infini, serait en même temps, et par rapport à ce même point, haut et bas ; ce qu’il est impossible de concevoir.

Il suit de là que la pensée ne peut concevoir qu’un seul mouvement de translation, de bas en haut, à l’infini, et un seul mouvement de haut en bas ; de bas en haut quand bien même l’objet en mouvement, allant de nous aux lieux situés au-dessus de notre tête, rencontrerait dix mille fois les pieds de ceux qui sont au-dessus de nous ; de haut en bas quand bien même il se porterait vers la tête de ceux qui sont au-dessous

de nous ; car ces deux mouvements, envisagés en eux-mêmes et dans leur ensemble, sont conçus comme réellement opposés l’un à l’autre dans leur marche vers l’infini.

De plus, tous les atomes sont nécessairement animés de la même vitesse, lorsqu’ils se meuvent à travers le vide où aucun choc ne les entrave. Car pourquoi les atomes lourds auraient-ils un mouvement plus rapide que les atomes petits et légers, puisque de part et d’autre ils ne rencontrent aucun obstacle ? Pourquoi les petits auraient-ils une vitesse supérieure aux grands, les uns et les autres trouvant partout un passage facile, du moment où aucun choc n’entrave leur mouvement ? Mouvement de bas en haut, mouvement horizontal de va-et-vient en vertu de la percussion réciproque des atomes, mouvement en bas, en vertu de leur propre poids, tout sera égal, car dans quelque sens que l’atome se porte, il doit avoir un mouvement aussi rapide que la pensée, jusqu’au moment où il est répercuté, en vertu d’une cause extérieure ou de son propre poids, par le choc d’un objet résistant.

Même dans les composés, un atome ne se meut pas plus rapidement qu’un autre ; en effet, si l’on n’envisage que le mouvement continu de l’atome, qui s’accomplit dans un instant indivisible, le plus court possible, tous ont un mouvement également rapide[29]. Toutefois, l’atome n’a pas dans un temps perceptible à l’intelligence, un mouvement continu dans une même direction, mais bien une série de mouvements oscillatoires desquels résulte en dernière analyse un mouvement continu perceptible aux sens. Si donc on supposait, en vertu du raisonnement sur les invisibles[30] que dans des intervalles de temps accessibles à la pensée les atomes ont un mouvement continu, on se tromperait, car ce qui est conçu par la pensée est vrai, tout aussi bien que ce qui est directement perçu[31].

Revenons maintenant à l’étude des affections et des sensations[32] ; ce sera le meilleur moyen de prouver que l’âme est une substance corporelle, composée de particules extrêmement déliées, répandue dans tous les membres du corps et offrant une grande analogie avec une sorte de souffle mêlé de chaleur, semblable enfin tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ces deux principes[33]. Il existe en elle une partie spéciale, douée d’une extrême mobilité par suite de la ténuité plus grande des principes qui la composent et par cela même en rapport de sympathie plus immédiat avec le reste du corps. C’est ce que démontrent suffisamment les facultés de l’âme, les passions, la mobilité de sa nature, les pensées, en un mot tout ce dont la privation est pour nous la mort. On doit admettre que c’est dans l’âme surtout qu’est le principe de la sensation. Toutefois, elle ne posséderait pas ce pouvoir si elle n’était enveloppée par le reste du corps qui le lui communique et le reçoit d’elle à son tour, mais seulement dans certaine mesure ; car il y a certaines affections de l’âme dont il n’est pas capable. C’est pour cela que, l’âme évanouie, le corps ne possède plus la

sensation ; car ce n’est point là une faculté qui lui soit propre à lui-même ; mais, d’un autre côté, elle ne peut se manifester dans l’âme que par l’intermédiaire du corps : l’âme, réfléchissant les manifestations accomplies dans la substance qui l’environne, réalise en elle-même, en vertu d’un pouvoir qui lui est propre, des affections sensibles, et les communique ensuite au corps en vertu des liens réciproques de sympathie qui l’unissent à lui. C’est pour cela aussi que la destruction d’une partie du corps n’entraîne pas pour l’âme, tant qu’elle réside dans le corps, la cessation de tout sentiment, pourvu que les sens conservent quelque énergie ; — quoique cependant la dissolution de l’enveloppe corporelle, ou même d’une de ses parties, puisse quelquefois amener la destruction de l’âme. — Le reste du corps, au contraire, même lorsqu’il persiste, ou en entier ou en partie, perd tout sentiment par la dispersion de cet agrégat d’atomes, quel qu’il soit, qui forme l’âme. Lorsque tout l’assemblage du corps se dissout, l’âme se dissipe ; elle cesse d’avoir les facultés qui lui étaient auparavant inhérentes, en particulier le pouvoir moteur ; de sorte que le sentiment périt également pour elle ; car il est impossible de concevoir qu’elle sente encore, du moment où elle n’est plus dans les mêmes conditions d’existence et ne possède plus les mêmes mouvements relativement au même système organique ; du moment enfin où elle ne réside plus dans l’enveloppe, dans le milieu où elle possède actuellement ces mouvements.

[Il exprime les mêmes idées dans d’autres ouvrages, et ajoute que l’âme est composée des atomes les plus légers et les plus ronds, atomes tout à fait différents de ceux du feu. Il distingue en elle la partie irrationnelle, répandue dans tout le corps, et la partie rationnelle, qui a pour siége la poitrine, comme le prouvent la crainte et la joie. Le sommeil, dit-il, se produit lorsque les parties de l’âme, disséminées dans tout l’ensemble du corps, se concentrent, ou bien lorsqu’elles se dispersent et s’échappent par les ouvertures du corps[34] ; car de tous les corps émanent des particules[35].]

Le mot incorporel se prend dans sa véritable acception pour exprimer ce qui en soi est conçu comme tel ; or, rien ne peut être conçu en soi comme incorporel, que le vide ; mais le vide ne peut être ni passif ni actif ; il est seulement la condition et le lieu du mouvement ; donc ceux qui prétendent que l’âme est incorporelle prononcent des mots vides de sens ; car, si elle avait ce caractère, elle ne pourrait ni produire, ni recevoir aucune action, et nous voyons clairement au contraire qu’elle a cette double faculté.

Qu’on applique donc tous ces raisonnements aux affections et aux sensations, en se rappelant les idées que nous avons posées en commençant, et on verra clairement que ces principes généraux renferment une solution exacte de tous les cas particuliers.

Quant aux formes, aux couleurs, aux grandeurs, à la pesanteur et aux autres qualités que l’on considère comme des attributs, soit de tous les corps, soit seulement des corps visibles et perçus par la sensation, voici sous quel point de vue on doit les considérer : ce ne sont pas des substances particulières, ayant une existence propre ; car cela ne peut se concevoir ; on ne peut pas dire davantage qu’elles n’ont aucune réalité ; ce ne sont pas non plus des substances incorporelles inhérentes au corps, ni des parties du corps ; mais elles constituent par leur ensemble la substance éternelle et l’essence du corps tout entier. Il ne faut pas croire cependant que le corps en soit composé comme un agrégat est formé de particules de moindre dimension, atomes ou grandeurs quelconques plus petites que le composé lui-même ; elles constituent seulement par leur réunion, je le répète, la substance éternelle du corps. À chacun de ces attributs répondent des idées et des perceptions particulières ; mais ils ne peuvent être perçus indépendamment du sujet tout entier ; l’ensemble de toutes ces perceptions forme l’idée de corps. Les corps possèdent souvent aussi d’autres attributs qui ne leur sont pas éternellement inhérents, mais qui ne peuvent pas non plus être rangés parmi les choses invisibles et incorporelles. Ainsi, il suffit d’exprimer l’idée générale du mouvement de translation pour faire concevoir à l’instant certaines qualités distinctes et de ces ensembles qui, pris dans leur totalité reçoivent le nom de corps, et des attributs nécessaires et éternels sans lesquels le corps ne peut être conçu. Certaines perceptions répondent à ces attributs ; mais cependant ils ne peuvent être connus abstractivement et indépendamment d’un sujet ; bien plus, comme ce ne sont pas des attributs nécessairement inhérents à l’idée de corps, on ne peut les percevoir qu’au moment où ils apparaissent. Ce sont des réalités, cependant, et il ne faudrait point leur refuser l’être et l’existence par cela seul qu’ils n’ont ni le caractère des ensembles auxquels nous donnons le nom de corps, ni celui des attributs éternels. On se tromperait également en supposant qu’ils ont une existence propre et indépendante ; car cela n’est vrai ni pour eux, ni pour les attributs éternels. Ce sont, on le voit clairement, des accidents du corps, accidents qui ne font pas nécessairement partie de sa nature ; qui ne peuvent pas non plus être considérés comme des substances indépendantes, mais à chacun desquels la sensation donne le caractère particulier sous lequel il nous apparaît.

Une autre question importante est celle du temps. Ici on ne peut plus appliquer le mode d’investigation auquel nous soumettons les autres objets, que nous étudions dans un sujet donné, et que nous rapportons aux prénotions qui sont en nous-mêmes. Il nous faut saisir, par analogie et en parcourant le cercle des choses comprises sous cette dénomination générale de temps, il faut saisir, dis-je, le caractère essentiel qui fait que nous disons que le temps est long ou qu’il est court. Il n’est pas nécessaire pour cela de chercher de nouvelles dénominations comme préférables à celles qui sont usitées ; contentons-nous de celles par lesquelles le temps est ordinairement désigné. Il ne faut pas non plus, comme certains philosophes, affirmer du temps quelque attribut particulier, car cela ferait supposer que son essence est la même que celle de cet attribut. Il suffit de rechercher de quoi on compose et avec quoi on mesure cette nature particulière qui est le temps. Pour cela il n’y a pas besoin de démonstration ; une simple exposition suffit : il est évident en effet que nous le composons des jours, des nuits et de leurs parties ; la passion et l’impassibilité, le mouvement et le repos sont également compris dans le temps ; enfin il est évident qu’à propos de ces divers états nous concevons une propriété particulière à laquelle nous donnons le nom de temps.

[Il expose les mêmes principes dans le second livre du traité de la Nature et dans le Grand Abrégé.]

C’est de l’infini qu’ont été tirés les mondes et tous les agrégats finis qui présentent de nombreuses analogies avec ceux que nous observons sous nos yeux. Chacun de ces objets, grands et petits, a été séparé de l’infini par un mouvement à lui propre. D’un autre côté tous ces corps seront successivement détruits, les uns plus vite, les autres moins, ceux-ci sous l’influence de telle cause, ceux-là par l’action de telle autre.

[Il est évident d’après cela qu’il regarde les mondes comme périssables, puisqu’il admet que leurs parties se transforment. — Il dit aussi ailleurs que la terre repose suspendue sur l’air[36].]

Il ne faut pas croire que les mondes aient nécessairement une forme identique. — [Il dit en effet, dans le douzième livre sur le Monde, que les mondes diffèrent entre eux : ceux-ci sont sphériques, ceux-là elliptiques ; d’autres affectent d’autres formes[37].] — Cependant il n’y a pas des mondes de toutes les formes possibles.

Gardons-nous aussi de croire que les animaux ont été tirés de l’infini ; car il n’est personne qui puisse démontrer que les germes dont sont nés les animaux, les plantes et tous les autres objets que nous contemplons ont été apportés de l’extérieur dans tel monde donné, et que ce même monde n’aurait pas pu les produire lui-même. Cette remarque s’applique en particulier à la terre.

De plus, il faut admettre que l’expérience et la nécessité des choses vinrent souvent en aide à la nature. Le raisonnement perfectionna les données naturelles et y ajouta de nouvelles découvertes, ici plus vite, là plus lentement ; tantôt à travers des périodes de temps prises sur l’infini, tantôt dans des intervalles plus courts[38]. Ainsi, à l’origine, ce ne fut point en vertu de conventions que l’on donna les noms aux choses ; mais les hommes dont les idées, les passions variaient de nation à nation, formèrent spontanément ces noms, en émettant les sons divers produits par chaque passion, par chaque idée, suivant la différence des lieux et des peuples. Plus tard on établit d’une manière uniforme dans chaque nation des termes particuliers destinés à rendre les relations plus faciles et le langage plus court. Des hommes instruits introduisirent la notion des choses non sensibles, et y approprièrent des mots lorsqu’ils furent dans la nécessité d’énoncer leurs pensées ; ensuite les autres hommes, guidés surtout par le raisonnement, interprétèrent ces mots dans le même sens.

Quant aux phénomènes célestes, comme le mouvement et le cours des astres, les éclipses, le lever et le coucher, et tous les phénomènes du même genre ; il faut se garder de les croire produits par un être particulier qui ait réglé ou qui doive régler pour l’avenir l’ordre du monde, être immortel et parfaitement heureux. Car les soucis et les soins, la bienveillance et la colère, bien loin d’être conciliables avec la félicité, sont au contraire la conséquence de la faiblesse, de la crainte et du besoin qu’on a d’autrui. Il ne faut pas croire non plus[39] que ces globes de feu qui roulent dans l’espace jouissent d’un bonheur parfait et se donnent eux-mêmes avec réflexion et sagesse les mouvements qu’ils possèdent ; mais il faut respecter les notions accréditées à ce sujet, pourvu cependant qu’elles ne contredisent en rien le respect dû à la vérité ; car rien n’est plus propre à troubler l’âme que cette lutte de notions et de principes contradictoires. Il faut donc admettre que du mouvement premier imprimé à ces corps célestes lors de l’organisation du monde, dérive une sorte de nécessité qui règle aujourd’hui leur cours.

Sachons bien que c’est à la physiologie qu’il appartient de déterminer les causes des phénomènes les plus élevés, et que la félicité consiste surtout dans la science des choses célestes et de leur nature ; dans la connaissance des phénomènes analogues qui peuvent servir à comprendre ceux-là. Ces phénomènes célestes admettent plusieurs explications ; ils n’ont pas une raison d’être nécessaire, et on peut en rendre compte de diverses manières ; en un mot, ils ne se rapportent point — la seule réflexion le prouve — à des natures impérissables et bienheureuses qui n’admettent aucune division, aucun trouble. Quant à la connaissance théorique du coucher et du lever des astres, du mouvement du soleil entre les tropiques, des éclipses et de tous les phénomènes analogues, elle est parfaitement inutile pour le bonheur. Bien plus, ceux qui, possédant cette science, ignorent la nature, les causes les plus probables des phénomènes ne sont pas plus à l’abri de la crainte que s’ils étaient dans une complète ignorance ; ils éprouvent même de plus vives terreurs ; car le trouble que jettent en eux ces connaissances ne peut trouver aucune issue, et n’est pas dissipé par une perception claire des raisons de ces phénomènes. Pour nous, nous trouvons plusieurs explications du mouvement du soleil, du coucher et du lever des astres, des éclipses et des phénomènes analogues, tout aussi bien que des phénomènes plus particuliers. Et qu’on n’aille pas croire que ce mode d’explication n’est pas suffisant pour procurer le bonheur et la tranquillité. Contentons-nous d’examiner comment s’accomplissent sous nos yeux les phénomènes analogues, et appliquons ces observations aux choses célestes et à tout ce qui n’est pas directement connu ; méprisons ceux qui ne savent pas distinguer les faits susceptibles de diverses explications de ceux qui ne peuvent être et s’expliquer que d’une seule manière ; dédaignons ces hommes qui ne savent pas, au moyen des différentes images qui résultent de la distance, rendre compte des diverses apparences des choses, qui ignorent en un mot quels sont les objets qui ne peuvent exciter en nous aucun trouble. Si donc nous savons que tel phénomène peut s’accomplir de la même manière que tel autre phénomène donné qui ne nous inspire aucune crainte, si nous savons d’un autre côté qu’il peut avoir lieu de plusieurs manières différentes, nous ne serons pas plus troublés à sa vue que si nous en connaissions la cause véritable.

Il faut songer aussi que ce qui contribue le plus à troubler l’esprit des hommes, c’est la persuasion où ils sont que les astres sont des êtres impérissables et parfaitement heureux, et que leurs propres pensées, leurs actions sont en contradiction avec la volonté de ces êtres supérieurs. Ils redoutent, abusés par des fables, une éternité de maux ; ils craignent l’insensibilité de la mort, comme si cela pouvait les intéresser. Que dis-je ? Ce ne sont pas même des croyances, mais l’irréflexion et l’aveuglement qui les gouvernent en toutes choses ; de telle sorte que, ne calculant pas leurs craintes, ils sont troublés tout autant, plus même, que s’ils avaient réellement foi dans ces vains fantômes. L’ataraxie consiste à s’affranchir de toutes ces chimères, et à garder le souvenir de tous les principes que nous avons établis, surtout des plus essentiels. Ainsi il faut faire une attention scrupuleuse aux phénomènes présents et aux sensations, à celles qui sont générales pour les choses générales, aux sensations particulières dans les cas particuliers ; en un mot, il faut tenir compte de l’évidence immédiate que nous fournit chacune des facultés judiciaires. Moyennant cela nous reconnaîtrons aisément quelles sont les causes qui produisaient en nous le trouble et la crainte, et nous nous en affranchirons ; nous ramènerons à leurs causes les phénomènes célestes, ainsi que tous les autres phénomènes qui se présentent à chaque pas et inspirent au vulgaire d’inexprimables terreurs.

Voilà, cher Hérodote, l’abrégé que j’ai fait pour toi de ce qu’il y a de plus important dans la science de la nature. J’ai la ferme conviction que celui qui se laissera diriger par ces principes et les gardera fidèlement, même sans descendre à une étude approfondie des détails, aura sur les autres hommes une supériorité incomparable de caractère. Il découvrira personnellement un grand nombre de vérités que j’ai moi-même exposées dans l’ensemble de mes traités, et ces vérités, déposées dans sa mémoire lui seront d’un secours constant. Au moyen de ces principes, ceux qui sont déjà descendus aux détails et en ont fait une étude suffisante, ou même approfondie, pourront, en ramenant toutes leurs connaissances particulières à ces données générales, parcourir avec sécurité presque tout le cercle des connaissances naturelles ; ceux au contraire qui ne sont point encore arrivés à la perfection, ou qui n’ont pas pu recevoir de vive voix mon enseignement, pourront parcourir par la pensée l’ensemble des notions essentielles, et en tirer parti pour la tranquillité et le bonheur de la vie.

Telle est la lettre sur la physique. Voici maintenant celle sur les phénomènes célestes :

ÉPICURE À PYTHOCLÈS, SALUT.

Cléon m’a apporté ta lettre où tu continues à me témoigner une affection digne de l’amitié que j’ai pour toi. Tu mets tous tes soins, me dis-tu, à graver dans ta mémoire les idées qui contribuent au bonheur de la vie, et tu me pries en même temps de t’envoyer un abrégé simple et clair de mes idées sur les phénomènes célestes, afin que tu en gardes aisément le souvenir. Car, dis-tu, ce que j’ai écrit à ce sujet dans mes autres ouvrages est difficile à retenir, même avec une étude assidue. Je me rends volontiers à ton désir, et j’ai bon espoir qu’en accomplissant ce que tu me demandes je serai utile à beaucoup d’autres, surtout à ceux qui sont encore novices dans la véritable connaissance de la nature, et à ceux auxquels les embarras et les affaires ordinaires de la vie ne laissent que peu de loisir. Efforce-toi donc de bien saisir ces préceptes, grave-les profondément dans la mémoire, et médite-les avec l’abrégé à Hérodote que je t’ai envoyé.

Sache d’abord qu’il en est de la connaissance des phénomènes célestes, de ceux qui se produisent au contact, et de ceux qui ont lieu spontanément, comme de toute autre science : elle n’a pas d’autre but que l’ataraxie et le calme qui naît d’une ferme persuasion.

Il ne faut point vouloir l’impossible et chercher à donner sur toutes choses une théorie uniforme ; ainsi on ne doit pas adopter ici la méthode que nous avons suivie dans les recherches sur la morale, et dans la solution de tous les problèmes naturels : nous y disions, par exemple, qu’il n’y a que des corps et du vide, que les atomes sont les principes des choses, et ainsi du reste ; en un mot, nous donnions de chaque fait une explication précise et unique, conforme aux apparences. Il n’en est pas de même pour les phénomènes célestes ; leur production peut tenir à plusieurs causes différentes, et on peut donner à leur sujet diverses explications, toutes également d’accord avec les données des sens. Du reste, il ne s’agit point ici de raisonner d’après des principes nouveaux, et de poser des règles a priori pour l’interprétation de la nature ; le seul guide à suivre, ce sont les apparences elles-mêmes ; car ce que nous avons en vue, ce ne sont point des systèmes et de vaines opinions, mais bien plutôt une vie exempte de toute inquiétude.

Les phénomènes célestes n’inspirent aucune crainte à ceux qui leur donnent diverses explications conformes aux apparences, au lieu d’en rendre compte par des hypothèses. Mais si, abandonnant l’hypothèse, on renonce en même temps à les expliquer au moyen d’analogies fondées sur les apparences, on se place tout à fait en dehors de la science de la nature pour tomber dans les fables.

Il est possible que les phénomènes célestes présentent quelques caractères apparents qui semblent les assimiler à ceux que nous voyons s’accomplir près de nous, sans que pour cela il y ait au fond d’analogie réelle ; car les phénomènes célestes peuvent tenir pour leur production à plusieurs causes différentes[40]. Néanmoins il faut observer les apparences de chacun, et distinguer les diverses circonstances qui s’y rattachent et qui peuvent être expliquées de diverses manières, au moyen des phénomènes analogues accomplis sous nos yeux.

Le monde est l’ensemble des choses embrassées par le ciel, contenant les astres, la terre[41] et tous les objets visibles. Cet ensemble, séparé de l’infini, est terminé par des extrémités rares ou denses, en mouvement ou en repos, rondes, triangulaires ou de toute autre forme, dont la dissolution doit amener la ruine de tout ce qu’elles embrassent. En effet, l’extrémité du monde peut affecter ces divers caractères, et même aucun des phénomènes ne s’oppose à la conception d’un monde sans extrémités déterminées. On peut aisément concevoir aussi qu’il y a une infinité de mondes de ce genre, et qu’un de ces mondes peut se produire ou dans un autre monde particulier, ou dans l’intervalle qui sépare les différents mondes, en un mot dans un espace mêlé de plein et de vide ; mais non pas, comme le prétendent quelques philosophes, dans l’immensité d’un espace absolument vide. Cette production d’un monde peut s’expliquer ainsi : des semences, convenablement appropriées à cette fin, peuvent émaner soit d’un ou de plusieurs mondes, soit de l’intervalle qui les sépare ; elles s’écoulent vers un point particulier où elles s’agglomèrent et s’organisent ; puis d’autres germes viennent les agglutiner entre elles, de manière à en former un ensemble durable, une base, un noyau auquel viennent se joindre d’autres apports successifs. Il ne faut pas se contenter, dans cette question, de dire, comme un des physiciens, qu’il y a réunion des éléments, tourbillonnement dans le vide, sous l’influence de la nécessité, et que le corps ainsi produit s’accroît ensuite jusqu’à ce qu’il vienne se heurter contre un autre ; car cette doctrine est contraire aux apparences.

Le soleil, la lune et les autres astres se formèrent d’abord isolément et furent ensuite embrassés dans l’ensemble du monde. Tous les autres objets que renferme notre monde, par exemple la terre et la mer, se formèrent ainsi spontanément et s’accrurent ensuite par l’adjonction et le tourbillonnement de substances légères, composées d’éléments de feu ou d’air, ou même de ces deux principes à la fois[42]. Cette explication, du reste, est d’accord avec les données des sens.

Quant à la grandeur du soleil et des autres astres, elle est, au point de vue de la connaissance, ce qu’elle parait être. — [La même doctrine se trouve reproduite dans le onzième livre de la Physique, où il dit : « Si la distance lui faisait perdre de sa grandeur, à plus forte raison lui ôterait-elle son éclat ; car la couleur n’a pas, plus que la grandeur, la propriété de traverser sans altération la distance.[43]] » Mais, considéré en lui-même, le soleil peut être ou un peu plus grand ou un peu plus petit qu’il ne paraît, ou tel que nous le voyons ; car c’est précisément là ce qui a lieu pour les objets enflammés que les sens perçoivent à distance[44]. Du reste, toutes les difficultés sur ce point seront facilement résolues, si l’on s’attache à l’évidence des perceptions, comme je l’ai montré dans les livres sur la Nature.

Le lever et le coucher du soleil, de la lune et des autres astres peut tenir à ce qu’ils s’allument et s’éteignent alternativement et dans l’ordre que nous voyons. On peut aussi donner de ce phénomène d’autres raisons qui ne sont point contredites par les apparences sensibles : ainsi il peut s’expliquer par le passage des astres au-dessus et au-dessous de la terre ; car les données des sens s’accordent aussi avec cette supposition.

Quant à leur mouvement, on peut le faire dépendre du mouvement circulaire du ciel tout entier ; on peut supposer aussi que les astres se meuvent, le ciel étant immobile. Car rien n’empêche qu’à l’origine, lors de la formation du monde, ils aient reçu fatalement une impulsion d’orient en occident, et que maintenant le mouvement se continue par suite de leur chaleur, le feu se portant naturellement en avant, pour chercher l’aliment qui lui convient.

Les mouvements de conversion[45] du soleil et de la lune peuvent tenir, soit à l’obliquité fatalement imprimée au ciel à certaines époques déterminées, soit à la résistance de l’air, soit à ce que ces corps ignés ont besoin d’être alimentés par une matière appropriée à leur nature[46], et que cette matière leur fait défaut ; soit enfin à ce qu’ils ont reçu, à l’origine, une impulsion qui les force et se mouvoir ainsi en décrivant une spirale. L’évidence sensible ne contredit en rien ces diverses suppositions et toutes celles du même genre qu’on peut faire en ayant toujours égard à ce qui est possible, et en ramenant chaque phénomène à ses analogues dans les faits sensibles, sans s’inquiéter des misérables spéculations des astronomes.

Les phases de la lune peuvent tenir ou à un mouvement de conversion de cet astre, ou aux diverses formes qu’adopte l’air enflammé, ou bien à l’interposition d’un autre corps, ou enfin à quelqu’une des causes par lesquelles on rend compte des phénomènes analogues qui se passent sons nos yeux. À moins pourtant qu’on ne veuille adopter obstinément un mode exclusif d’explication, et que, faute de connaître ce qu’il est possible à l’homme d’expliquer et ce qui est inaccessible à son intelligence, on ne se jette dans des spéculations sans issue.

Il peut se faire aussi que la lune ait une lumière propre, ou qu’elle réfléchisse celle du soleil. Car nous voyons autour de nous beaucoup d’objets lumineux par eux-mêmes, et beaucoup d’autres qui n’ont qu’une lumière d’emprunt. En un mot, on ne sera arrêté par aucun des phénomènes célestes, pourvu qu’on se rappelle toujours qu’il y a plusieurs explications possibles, que l’on examine les principes et les raisons qui s’accordent avec ce mode d’explications multiples, et qu’on n’aille pas, en tenant compte seulement des faits qui ne s’accordent pas avec cette méthode, s’enfler sottement et proposer pour chaque phénomène une explication unique, tantôt celle-ci, tantôt celle-là.

L’apparence d’un visage dans le globe lunaire peut tenir ou au déplacement des parties, ou à l’interposition de quelque obstacle, ou à toute autre cause capable de rendre compte de ces apparences. Car on ne doit pas négliger[47] d’appliquer cette même méthode[48] à tous les phénomènes célestes ; du moment où l’on se mettrait sur quelque point en contradiction avec l’évidence sensible, il serait impossible de posséder le calme et la félicité parfaite.

Les éclipses de soleil et de lune peuvent tenir ou à ce que ces astres s’éteignent, phénomène que nous voyons souvent se produire sous nos yeux, ou à ce que d’autres corps, terre, ciel ou tout autre du même genre, s’interposent entre eux et nous. Du reste, il faut comparer entre eux les différents modes d’explication appropriés aux phénomènes, et songer qu’il n’est pas impossible que plusieurs causes concourent en même temps à leur production.

[Il dit la même chose dans le douzième livre de la Physique, et ajoute que les éclipses de soleil tiennent à ce qu’il pénètre dans l’ombre de la lune pour en sortir ensuite ; celles de lune à ce qu’elle entre dans l’ombre de la terre. On trouve aussi la même doctrine dans Diogène l’épicurien, au premier livre des Opinions choisies.]

La marche régulière et périodique de ces phénomènes n’a rien qui doive nous surprendre, si nous songeons aux faits analogues qui s’accomplissent sous nos yeux. Gardons-nous surtout de faire intervenir ici la divinité, que nous devons supposer exempte de toute occupation et parfaitement heureuse. Autrement nous ne donnerons des phénomènes célestes que de vaines explications, comme cela est arrivé à une foule d’auteurs. Ne sachant point reconnaître ce qui est réellement possible, ils sont tombés dans de vaines théories, en supposant qu’il n’y avait pour tous les phénomènes qu’un seul mode de production, et en rejetant toutes les autres explications fondées sur la vraisemblance. Ils se sont jetés dans des opinions déraisonnables, faute d’avoir fait marcher de front l’étude des phénomènes célestes et l’étude des faits sensibles, qui doivent servir à expliquer les premiers.

Les différences dans la longueur des nuits et des jours peuvent tenir à ce que le passage du soleil au-dessus de la terre est plus ou moins rapide, plus ou moins lent, suivant la longueur des lieux qu’il a à parcourir ; ou bien encore à ce que certains lieux sont parcourus plus rapidement que d’autres, comme cela se voit sous nos yeux dans des faits auxquels on peut assimiler les phénomènes célestes. Quant à ceux qui n’admettent sur ce point qu’un seul mode d’explication, ils se mettent en contradiction avec les faits, et ils perdent de vue les limites imposées à la science humaine.

Les pronostics qui se tirent des astres peuvent, comme ceux que nous empruntons aux animaux, tenir à une simple coïncidence ; ils peuvent aussi avoir d’autres causes, par exemple le changement de l’air ; car ces deux suppositions sont également d’accord avec les faits ; mais il est impossible de démêler dans quel cas il faut invoquer l’une ou l’autre.

Les nuages peuvent être formés soit par l’air condensé sous la pression des vents, soit par l’agencement d’atomes appropriés à cette fin, soit par des émanations de la terre et des eaux, soit enfin par d’autres causes ; car il y en a une multitude qui peuvent toutes également produire cet effet. Lorsque les nuages se heurtent ou se transforment, ils produisent la pluie.

Les vents peuvent tenir à ce que certaines substances, entretenues et renouvelées sans cesse par d’énormes amas propres à produire ces effets, sont apportées à travers les airs.

Le tonnerre peut être produit par le mouvement des vents circulant à travers les cavités des nuées ; le sifflement du vent dans des vases nous fournit un exemple à l’appui de cette conjecture. Il peut tenir aussi à la détonation du feu, lorsqu’il y a embrasement au milieu des nuages, au déchirement des nuées, au frottement et au choc de nuages qui ont acquis la consistance du cristal. En un mot, l’expérience sensible nous apprend que tous les phénomènes, et celui-là en particulier, peuvent se produire de diverses manières.

On peut aussi assigner différentes causes aux éclairs : soit que le choc et le frottement des nuages produisent une image enflammée d’où résulte l’éclair, soit que les vents, en heurtant les nuages, en fassent jaillir certaines substances qui donnent lieu à cette apparence lumineuse, soit que la pression mutuelle des nuages ou celle du vent contre eux en dégage l’éclair. On pourrait dire aussi que la lumière rayonnée par les astres, arrêtée quelque temps au sein des nuages, en est chassée ensuite par leur mouvement et celui des vents, et s’échappe de leurs flancs ; que l’éclair est une lumière extrêmement subtile qui s’évapore des nuages ; que les nuages qui portent le tonnerre sont des amas de feu ; que l’éclair tient au mouvement du feu, ou à l’embrasement du vent, par suite de la rapidité et de la continuité de son mouvement. On peut encore attribuer l’apparence lumineuse de l’éclair à la rupture des nuages sous l’action des vents, ou à la chute d’atomes inflammables. Enfin on trouvera aisément une foule d’autres explications si on s’attache aux faits sensibles pour rechercher les analogues qu’ils présentent avec les phénomènes célestes.

L’éclair précède le tonnerre, soit parce qu’il se produit au moment même où le vent tombe sur le nuage, tandis que le bruit ne se fait entendre qu’à l’instant où le vent a pénétré au sein de la nue ; soit que, les deux phénomènes étant simultanés, l’éclair arrive plus rapidement à nous que le bruit de la foudre, ainsi que cela se remarque, du reste, lorsqu’on aperçoit, à distance, le choc de deux objets.

La foudre peut être produite ou par une violente condensation de vents, ou par leur mouvement rapide et leur embrasement. Elle peut tenir à ce que les vents rencontrant des lieux trop denses, par suite de l’accumulation des nuages, une partie du courant se détache et se porte vers les lieux inférieurs, ou bien à ce que le feu contenu au sein des nuages se précipite en bas. On peut supposer aussi qu’une grande quantité de feu accumulée dans les nuages se dilate violemment en brisant son enveloppe, parce que la résistance du milieu l’empêche d’aller plus loin ; cet effet se produit surtout dans le voisinage des hautes montagnes ; aussi sont-elles fréquemment frappées par la foudre. Enfin, on peut donner de la foudre une foule d’autres explications ; mais on doit par-dessus tout se garder des fables, et on y parviendra aisément, si on suit fidèlement les phénomènes sensibles dans l’explication de ceux qui ne sont pas directement perçus.

Les trombes peuvent être causées ou par la présence d’un nuage qu’un vent violent roule et précipite vers les régions inférieures, ou par une violente rafale qui emporte un nuage dans le voisinage d’un autre courant, ou bien par le tourbillonnement du vent lui-même, lorsqu’une bourrasque entraîne des régions supérieures une masse d’air qu’elle roule sur elle-même, sans que celle-ci puisse s’échapper de côté par suite de la résistance de l’air environnant. Lorsque la trombe se porte vers la terre, il en résulte des tourbillons en rapport avec la rapidité du vent qui les a produits ; sur mer, ce phénomène reçoit le nom de trombe marine.

Les tremblements de terre peuvent tenir soit à ce que le vent pénètre dans l’intérieur de la terre, soit à ce que la terre elle-même, recevant sans cesse des apports de particules extérieures et étant en mouvement dans ses atomes constitutifs, est disposée par là à un ébranlement général. Ce qui permet au vent d’y pénétrer, c’est que des éboulements se produisent dans l’intérieur, ou que l’air comprimé par les vents s’insinue dans les cavernes souterraines. Le mouvement que communiquent à la terre de nombreux éboulements et la réaction de la terre lorsque le mouvement rencontre des parties plus résistantes et plus solides, suffisent à expliquer les tremblements. On peut d’ailleurs en rendre compte d’une foule d’autres manières.

Les vents continus ont pour cause soit l’apport successif et régulier d’une matière étrangère, soit la réunion d’une grande quantité d’eau. Les autres vents peuvent tenir à ce que quelques parties de cette même matière tombent dans les nombreuses cavités de la terre et se répandent de là dans divers sens[49].

La grêle se produit soit lorsqu’une condensation énergique agit sur des particules éthérées que le froid embrasse de toutes parts, soit par suite d’une condensation moins énergique, mais agissant sur des particules aqueuses, et accompagnée de division, de manière à produire en même temps la réunion de certains éléments et le morcellement de la masse ; soit encore par la rupture d’une masse dense et compacte, ce qui expliquerait tout à la fois la pluralité des parties et la dureté de chacune d’elles. Quant à la forme sphérique de la grêle, on peut aisément en rendre compte en admettant que les chocs qu’elle reçoit dans tous les sens font disparaître les angles, ou bien qu’au moment où se forment les divers fragments, chacun d’eux est également embrassé de toutes parts par les particules aqueuses ou éthérées.

La neige peut être produite par une légère vapeur humide que les nuages laissent échapper par des pores appropriés à cette fin, lorsqu’ils sont convenablement pressés par d’autres nuages et emportés par le vent. Ces vapeurs se condensent ensuite dans leur mouvement, sous l’action du froid qui environne les nuages dans les lieux plus bas. Il peut se faire aussi que des nuées d’une faible densité produisent, en se condensant, ce phénomène. Dans ce cas, la neige qui s’échappe des nuages résulterait du contact et du rapprochement de particules aqueuses qui, lorsqu’elles se condensent davantage, produisent la grêle : cet effet se produit surtout dans l’air. La neige peut encore résulter du frottement des nuages précédemment condensés et solides ; elle peut aussi se produire d’une foule d’autres manières.

La rosée vient de la réunion de particules contenues dans l’air et propres à produire cette substance humide. Ces particules peuvent aussi être apportées des lieux humides et couverts d’eau, — car c’est la surtout que la rosée est abondante. — Elles se réunissent ensuite de nouveau, reprennent leur forme aqueuse et retombent en bas. Le même phénomène s’accomplit d’ailleurs sous nos yeux dans beaucoup de cas analogues.

La gelée blanche est la rosée congelée sous l’influence del’air froid qui l’environne.

La glace se forme soit par la suppression des atomes ronds contenus dans l’eau et la réunion des atomes à angles obtus et aigus qu’elle renferme, soit par un apport extérieur de ces dernières particules qui, pénétrant dans l’eau, la solidifient en chassant une égale quantité d’atomes ronds.

L’arc-en-ciel peut être produit par la réflexion des rayons solaires sur l’air humide ; il peut aussi tenir à une propriété particulière de la lumière et de l’air, en vertu de laquelle se forment ces apparences particulières de couleur, soit que toutes les nuances que nous apercevons résultent directement de cette propriété, soit qu’au contraire elle n’en produise qu’une seule, qui, en se réfléchissant elle-même sur les parties voisines de l’air, leur communique les teintes que nous observons. Quant à la forme circulaire de l’arc-en-ciel, elle tient ou à ce que la vue perçoit dans toutes les directions une distance égale, ou à ce que les atomes prennent cette forme en se réunissant dans l’air, ou bien à ce que de l’air qui se porte vers la lune il se détache des atomes, qui, réunis dans les nuages, y donnent lieu à cette apparence circulaire.

Le halo lunaire tient à ce que l’air qui de toutes parts se porte vers la lune intercepte uniformément les rayons émis par cet astre, de manière à former autour d’elle une sorte de nuage circulaire qui la voile en partie. Il peut tenir aussi à ce que la lune repousse uniformément dans tous les sens l’air qui l’environne, de manière à produire cette enveloppe circulaire et opaque ; peut-être cette opacité tient-elle à des particules que quelque courant apporte de l’extérieur ; peut-être aussi la chaleur communique-t-elle à la lune la propriété d’émettre par les pores de sa surface des particules d’où résulte cet effet.

Les comètes proviennent ou de ce que, dans des circonstances données, il y a sur quelques points du ciel des embrasements partiels, ou bien de ce qu’à certaines époques le ciel a, au-dessus de nos têtes, un mouvement particulier qui les fait apparaître. Il peut se faire aussi que douées elles-mêmes d’un mouvement propre, elles s’avancent, au bout de certaines périodes de temps, et par suite de circonstances particulières, vers les lieux que nous habitons. Les raisons opposées expliquent leur disparition.

Certains astres reviennent au même point en achevant leur révolution. Cela tient non-seulement, comme on l’a quelquefois prétendu, à ce que le pôle du monde autour duquel ils se meuvent est immobile, mais aussi à ce que le tourbillon d’air qui les environne les empêche de dévier comme les astres errants. Peut-être aussi cela vient-il de ce qu’en dehors de la route qu’ils parcourent et où nous les apercevons, ils ne trouvent point une matière appropriée à leur nature. On peut encore expliquer ce phénomène d’une foule de manières, en raisonnant d’après les faits sensibles : ainsi, il peut se faire que certains astres soient errants parce que cela est dans la nature de leurs mouvements, et que, par la même raison, d’autres soient immobiles. Il se peut aussi que la même nécessité qui leur a imprimé à l’origine le mouvement circulaire, ait forcé les uns à suivre régulièrement leur orbite et ait soumis les autres à une marche irrégulière. On peut supposer encore que l’uniformité du milieu que parcourent certains astres favorise leur marche régulière et leur retour au même point ; et que pour d’autres, au contraire, les différences du milieu produisent les changements que nous observons. Du reste, assigner une cause unique à ces phénomènes, quand l’expérience sensible nous en suggère plusieurs, c’est de la folie ; c’est le fait de ces astronomes ignorants, avides d’une vaine science, qui, assignant aux faits des causes imaginaires, veulent absolument laisser à la divinité les soins du gouvernement de l’univers.

Certains astres paraissent être dépassés par les autres dans leur cours ; cela tient soit à ce qu’ils ont un mouvement plus lent, tout en parcourant le même cercle, soit à ce qu’entraînés dans le même tourbillon, lis ont cependant un mouvement propre, en sens contraire ; soit aussi à ce que, placés dans la même sphère de mouvement, les uns ont plus d’espace à parcourir, les autres moins. Donner de ces faits une explication unique et absolue, ne convient qu’à ceux qui aiment à étaler des prodiges aux yeux de la multitude.

Les étoiles tombantes peuvent être des parties détachées des astres, des débris résultant de leur choc ; elles peuvent aussi être produites par la chute de substances qui s’enflamment ensuite sous l’action du vent ; par la réunion d’atomes inflammables qu’une sorte d’attraction réciproque fait concourir à cet effet ; ou bien par le mouvement qui se produit, à la suite de cette réunion d’atomes, dans le lieu même de leur concours. Il peut se faire aussi que des vapeurs légères se réunissent, se condensent sous forme de nuages, qu’elles s’enflamment par suite de leur mouvement circulaire, et que, brisant les obstacles qui les environnent, elles se portent vers les lieux où les entraîne la force dont elles sont animées. Enfin, ce phénomène peut recevoir encore une multitude d’explications.

Les présages qui se tirent de certains animaux tiennent à un concours fortuit de circonstances ; car il n’y a pas de liaison nécessaire entre certains animaux et l’hiver ; ils ne le produisent pas. Il n’y a pas non plus une divinité qui observe l’époque des migrations des animaux, et s’applique ensuite à réaliser ces pronostics ; une aussi sotte fantaisie ne viendrait pas à l’esprit du premier animal venu, pour peu qu’on lui suppose d’intelligence ; à plus forte raison ne faut-il pas l’attribuera un être parfaitement heureux.

Grave tous ces préceptes dans ta mémoire, cher Pythoclès ; tu échapperas aisément aux fables, et il te sera facile de découvrir les vérités analogues à celles-là. Attache-toi surtout à l’étude des principes, de l’infini et des questions analogues ; à celle des divers criterium, des passions ; à l’étude de la fin en vue de laquelle nous faisons toutes ces recherches. Ces questions une fois résolues, toutes les difficultés particulières s’aplanirent devant toi. Quant à ceux qui ne veulent point s’attacher à ces principes, ils ne pourront ni bien résoudre ces mêmes questions, ni arriver au but auquel doivent tendre toutes nos recherches.

Tels sont les sentiments d’Épicure sur les phénomènes célestes. Passons maintenant à la lettre qu’il a écrite sur la conduite de la vie et sur ce que nous devons rechercher et éviter. Mais auparavant commençons par dire quelle idée Épicure et ses disciples se forment du sage.

Suivant ces philosophes, les seules choses que l’homme ait à redouter de ses semblables sont la haine, l’envie et le mépris ; mais la raison apprend au sage à se mettre au-dessus de tout cela. Une fois sage, il ne lui est plus possible de revenir à une disposition contraire, ni de se remettre volontairement sous l’empire des passions ; il ne résiste plus aux inspirations de la sagesse. Toutefois, toutes les complexions ne sont pas propres à la sagesse, toutes les nations ne la produisent point. Le sage est heureux, même au milieu de la douleur ; seul il est reconnaissant envers ses amis et reste le même à leur égard, présents ou absents. Lorsque la douleur l’accable, il ne laisse échapper ni plainte ni gémissement. Il évite toute relation avec une femme dont les lois lui interdisent l’approche, ainsi que le déclare Diogène dans l’abrégé des Doctrines morales d’Épicure. Il punit ses esclaves, mais cependant il est miséricordieux et plein d’égards pour les bons services. Le sage, disent-ils, encore, n’est point épris des jeunes gens ; il ne se tourmente pas de la sépulture. « L’amour, dit Diogène au dixième livre, n’est pas un présent des dieux. » Le sage n’affecte pas une élégance prétentieuse dans ses discours. Les plaisirs de l’amour ne sont jamais utiles, heureux quand ils ne sont pas nuisibles. « Le sage, dit encore Épicure dans les Doutes et dans les traités sur la Nature, peut se marier et avoir des enfants[50] ; cependant il y a dans la vie des circonstances qui doivent le détourner du mariage. » Épicure dit encore, dans le Banquet, que le sage ne doit pas parler[51] étant ivre, et dans le premier livre des Vies il lui interdit le maniement des affaires et la tyrannie. « Il évitera, dit-il au second livre des Vies, les habitudes cyniques ; il ne mendiera pas. Si on lui crève les yeux, dit-il dans le même ouvrage, il ne renoncera pas pour cela à jouir de la vie. » Le sage peut éprouver de la douleur, suivant Diogène au quinzième livre des Opinions choisies ; il peut avoir des procès, laisser des ouvrages. Il évite les fêtes publiques ; il peut songer à sa fortune et à l’avenir ; il aime la vie des champs et lutte courageusement contre la fortune ; il se garde de blesser ses amis et ne s’inquiète de la renommée qu’autant qu’il le faut pour n’être point méprisé. Personne ne trouve autant de jouissance que lui dans l’étude.

Les fautes ne sont pas égales. La santé est un bien pour quelques-uns ; pour d’autres elle est indifférente. Le courage n’est pas une vertu innée, il dérive de considérations intéressées. L’amitié a également l’utilité pour but ; cependant on doit en faire les premiers frais, de même qu’on ensemence la terre pour recueillir, mais elle ne se maintient que par un échange mutuel de plaisir.

Il y a deux espèces de bonheur : le bonheur parfait, celui des dieux, par exemple, qui ne comporte aucune augmentation, et un bonheur moins élevé qui admet le plus et le moins dans la jouissance. Le sage peut élever des statues, s’il en a à sa disposition ; s’il n’en a pas, peu importe. Il est le seul juge compétent en musique et en poésie. Il réalise des poëmes, mais n’en compose pas. Il n’y a pas de degrés dans la sagesse. Le sage peut, s’il est pauvre, chercher à s’enrichir, mais par la sagesse seule. Il peut, dans l’occasion, offrir ses hommages aux rois et flatter pour corriger. Il tient école, mais n’y admet pas la foule. Il peut quelquefois lire en public, mais à son corps défendant. Il est dogmatique et non sceptique. Dans le sommeil comme dans la veille il est toujours le même ; au besoin il meurt pour un ami.

Telles sont leurs doctrines. J’arrive à la lettre :

ÉPICURE À MÉNŒCÉE, SALUT.

Que le jeune homme ne diffère point l’étude de la philosophie ; que le vieillard ne s’en lasse pas ; car il n’est jamais trop tôt ni trop tard pour recourir au remède de l’âme. Prétendre qu’il n’est pas temps encore de s’adonner à la philosophie, ou qu’il est trop tard, c’est prétendre qu’il est trop tôt pour être heureux, ou qu’il n’est plus temps. Jeune ou vieux, on a également besoin de la philosophie : vieux, pour se rajeunir au bonheur par le souvenir du passé ; jeune, afin que, considérant l’avenir sans inquiétude, on jouisse à la fois des avantages de la jeunesse et de ceux de la vieillesse. Méditons donc sur les vraies sources du bonheur ; car avec lui nous possédons tout ; le bonheur absent, nous faisons tout pour l’atteindre. Conforme-toi aux principes que je t’ai souvent inculqués ; médite-les et sois bien persuadé que ce sont là les véritables sources de la félicité.

Avant tout, tu dois croire que Dieu est un être immortel et souverainement heureux, comme le proclame du reste l’opinion vulgaire. Écarte de l’idée de Dieu tout ce qui ne s’accorde ni avec l’immortalité, ni avec la félicité parfaite, et rattaches-y au contraire tout ce qui est compatible avec ces attributs ; car il existe des dieux ; la notion claire et distincte que nous en avons le prouve assez ; mais ils ne sont point tels que le conçoit la multitude, car les hommages que leur adresse le vulgaire ne s’accordent point avec l’idée qu’il s’en fait. L’homme impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la multitude, mais bien celui qui accepte sur les dieux les vaines opinions du vulgaire ; car les croyances de la foule ne sont pas des notions claires et distinctes ; ce ne sont que des suppositions sans fondement. Ils appliquent aux dieux leurs propres passions et les font à leur image ; c’est aux dieux qu’ils attribuent les biens et les maux qui arrivent aux bons et aux méchants ; en un mot, ils regardent comme incompatible avec la nature divine tout ce qui n’est pas conforme à l’humanité.

Fais-toi aussi une habitude de penser que la mort est pour nous chose indifférente ; car tout bien et tout mal consistent dans le sentiment ; et la mort est-elle autre chose que la privation du sentiment ? La ferme persuasion que la mort n’a rien qui nous concerne nous permet de jouir heureusement de cette vie mortelle. Si à cette conviction ne se joint pas l’espérance de l’immortalité, toujours est-il qu’elle nous empêche d’envisager la mort avec crainte et regret. En effet, la vie n’a plus de douleurs pour celui qui est véritablement persuadé que la mort n’est pas un mal. Il y a donc sottise à dire qu’on craint la mort, non point à cause des maux attachés à la mort elle-même, mais pour les soucis que cause son attente ; car on s’afflige à tort par la seule pensée d’une chose qui, en elle-même, n’est pas un mal. Ainsi, le plus poignant de tous les maux, la mort, n’est rien pour nous, puisque quand nous existons la mort n’est pas, et quand la mort est venue, nous ne sommes plus. La mort n’intéresse donc ni les vivants, ni ceux qui ont quitté la vie ; pour les premiers elle n’est pas, et les autres ne sont plus. Le vulgaire craint la mort, parce qu’il l’envisage tantôt comme le plus grand des maux, tantôt comme la privation des jouissances de la vie. Mais le sage ne craint pas de ne plus vivre ; car il sait qu’il n’est point dans sa nature d’exister toujours, et d’un autre côté il ne regarde pas comme un mal de ne plus vivre. De même qu’on ne choisit pas la nourriture la plus abondante, mais bien la plus agréable ; de même le sage mesure le bonheur non pas au temps, mais aux jouissances qu’il procure. Quant à ceux qui proclament que la vie est un bien pour le jeune homme, et la mort un bien pour le vieillard, ils s’abusent étrangement ; non-seulement parce que la vie est toujours un bien, mais aussi parce que bien vivre et bien mourir sont une seule et même chose. Il est plus absurde encore celui qui dit :

Ce serait un bien de n’être pas né,
mais une fois entré dans la vie, il faut franchir au plus vite les portes des enfers[52].

S’il parle sérieusement, pourquoi ne quitte-t-il pas la vie ? Rien n’est plus facile pour qui le veut fermement. Si ce n’est qu’un jeu, il a tort de plaisanter sur un sujet qui ne le comporte point.

Il faut songer aussi que l’avenir n’est pas à nous absolument, mais que cependant il nous appartient jusqu’à un certain point ; et par suite il ne faut ni y compter, comme s’il était assuré, ni en désespérer, comme s’il ne devait pas être.

Songeons aussi que nos tendances affectives sont ou naturelles, ou vaines et factices. Les tendances naturelles sont ou nécessaires ou simplement naturelles. Parmi celles qui sont nécessaires, les unes le sont au bonheur, les autres au bon état du corps, d’autres à la conservation de la vie. Une théorie fidèle et vraie de ces tendances ramène tout ce que nous devons rechercher et éviter à un but unique, la santé du corps et la tranquillité de l’âme. En effet, notre but en toutes choses est d’échapper à la douleur et à l’inquiétude. Ce but atteint, toute agitation de l’âme cesse à l’instant ; car l’animal n’a plus aucun besoin qui le pousse à aller en avant et à chercher autre chose, du moment où il possède dans leur plénitude les biens de l’âme et du corps. Nous sentons le besoin du plaisir lorsque nous souffrons de son absence ; mais du moment où il n’y a pas souffrance, le besoin ne se fait pas sentir. C’est pour cela que nous faisons du plaisir le principe et la fin de la félicité : c’est le premier bien que nous connaissions, un bien inhérent à notre nature ; il est le principe de toutes nos déterminations, de nos désirs et de nos aversions ; c’est vers lui que nous aspirons sans cesse, et en toutes choses le sentiment est la règle qui nous sert à mesurer le bien. Du reste, par cela même que le plaisir est le premier des biens, le bien inné, nous ne nous attachons pas indifféremment à toute espèce de plaisirs ; il en est beaucoup que nous laissons de côté, lorsque le mal qui en est la suite l’emporte sur le plaisir lui-même. Beaucoup de souffrances aussi nous semblent préférables à la volupté, lorsque ces souffrances, longtemps supportées, sont compensées et au delà par le plaisir qui en résulte. Tout plaisir donc, considéré en lui-même et dans sa nature intime, est un bien ; mais tous ne doivent pas être également recherchés. De même aussi toute souffrance est un mal ; mais toutes ne sont pas de nature à être évitées. En un mot, il faut examiner, peser les avantages et les inconvénients, avant de prononcer sur la valeur des plaisirs et des peines ; car un bien peut devenir pour nous un mal, dans certaines circonstances, et réciproquement un mal peut devenir un bien.

La frugalité est un grand bien ; non pas qu’il faille toujours la mettre en pratique, mais il est bon de s’accoutumer à se contenter de peu pour n’être pas pris au dépourvu quand cela deviendra nécessaire. Il faut se bien persuader qu’on jouit d’autant mieux de l’abondance des biens, qu’on s’est moins habitué à les regarder comme indispensables. Sachons aussi que tout ce qui est bien dans l’ordre de la nature peut être obtenu facilement, et que les biens imaginaires sont les seuls qu’on se procure avec peine. Une nourriture simple et frugale procure autant de plaisir que des mets somptueux, lorsqu’elle sert à apaiser les douleurs de la faim. Du pain et de l’eau, assaisonnés par le besoin, sont une source infinie de plaisir. L’habitude d’une nourriture simple et sans apprêt affermit la santé et affranchit de toute inquiétude relativement aux besoins de la vie ; elle rend plus agréable la bonne chère quand l’occasion s’en présente, et met au-dessus des soucis et des atteintes de la fortune. Ainsi quand nous disons que la fin de la vie est le plaisir, nous ne parlons pas des plaisirs du débauché, comme on le suppose quelquefois, faute de nous bien comprendre, ou par pure malveillance ; par plaisir nous entendons l’absence de toute douleur pour le corps, et de toute inquiétude pour l’âme. Ce ne sont point les longs festins, le vin, les jouissances amoureuses avec les jeunes gens et les femmes ; ce n’est pas une table somptueuse, chargée de poissons et de mets de toute espèce qui procure le bonheur ; mais c’est une raison saine, capable d’approfondir les causes qui, dans chaque circonstance, doivent déterminer notre choix et notre aversion, capable enfin d’écarter les vaines opinions, source des plus grandes agitations de l’âme. Le principe de tous ces avantages, le plus grand de tous les biens, est la prudence. Elle est supérieure même à la philosophie ; car d’elle seule dérivent toutes les autres vertus qui nous apprennent qu’il n’y a point de bonheur sans prudence, point d’honnêteté, ni de justice sans bonheur. Les vertus sont inhérentes au bonheur, et le bonheur, de son côté, en est inséparable. En effet, où trouver sur la terre une félicité supérieure à celle de l’homme vertueux ? Il a sur les dieux des idées pures, et envisage la mort sans inquiétude ; il sait que la fin de la nature, telle que nous la découvre la raison, c’est-à-dire le bonheur parfait, est sous notre main et facile à atteindre ; que les maux sont ou peu durables ou peu cuisants. Il ne croit point à cette inflexible nécessité que l’on a érigée en maîtresse absolue de toutes choses ; mais il la ramène soit à la fortune, soit à notre propre volonté ; car la nécessité est immuable ; la fortune, au contraire, est changeante ; notre volonté est libre, et cette liberté constitue pour nous la responsabilité qui nous fait encourir le blâme et l’éloge. Mieux vaudrait en effet accepter les fables accréditées sur le gouvernement des dieux que se soumettre en esclave à cette terrible fatalité des physiciens : dans le premier cas du moins on peut espérer fléchir les dieux en les honorant ; mais la nécessité est sourde aux prières.

L’homme vertueux se garde d’imiter le vulgaire qui met la fortune au rang des dieux, car la divinité ne fait rien au hasard ; il ne la considère pas cependant comme une cause dont il ne faille tenir aucun compte ; il sait que si ce n’est pas elle qui procure aux hommes le bien et le mal, desquels résultent le bonheur ou le malheur de la vie, du moins c’est elle qui fait naître les causes des grands événements, heureux ou malheureux. Il sait enfin qu’il vaut mieux être trahi par la fortune en consultant la raison, qu’agir au hasard ; car, après tout, la réflexion dans les affaires est le meilleur moyen de ranger la fortune de son côté et de se la rendre favorable.

Garde ces principes et les autres du même genre ; médite-les nuit et jour, seul ou avec un ami qui te ressemble ; et jamais, ni dans le sommeil, ni dans la veille, tu n’éprouveras le moindre trouble. Tu vivras, semblable à un dieu, au milieu des hommes, car l’homme qui vit entouré de biens immortels ne ressemble en rien à un être mortel.

Épicure, dans ses divers ouvrages et en particulier dans le Petit abrégé, proscrit toute espèce de divination. Ainsi il dit : « La divination n’a aucun fondement, mais, en eût-elle un, sois persuadé que les événements dont elle s’occupe ne nous intéressent en rien. »

Telles sont les maximes d’Épicure sur la conduite de la vie, maximes auxquelles il a ajouté ailleurs de nombreux développements.

Il n’est pas d’accord avec les cyrénaïques sur la nature du plaisir. Ceux-ci, en effet, n’admettent pas qu’il y ait plaisir dans le calme et le repos ; ils le font consister uniquement dans le mouvement. Épicure, au contraire, croit que le plaisir a ce double caractère, qu’il s’agisse de l’âme ou du corps. Telle est la doctrine qu’il enseigne dans le traité intitulé : De ce qu’il faut rechercher et éviter, dans le traité de la Fin, dans le premier livre des Vies, et dans la lettre aux philosophes de Mitylène. Diogène, au dix-septième livre des Opinions choisies, et Métrodore, dans le Timocrate, s’expriment également en ces termes : « Il y a deux espèces de plaisirs : les uns consistent dans le mouvement, les autres dans le repos. » Épicure dit encore dans le traité Sur ce qu’on doit rechercher : « L’ataraxie[53] et l’absence de la douleur sont des plaisirs du repos, la joie et le bien-être sont des plaisirs actifs et qui proviennent du mouvement. » Il diffère encore des cyrénaïques sous un autre rapport : pour eux les souffrances corporelles sont plus poignantes que celles de l’âme ; ils veulent en conséquence qu’on les inflige au coupable. Épicure, au contraire, regarde celles de l’âme comme plus insupportables ; le corps, selon lui, ne ressent que la souffrance présente ; l’âme, au contraire, souffre du passé, du présent et de l’avenir. Les jouissances de l’âme sont également plus vives. Ce qui prouve, selon lui, que le plaisir est la fin de la vie, c’est que les animaux, dès qu’ils sont nés, sont attirés vers le plaisir et répugnent à la douleur, par pur instinct et sans aucun raisonnement. Nous fuyons naturellement la souffrance, semblable à Hercule qui, consumé par la fatale tunique,

Frémit, pousse des gémissements, et fait retentir de ses cris les rochers d’alentour, les montagnes de la Locride et les promontoires de l’Eubée.

Il enseigne encore que la vertu doit être recherchée non pour elle-même, mais en vue du plaisir, semblable à la médecine que l’on n’invoque qu’en vue de la santé. Diogène dit aussi, au vingtième livre des Opinions choisies, que le plaisir est la règle de la vie. Enfin, Épicure prétend que la vertu est la seule chose dont le plaisir soit inséparable, et que tout le reste peut n’être pas accompagné de plaisir, par exemple l’action de manger.

Il nous reste à mettre, pour ainsi dire, la clef de voûte à cet ouvrage et à la vie d’Épicure, en transcrivant ici ses Axiomes fondamentaux, de sorte que la fin de notre travail soit le commencement de la félicité.

L’être parfaitement heureux et immortel n’a ni souci ni inquiétude, et n’en donne point aux autres. Il n’a dès lors ni colère ni bienveillance ; car tout cela est le propre de la faiblesse. — [Épicure dit ailleurs que les dieux ne peuvent être connus que par la raison ; ils n’ont pas de corps solide ; ce sont des espèces d’images produites par l’écoulement perpétuel de formes toujours les mêmes et semblables à l’homme.]

La mort n’est rien pour nous. Car ce qui est en dissolution est privé de sentiment, et un corps privé de sentiment n’a plus rien qui nous concerne.

Le comble du plaisir est l’absence de la douleur. Ce but une fois atteint, tout le temps que le plaisir subsiste il n’y a pour nous ni souffrance ni tristesse.

La douleur corporelle a un terme ; si la souffrance est aiguë, elle dure très-peu ; si, moins vive, elle l’emporte cependant encore sur le plaisir, quelques jours la dissipent ; quant aux longues souffrances du corps, elles sont mêlées de plus de plaisir que de douleur.

Le bonheur de la vie est inséparable de la prudence, de l’honnêteté et de la justice ; d’un autre côté, ces vertus elles-mêmes sont inséparables du bonheur. Quiconque ne possède ni la prudence, ni l’honnêteté, ni la justice, ne vit point heureux.

La puissance et la royauté ne sont pas des biens d’une manière absolue et dans l’ordre de la nature ; elles ne sont des biens qu’en tant qu’elles nous mettent à l’abri des mauvais desseins des hommes.

Beaucoup d’hommes ambitionnent la gloire et la renommée, espérant par là se faire un rempart sûr contre les attaques de leurs semblables. S’ils mènent une vie tranquille, ils ont atteint ce bien véritable que la nature nous enseigne ; mais dans le cas contraire, ils ont manqué le but en vue duquel ils aspiraient à la puissance, le bien véritable dans l’ordre de la nature.

Aucun plaisir, pris en lui-même, n’est un mal ; mais les moyens par lesquels on se procure certains plaisirs entraînent plus de maux que de jouissances.

Si chaque plaisir était condensé, pour ainsi dire ; s’il durait longtemps, s’il affectait tout le corps ou les parties les plus essentielles, les plaisirs ne différeraient point entre eux.

Si les moyens auxquels les voluptueux demandent le plaisir pouvaient dissiper les inquiétudes de l’âme et bannir les terreurs que nous inspirent les phénomènes célestes, la mort et la souffrance ; s’ils nous enseignaient quel doit être le terme de nos désirs, nous n’aurions aucun reproche à adresser aux voluptueux, puisque enivrés de toute espèce de plaisirs, ils n’éprouveraient jamais ni la douleur ni l’inquiétude, qui sont les seuls maux véritables.

Si nous n’étions accessibles ni aux vagues terreurs qu’inspirent les phénomènes célestes, ni à la crainte de la mort ; si nous avions le courage d’envisager avec calme[54] la durée de la douleur et le terme naturel de nos désirs, la physiologie[55] nous serait inutile.

Mais il était impossible à l’homme, ignorant la nature de l’univers et dominé par les vagues impressions des fables, de triompher des craintes qui s’attachent aux questions les plus essentielles ; on ne pouvait donc goûter des plaisirs purs sans la physiologie.

Que sert-il de ne rien craindre des hommes, si l’on n’envisage qu’avec terreur ce qui se passe dans les cieux, sous la terre, dans l’infini ?

Une puissance incontestée, de vastes biens peuvent, jusqu’à un certain point, nous procurer la sécurité à l’égard des hommes ; mais la sécurité du grand nombre a pour principe la tranquillité d’âme et l’absence d’ambition.

Les véritables richesses, celles de la nature, sont en petit nombre et faciles à acquérir, mais les vains désirs sont insatiables.

Le sage est peu favorisé des avantages de la fortune ; mais la raison lui procure les biens les plus grands et les plus précieux ; et ces biens, il en jouit et en jouira tout le temps de sa vie.

L’homme juste vit dans un calme parfait ; l’homme injuste dans une agitation perpétuelle.

Une fois que la douleur, suite du besoin, a été soulagée, les plaisirs du corps ne peuvent plus s’accroître ; on ne peut que les varier.

Le bonheur le plus parfait pour l’âme dépend de ces réflexions et des opinions analogues sur toutes les questions qui jettent le plus de trouble et d’épouvante dans l’esprit.

Un temps limité ne procure pas moins de plaisir qu’une éternité, quand on mesure avec la raison les bornes du plaisir. Si le corps pouvait éprouver des jouissances infinies, il lui faudrait disposer de l’éternité ; mais la raison, en nous faisant concevoir la fin et la dissolution du corps, en nous affranchissant des craintes relatives à l’éternité, nous procure tout le bonheur dont la vie est susceptible, si bien que nous n’avons plus besoin d’embrasser l’éternité dans nos désirs.

Dans cette disposition d’âme, l’homme est heureux alors même que les soucis l’engagent à quitter la vie ; pour lui, mourir ainsi, c’est seulement interrompre une vie de bonheur.

Celui qui connaît la fin de la vie sait combien il est facile de se débarrasser des douleurs que cause le besoin, et d’atteindre pendant tout le cours de sa carrière à la félicite parfaite ; aussi ne s’inquiète-t-il point de poursuivre des choses que l’on ne peut atteindre qu’à travers les luttes et les dangers.

Il faut nécessairement arrêter fermement dans son esprit le but de la vie, et se bien fixer sur les principes incontestables auxquels doivent être rapportées toutes nos opinions ; autrement il n’y aura dans toute la conduite que trouble et incertitude.

Si on rejette l’autorité de tous les sens, il ne restera plus aucune base fixe à laquelle on puisse rapporter le jugement lorsqu’on accusera d’erreur l’un d’entre eux.

Si l’on rejette absolument l’autorité de l’un des sens, sans avoir soin de distinguer les divers éléments du jugement, à savoir, d’une part, l’induction qui va au delà de la sensation actuelle ; de l’autre, la notion actuelle et immédiate, les affections et toutes les conceptions de l’esprit qui s’appuient directement sur la représentation sensible, on portera le trouble même dans les autres sens et on anéantira par là toute espèce de criterium.

Si on accorde une égale autorité aux idées qui, n’étant qu’inductives, ont besoin d’être vérifiées, et à celles qui portent avec elles une certitude immédiate, on n’échappera pas à l’erreur ; car on confondra par là les opinions douteuses avec celles qui ne le sont pas, les jugements vrais et ceux qui n’ont pas ce caractère.

Si à chaque instant nous ne rapportons chacune de nos actions et la fin de la nature ; si nous nous en détournons pour rechercher ou éviter quelque autre objet, il y aura désaccord entre nos paroles et nos actions.

De toutes les sources de bonheur que nous devons à la sagesse, la plus abondante de beaucoup est l’amitié.

Ce qui doit surtout nous confirmer dans l’espérance qu’aucun mal n’est pour nous éternel, ni même de longue durée, c’est la pensée que même dans le court intervalle de la vie l’amitié nous offre des ressources inépuisables.

Parmi les désirs, les uns sont naturels et nécessaires ; les autres naturels, mais non nécessaires ; d’autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, et ne tiennent qu’à de vaines opinions. — [Épicure appelle naturels et nécessaires ceux qui vont à la satisfaction d’un besoin accompagné de douleur, comme le désir de boire, dans la soif ; il appelle naturels, mais non nécessaires, ceux qui tendent non à soulager la douleur, mais à varier les plaisirs, par exemple le désir d’une nourriture délicate et somptueuse ; enfin, parmi ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires, il range tous les désirs frivoles, par exemple le désir des couronnes et des statues.] — Les désirs qui n’entraînent pas de douleur, lorsqu’ils ne sont point satisfaits, ne sont pas nécessaires ; il est facile de leur imposer silence quand leur satisfaction est chose difficile ou peut causer quelque dommage. Lorsque les désirs naturels, dont cependant la non-satisfaction n’est pas douloureuse, sont violents et tenaces, c’est une preuve qu’il s’y mêle de vaines opinions ; leur énergie alors ne tient pas à leur propre nature, mais aux vains préjugés de l’homme.

La justice naturelle a pour principe l’utilité et repose sur la convention de ne point se nuire mutuellement. Pour les animaux qui ne peuvent point former de convention de ce genre ni s’engager à ne pas se nuire réciproquement, il n’y a ni justice ni injustice. Il en est de même pour les nations dont les membres n’ont pas voulu ou n’ont pas pu s’engager par un pacte à respecter leurs intérêts réciproques.

La justice n’a pas d’existence propre et indépendante ; elle résulte des contrats mutuels et s’établit partout où il y a engagement réciproque de respecter les intérêts des autres.

En soi, l’injustice n’est pas un mal. Elle n’a ce caractère que parce qu’il s’y joint la crainte de ne point échapper à ceux qui sont établis pour la réprimer. Car, quand vous avez une fois violé secrètement le contrat par lequel vous vous êtes engagé à respecter les intérêts des autres, pour qu’ils respectent les vôtres à leur tour, ne comptez pas rester toujours ignoré ; eussiez-vous échappé mille fois déjà, rien ne prouve que vous aurez jusqu’à la fin le même bonheur.

D’une manière générale, la justice est la même partout ; car certaines choses sont utiles dans toute société. Cependant la différence des lieux et diverses autres circonstances particulières font varier la justice.

Du moment où une chose déclarée juste par la loi est généralement reconnue utile aux relations mutuelles des hommes, elle est réellement juste, qu’elle soit ou non regardée partout comme telle. Que si, au contraire, une chose établie par la loi n’est pas véritablement utile aux relations sociales, elle n’est pas juste.

Si ce qui précédemment était juste en tant qu’utile, perd ce caractère après avoir été pendant quelque temps jugé tel, il n’en est pas moins vrai que pendant ce temps cela était vraiment juste, pour ceux du moins qui ne se laissent pas ébranler par de vains mots, mais veulent en toutes choses examiner et voir par eux-mêmes.

Lorsque, sans qu’il survienne aucune circonstance nouvelle, une chose qui avait été déclarée juste dans la pratique ne s’accorde pas avec les données de la raison, c’est une preuve que cette chose n’était pas juste. De même lorsque, par suite de nouvelles circonstances, une chose qui avait été déclarée juste ne paraît plus d’accord avec l’utilité, cette chose, juste tant qu’elle était utile au commerce et aux relations sociales, cesse de l’être du moment où elle n’est plus utile.

Celui qui veut vivre tranquille, sans avoir rien à craindre des autres hommes, doit autant que possible s’en faire des amis ; s’il ne le peut, qu’il évite du moins de les avoir pour ennemis ; si cela même n’est pas en son pouvoir, qu’il n’ait aucun rapport avec eux et exile tous ceux qu’il a intérêt à écarter.

L’homme le plus heureux est celui qui est parvenu à n’avoir rien à redouter de ceux qui l’entourent : ses relations avec ses semblables sont douces et agréables ; sa vie coule sans inquiétude ; il jouit des avantages de l’amitié dans toute leur plénitude, et ne se laisse pas aller à une stérile compassion sur la mort prématurée de ceux qui l’environnent.


PORPHYRE


PORPHYRE.




VIE DE PLOTIN[56].


I.

Plotin le philosophe, notre contemporain, paraissait rougir d’avoir un corps, et, par suite de cette disposition d’esprit, il ne voulut jamais parler ni de sa naissance, ni de ses parents, ni de sa patrie[57]. Jamais il ne consentit non plus à poser devant un peintre ou un sculpteur ; pressé par Amélius de laisser faire son portrait, il lui dit : « Ce n’est pas assez, sans doute, de ce vain fantôme dont la nature a enveloppé notre âme ; tu voudrais que je consentisse à laisser de cette ombre une autre ombre, plus durable que la première. Ce serait, en effet, une chose bien digne d’être donnée en spectacle à la postérité ! » Amélius n’ayant pu l’amener à poser, et désespérant de vaincre ses refus, pria un de ses amis, Cartérius, le meilleur peintre d’alors, de l’accompagner aux leçons de Plotin, où il était loisible à chacun de se présenter. Cartérius s’habitua, par une étude et une attention soutenues, à retenir les traits de Plotin. Il peignit ensuite de mémoire l’image qu’il avait en quelque sorte gravée dans sa pensée, et parvint ainsi, grâce à son génie et aux corrections d’Amélius, à reproduire, tout à fait à l’insu de Plotin, un portrait parfaitement ressemblant.

II.

Tourmenté par une maladie d’entrailles, il ne voulut jamais recourir aux lavements ; il ne faisait pas non plus usage de thériaque, sous prétexte qu’il s’abstenait même de la chair des animaux domestiques[58]. Il ne prenait point de bains ; mais chaque soir il se faisait frictionner chez lui. Cependant, lorsque ceux dont il employait les services eurent succombé aux ravages de la peste[59], il négligea même ces précautions, et l’absence de soins développa peu à peu chez lui le germe d’une esquinancie aiguë. Tant que je fus auprès de lui, je ne remarquai aucun symptôme de ce mal ; mais j’ai su par mon ami Eustochius, qui resta auprès de lui jusqu’à sa mort, qu’après mon départ la maladie fit de rapides progrès : sa voix, si claire et si sonore, s’éteignit ; l’enrouement survint ; sa vue s’obscurcit ; ses mains et ses pieds se couvrirent d’ulcères. Ses amis en vinrent à éviter sa rencontre, parce qu’il avait coutume d’appeler chacun d’eux à haute voix par son nom ; ce que voyant, il quitta Rome et se retira en Campanie, dans la maison de campagne de Zéthus, un de ses anciens amis, qui l’avait précédé au tombeau. Il avait pour subvenir à ses besoins les produits de l’héritage de Zéthus et ce qu’on lui envoyait de biens de Castricius, à Minturnes ; car Castricius avait là des propriétés. Je tiens d’Eustochius, qu’à l’époque de la mort de Plotin, il habitait lui-même à Pouzzoles, et arriva un peu tardivement auprès de notre maître commun : aussitôt que Plotin l’aperçut, il lui dit : « Je t’attendais ; maintenant je vais m’efforcer de réunir ce qu’il y a de divin en moi au Dieu universel ; » et à ces mots il rendit le dernier soupir. On vit à ce moment un serpent glisser sous le lit où il était couché et disparaître dans une fente du mur. Plotin avait alors soixante-six ans, à ce que m’a dit Eustochius ; l’empereur Claude régnait depuis deux ans. À cette époque, je me trouvais à Lilybée ; Amélius était à Apamée, en Syrie, et Castricius à Rome. Eustochius seul assista à ses derniers moments. Si, en partant de la seconde année du règne de Claude, on remonte soixante-six ans plus haut, on trouve que sa naissance correspond à la treizième année du règne de Sévère[60]. Du reste, il n’avait fait connaître à personne ni le mois ni le jour où il était né. Il ne voulait pas qu’on célébrât par des sacrifices et des festins l’anniversaire de sa naissance ; et cependant il offrait lui-même des sacrifices et recevait ses amis aux jours consacrés par l’usage pour l’anniversaire de Socrate et de Platon. Il avait même voulu que chacun de ses compagnons, — ceux du moins qui le pourraient, — lût dans ces réunions un travail de sa composition. Malgré le secret dont il environnait ses premières années, j’ai recueilli de sa propre bouche, dans nos nombreux entretiens, les détails suivants.

III.

Il n’avait pas encore quitté sa nourrice à l’âge de huit ans, lorsque déjà il suivait les leçons d’un maître de grammaire, et il la tetait avec une telle avidité, qu’il lui déchirait les seins. À la fin cependant, ayant entendu dire qu’il était un enfant insupportable, il eut honte et cessa ses importunités. À l’âge de vingt-huit ans, il s’adonna à la philosophie et étudia sous les maîtres les plus renommés alors dans Alexandrie. Mais bientôt, peu satisfait de leur enseignement, triste et chagrin, il les quitta et fit part à un ami de ses déceptions. Celui-ci, comprenant les dispositions de son âme, le conduisit à Ammonius, qu’il ne connaissait pas encore. À peine l’eut-il entendu, qu’il dit à son ami : « Voila celui que je cherchais, » et, à partir de ce moment, il resta attaché à Ammonius. Il fit avec lui de tels progrès dans la philosophie, qu’il sentit le besoin d’aller plus loin encore, et résolut d’étudier les doctrines des Perses et la philosophie des Indiens. Dans ce but, il s’attacha à l’armée de Gordien qui partait alors pour une expédition contre les Perses. — Plotin avait à cette époque trente-neuf ans, étant resté onze années entières avec Ammonius. — Mais Gordien ayant été tué en Mésopotamie, il eut grand’peine à s’échapper et à atteindre Antioche. Il se rendit à Rome l’année suivante, à l’âge de quarante ans, sous le règne de Philippe.

Érennius, Origène et Plotin s’étaient mutuellement engagés à ne rien divulguer des doctrines secrètes qu’Ammonius leur avait dévoilées dans ses entretiens. Plotin resta fidèle à sa promesse ; il admettait, à la vérité, quelques amis à ses entretiens, mais il gardait religieusement le secret promis aux doctrines d’Ammonius. Érennius viola le premier la convention, et Origène suivit son exemple. Toutefois ce dernier n’écrivit rien, excepté un traité sur les Démons ; et, sous le règne de Galien, un livre intitulé : Que le roi seul est créateur[61]. Plotin, pendant longtemps, n’écrivit absolument rien ; il se contentait d’emprunter aux doctrines d’Ammonius le fonds de ses leçons. Il passa ainsi dix années entières, renfermé dans son école avec quelques amis, sans rien publier. Dans ses entretiens avec ses disciples, il leur permettait de l’interroger à leur gré, ce qui amenait souvent beaucoup de désordre et une foule de discussions oiseuses à ce que m’a dit Amélius.

Plotin était depuis trois ans à Rome lorsque Amélius s’attacha à lui, la troisième année du règne de Philippe ; il ne le quitta pas jusqu’à la première année du règne de Claude, c’est-à-dire l’espace de vingt-quatre ans. Amélius, lorsqu’il commença à suivre les leçons de Plotin, possédait déjà de nombreuses connaissances philosophiques puisées dans les entretiens de Lysimaque ; aucun de ses contemporains ne l’égalait pour l’opiniâtreté au travail : ainsi il avait copié et apporté avec lui presque tous les ouvrages de Numénius, et en avait même appris par cœur la plus grande partie. Il avait aussi résumé les leçons auxquelles il avait assisté dans des espèces de commentaires, formant environ cent livres, dont il fit présent à Hostilianus Hésychius, d’Apamée, son fils adoptif.

IV.

Lorsque je vins de Grèce à Rome, avec Antonius de Rhodes, la dixième année du règne de Galien, il y avait déjà dix-huit ans qu’Amélius était disciple de Plotin ; pourtant il n’avait encore osé rien écrire, à part les commentaires dont j’ai parlé, qui même ne s’élevaient pas alors à cent livres. La dixième année de Galien, Plotin avait environ cinquante-neuf ans. J’étais moi-même âgé de trente ans, lorsque je l’entendis pour la première fois. Il avait commencé à écrire sur des sujets divers et sans plan déterminé la première année du règne de Galien ; lorsque je le connus, c’est-à-dire dix ans après, il avait composé vingt et un ouvrages, que je trouvai à mon arrivée entre les mains d’un petit nombre de personnes. On se les procurait avec peine ; l’intelligence d’ailleurs en était difficile ; aussi Plotin ne les confiait-il pas légèrement et au hasard, mais seulement avec connaissance de cause et lorsqu’il était bien sur de ceux à qui il les donnait. Les ouvrages composés à cette époque étaient les suivants. — Comme il ne leur avait donné lui-même aucun titre, chacun les intitulait diversement, à son gré ; je donne ici les titres le plus généralement reçus.

1. Du Beau.

2. De l’Immortalité de l’âme.

3. De la Destinée.

4. De l’Essence de l’âme.

5. De l’Intelligence, des Idées et de l’Être.

6. De la Descente de l’âme dans le corps.

7. Comment ce qui est après l’Être premier en dérive, et de l’Unité.

8. Si toutes les Âmes n’en font qu’une.

9. Du Bien, ou de l’Unité.

10. Des trois Hypostases fondamentales.

11. De la Production et de l’Ordre des êtres qui viennent après l’être premier.

12. Des deux Matières.

13. Considérations diverses.

14. Du Mouvement circulaire.

15. Du Démon familier de chaque homme.

16. De la Mort conforme à la raison.

17. De la Qualité.

18. S’il y a aussi des idées des objets individuels.

19. Des Vertus.

20. De la Dialectique.

21. Dans quel sens on dit que l’âme tient le milieu entre la substance indivisible et la substance divisible.

Ces vingt et un ouvrages étaient composés lorsque moi Porphyre je m’attachai à lui. Plotin avait alors cinquante-neuf ans.

V.

Je passai avec lui cette année et les cinq suivantes. J’étais venu une autre fois à Rome, un peu plus de dix ans auparavant, à l’époque où Plotin n’écrivait rien encore, quoique déjà il réunît autour de lui quelques disciples. Pendant ces six années, une foule de questions furent traitées dans nos entretiens, et mes instances jointes à celles d’Amélius décidèrent Plotin à écrire. C’est alors qu’il compose l’ouvrage intitulé :

22-23. Que l’Être est en tous lieux tout entier, un et identique à lui-même : deux livres.

Il écrivit ensuite deux autres livres dont l’un avait pour titre :

24. Que ce qui est au-dessus de l’Être ne pense pas ; du premier principe intelligent et du second.

Les ouvrages suivants appartiennent également à cette période :

25. De la Puissance et de l’Acte.

26. De l’Impassibilite des êtres incorporels.

27. De l’Âme, livre I.

28. De l’Âme, livre II.

29. De l’Âme, livre III, ou de la Vision.

30. De la Contemplation.

31. De la Beauté intelligible.

32. Que les Intelligibles ne sont pas en dehors de l’Intelligence ; de l’Intelligence et du Bien.

33. Contre les Gnostiques.

34. Des Nombres.

35. Pourquoi les objets vus de loin paraissent petits.

36. Si la durée est pour quelque chose dans le bonheur.

37. Du Mélange universel.

38. Comment existe la pluralité des Idées, et du Bien.

39. De la Liberté.

40. Du Monde.

41. De la Sensation et de la Mémoire.

42. Des Genres de l’Être, livre I.

43. Des Genres de l’Être, livre II.

44. Des Genres de l’Être, livre III.

45. De l’Éternité et du Temps.

Plotin a composé ces vingt-quatre ouvrages pendant les six années que j’ai passées auprès de lui ; il traitait chaque question à mesure qu’elle se présentait, sans prétendre établir entre elles aucun enchaînement méthodique, ce qui ressort suffisamment d’ailleurs de l’énoncé des titres. Ces vingt-quatre livres, joints aux vingt et un déjà publiés à mon arrivée, forment en tout quarante-cinq.

VI.

Pendant que j’étais en Sicile — je fis ce voyage la quinzième année du règne de Galien — Plotin composa cinq ouvrages qu’il me fit passer :

46. Du Bonheur.

47. De la Providence, livre I.

48. De la Providence, livre II.

49. Des Hypostases intelligentes et de ce qui est au-dessus.

50. De l’Amour.

Il m’envoya ces ouvrages la première année du règne de Claude. Au commencement de la seconde, c’est-à-dire peu de temps avant sa mort, il me fit encore passer les suivants :

51. En quoi consistent les maux.

52. Si les astres ont quelque influence.

53. De l’Homme, de l’Animal.

54. Du premier Bien, ou du Bonheur.

Ces derniers ouvrages, joints aux quarante-cinq des deux premières séries, forment en tout cinquante-quatre livres. On se fera une idée assez juste de leur valeur relative en les rangeant dans trois catégories correspondant aux trois grandes périodes de sa vie : la jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse. Dans les vingt et un premiers, la pensée a moins de vigueur ; on n’y trouve pas encore la perfection d’un talent arrivé à sa maturité ; dans ceux de la seconde série, la vigueur de son génie se manifeste dans tout son éclat ; ces vingt-quatre livres sont réellement parfaits, à l’exception d’un petit nombre. Les neuf derniers, beaucoup plus faibles, attestent la décadence de l’âge, et cela est encore plus vrai des quatre derniers que des cinq autres.

VII.

Plotin réunissait à ses leçons un grand nombre d’auditeurs ; il eut aussi des disciples zélés qu’attirait auprès de lui l’amour de la philosophie, entre autres Amélius d’Étrurie, dont le nom propre était Gentilianus. Amélius voulait qu’on écrivit son nom par un R — Amérius —, sous prétexte qu’il valait mieux le dériver d’άμερία[62] que d’άμελεία[63].

Au nombre des disciples de Plotin était aussi un certain Paulinus de Scythopolis[64] versé dans la médecine, et surnommé Miccalus par Amélius, à cause de la multitude de petits faits puérils qu’il avait entassés dans sa mémoire. Vient ensuite Eustochius d’Alexandrie, adonné à la médecine, comme le précédent. Eustochius ne connut Plotin que dans les dernières années de sa vie et lui resta fidèlement attaché jusqu’à sa mort ; sans avoir jamais étudié d’autre doctrine que celle de Plotin, il se plaça cependant au rang des philosophes. Un autre disciple de Plotin était Zoticus, critique et poëte, auquel on doit une révision des œuvres d’Antimaque et des vers très-poétiques sur l’histoire atlantique. Il perdit la vue et mourut un peu avant Plotin. Paulinus l’avait également précédé au tombeau. Je dois citer encore Zéthus, originaire d’Arabie, et marié à la fille de Théodose, l’un des disciples d’Ammonius. Zéthus était aussi médecin, et fort avant dans l’affection de Plotin. Il avait suivi, malgré les conseils de celui-ci, la carrière des affaires et avait obtenu une certaine influence politique. Plotin en agissait très-familièrement avec lui, au point qu’il se retira sur ses terres, dans une maison de campagne, à six milles en avant de Minturnes. Cette propriété avait été acquise, après la mort de Zéthus, par Castricius, surnommé Firmus, l’un des hommes les plus distingués de notre temps. Il avait un profond respect pour Plotin, témoignait à Amélius, en toute circonstance, le dévouement d’un fidèle serviteur, et me traita toujours moi-même comme un frère.

Un grand nombre de sénateurs venaient aussi entendre Plotin ; quelques-uns même, — en particulier Marcellus, Orontius et Sabellinus, — s’adonnèrent avec ardeur à l’étude de la philosophie et y firent des progrès réels. Un autre sénateur, nommé Rogatianus, également disciple de Plotin, se prit d’un si profond dégoût pour les choses de cette vie, qu’il laissa tous ses biens, renvoya ses esclaves et renonça à ses dignités. Investi des fonctions de préteur, il refusa de prendre possession de sa charge, lorsque déjà les licteurs étaient à ses ordres, et ne voulut s’occuper d’aucune affaire. Il n’habitait même pas sa propre maison, mais se retirait chez quelques-uns de ses amis et de ses familiers, dînant ici, couchant là, et ne mangeant jamais qu’un jour sur deux. Cette indifférence, ce dédain des soins de la vie eurent pour lui les plus heureux effets : tourmenté auparavant de la goutte, au point de ne pouvoir sortir qu’en litière, il reprit toute sa vigueur ; ses mains, qu’il ne pouvait plus étendre, recouvrèrent leur souplesse ; le tact acquit chez lui autant et plus de délicatesse que chez les ouvriers adonnés aux arts manuels, Plotin avait pour lui une affection toute particulière ; il le comblait d’éloges et le proposait souvent comme exemple des avantages de la philosophie.

Parmi les auditeurs de Plotin était aussi Serapion d’Alexandrie, qui, d’abord rhéteur, avait ensuite pris goût aux entretiens philosophiques, sans pouvoir cependant se défaire d’un vice invétéré, l’avarice et l’habitude de l’usure. Enfin je comptais moi-même au nombre de ses disciples les plus chers, moi Porphyre de Tyr, et c’est à moi qu’il confia le soin de corriger ses ouvrages.

VIII.

Ce que Plotin avait une fois écrit, il ne le retouchait jamais ; il ne s’inquiétait même pas de le revoir et de le relire, sa vue étant trop faible pour supporter la lecture. Quand il composait, il n’avait nul souci de bien former les lettres, ni de distinguer exactement les syllabes ; peu lui importait même l’orthographe des mots. Il n’avait en vue que la pensée, et, ce qui était pour nous tous un sujet d’étonnement, il ne se départit pas de cette habitude jusqu’à sa mort. Lorsqu’une fois il avait réfléchi sur une question et l’avait traitée mentalement du commencement à la fin, il se mettait à l’œuvre, et écrivait de suite, sans aucune hésitation, ce qu’il avait coordonné dans sa pensée, comme s’il n’avait fait que copier un livre placé sous ses yeux. Lui arrivait-il de s’interrompre pour parler à quelqu’un, et se mêler à un entretien ? il était tellement tout à son sujet, qu’alors même qu’il satisfaisait aux nécessités des relations amicales, il n’y avait aucune interruption dans la suite de ses pensées. Lorsque l’interlocuteur s’était retiré, il ne relisait même pas ce qu’il avait écrit, la faiblesse de sa vue ne lui permettant pas de lire, ainsi que je l’ai dit plus haut ; il continuait à partir du dernier mot, comme s’il n’eût tenu aucun compte du temps écoulé pendant toute la durée de la conversation. Il s’entretenait donc en même temps et avec lui-même et avec les autres. Sa pensée continuellement réfléchie sur lui-même ne se détendait jamais, excepté pendant le sommeil ; et encore son sommeil était-il abrégé par son excessive frugalité (puisque souvent il ne mangeait même pas de pain) et par cette réflexion continuelle sur sa propre intelligence.

IX.

Des femmes comptèrent aussi au nombre de ses disciples les plus fervents, entre autres Gémina, dans la maison de laquelle il habitait, et sa fille, appelée également Gémina. Amphiclia, fille d’Ariston et femme du fils d’Iamblique, ne se fit pas moins remarquer par son ardeur pour la philosophie.

Beaucoup d’hommes et de femmes des plus illustres familles lui confiaient en mourant leurs enfants de l’un et l’autre sexe, ainsi que leurs biens, comme à un gardien sacré et en quelque sorte divin. Aussi sa maison était-elle remplie de jeunes gens et de jeunes filles. De ce nombre était Potamon, dont Plotin surveillait l’éducation, et qu’il écoutait avec bienveillance, malgré la versatilité de sa pensée. Il se prêtait volontiers à entendre les administrateurs des biens de tous ses pupilles, lorsqu’ils venaient rendre leurs comptes, et même il surveillait sévèrement leur gestion, en disant qu’aussi longtemps que ces jeunes gens ne se seraient pas voués à la philosophie, leurs biens et leurs revenus devaient leur être conservés intacts. Et pourtant, pendant qu’il suffisait à ces soins, qu’il surveillait scrupuleusement tout ce qui avait trait à l’existence et à l’éducation de ses nombreux pupilles, jamais il n’interrompit, du moins dans la veille, ses continuelles méditations sur lui-même.

Il était bienveillant, de mœurs faciles, et toujours à la disposition de tous ceux qui avaient avec lui quelque relation. Aussi, quoiqu’il eût passé à Rome vingt-six années entières, et qu’une foule de citoyens l’eussent choisi pour arbitre de leurs différends, il n’eut jamais dans cette ville un seul ennemi.

X.

Un homme qui affectait à cette époque des prétentions philosophiques, et ne visait à rien moins qu’au premier rang, Olympius d’Alexandrie, disciple pendant fort peu de temps d’Ammonius, s’efforça de dénigrer Plotin. Emporté par la violence de sa haine, il eut recours contre lui aux sortiléges et aux maléfices. Mais il reconnut bientôt que ses machinations retombaient sur lui-même et dit alors à ses amis que l’âme de Plotin avait une bien grande puissance, puisqu’elle pouvait détourner sur ceux-la même qui cherchaient à lui nuire les traits dirigés contre elle. En effet, au moment où Olympius pratiquait ses conjurations magiques, Plotin s’en aperçut et déclara qu’à cet instant le corps d’Olympius se contractait comme une bourse que l’on tord et que ses membres s’entre-choquaient. Olympius s’étant aperçu à plusieurs reprises qu’il était lui-même victime de ses tentatives contre Plotin, y renonça.

Il y avait naturellement en lui quelque chose de surhumain. Un prêtre égyptien, étant venu à Rome, avait été mis en relation avec lui par l’entremise d’un ami. Il proposa, pour faire montre de sa propre sagesse, d’évoquer le démon familier de Plotin et le pressa d’y consentir. Plotin s’y prêta volontiers ; on se rendit donc pour l’évocation au temple d’Isis, le seul lieu que l’Égyptien eût trouvé pur dans la ville entière ; mais au moment où le prêtre ordonnait au démon de se montrer, ce fut un dieu qui parut et non un être du genre des démons. Aussi l’Égyptien s’écria-t-il : « Tu es heureux, Plotin ; ton démon familier n’est pas un génie d’un ordre inférieur, c’est un dieu. » Ils n’eurent pas, du reste, le loisir d’adresser la parole au dieu, ni même de le contempler longtemps ; car un ami qui assistait avec eux à l’évocation étouffa, — soit jalousie, soit émotion, — les oiseaux dont on lui avait confié la garde. Honoré ainsi de la familiarité d’un des démons les plus divins, il ne cessait de diriger vers lui son divin regard. C’est même pour cette raison qu’il a composé sur le démon de chaque homme un ouvrage où il s’efforce d’expliquer les différences de ces génies familiers. Amélius, qui était un sacrificateur zélé et se montrait assidu aux cérémonies religieuses les jours de fête et de nouvelle lune, le pria un jour de l’accompagner. « Ce n’est point à moi d’aller à eux, reprit Plotin, c’est à eux de venir à moi. » Quelle était sa pensée en prononçant ces fières paroles ? Nous n’avons pu le comprendre, et nous n’avons point osé l’interroger à ce sujet.

XI.

Sa perspicacité tenait du prodige : il démêlait avec une rare sagacité le caractère des personnes, découvrait les vols, et prédisait ce que serait un jour chacun de ceux qui le fréquentaient. Ainsi un collier de grand prix ayant été volé à une dame nommé Chioné, qui vivait dans un chaste veuvage, entourée de ses enfants, sous le même toit que lui, Plotin se borna à examiner avec soin tous les serviteurs qu’on avait fait paraître devant lui, puis il dit, en montrant l’un d’eux : « Voici le voleur. » Celui-ci nia d’abord énergiquement, même sous le fouet ; mais à la fin il avoua et rapporta l’objet volé. Il avait aussi prédit la destinée de chacun des enfants confiés à sa garde : par exemple, il avait annoncé que Potamon aurait les passions vives et que sa vie serait courte, ce que l’événement vérifia. Moi-même il pénétra le dessein que j’avais formé de me suicider. Un jour que j’étais resté chez moi, il se présenta tout à coup et me dit : « De pareilles pensées ne partent pas d’une intelligence saine, mais d’un esprit malade et en délire ; » puis il m’ordonna de voyager. Je suivis son conseil et je me rendis en Sicile, à Lilybée, où je savais qu’habitait un homme fort distingué, du nom de Probus. Je me délivrai en effet des folles pensées qui m’assiégeaient ; mais ce voyage m’empêcha de rester avec Plotin jusqu’à sa mort.

XII.

L’empereur Galien et sa femme Salonine environnaient Plotin de témoignages d’estime et de respect. Fort de leur amitié, il songea à rétablir une ville de Campanie, habitée anciennement, disait-on, par des philosophes, et détruite depuis. Il voulait, la ville rebâtie, lui faire concéder le territoire environnant, y établir les lois de Platon, et lui donner le nom de Platonopolis. Il s’engageait à s’y installer lui-même avec ses compagnons, et il eût facilement réalisé ce dessein, si quelques-uns des familiers de l’empereur ne fussent venus à l’encontre, par jalousie, par haine, ou pour tout autre motif.

Dans la discussion, il avait l’élocution facile, l’intelligence prompte et la repartie vive. Cependant sa prononciation était quelquefois vicieuse : au lieu d’άναμιμνήσχεται, il disait : άναμμνημίσχεται[65], et de même pour quelques autres mots ; même en écrivant, il conservait cette orthographe fautive. Lorsqu’il parlait, tout le feu de son intelligence brillait dans ses yeux et illuminait ses traits ; d’un aspect naturellement agréable, il était alors véritablement beau. Une légère moiteur couvrait son visage, où se réfléchissait la bienveillance de son âme ; on ne savait ce qu’il fallait le plus admirer, de l’affabilité avec laquelle il accueillait les objections, ou de la force de ses réponses. Il m’arriva de l’interroger pendant trois jours entiers, sur l’union de l’âme et du corps, sans qu’il se lassât de me répondre. Un certain Thaumasius étant entré pendant qu’il discutait de cette manière une question générale, déclara qu’il aimait à trouver ces sortes de questions traitées dans les ouvrages de Plotin, mais qu’il ne pouvait supporter cette discussion orale ralentie et embarrassée par les réponses et les interrogations de Porphyre. Plotin lui répondit : « Si je n’avais préalablement résolu les difficultés dans la discussion, en réfutant les objections de Porphyre, je ne pourrais pas donner dans un livre une solution complète et sans réplique. »

XIII.

Dans ses ouvrages, il est nerveux et plein de choses ; on y trouve plus de pensées que de mots. Son style respire toujours l’enthousiasme et l’inspiration ; il n’expose point froidement, il met dans les écrits la passion qui l’anime. On rencontre çà et là dans ses divers traités les dogmes secrets des stoïciens et des péripatéticiens ; la métaphysique d’Aristote en particulier y est, en quelque sorte, condensée tout entière. Aucune des questions de la géométrie, de l’arithmétique, de la mécanique, de l’optique et de la musique ne lui était étrangère, et cependant il n’avait pas fait de ces diverses sciences une étude spéciale. Dans ses leçons, il lisait, à l’occasion, les commentaires de Sévérus, de Cronius, de Numénius, de Caïus, d’Atticus, ainsi que ceux des péripatéticiens Aspasius, Alexandre, Adraste, et d’autres encore ; mais il ne leur empruntait absolument rien. Pour la doctrine, il était toujours lui-même et original ; dans son exposition, on reconnaissait la manière d’Ammonius. Du reste, ses leçons n’étaient jamais bien longues ; quelques mots lui suffisaient pour faire comprendre les questions les plus abstraites, et il s’en tenait là. Origène étant un jour entré pendant qu’il parlait, il rougit et voulut s’arrêter ; pressé par lui de continuer, il répondit : « Toute ardeur s’éteint lorsque celui qui parle sait que ceux à qui il s’adresse connaissent ce qu’il doit leur dire ; » puis il termina brusquement son exposition et se leva.

XIV.

Je lus un jour, à l’occasion de l’anniversaire de Platon, un poëme sur le mariage sacré[66] : l’un des auditeurs, choqué sans doute du caractère mystique et enthousiaste de l’ouvrage, s’étant écrié que Porphyre était fou, Plotin me dit de manière à être entendu de tout le monde : « Tu t’es montré en même temps prêtre, poëte et philosophe. » Une autre fois, le rhéteur Diophane lut une apologie de l’opinion d’Alcibiade dans le Banquet de Platon ; il y disait qu’en vue d’apprendre la vertu, il faut s’abandonner à celui qui nous dirige, alors même qu’il exige des embrassements amoureux. Plotin indigné se leva plusieurs fois comme pour sortir ; cependant il se contint, et après que l’assemblée se fut séparée, il me dit de réfuter Diophane. N’ayant pu obtenir de lui communication de son manuscrit, je rassemblai dans ma mémoire ses arguments et je les combattis ; lorsque ensuite je lus cette réfutation en présence des mêmes auditeurs, Plotin en fut tellement satisfait que plusieurs fois pendant la lecture il s’écria : « Courage, ami, persévère, et tu deviendras une des lumières de l’humanité. » Il me donna encore d’autres témoignages de son estime : ainsi Eubulus, chef de l’école platonicienne, lui ayant envoyé d’Athènes un traité qu’il avait composé sur quelques questions platoniciennes, c’est à moi qu’il le fit remettre pour le lire et lui en rendre compte.

Plotin s’était adonné à l’étude de l’astronomie sans cependant s’astreindre à la méthode rigoureuse des mathématiciens. Il avait surtout étudié avec beaucoup de soin les spéculations des astrologues, et ayant reconnu la fausseté de leurs prédictions, il ne dédaigna pas de les réfuter à plusieurs reprises dans ses ouvrages.

XV.

Il existait alors beaucoup de chrétiens et d’autres novateurs qui se rattachaient par leur doctrine à l’antique philosophie[67], et reconnaissaient pour chefs Adelphius et Acylinus. Ils avaient entre les mains et colportaient une foule d’écrits d’Alexandre de Libye, de Philocomus, de Démostrate et de Lydus, ainsi que des révélations de Zoroastre, de Zostrien, de Nicothée, d’Allogène, de Mésus et d’autres encore. Trompés eux-mêmes, ils en trompaient beaucoup d’autres. Une de leurs prétentions était que Platon n’avait pas sondé l’abîme de la substance intelligible. Plotin les combattit à plusieurs reprises dans ses leçons, et écrivit contre eux un livre que j’ai intitulé : Contre les Gnostiques. Il me laissa ensuite le soin de compléter la réfutation. Amélius composa jusqu’à quarante livres contre l’ouvrage de Zostrien. Moi-même j’établis par une foule de preuves que l’ouvrage attribué à Zoroastre était apocryphe et d’une date récente ; que les chefs de cette secte l’avaient composé eux-mêmes pour donner quelque autorité à leurs doctrines en les mettant sous le nom de l’antique Zoroastre.

XVI.

Parmi les Grecs, il y en avait beaucoup qui accusaient Plotin de s’être approprié les doctrines de Numénius. Amélius, auquel ce bruit avait été rapporté par Tryphon, philosophe stoïcien et platonicien, composa à ce sujet un livre intitulé : Différence des doctrines de Plotin et de Numénius. Il me dédia cet ouvrage avec cette épigraphe : Au Roi. En effet, c’était là mon nom : car dans la langue de ma patrie je m’appelais Malchus, comme mon père, et Malchus a le même sens que βασιλεύς dans la langue grecque. C’est pour cela que Longin, au début de l’ouvrage sur l’Effort, dédié à Cléodamus et à moi, s’exprime ainsi : Cléodamus et Malchus, etc. Amélius, au contraire, traduisait mon nom, à l’exemple de Numénius, qui avait transformé Maximus en Mégalus.

L’ouvrage dont j’ai parlé commençait ainsi :

AMÉLIUS AU ROI, SALUT.

Si j’élève la voix, ce n’est pas, sache-le bien, pour répondre à ces respectables partisans de Numénius d’Apamée qui revendiquent en son nom les doctrines de notre ami, et dont les récriminations, me dis-tu, sont venues jusqu’à toi. Il est évident en effet qu’ils n’ont été mus dans cette circonstance que par les sentiments de bienveillance et de modestie qu’on leur connaît. C’est par bonté qu’ils le tournent en ridicule, l’appellent diseur de riens, plagiaire, et l’accusent de mettre en avant les opinions les plus perverses. J’aurais donc laissé passer leurs attaques ; mais tu as pensé qu’il fallait profiter de cette occasion pour nous remettre en mémoire et fixer nos opinions ; il t’a semblé, d’un autre côté, que nous devons à Plotin ce témoignage d’affection ; qu’il était bon, dans l’intérêt même de sa gloire, que les doctrines d’un homme aussi éminent, quoique depuis longtemps répandues, fussent exposées d’une manière plus complète : je me rends donc à ton désir, et t’envoie ce que je t’ai promis. C’est, tu le sais, l’œuvre de trois jours. Je ne me suis point proposé de comparer les écrits de Plotin, d’extraire et de coordonner ses opinions ; je n’ai voulu que mettre en œuvre les souvenirs de nos anciens entretiens, sans même suivre aucun ordre méthodique. Aussi je réclame, et à bon droit, ton indulgence ; j’en ai d’autant plus besoin que la pensée du maître, dont beaucoup de personnes nous demandent le dernier mot, afin de le juger sur l’accord de nos sentiments, n’est pas toujours facile à saisir ; car souvent les mêmes questions sont traitées chez lui de plusieurs manières différentes. Mais si je me trompe dans l’exposition des doctrines que j’ai empruntées à son foyer domestique, tu voudras bien me corriger, je n’en doute pas. Affairé comme je suis, — pour parler comme le personnage de la tragédie, — un peu étranger par cela même aux doctrines de notre maître, j’ai besoin d’un guide qui me remette dans la voie. Je n’ai été mû, dans cette circonstance, que par un désir ardent de t’être agréable. Porte-toi bien.

XVII.

J’ai cité cette lettre pour prouver que même ses contemporains l’accusaient de se parer des dépouilles de Numénius, qu’ils le regardaient comme un vain parleur et le méprisaient faute de le comprendre. Cela tenait en grande partie à ce qu’il mettait complétement de côté toute prétention théâtrale, tout le charlatanisme des sophistes. Ses leçons ressemblaient à des entretiens familiers ; dans la discussion même, il réservait ses forces et se montrait peu empressé à étaler devant tout le monde la puissance de sa dialectique. J’en fis moi-même l’expérience lorsque je l’entendis pour la première fois. Pour le forcer à s’expliquer, j’écrivis contre lui une dissertation où je m’efforçais de prouver que les intelligibles sont en dehors de l’intelligence. Il se fit rendre compte de l’ouvrage par Amélius, et lorsqu’il en connut le contenu, il lui dit en souriant : « C’est à toi, Amélius, qu’il appartient de résoudre des objections qui ne proviennent que de l’ignorance où il est de nos doctrines. » Amélius composa en effet un long traité contre les objections de Porphyre. J’y répondis ; il me réfuta de nouveau ; enfin je parvins à comprendre la pensée de Plotin ; je me rétractai, et je lus dans une de nos réunions un traité où je chantais la palinodie. À partir de ce moment, j’eus une grande confiance dans les ouvrages de Plotin, et je l’excitai vivement à déterminer plus exactement sa pensée, à l’exposer d’une manière plus large dans ses écrits. Je contribuai aussi par mes instances à développer chez Amélius l’habitude d’écrire.

XVIII.

Le fragment suivant d’une lettre que m’adressait Longin pour m’engager à aller de Sicile le rejoindre en Phénicie et à lui apporter les ouvrages de mon maître fera bien connaître quel jugement il portait sur Plotin, à une époque où il le connaissait surtout par ce que je lui écrivais moi-même sur son compte :

… Envoie-moi ces ouvrages quand tu le voudras, ou plutôt apporte-les avec toi ; car si tu te décides à voyager, je te supplierai sans relâche de préférer la Phénicie à toute autre contrée. Nous n’avons pas, il est vrai, de richesses scientifiques qui puissent tenter ta curiosité ; mais à défaut d’autres motifs, je puis faire valoir notre ancienne intimité et la pureté de l’air parfaitement approprié à la faiblesse corporelle dont tu te plains. Si tu avais conçu d’autres espérances, détrompe-toi, et n’attends de moi rien de nouveau, pas même les ouvrages anciens que tu dis perdus. Il y a ici une telle disette de scribes que, malgré tous mes efforts pour me procurer les écrits de Plotin qui me manquaient, j’ai pu à peine, depuis si longtemps, mener à fin cette entreprise. Et cependant j’ai fait négliger à mon secrétaire ses occupations habituelles, pour l’employer à ce seul travail. Maintenant que j’ai reçu ce que tu m’as envoyé, je crois que je possède la totalité de ses ouvrages ; mais je ne les possède qu’à demi, les exemplaires que j’ai entre les mains étant excessivement défectueux. J’espérais que notre ami Amélius aurait corrigé les fautes des copistes ; mais il avait sans doute d’autres soins plus importants. Toujours est-il que dans l’état actuel je ne sais quel parti en tirer. Je désire ardemment lire ce que Plotin a écrit sur l’âme et sur l’être, et ces deux ouvrages sont précisément les plus fautifs de toute la collection. Tâche donc, je t’en supplie, de me procurer un texte correct ; je me contenterai de le lire et te le renverrai aussitôt : ou plutôt, pour répéter ce que je disais en commençant, apporte-moi toi-même ces deux traités et les autres, s’il en est quelques-uns qui aient échappé à Amélius ; car j’ai soigneusement recueilli tous ceux qu’il a apportés. Comment en effet aurais-je hésité à me procurer des ouvrages pour lesquels je professe une estime et une admiration sincères ? Je ne puis que répéter ici ce que je t’ai toujours dit, de près ou de loin, depuis que tu es séparé de moi comme au temps où nous étions ensemble à Tyr : je n’accepte pas, à beaucoup près, toutes les opinions de Plotin ; mais j’aime et je prise au delà de toute expression sa manière et son style, la fécondité de sa pensée et l’ordre vraiment philosophique dans lequel il dispose les questions ; je crois que ses écrits doivent être placés au nombre des plus excellents par les amis de la vérité.

XIX.

Malgré la longueur de cette citation, j’ai cru utile de la donner en entier, afin de montrer quelle était relativement à Plotin l’opinion du critique le plus judicieux de notre siècle, d’un homme qui avait soumis à une sévère analyse les ouvrages de presque tous ses contemporains. Ce témoignage est d’autant plus précieux qu’au commencement Longin, égaré par des personnes qui elles-mêmes ne connaissaient pas Plotin, l’avait jugé fort sévèrement. Ce qu’il dit de l’incorrection des copies qu’il avait fait faire sur celles d’Amélius, tient à ce qu’il ignorait les habitudes de style de Plotin ; car les exemplaires d’Amélius étaient corrects entre tous, ayant été transcrits sur les manuscrits originaux.

Longin a consigné ses opinions sur Plotin, Amélius et les autres philosophes de son temps, dans un autre ouvrage, dont je crois nécessaire de citer ici un fragment, afin de faire connaître comment ils étaient appréciés par l’homme le plus instruit et le plus judicieuxde notre temps. Je veux parler du traité intitulé de la Fin, où sont discutées les opinions de Plotin et de Gentilianus Amélius. En voici le début :

L’époque actuelle a produit une foule de philosophes, cher Marcellus ; mais le nombre en fut grand, surtout dans ma jeunesse (car je ne saurais dire combien la génération présente est pauvre en illustrations de ce genre). Quand j’étais jeune, au contraire, beaucoup d’hommes se placèrent aux premiers rangs parmi les philosophes. J’ai pu les voir tous, en raison des fréquents voyages que j’ai faits dans mon enfance avec mes parents, et plus tard je me suis entretenu avec ceux d’entre eux qui avaient survécu, lorsque je les ai rencontrés dans mes nombreuses pérégrinations.

Quelques-uns d’entre eux ont consigné par écrit leurs doctrines, afin de faire participer la postérité aux utiles renseignements qu’elles renferment ; d’autres se sont contentés de former des disciples dévoués à leurs opinions. À la première classe appartiennent les platoniciens Euclide, Démocrite, Proclinus, ainsi que Plotin et son disciple Gentilianus Amélius, encore vivants aujourd’hui à Rome ; les stoïciens Thémistocle et Phébion, auxquels il faut joindre Annius et Médius, qui ont fleuri jusqu’à ces derniers temps ; enfin le péripatéticien Héliodore d’Alexandrie. La seconde classe comprend : parmi les platoniciens, Ammonius et Origène, avec lesquels j’ai longtemps vécu, deux hommes supérieurs de beaucoup par l’intelligence à tous leurs contemporains ; Théodotus et Eubulus, qui dirigèrent à Athènes l’école platonicienne. Ce n’est pas que ces philosophes n’aient absolument rien écrit ; Origène a laissé un traité sur les Démons, Eubulus a commenté le Philèbe, le Gorgias et les objections d’Aristote contre la République de Platon. Mais ces opuscules ne suffisent pas pour leur assigner une place parmi les écrivains philosophiques ; ce sont des hors-d’œuvre, des écrits de circonstance, plutôt que des ouvrages sérieux et durables. Au nombre des stoïciens qui n’ont rien écrit sont Herminus et Lysimaque, ainsi qu’Athénée et Musonius, qui l’un et l’autre enseignaient à Athènes. À la même catégorie appartiennent les péripatéticiens Ammonius et Ptolémée, les deux hommes les plus instruits de leur temps, surtout Ammonius, dont l’érudition était incomparable. Ils n’ont cependant laissé aucun ouvrage vraiment scientifique. Il ne reste d’eux que quelques dissertations et des écrits poétiques, conservés sans leur aveu, je le suppose ; car je ne puis admettre qu’ils eussent consenti à se présenter au jugement de la postérité avec un si mince bagage, au lieu de déposer dans des ouvrages d’une plus haute portée les trésors de leur intelligence.

Parmi ceux qui ont laissé des écrits, quelques-uns n’ont fait que compiler et transcrire des ouvrages plus anciens ; telle est, par exemple, la méthode d’Euclide, de Démocrite et de Proclinus. D’autres, comme Annius, Médius et Phébion, ont reproduit quelques idées d’une importance très-secondaire empruntées aux écrivains antérieurs, et remis sur le métier des questions déjà traitées avant eux. Phébion en particulier paraît viser beaucoup plus à l’élégance du style qu’à l’originalité de la pensée. Héliodore peut être rangé dans la même classe ; car il n’a fait que reproduire ce qu’il avait appris de ses maîtres, sans rien ajouter de son propre fonds qui pût aider à l’intelligence des doctrines.

Ceux qui ont fait œuvre d’écrivains sérieux, eu égard à la multitude des questions qu’ils ont traitées et à l’originalité de leurs idées, sont Plotin et Gentilianus Amélius. Plotin me semble avoir exposé avec plus de sagacité que tous ceux qui l’avaient précédé les principes pythagoriciens et platoniciens. Les ouvrages de Numénius, de Cronius, de Modératus et de Thrasyllus sont bien loin, pour l’exactitude et l’intelligence des doctrines, de ceux que Plotin a composés sur les mêmes questions. Amélius s’efforce de marcher sur les traces de Plotin et reproduit en général ses opinions ; mais dans la mise en œuvre il est diffus ; ses longues amplifications n’ont rien de la manière de son maître.

Ce sont là les seuls philosophes dont les écrits me paraissent mériter un examen critique : quant aux autres est-il personne qui voulût étudier leurs rapsodies de préférence aux ouvrages qu’ils ont compilés ? Ils n’ont ajouté par eux-mêmes ni un chapitre, ni même une idée nouvelle ; bien loin de là, ils ne se sont pas donné la peine de comparer les divers systèmes, de les apprécier et d’en extraire le meilleur.

Je me suis déjà livré précédemment à un travail critique de ce genre : ainsi j’ai réfuté les conclusions de Gentilianus dans son ouvrage intitulé de la Justice d’après Platon. J’ai également discuté le traité de Plotin sur les Idées ; voici à quelle occasion : Basilée[68] de Tyr, l’ami de Plotin, de Gentilianus et le mien, préférait à ma doctrine celle de Plotin, dont il avait au reste imité la manière dans un grand nombre d’écrits ; il avait entre autres composé un traité pour démontrer la supériorité de sa théorie des idées sur la mienne ; je le réfutai, et je crois avoir suffisamment démontré qu’il avait eu tort de chanter la palinodie. J’ai discuté dans ces ouvrages un grand nombre d’opinions des philosophes que je viens de citer ; c’est ce que j’ai fait aussi dans une lettre à Amélius, lettre qui a l’étendue d’un ouvrage, et dans laquelle je répondais à quelques réflexions qu’Amélius m’avait envoyées ce Rome. Il avait intitulé ces observations Lettre sur le caractère de la philosophie de Plotin ; je me contentai moi-même d’un titre général : Réponse à la lettre d’Amélius.

XX.

Longin reconnaît dans ce passage que Plotin et Amélius l’emportent sur tous les philosophes de son temps par la multitude des questions qu’ils ont traitées et par l’originalité de leurs doctrines. Bien loin d’admettre que Plotin ait emprunté et servilement reproduit les opinions de Numénius, il signale l’analogie de ses doctrines avec les dogmes pythagoriciens et platoniciens ; il ajoute même que, pour l’exactitude et l’intelligence des doctrines, les ouvrages de Numénius, de Cronius, de Modératus et de Thrasyllus sont fort au-dessous de ceux que Plotin a composés sur les mêmes questions. Après avoir dit d’Amélius qu’il marchait sur les traces de Plotin, mais qu’il était diffus et que ses longues amplifications n’avaient rien de la manière de son maître, il me cite à mon tour, quoiqu’à cette époque mes relations avec Plotin fussent assez récentes : « Basilée de Tyr, dit-il, leur ami et le mien, a imité Plotin, et composé une foule de traités dans sa manière. » Il indique clairement par là que j’avais su me garder de la prolixité peu philosophique d’Amélius et que je m’efforçais d’imiter le style de Plotin. Au reste, ce jugement d’un esprit aussi éminent, du prince des critiques, sur un homme à l’égard duquel il était auparavant mal disposé, prouve suffisamment que si à l’époque où Longin m’appelait auprès de lui, j’avais pu l’aller rejoindre et l’entretenir, jamais il n’eût écrit contre Plotin comme il l’a fait avant d’être revenu de ses préventions.

XXI.

Mais qu’est-il besoin, comme dit Hésiode, de parler autour des chênes et des rochers ? S’il est juste de s’en rapporter au témoignage des sages, qui peut être plus sage qu’un dieu, plus sage que le dieu qui a dit à bon droit de lui même : « Je connais le nombre des grains de sable et l’étendue de la mer ; je comprends le muet ; j’entends celui qui ne parle pas ? » Amélius ayant demandé à Apollon en quels lieux habitait l’âme de Plotin, le même dieu qui avait proclamé Socrate le plus sage des hommes rendit sur Plotin un oracle conçu en ces termes :

Je veux faire entendre un hymne immortel ; je veux, pour célébrer un ami bien doux, que ma lyre harmonieuse, touchée par l’archet d’or, mêle ses accords aux plus doux chants. Muses, je vous appelle ; venez former un divin concert ; confondez dans une même harmonie toute la puissance de vos voix mélodieuses, comme au jour où vous formâtes un chœur en l’honneur du petit-fils d’Eacus, pour chanter avec Homère les fureurs des immortels. Accourez donc, chœur sacré de Muses, que nos voix se marient et fassent retentir les plus sublimes accords ; Phébus à l’épaisse chevelure est au milieu de vous.

Ô génie ! — car tu as dépouillé l’humanité pour te rapprocher de la sphère plus divine des génies en brisant les chaînes de la destinée qui t’attachaient à la terre. — Affranchi enfin de l’esclavage de ces membres qu’agitent de si furieuses tempêtes, tu t’es élancé, par la puissance de l’intelligence, vers des rivages sans borne ; tu as nagé vers des bords tranquilles, bien loin de la foule perverse. Tu t’es établi à jamais dans cette route unie que parcourent les âmes pures, là où brille le flambeau divin, là où fleurit la justice, dans une atmosphère pure et sereine, à l’abri de la criminelle impiété. Autrefois, lorsque tu cherchais à t’élancer hors des flots amers de la vie charnelle, hors de ce tourbillon qui donne le vertige, bien souvent au milieu des flots, au plus fort de la tempête, les immortels t’ont montré le port tout près de toi. Bien des fois, lorsque ton intelligence dans ses sublimes élans s’égarait dans des voies obliques, les dieux eux-mêmes t’ont soulevé pour te porter aux régions éternelles, dans le droit chemin de la vérité. Au milieu des plus épaisses ténèbres ils ont fait briller à tes yeux les rayons de la céleste lumière.

Jamais le sommeil trompeur ne ferma complétement ta paupière ; tu as écarté de tes yeux les pesantes ténèbres et leurs souillures ; alors même que tu étais ballotté sur les flots, ta vue a contemplé d’agréables spectacles, tels que n’en vit jamais aucun des hommes qui ont cherché à sonder les profondeurs de la sagesse. Aujourd’hui, ton âme dégagée des liens du corps, échappée à son enveloppe mortelle, entre, génie nouveau, dans l’assemblée des génies. C’est là qu’habite l’Amitié, au milieu de mille souffles embaumés ; l’Amour y sourit tout brillant d’une joie pure, et se désaltère au milieu des flots d’ambroisie que les dieux renouvellent sans cesse ; c’est là que se forment les liens délicieux de l’amour, les douces haleines, les souffles enivrants. Là sont Minos et Rhadamante, ces deux frères, cette race d’or issue du grand Jupiter ; avec eux le juste Éaque ; Platon, ce feu sacré ; le beau Pythagore, tous ceux qui ont formé le chœur de l’amour immortel, tous ceux qui ont participé de la nature des génies immortels. Là enfin, au milieu des tables sacrées, l’âme est inondée d’une joie éternelle. Heureux Plotin, après des combats sans nombre, tu t’es arraché à cette vie ennemie pour t’élancer aux demeures des purs génies. Suspendons nos accords, cessons nos danses harmonieuses, muses amies de Plotin ; voilà ce qu’avait à chanter ma lyre d’or à la gloire de ce génie fortuné.

XXII.

Il est dit dans ces vers que Plotin était bon et doux, facile et bienveillant, ce que j’ai été à même d’apprécier par ma propre expérience. On y voit encore qu’il prolongeait ses veilles, se conservait pur de toute souillure, et tenait ses regards sans cesse fixés sur la divinité, qu’il aimait de toutes les forces de son âme ; qu’il faisait tout enfin pour se dégager de ses liens et s’élancer hors des flots amers de la vie charnelle. Éclairé par la lumière d’en haut, tenant sa pensée sans cesse élevée vers le Dieu premier et suprême, il parcourut tous les degrés indiqués dans le Banquet de Platon, et vit la divinité se révéler à lui sans forme, sans attributs ; il contempla le dieu premier, supérieur à l’intelligence et à tous les intelligibles. Moi aussi j’eus le bonheur, mais une fois seulement, de contempler ce dieu suprême et de m’unir à lui, à l’âge de soixante-six ans. Plotin put donc atteindre ce but de tous ses efforts ; car le terme de ses désirs était de contempler le dieu universel et de s’abîmer en lui. Quatre fois il toucha le but, pendant que j’étais avec lui, non pas en puissance, mais en acte et en réalité. L’oracle ajoute que « souvent, lorsqu’il s’égarait dans des voies obliques, les dieux l’ont ramené en faisant luire à ses yeux les rayons de la céleste lumière, » ce qui indique assez que Plotin a composé ses ouvrages, éclairé et inspiré par eux. Il dit encore : « Ta pensée infatigable sans cesse dirigée sur toi-même et au dehors[69], a contemplé une foule de spectacles agréables, tels que n’en vit jamais aucun des hommes qui se sont appliqués à la philosophie. » En effet, la science d’un homme peut être supérieure à celle d’un autre, mais comparée à la connaissance divine elle est simplement agréable, ne pouvant sonder, comme le font les dieux, l’abîme de la vérité. Jusqu’ici l’oracle a montré quel était Plotin dans son enveloppe corporelle, et jusqu’où il s’était élevé : le dieu nous apprend ensuite qu’une fois affranchi du corps il entra dans l’assemblée des bienheureux, là où règnent les désirs purs, l’amitié, la sagesse, l’amour chaste en communication avec Dieu. C’est là que sont établis ceux qu’on appelle les juges des âmes, les fils de Dieu, Minos, Rhadamante et Éaque, devant lesquels Plotin se présenta, non pour être jugé, mais pour s’entretenir avec eux dans la compagnie des autres héros, de Platon, de Pythagore, de tous ceux qui ont formé le chœur de l’amour immortel. C’est là enfin que naissent les génies bienheureux et qu’ils goûtent au milieu des fêtes et des plaisirs sans cesse renaissants un bonheur qui a sa source en Dieu même.

XXIII.

Telle est la vie de Plotin. Il me reste maintenant à remplir la tâche qu’il m’a confiée de corriger et de mettre en ordre ses ouvrages : je lui en ai fait la promesse de son vivant et j’en ai pris l’engagement avec nos autres amis. Et d’abord j’ai jugé à propos de ne point laisser ses écrits disposés au hasard, suivant l’ordre de leur production : j’ai suivi l’exemple d’Apollodore d’Athènes, qui a réuni en dix volumes les œuvres du comique Épicharme, et d’Andronicus le péripatéticien, qui a partagé les œuvres d’Aristote et de Théophraste en diverses séries, dans chacune desquelles il n’a compris que des ouvrages de même genre. J’ai donc divisé les cinquante-quatre traités de Plotin en six ennéades, et je m’estime heureux d’avoir rencontré deux nombres aussi parfaits que les nombres six et neuf. J’ai placé dans chaque ennéade les ouvrages qui offrent une sorte de parenté, en ayant toujours soin de commencer par les moins importants.

La première ennéade comprend les œuvres morales :

53. De l’Animal et de l’Homme.

19. Des Vertus.

20. De la Dialectique.

46. Du Bonheur.

36. Si la Durée est pour quelque chose dans le Bonheur.

1. Du Beau.

54. Du premier Bien, et des autres Biens.

51. D’où viennent les Maux.

16. De la Mort conforme à la raison.

Ces ouvrages, compris dans la première ennéade, roulent principalement sur la morale. La seconde ennéade contient les œuvres physiques, les traités sur le monde et les questions qui s’y rapportent ; en voici les titres :

40. Du Monde.

2. Du Mouvement circulaire.

52. Si les Astres ont quelque influence.

12. Des deux Matières.

25. De la Puissance et de l’Acte.

17. De la Qualité et de l’Idée.

37. Du Mélange universel.

35. Pourquoi les objets vus de loin paraissent petits.

33. Contre ceux qui prétendent que l’auteur du monde est méchant et que le monde est mauvais.

La troisième ennéade porte aussi sur le monde et comprend les questions qui s’agitent à propos de l’univers :

3. De la Destinée.

47. De la Providence, livre I.

48. De la Providence, livre II.

15. Du Démon familier de chaque homme.

50. De l’Amour.

26. De l’impassibilité des êtres incorporels.

45. De l’Éternité et du Temps.

30. De la Nature, de la Contemplation et de l’Être.

13. Considérations diverses.

J’ai réuni ces trois ennéades en un seul corps. Dans la troisième j’ai placé le traité des Démons familiers, parce que la question y est envisagée d’une manière générale et aussi parce qu’à propos des Démons se trouve discuté le problème de la génération. Mêmes motifs pour le traité de l’Amour. Quant à celui sur l’Éternité et le Temps, je l’ai compris dans la même catégorie, en raison des considérations sur le temps. Enfin j’y ai joint le livre sur la Nature, la Contemplation et l’Être, à cause du titre : « De la Nature. »

Après les considérations sur le monde, viennent les traités sur l’âme, qui composent la quatrième ennéade ; en voici la liste :

4. De l’Essence de l’Âme, livre I.

21. De l’Essence de l’Âme, livre II.

27. Des Difficultés relatives à l’âme, livre I.

28. Des Difficultés relatives à l’âme, livre II.

29. Des difficultés relatives à l’âme, livre III.

41. De la Sensation et de la Mémoire.

2. De l’Immortalité de l’âme.

6. De la Descente de l’âme dans le corps.

8. Si toutes les âmes n’en font qu’une.

Tous les traités de cette quatrième ennéade ont donc l’âme pour objet. La cinquième comprend les livres sur l’intelligence. Dans chacun de ces ouvrages on trouve quelques détails sur l’être supérieur à l’intelligence, sur l’intelligence dans l’âme et sur les idées. Voici leurs titres :

10. Des trois Hypostases fondamentales.

11. De la Production et de l’Ordre des êtres qui viennent après l’être premier.

41. Des Hypostases intelligentes, et de l’Être supérieur à l’intelligence.

7. Comment ce qui vient après l’Être premier en dérive, et de l’Unité.

32. Que les intelligibles ne sont pas en dehors de l’intelligence, et du Bien.

24. Que ce qui est au-dessus de l’être ne pense pas ; du premier principe intelligent et du second.

18. S’il y a aussi des idées des objets individuels.

31. De la Beauté intelligible.

5. De l’Intelligence, des Idées et de l’Être.

J’ai réuni en un corps la quatrième et la cinquième ennéade ; la sixième forme à elle seule une troisième classe à part ; tous les ouvrages de Plotin se trouvent donc distribués entre trois catégories comprenant, la première, trois ennéades, la seconde deux, et la troisième une seule. Cette dernière catégorie, qui forme la sixième ennéade, se compose des ouvrages suivants :

42. Des Genres de l’être, livre I.

43. Des Genres de l’être, livre II.

44. Des Genres de l’être, livre III.

22. Que l’être est en tous lieux tout entier, un et identique à lui-même, livre I.

23. Que l’être est en tous lieux tout entier, un et identique à lui-même, livre II.

34. Des Nombres.

38. Comment existe la pluralité des idées, et du Bien.

39. De la Liberté et de la Volonté de l’Un.

9. Du Bien ou de l’Un.

J’ai donc rangé en six ennéades, comme on vient de le voir, les ouvrages de Plotin au nombre de cinquante-quatre. J’ai inséré dans quelques-uns de ces traités des commentaires sans ordre déterminé, afin d’éclaircir certains passages sur lesquels mes amis m’avaient réclamé des explications. J’ai aussi donné pour chaque ouvrage une table des chapitres et même un résumé des principaux points qui y sont traités. Pour ce travail j’ai suivi l’ordre de publication des différents livres, à l’exception du traité du Bien, dont j’ignore la date. Je vais maintenant donner successivement chacun des ouvrages de Plotin, en ayant soin de corriger les fautes que je pourrais rencontrer, et d’employer pour plus de clarté les points et les signes graphiques. Au reste, la suite même de l’ouvrage suppléera à ce que je pourrais dire ici sur les améliorations que j’ai introduites.



FIN DE TOME SECOND.


Notes[modifier]

  1. Sextus Empiricus (Contre les Dogmatiques, l. X) est beaucoup plus explicite : « Un grammairien lisait devant Épicure encore enfant, ce passage d’Hésiode : « Avant tout fut créé le chaos ; » Épicure lui demanda d’où il avait été tiré, puisqu’il avait été créé avant toutes choses. « Ce n’est pas là mon affaire, reprit le grammairien, cela regarde les philosophes. — Alors, reprit Épicure, je vais trouver les philosophes, puisque ce sont eux qui connaissent la vérité. »
  2. Le texte porte : Μητρόδωρον Ἀθηηαῖον καὶ Τιμοκράτην καὶ Σάνδην Λαμψακήνον, ὅς... Un seul manuscrit donne ἢ Τιμοκράτην. Ce texte est évidemment corrompu, car Métrodore était de Lampsaque et non d’Athènes : Timocrate et Sandès sont parfaitement inconnus et ne peuvent être mis au nombre des disciples les plus illustres d’Épicure ; d’ailleurs Timocrate est cité plus loin. Enfin il est évident par la suite de la phrase que ὃς se rapporte à Métrodore. Je corrige ainsi Μντρόδωρον, Ἀθηναίου ἢ Τιμοκράτους καὶ Σάνδην, Λαμψασκηνόν, ὅς… Dans les manuscrits la plupart des désinences sont en abrégé, et rien n’est plus commun que la substitution de l’accusatif au génitif.
  3. Je rétablis pour cette phrase le texte des anciennes éditions et des manuscrits.
  4. Le plaisir et la douleur.
  5. C’est-à-dire qu’ils ne raisonnent pas, et n’ajoutent rien aux impressions reçues, la mémoire étant la condition de tout raisonnement.
  6. C’est-à-dire si, en conservant l’image reçue, on accroît ou diminue les proportions.
  7. La fin du raisonnement serait : Parce que nous avons antérieurement la notion d’homme.
  8. Pour eux un jugement, tant qu’il n’a pas été confirmé par l’évidence des sens, n’est qu’une hypothèse que l’expérience peut ou confirmer ou détruire.
  9. C’est-à-dire sur le bien et le mal.
  10. Je lis : « Ὅθεν δὴ πᾶσι χρησίμης οὔσης τοῖς ᾠκειωμένοις φυσιολογίᾳ τῆς τοιαύτης ὁδοῦ, παρεγγυῶν τὸ συνεχὲς ἐνέργημα ἐν φυσιολογίᾳ, τὸ τούτων μάλιστα ἐγγαληνίζων τῷ βίῳ ποιήσασθαι, καὶ... κ. τ. λ.. – Cette leçon est confirmée par l’ancienne traduction latine d’Ambrosius.
  11. Je lis avec les manuscrits ἀποδεικνύουσιν.
  12. Dans la doctrine d’Épicure, lorsque nous avons perçu un objet, l’idée de cet objet se grave dans l’esprit, et comme elle a pour base la sensation qui est la règle suprême de nos jugements, elle devient elle-même un criterium. Cette conception, conforme aux perceptions antérieures et à l’évidence des sens, est appelée par Épicure idée première, notion fondamentale. En tant qu’elle sert de base aux jugements que nous portons ultérieurement sur les choses, elle est une prénotion ; ainsi l’idée générale d’homme est une prénotion ; car c’est en vertu de cette idée, préexistant au jugement actuel, que nous déclarons que tel objet, conforme à l’idée, est un homme. Les mots expriment exactement ces prénotions ; car ils n’ont point été formés arbitrairement ; l’homme, sous l’empire d’une idée, émet nécessairement tel son de voix qui en est la représentation exacte. C’est pour cela qu’Épicure recommande si fréquemment de déterminer le sens des mots.
  13. Par jugement personnel il faut entendre une conjecture, une induction ; ainsi lorsque apercevant à distance un objet je déclare que c’est une tour ou un cheval, c’est là un jugement personnel qui, pour avoir quelque valeur, doit être confirmé par l’expérience.
  14. Épicure distingue partout et avec raison, la perception de la conception ; la première s’impose à nous, elle est impersonnelle, la conception s’appuie il est vrai sur la perception, mais il y entre toujours quelque élément personnel, et de là l’erreur.
  15. Remarque de Diogène.
  16. Manuscrits : Τὸ πᾶν ἐστι. Σώματα μὲν γάρ ὡςκ. τ. λ.
  17. Il faut ajouter pour compléter le raisonnement : l’univers ne soutient de relation avec rien, puisqu’il est la totalité des choses ; il n’a donc pas d’extrémité.
  18. Il faut sous-entendre : « Mais les atomes ne changent pas ; car s’ils changeaient, ils seraient divisibles. » Je rétablis pour toute cette phrase le texte des manuscrits : Τὴν τομὴν τυγχάνειν. Λέγει δέ… κ. τ. λ.
  19. Il établit plus bas que les atomes ne sont pas infiniment petits, dans le sens absolu du mot.
  20. Je lis avec les manuscrits de la Bibl. royale, τὴν εἵξιν.
  21. Je rétablis ainsi le texte, avec le secours des manuscrits : ἀδιανόητον γάρ· καὶ τ. σ. ε. α. χ. ὅθεν δή ποτε τοῦ ἀπείρου, ἐξ οὗ ἄν π.
  22. Il ne s’agit pas ici des images qui émanent des corps, mais bien de celles qui se forment spontanément.
  23. Le texte reçu n’est susceptible d’aucun sens. Un des manuscrits de la Bibliothèque royale donne une autre leçon : Τοιαύτην ἐκληθὴν ὄγνων τινων. Le mot ἐκληθήν doit être une corruption de quelque autre accusatif, par exemple ἐκροὴν ou ἐκϐολήν.
  24. Elles résultent seulement de la disposition des parties et ne constituent pas le sujet à titre d’éléments.
  25. Forme, pesanteur, étendue.
  26. Ici encore il faut, pour avoir un sens raisonnable, rétablir le texte des manuscrits : Ἀφῖχθαί τε ἀμέλει καὶ πρὸς ἡτᾰς ὁρατὰς ἀτόμους.
  27. Manuscrits : Πηλίκοι γάρ τινες δῆλον ὡς ἀπειροί εἰσιν ὄγκοι.
  28. Voici tout le raisonnement complété : Nous ne pouvons nous former une idée de l’atome que par analogie, et l’analogie nous démontre qu’il n’est pas infiniment petit. En effet, comparons-le aux plus petites particules sensibles et tâchons d’abord de nous former une idée de ces dernières : pour cela il nous faut prendre un terme de comparaison dans les objets complexes et composés de parties. Faisant abstraction de tous les caractères autres que l’étendue, nous voyons que ces objets ont une dimension, les uns plus grande, les autres moindre, mesurant une étendue plus ou moins grande. La plus petite particule sensible aura donc une dimension ; elle mesurera la plus petite étendue sensible, c’est-à-dire qu’elle ne sera pas infiniment petite. Appliquant cette analogie à l’atome, on arrive à le concevoir comme mesurant la plus petite étendue possible, mais non comme n’ayant aucune étendue, ce que voulait prouver Épicure.
  29. Les atomes ont tous un mouvement de va-et-vient, un mouvement oscillatoire ; si l’on ne considère que le mouvement dans une seule direction, avant qu’il y ait retour de l’atome à la position première, ce mouvement s’accomplit dans le temps le plus court possible ; et par conséquent la durée de ce mouvement élémentaire est la même pour tous. Mais cela n’est plus applicable au mouvement des atomes dans un temps plus long, c’est-à-dire dans un temps que nous puissions concevoir et mesurer avec l’intelligence ; car alors il n’y a plus mouvement dans un seul sens, mais mouvement de va-et-vient, chocs fréquents, desquels résulte le mouvement continu de l’atome. Il faut donc considérer trois moments dans le mouvement des atomes qui forment les corps : 1o dans le temps le plus court possible, un mouvement dans une seule direction, mouvement également rapide pour tous les atomes ; 2o dans un temps plus long, accessible à la raison, une série de mouvements de va-et-vient ; 3o dans un temps sensible, un mouvement continu résultant de ces mouvements oscillatoires que la raison seule peut concevoir. Nous construisons ainsi cette phrase, à l’aide des manuscrits de la Bibliothèque royale : Ἀλλὰ μὴν καὶ κατὰ τὰς συγκρίσεις οὐ θάττων ἑτέρα ἑτέρας ῥηθήσεται, τῶν ἀτόμων ἰσοταχῶν οὐσῶν, τῷ ἐφ' ἕνα τόπον φέρεσθαι τὰς ἐν τοῖς ἀθροίσμασιν ἀτόμους καὶ κατὰ τὸν ἐλάχιστον συνεχῆ χρόνον, εἰ μὴ ἐφ' ἕνα κατὰ τοὺς λόγῳ θεωρητοὺς χρόνους, ἀλλὰ πυκνὸν ἀντικόπτουσιν ἕως ἂν ὑπὸ τὴν… κ. τ. λ.
  30. Sur les choses qui ne sont pas directement perçues par les sens.
  31. Il faut ajouter, pour compléter le raisonnement : Et la pensée conçoit qu’il doit y avoir non un seul mouvement continu, mais une série de mouvements.
  32. Je rétablis le texte des manuscrits : Δεῖ συνορᾷν ἀναφέροντα ἐπὶ τὰς
  33. Souffle et chaleur.
  34. Je lis avec les manuscrits de la Bibliothèque royale : Συμπιπτόντων τοῖς πορίμοις. Schneider avait soupçonné cette correction.
  35. Il faut ajouter, pour compléter le sens : Et l’âme étant un corps (ce qu’il démontre immédiatement après), il doit en émaner des particules.
  36. Je rétablis le texte des manuscrits, qui est fort intelligible : Δῆλον οὖν ὡς καὶ φθαρτούς φησι τοὺς κόσμους, μεταϐαλλόντων τῶν μερῶν. Καὶ ἐν ἄλλοις τὴν γῆν τῷ ἀέρι ἐποχεῖσθαι. C’est là une des nombreuses remarques que Diogène a semées au milieu du texte d’Épicure.
  37. Manuscrit : Ἀλλὰ καὶ διαφόρους αὐτοὺς ἐν τῇ ιβʹ περὶ αὐτοῦ φησιν· οὓς μὲν γὰρ σφαιροειδεῖς, καὶ ᾠοειδεῖς ἄλλους, καὶ ἀλλοιοσχήμονας ἑτέρους·
  38. Manuscrits de la Bibliothèque royale : Καὶ έν μέν τισι περιόδοις καὶ χρόνοις ἀπὸ τῶν ἀπὸ τοῦ ἀπειρου.
  39. Manuscrit : Μήτε αὖ πυρὶ ἅμα ὄντα συνεστραμμένα, τὴν μακαριότάτην κεκτημένα καταϐούλησιν, τάς
  40. Je supprime ici la négation avec les manuscrits de la Bibliothèque royale. Voici du reste le raisonnement simplifié : Nous ne sommes pas assurés, en expliquant les phénomènes célestes au moyen des analogies que présentent avec eux ceux que nous observons autour de nous, de donner la véritable raison des premiers ; car leur production peut être expliquée de diverses manières. Néanmoins il faut observer les différentes circonstances des phénomènes célestes et indiquer les analogies que présentent avec eux les faits sensibles. Par ce moyen on n’a pas la vérité d’une manière absolue, mais on en sait autant qu’il en faut pour n’être pas épouvanté par ces phénomènes ; on sait qu’ils peuvent s’expliquer physiquement ; peu importe après cela de quelle manière.
  41. Manuscrit : Ἄστρα τε καὶ γῆν καὶ π.
  42. Le texte reçu est inintelligible. Je rétablis celui des manuscrits qui donne du moins un sens raisonnable : Ἥλιός τε καὶ σελήνη καὶ τὰ λοιπὰ ἄστρα καθ' ἑαυτὰ γενόμενα, ὕστερον ἐμπεριελαμϐάνετο ὑπὸ τοῦ κόσμου· καὶ ὅσα γε δὴ σῴζει ἀλλα (scilicet ό κόσμος), εὐθὺς διεπλάττετο καὶ αὔξησιν ἐλάμϐανεν — ὁμοίως δὲ καὶ γῆ καὶ θάλαττα — κατὰ προσκρίσεις
  43. Je lis avec un manuscrit : Ἄλλῳ γαρ τούτῳ συμμετρώτερον διάστημα οὐθέν ἐστι.
  44. C’est-à-dire : ils paraissent ou un peu plus grands ou un peu plus petits qu’ils ne sont en réalité, ou bien avec leurs véritables dimensions.
  45. Le mouvement intertropical.
  46. Manuscrit : Ἐπιτήδειας ἐχομένοις ἐμπιπραμένοις.
  47. Manuscrit : Προετέον.
  48. La méthode des explications multiples, fondées sur les apparences sensibles.
  49. Le texte de tout ce passage paraît corrompu. Peut-être faudrait-il remplacer le mot πνεύματα par ῥεύματα « les cours d’eau ? »
  50. Je rétablis le texte des manuscrits.
  51. Je lis : Ούδέ μέντοι ῤήσεζν
  52. Vers de Théognis
  53. Tranquillité d’âme.
  54. Je lis : Εἴ τις ἔτι τετόλμηκε
  55. Physique, science de la nature en général.
  56. J’ai suivi pour le texte l’édition de Creuzer. Oxford, 1835.
  57. Il était de Lycopolis, en Égypte.
  58. Il entrait dans la composition de la thériaque de la chair de vipère.
  59. Il s’agit ici de la peste qui sévit à Rome l’an 262, sous le règne de Galien.
  60. Septime Sévère, l’an 205.
  61. Ότι μόνος ποιητής ό βασιλεύς. La plupart des historiens ont traduit : « que le roi seul est poëte, » voyant là une flatterie à l’adresse des prétentions poétiques de Galien. Une telle idée me semble tellement ridicule, que j’ai mieux aimé donner à cette phrase un sens philosophique et entendre par βασιλεύς le roi de l’univers. Aristote (Met. XII, ch. X) a dit dans le même sens : ούχ άγαθόν πολυχοιρανίη εξς χοίρανος.
  62. Absence de parties.
  63. Négligence.
  64. En Palestine.
  65. C’est comme si l’on disait « se sounevir » au lieu de « se souvenir. »
  66. Il s’agit ici du mariage mystique, de l’union des forces naturelles, par exemple du mariage de la terre avec le ciel, qui jouait un grand rôle dans les anciennes théogonies.
  67. Sans doute la philosophie orientale.
  68. Porphyre.
  69. Cette dernière idée ne se trouve pas dans l’oracle.