Vivre sa vérité/03

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Baconnière (p. 10-58).

AUTOUR DU MONDE :
LES ÉTATS-UNIS, HONOLULU

Aux États-Unis, Pierre Cérésole est frappé par l’entrain, la joie de vivre de ce peuple. Dans ce milieu de gens « pratiques », il souffre de n’être qu’un « intellectuel ». Brusquement il décide de continuer son voyage vers l’Ouest en gagnant sa vie comme ouvrier.

Période d’abord très dure : il n’est qualifié pour aucun travail manuel.

Enfin à Petaluma en Californie, il est embauché dans une grande exploitation pour l’élevage des poulets. À Santa-Maria, aux gisements de pétrole, il fait du travail de nuit : surveiller, nettoyer, remettre en train les pistons de pompage qui s’encrassent.

Après plusieurs mois de travail, il a gagné de quoi s’embarquer comme passager sur le trois-mâts R. P. Rithet. Il quitte San-Francisco la dernière semaine de septembre et arrive à Honolulu le 15 octobre 1910.

Dans les îles Hawaï, impossible pour un blanc de trouver du travail manuel. Il commence donc par donner des leçons privées, puis on le charge d’un cours de littérature française au collège français de l’Université, et, bien vite, il est introduit dans la société américaine la plus brillante, la plus désœuvrée et la plus fortunée ; avec humour il note l’effet qu’il doit produire : « Pauvre garçon ! Il détonne en société comme une vérité dans un article nécrologique. »

Malgré l’effet déprimant que font sur lui la richesse fabuleuse de beaucoup d’hommes d’affaires et de grands propriétaires, et l’étalage de leur vie de luxe effrénée, Pierre s’éprend désespérément d’une femme mariée appartenant à ce milieu brillant et frivole. C’est la première fois qu’il aime : il a trente-deux ans, elle trente-six. Habituée à des hommages moins discrets, il semble qu’elle se soit fait un jeu cruel de cet amour si profond et si pur. La lecture des Carnets montrera à quel prix Pierre s’est arraché à cette passion et combien cette lutte déchirante l’a mûri.

Dans ce même milieu, avec plus de netteté qu’auparavant, il se rend compte de l’injustice sociale et commence à en ressentir, dans son cœur, le douloureux écho ; là aussi il a la première velléité de se débarrasser de son argent : chargé de donner des leçons de mathématiques à l’un des membres de l’ancienne famille royale dont le chef était le roi Kalakaua, il reçut de ce dernier une somme équivalant à une petite fortune. Ce n’était pas dans son programme, et il s’en défit en faveur d’une œuvre du pays. On trouve l’écho de ce geste dans deux petites notes de son journal : « Ces soixante-quinze mille francs que je donne — juste un petit grain de poussière comparé à ce que ces gens possèdent… — Un grain de poussière peut, à la rigueur, rompre l’équilibre et faire basculer les masses. » Et plus loin : « Je suis débarrassé de ces quinze mille dollars. »

1909.

eeiLe grand pouvoir est celui de l’esprit. Où est l’idéal ? Je ne sais, jugez-en vous-même, cherchez, allez au plus noble, — pas nécessairement le plus difficile.
eeiLes idées morales forment l’échafaudage qui soutient la vie ; l’échafaudage est horriblement compliqué ; il y a une grande quantité de pièces inutiles sans doute, et d’autant plus que la construction se développe. Ce qui était nécessaire ne l’est plus ; de nouveaux soutiens, en revanche, deviennent indispensables.

Il ne faut toucher à cet échafaudage qu’avec la plus grande circonspection. Il y a des gens qui devancent leur temps, et voient que telle règle jugée fondamentale n’est plus qu’un empêchement ; mais d’autres sont des ignares qui ne discernent pas l’importance de ce qu’ils enlèvent.

Enlevez les pièces avec une extrême prudence, par voie d’essai. Il faut des tempéraments révolutionnaires pour que de vieux échafaudages ne gênent pas les travailleurs ; il faut des conservateurs, pour que tout ne s’écroule pas d’un coup.

eeiLa dialectique tue, la seule règle c’est de s’élever au-dessus de soi-même, de s’effacer devant qui peut mieux servir.
eeiLa vérité est la jeunesse éternelle.
1910. Honolulu.
eeiL’ennui, c’est que je vais être payé pour admirer Britannicus et Athalie. Le cas ou jamais d’appliquer le principe : ne parler que de ce qu’on aime.
eeiOn trouve dans toutes les professions mal payées le rebut intellectuel mêlé aux gens les plus nobles.
eeiLà-bas, c’était la mécanique à enseigner à des ânes ; ici, la littérature à enseigner à des femmes. Ça risque d’être épouvantable… Où est l’âne ? hélas !
eeiIl a de l’esprit ?

— Non, mais il a longtemps vécu en Chine.

Il a des notions de sociologie ?

— Non, mais il a dormi dans un bunkhouse en Californie.

C’est un géologue ?

— Non, mais il a failli tomber dans un volcan.

Un métallurgiste ?

— Non, mais il a vu les hauts fourneaux S. M.

Un ingénieur ?

— Non, mais il a causé, assis dans un fauteuil rouge, avec M. Curtiss des turbines à vapeur, le soir des essais sur le Dakota.

Un électricien ?

— Non, mais M. Puppin des Téléphones lui a parlé.

Un ami des pauvres ?

— Non, mais M. Rath, directeur d’une maison d’accueil, lui a montré son système.

Un chrétien militant ?

— Non, mais le 18 décembre il fut trois fois au sermon en un seul dimanche.

Etc…., etc….

Il sait sourire ?

— Non, c’est un raseur.

eeiLe nom de Jésus-Christ a écrasé son œuvre : il est devenu notre idole ; votre idole, c’est le nom.

La meilleure justification de l’athéisme, c’est la révolte contre la vénération des mots.

Je propose qu’enfin nous renoncions à son nom, qui nous a divisés, et revenions à son œuvre, qui nous unira.

eeiLes criminels, c’est vous et moi qui ne voulons rien faire, qui nous cramponnons à un sac d’écus comme planche de sauvetage — au lieu d’accepter les ailes de la justice pour monter dans le ciel — qui frémissons parce que le pain sera moins blanc et la maison moins belle, et qui ne frémissons pas à l’idée que la lumière viendra, que le cœur s’ouvrira, que l’humanité verra sortir de son cœur même les fleurs que nous ne pourrons plus, peut-être, demander à la terre.

Éternel, donne-nous la volonté
Éternel, donne-nous la force.

eeiLâcher sa rente ! Lâcher sa rente ! C’est plus difficile encore que pour le chameau de lâcher sa bosse — et c’est ce qui empêche de passer par le trou de l’aiguille.
eeiQuel monde immense ce serait, où chacun pourrait regarder chacun dans le blanc des yeux avec la conscience qu’il ne lui vole rien, qu’il n’a pas mis le pied sur son dos ou sur le dos des siens pour s’élever à l’endroit où il est. La conscience qu’il a simplement fait fructifier le plus qu’il pouvait les dons que l’Éternel lui a faits, sans chercher à
étouffer autrui. Les passions de la lutte ne nous pousseront plus, mais la joie de la justice nous fera marcher ; on pourrait s’appeler frères sans grimace.
eeiBeethoven dans le Pacifique. — Un salon froid, porte vitrée en carreaux de couleur. Pas beaucoup de choses aux murs (grand avantage chinois et japonais).

De magnifiques meubles chinois, sculptés, lourds, avec des incrustations de nacre ; un petit dressoir, bonheur du jour, plus simple, avec des drôles de plaquettes en écaille, pas joli, mais antique et traditionnel, pour autant que je puisse risquer une opinion. Un cancrelat et un autre être rampant se poursuivent au plafond.

Monsieur est Américain. Madame est Chinoise et Hawaïenne. Mais la merveille, c’est cette enfant étrange qui doit avoir treize ans. Impossible d’apercevoir dans ce salon autre chose que sa figure et ses yeux, et quand je tâche de regarder ailleurs, j’ai l’impression que mes yeux tournent absurdement dans le vide.

Des cheveux superbes, bruns, serrés, abondants ; le teint légèrement bronzé, l’œil large, profond, bleu, d’un bleu qui fait penser absurdement qu’il doit être chinois parce qu’on ne sait à quoi le rattacher, les lèvres minces et fines, une voix sonore, pleine, lancée avec une magnifique impertinence d’enfant. Rien ne m’a jamais transpercé comme ce visage depuis que j’avais huit ans et suis tombé en admiration passionnée devant une ou deux figures.

Mlle K. jouait la Sonate au clair de lune.

Beethoven, la Chine, Hawaï, les lourds meubles incrustés de nacre, cette merveilleuse enfant.

Éternel, Éternel…

Cette figure était fabuleuse.

Sans doute, K. n’est pas la première interprète de Beethoven dans le monde, mais on le retrouvait.

À moi tout seul, en face d’un piano en pleine vieille Allemagne, j’étais incapable de le retrouver, et là c’était bien mieux que les restes immortels d’un musicien déchiré : c’était Beethoven.

Je l’ai entendu dans tant de circonstances ; chez M. dans sa chambre d’interne, dans la douce fumée des pipes et l’odeur du café, où les dimanches après-midi mortels étaient transfigurés ; chez L. à Paris, dans son appartement finement meublé de meubles du XVIIIme siècle ; à la grande salle de la Tonhalle, présenté par un chef d’orchestre scientifique, exigeant pour lui et le public ; à Munich ; à Chicago, où, en cercle, les musiciens célèbres, morts, figés, regardent avec sévérité ce qu’on fait de leurs œuvres.

Et maintenant, voilà Beethoven de nouveau, avec des palmiers et des cocotiers et des cancrelats, et le cratère de Diamond Head, et Kaimuki et Waikiki à l’horizon.

Beethoven, dont l’âme tourne à présent autour du mystère étrange de cette enfant de l’Asie, de l’Amérique et du centre du Pacifique. Elle est adorable.

Regarder si profondément, si profondément dans un éclair qu’il ne reste enfin et après qu’un éblouissement.

Elle a fait mine de partir. Elle s’est rassise ; jamais je n’ai ressenti d’une manière aussi impérieuse et embarrassante la nécessité absolue et l’impossibilité radicale en même temps de regarder ailleurs.

Elle est restée là un moment, si gracieuse, cette figure fascinante.

Elle est restée là, blanche et légère sur les lourdes sculptures chinoises noires, je pense juste le temps de sentir l’impression profonde qu’elle produisait. Conquérir, conquérir dès le début ! Un jour… Et elle est partie pour ne plus revenir, en sautant sur un pied.

1911.
eeiL’effort du rentier énergique : mettre son fils à l’abri des luttes !
eeiLa honte d’avoir laissé à ses descendants de l’argent, au lieu d’une preuve de confiance en leur courage.
eeiQuand le socialisme serait économiquement idiot, votre conscience ne vous laisse pas le droit de reculer comme devant une bataille désespérée.
eeiPremière règle : aucune expression d’idée ne peut constituer un blasphème.
eeiDepuis que j’ai fait des choses insensées humainement et qui ont été après coup ce que j’ai fait de mieux dans ma vie, je n’ai plus peur de suivre la poussée interne… en priant Dieu que ce soit bien Sa voix qui me fasse mouvoir et non celle de ma vanité.

Je ne reviendrai pas… ou je reviendrai un homme fort. C’est un beau combat. Nous vivons dans un temps merveilleux où de toute part ça craque, et les hommes commencent à comprendre… ils cessent d’être effrayés des choses puissantes, belles et nobles. Nous nous éveillons. La peur de changer d’univers, de se lancer, de croire, d’être enthousiaste, — Seigneur, que je puisse débarrasser des gens de cet horrible fardeau ! Je dois réussir… Et si je ne réussis pas, un autre réussira à ma place. La vérité est splendide comme le soleil.

eeiLa peur, le principal ennemi ; surtout la peur de soi-même ; la peur de n’être pas à la hauteur, la peur de recommencer indéfiniment les mêmes fautes ; le plus grand danger c’est de pactiser avec l’ennemi qui est en soi :

Peur de lâcher son argent,

Peur de sortir de son milieu,

Peur de changer de métier,

Peur de voir les choses comme elles sont,

Peur des noms, des systèmes, des mots,

Peur de la mort.

Je n’ai point de courage ; je veux en avoir ; j’en aurai, dussé-je tomber cent fois sur mon nez d’ici là.

Je suis une âme faible, mais qui voudrait être forte.

eeiJ’ai encore un amour-propre autre que celui de marcher droit à la grande lumière… et cet amour-propre me trouble. Il faut s’en séparer.

Il faut consentir à se voir ridicule et à côté, longtemps encore. La poussière qui est sur mes souliers m’humilie trop, et l’air abruti que j’ai quand je suis fatigué.

eeiSi je ne désire que des choses nobles et grandes, je ne vois pas pourquoi je ne les obtiendrais pas. Je suis même sûr, en y réfléchissant, de les obtenir, car avec une idée noble de la vie, quoi qu’il arrive, c’est le résultat voulu… (Un peu mystique et nuageux, mais réel.)
eeiJe suis un peu fou sans doute, mais pas plus qu’il ne faut pour être le bon serviteur d’une noble cause.
eeiOn peut être grand à perpétuité à condition de se cramponner obstinément à ce qu’on doit faire. C’est net et solide ; je sens ça comme un manche d’acier dans la main, comme une marche de granit sous le pied.
eeiDans cette automobile, seul, je rattrape ces femmes japonaises en jupes courtes, les cheveux relevés enveloppés de toile, avec un chapeau de paille juché là-dessus ; toutes s’écartent, se rangent ; je rattrape des Japonais et des Chinois
empilés dans la diligence. L’automobile longue, propre, complète, bien construite — générations d’hommes qui ont travaillé pour arriver à ces écrous, à ces laitons bien montés, solides, honnêtes — court régulièrement sans secousse sur la route. Je passe devant une boutique… un homme salue. Est-ce un cabaretier qui soigne, en ma personne, sa clientèle riche supposée ? Je rattrape un vieux Hawaïen ; celui-ci salue encore… Le beau, le noble, le splendide salut de l’homme humble, sans envie, qui, voyant passer un riche dans son auto, — au lieu de se dire : « Voilà une canaille qui m’a volé » — se dit : « Voilà un homme supérieur qui, par son travail, s’est acquis une situation supérieure ; il honore l’humanité, il nous honore tous, saluons-le… »

Dans cette auto, touchant la vie libre et supérieure des gens qui parle tranquillement de faire ceci ou cela sans rencontrer nulle part la barrière : « Et l’argent ? »… voyant la manière dont ils parlent, dont ils vivent, et pensant à ce que ces existences de Japonais, là, le long de la route, représentent d’efforts, de limites, de privations, — Mon Dieu, j’ai senti l’énormité, l’énormité de la grande entreprise à tenter.

Certitude grande et haute : c’est que l’entreprise ne réussira, ne « se mettra en branle », qu’entre les mains de celui qui en est digne. Vous, mes enfants, l’effort est trop grand pour vous, vous n’entrerez pas dans cette terre promise, mais pourquoi ne prépareriez-vous pas vos enfants ? J’ai senti nettement — net comme la portière de l’automobile sous ma main — les efforts, les sacrifices énormes, inouïs, qu’il faudra que les riches fassent pour accepter cette réduction en faveur de ces malheureux Chinois et Japonais. La réduction juste seulement, mais quand même elle sera dure. Ils vont lutter, lutter à mort. Étrange ! j’ai senti là, comme physiquement, concrètement, comme si je l’avais dans la gorge, ou dans l’estomac, ou dans le poing — qu’il faudra une lutte lourde, pénible, sanglante peut-être, pour les réveiller, pour les amener à marcher, à changer. C’est le glaive dont parle l’Évangile.

La justice, le devoir, l’idéal, le sacrifice : le cadeau le plus précieux qu’on puisse vous apporter.

eeiMon Dieu ! ce que j’ai menti, menti, menti…

Cet après-midi, thé sur la véranda splendide de M. G. W. Causé, seuls ; une de ces conversations à prétention morale où on affecte de toucher de graves questions… Stérilité, stérilité… On sait que ça ne changera rien. Déshonorant.

Seigneur, fais-nous passer vivant à travers ces choses nauséabondes. Ah ! vous causez questions sociales — pour vous amuser — en souriant — sans être résolus à changer !

Il n’y a pas de droiture, pas de liberté. Ah ! sur cette véranda, devant ce service à thé charmant, et ces fleurs — et pendant que cette petite Japonaise, là dans le coin, attend vos ordres — ah ! nous parlons de la moralité du monde, de la société ! C’est un mensonge de plus.

Votre âme y succombera.

Comme je vous aime, vous, gens grossiers qui dites, aveuglés : « Cochons d’aristocrates, cochons de riches ! tire-toi ou je te casse la gueule ». Comme ces paroles sont saines et fraternelles et hautes au prix de ce robinet d’eau tiède que nous avons laissé couler.

C’est que je n’ai pas voulu leur faire de peine. Il y a du cœur, de l’âme, de l’affection chez ces gens, enfouis dans un profond, profond, profond fumier…

Oh ! Madame, à quelle déshonorante affaire je me suis laissé aller parce que, toute riche que vous êtes, vous êtes une âme sœur que je ne voulais pas blesser ; — pas le courage, naturellement. Le ciel m’est témoin que je n’y mettais pas d’autres pensées basses. Ce n’est pas de l’argent, de l’influence, une situation, que je sens. Non ; mais, plus horrible peut-être, je veux être « bienvenu », être apprécié, être « l’ami ».

Pour ne pas voir une figure froide se tourner vers moi, j’ai renié l’éternel ; j’ai souri, minaudé. Ah ! que ces contremaîtres me fassent suer dans le fossé en me couvrant de leur mépris pour expier cette situation.

Éternel, éternel…

Imbécile, pauvre type… Sourire, sourire de traître qui me reste figé autour des lèvres… comme la graisse d’une horrible tartine, comme le collant infâme d’une dose d’huile de ricin.

eeiCe Romain Rolland là-bas, c’est un roc. Nous pourrons à coup sûr y lancer notre ancre.
eeiCe qu’il y a de plus dangereux chez l’ennemi, ce sont ses vertus, parce que, sur ce point, il nous a nous-mêmes comme alliés nécessaires.
eeiSi je ne puis rien faire avec harmonie, eh bien, je ferai « rien » avec harmonie.
eeiIl y a longtemps, pour moi, que le christianisme a abandonné, ou débordé, toutes les églises ; à elles de s’ajuster, si elles veulent.
eeiLa meilleure musique pour moi, c’est celle que je n’entends pas, celle qui fait rêver.
eei« Je crois en Dieu » ou « je n’y crois pas », « Il y a un Dieu » ou « il n’y en a point »… sont des expressions verbales éventuellement aussi excellentes l’une que l’autre pour signaler ce qui importe : la force morale, la foi, l’espérance, la charité. Je dirai donc : chaque fois qu’en écartant une formule vous sentez qu’une partie de votre force morale va chanceler, maintenez-la comme on maintient l’échafaudage aussi longtemps que la clé de voûte n’est pas posée, ou que le ciment armé n’a pas pris. Et tout aussi fort : Chaque fois qu’en maintenant une formule vous sentez que vous entamez votre force morale, que vous l’affaiblissez, démolissez-la sans pitié.

Ne tremblez donc pas : sachez que tous vos mots, toutes vos croyances exprimées sont des approximations éternellement inadéquates. Le crime est de vouloir fixer par l’autorité de l’église ou de la Bible. Il faut que l’homme s’habitue à voir le soutien matériel de sa foi morale devenir de plus en plus élevé, sublime. La marche vers l’agnosticisme pour une plus grande force morale est inéluctable. Notre rôle est de tâcher de secouer les échafaudages de temps en temps pour voir si nous ne pouvons pas maintenant dégager notre construction et la rendre plus spacieuse et plus noble.

eeiParfois vraiment, il semble que l’éternel s’éclipse… la réalité est là, dure, froide : plus d’enthousiasme, plus de communication, la mort tout près… Hourrah ! c’est le moment de se cramponner ; et, puisqu’on a vu la lumière un moment, marcher droit sans elle, pour l’amour d’elle, quand bien même on ne devrait plus la revoir jamais — ce qui est impossible, senti impossible !

Toute pensée non égoïste fait revenir la lumière.

1912.
eeiCes lumières sur les bas-fonds, des gens qui pêchent… À chaque lumière une âme correspond.
eeiOn dit que chez les grands lycoperdons il y a un spore, sur les 100 millions ou milliards, qui aboutit à reproduire un champignon ; jugez maintenant la philosophie de ce système de spores : ces malheureux doivent se croire intégralement inutiles… Il n’y en a qu’un, rarissime, qui se doute à quoi la compagnie sert, et les autres se demandent, pessimistes : Seigneur, qu’est-ce que nous fichons là ? Pour les hommes c’est peut-être semblable ; sur plusieurs milliards, il y en a un qui a fait autre chose que naître, vivre et mourir (le Christ en deux ou trois mille ans).

Être bas, bas, près de terre, près de l’éternel. La paix, la solitude.

eeiC’est facile d’avoir une vie régulière et ordonnée — autrement dit : de vouloir avec régularité — si on ne veut pas de grandes choses.

On ne peut fixer les itinéraires d’avance et marcher avec une régularité parfaite ailleurs que dans les pays parfaitement plats et sans obstacles.

eeiToute l’éducation que vous donnez à vos enfants est viciée, non seulement par l’argent que vous leur laisserez, mais encore par celui dont ils vous voient jouir, sachant que vous ne l’avez pas gagné.

Money is a curse (l’argent est une malédiction).
Il y a ceux qui ne le disent, ni ne le croient.
Il y a ceux qui le disent, mais ne le croient pas.
Et il y en a peut-être qui le disent et qui le croient.
Y en a-t-il qui le croient sans le dire ?

eei1er mars 1912. Sur un bateau, d’une île à une autre, dans l’archipel Hawaï. — La Claudine commence à danser… Étendu sur le pont près d’un canot ; la mer vue entre le canot et le bordage paraît tout près, elle bondit vers moi, en écume blanche sous la lune brillante… à chaque instant il me semble qu’elle va m’atteindre.

Tout à coup, basculée générale, tout le monde balayé contre le bordage : matelas, Canaques, Japonais, récipients en fer blanc, planteurs… et moi j’y suis déjà ; un bonhomme s’assied sur moi… Je pense à mon rêve où le bateau basculait ; je pense à nager, je pense au froid et aux requins.

Peu importe ! sentiment curieux : oui, le bateau peut assez bien me verser dans la mer ; il n’en fera rien. J’ai bien des choses à faire encore. Le pont violemment s’incline vers l’avant, l’hélice vibre subitement, nous plongeons,… on a l’impression que la machine s’enfonce comme un bélier dans le sein de l’océan… on serre les dents, on voudrait entrer plus profond, à fond, dans cette masse résistante. Toute la machine se relève, repart, oscille en arrière en roulant sur le côté, mouvement hélicoïdal qui impressionne le système nerveux. Gémissements.

Me voilà dans le canal, entre Oahu et Mani : nuit superbe, l’étoile polaire brille souriante si loin de nous, qui a vu tant de naufrages. Je suis fatigué, tout s’efface, s’alourdit dans ma tête. La mer qui roule ; l’océan immense, la grandeur éternelle, l’océan qui vous soulève, qui vous roule sur le sommet et dans l’abîme… Puissance, harmonie prodigieuse.

eeiDieu veut des hommes forts. Il se fiche pas mal des mazettes. Hardi, les mazettes !
eeiLa prière sincère, c’est de retourner avec sincérité et détente à son travail.
eeiLe char embourbé près du haut de la pente ; beau de voir des hommes s’évertuer, apporter des planches, tirer le véhicule du pétrin. Faire ça !
eeiVous ne pouvez vous tirer du pétrin que par la grâce de Dieu.
eeiJe consens absolument, de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute ma pensée, et sans amertume, à être repoussé dans le coin, si telle est la loi.
eeiLes uns ont la pensée organisée comme la machine d’un transatlantique, par chaudière, tiges, pistons, manivelles ; le tout poussant toujours la même hélice et faisant avancer le bateau à toute vitesse vers un but donné.

D’autres ont un esprit semblable aux voiles qui sont sur les vaisseaux, attrapant les courants d’air voulus, marchant paisiblement, un peu moins sûrs que les transatlantiques parce qu’ils dépendent plus des circonstances.

Et certains de ces vaisseaux à voiles sont manœuvrés par des marins qui changent d’idée à chaque instant, ne savent pas diriger leurs voiles et n’arrivent à aucun port.

Enfin il y a ceux qui n’ont ni vapeur, ni voile ; leur âme, c’est une vieille cargaison pourrie, et ils errent dans les mers jusqu’à ce que le sort ait pitié d’eux et les brise complètement sur un rocher furieux.

eeiQuel effort pour se tenir sur la ligne droite ! Cet effort marque un état anormal. La vraie bonté est naturelle.
eeiSentiment absolu. Je ne l’aime pas pour ce que je ne vois pas, mais pour ce que je vois, quoi que puisse être le reste.
eeiFemme, j’ai vu là-bas, aux gisements de pétrole, autour des flammes immenses qui montaient sur la colline, au flanc des chaudières, dans la vapeur rugissante, des centaines et des centaines de pauvres papillons de nuit qui sortaient des ténèbres, — traits rapides, lancés vers la lumière en courbes étranges ; attirés, aveuglés, se précipitant et résistant… Courses effroyables, luttes entre des forces mystérieuses autour du pôle dangereux. Quelques-uns entraient, et quand même ce n’était que lumière et pureté ils mouraient là, par terre, les ailes brûlées, agonisant d’une mort horrible. D’autres, après des cercles, des cercles, s’éloignaient, revenaient, s’éloignaient et revenaient encore, et, avec des efforts terribles, s’arrachaient à la lumière et rentraient dans la nuit. — Rentrer dans la nuit… Éternel.
eeiMettre l’amour avant tout, avant l’Éternel ?

Pauvre ami, jamais tu ne reverrais ta patrie ; ni la petite, ni la grande.

eeiSi la chasteté est une vertu pour l’homme, elle ne l’est que comme l’annonce d’une vue profonde, immense de l’amour.
eeiIl faut toujours traiter les gens avec lesquels on a des difficultés comme des êtres avec qui on se réconciliera un jour parfaitement, et respecter et aimer en eux d’avance l’ami qu’on retrouvera plus tard.

Éternel, extrais de nous ce qu’il y a de bon, et jette la lie au fossé ; Éternel, Éternel…

eeiLa loi de Dieu n’est pas même dans les dix commandements ; elle est dans nos cœurs.

Dieu, c’est la recherche, l’effort, la vie ; ce n’est pas une certaine morale définie, mais c’est certainement la subordination de l’égoïsme de quelque intensité qu’il soit. Il ne faut attacher Dieu fixement à aucune autre chose.

eeiSoir du 25 avril. — Froid, froid et beauté. Un quart de lune sur les palmiers et l’océan. Quelle splendeur ! En rentrant, erré sous la lune ; arrivé au fond du jardin, près d’un feu ; sans bruit, une flamme sort d’un côté puis, soufflée par le vent, de l’autre. Feu silencieux, feu sacré, feu mystérieux, feu qui féconde ; feu qui détruit. Éternel, Éternel. Paix dans le silence, et la pureté, et la force.
eeiUn jour, un jour, de tout ce beau sentiment ne restera que poussière, un vague souvenir. S’il ne me fait rien faire de mal, ni penser rien de bas, il en restera un parfum puissant dans toute ma vie ; une force immense.
eeiJ’ai le désir acharné de m’élever au-dessus de toutes les terreurs, de toutes les mesquineries, de toutes les laideurs, de toutes les trahisons, de tous les égoïsmes.
eeiJamais rien, jamais, non jamais rien de mal ; non pas seulement parce que le retour est terrible, mais parce que c’est la vraie mort.
eeiLa femme qui admire ses vertus est pire qu’une courtisane ; elle a organisé un petit temple individuel infime ; elle a fermé la porte à l’éternel.

L’autre a démoli toutes les murailles ; elle n’a rien bâti ni pour elle-même, ni pour Dieu. Bien mieux vaut un désert qu’une bâtisse mesquine. La femme qui a cédé à toutes ses passions, c’est comme un désert : le vent souffle puissamment où il veut. Mais un jour, sur cette vaste étendue, quelque chose peut apparaître.

Le Christ a senti cela parfaitement, quand il a accepté le parfum que la pécheresse a versé sur ses pieds.

Tous ces gens à morale sombre dont l’essence est le renoncement oublient complètement l’essentiel. L’essentiel n’est pas la morale, si indispensable, si absolument indispensable et respectable qu’elle soit,… l’essentiel c’est la joie, la splendeur, la magnificence de chacun, de tous.

La vertu n’est qu’un moyen, l’essentiel c’est la vie, la vie splendide.

Le fait considérable, c’est que la vertu est un élément essentiel de la vie. Sans dévouement, sans sacrifice, le terrain où la fleur de vie splendide apparaît est rapidement épuisé.

eeiÉternel Dieu, prends mes affaires entre tes mains, et conduis-moi à travers ces impasses en me laissant un cœur sans mesquineries et sans bassesses.
eeiJe serai content de fournir seulement un peu de boue pour le grand bâtiment.
eeiUn des grands plaisirs du diable sera d’avoir des églises partout, où l’on vénérera l’Éternel dans des cérémonies gratuites et grotesques, où tout le monde se croira sincère… et ne fera que des grimaces.
eeiIl n’y a pas d’erreur plus complète que de s’imaginer que l’Éternel regarde avec un sourire satisfait ces petites vertus pâles. Ce que l’Éternel aime, c’est la vie belle, puissante, intense, et tout ce qui est de nature à l’affermir, à la faire durer dans le monde, forte et active avant tout.
eeiJe sens avec une netteté féroce l’incompatibilité de la règle chrétienne de fraternité avec cette manière de vivre sur le dos des ouvriers.
eeiLe devoir. Mot sec et affreux. Je ne veux pas servir un mot ; je veux obéir à une force.
eeiQu’ainsi toutes ces choses soient dispersées, mortes ; que cet amour soit vain, que rien n’en puisse sortir, qu’il ne puisse s’épanouir, c’est une nécessité mystérieuse, comme la mort elle-même. J’y suis habitué. Il faut voir ça et glorifier l’Éternel.

La souffrance de cet amour est comme celle de la mort. Il faut la regarder en face. L’accepter, accepter la solitude. Éternel ! Éternel.

eeiMon Dieu, quelle solitude dans un espace où il y avait quelque chose de si beau ! Comme si la mort avait passé.
eeiCet homme ne veut pas mentir… Il est dangereux !
eeiIl faut vivre avec un seul grand bonheur : la foi ou quelque chose de ce genre ; et dédaigner le reste.
eeiCe qui prouve combien le métier de pasteur est horrible, c’est qu’après le sermon, en déjeûnant chez le ministre, chacun sent qu’il est de mauvais goût de parler religion, de s’entretenir de l’esprit, — pauvre homme, il doit en être fatigué ! — de mauvais goût comme de parler toujours à un épicier de ses macaronis et de ses pruneaux secs.
eeiLe mot de devoir, ou même d’impératif catégorique, m’horripile. Je ne suis plus un enfant ; je veux maintenant qu’on me montre autre chose que ce mannequin, utile pour des esprits primitifs. Je ne nie absolument rien de son contenu, mais je veux lui voir une raison positive. Cette raison, c’est l’amour, l’amour profond, étendu à tous.

Pas une seule fois, le Christ n’a eu ce mot de devoir à la bouche. Aimer Dieu.

eeiJe veux servir l’esprit, et non des préjugés. Acier.
eeiVous ne combattrez l’amour que par une autre splendeur, par un amour plus haut.
eeiVous dites : Quelle tristesse de penser que l’altruisme le plus beau n’est autre chose, après tout, que de l’égoïsme raffiné.

Je dis : Quelle joie de penser que l’égoïsme, quand il est raffiné et cesse d’être imbécile, est identique à l’altruisme le plus beau.

Vous avez dit : Quelle tristesse de penser que le pur diamant, quand on va au fond des choses, n’est que du vil charbon.

Je dis : Quelle joie de penser que le vil charbon, quand on considère sa nature essentielle, nous fournit tout ce qu’il faut pour faire un pur diamant.

eeiFaire, faire. On ne combat pas la tendance à une mauvaise action en tâchant de ne pas la faire, mais en en faisant une autre bonne. Appeler Dieu à son secours pour l’action.
eeiLa joie de pouvoir être votre frère, de vous parler à tous, ô hommes.
eeiSois frère, agis en frère avec les autres hommes, et partout tu seras chez toi, chez tous les honnêtes gens ; et la terre t’appartient.
eeiIl faut toujours que j’aie des « explications » avec les gens. Ça prouve combien ma façon est désordonnée, rocailleuse, absurde ; pas douce, continue, harmonieuse.

Renoncer à ce système ; aller doucement de l’avant.

eeiL’église, c’est une voie de garage où on a remisé le christianisme pour l’empêcher de gêner la circulation des affaires sur la grande voie. Le mécanicien du train remisé fait parfois des efforts pour se remettre en marche (d’autres boivent des chopes), et, quand il est très audacieux, il siffle !
eeiPlus on aime, plus l’idée qu’on pourrait ternir son idéal devient odieuse.
eeiDu temps où il y avait des esclaves, les bonnes gens comme vous, au cœur large, bon et généreux, ne voyaient pas non plus la nécessité morale de supprimer l’esclavage.
eeiIl n’y a que la droiture et la sincérité. Le reste est souffrance horrible.
eeiComme c’est triste, les grandes choses souillées.
eeiEmerson a une parole grande et assez dangereuse : The only sin is limitation (le seul péché est la limitation, la restriction). Je sens ça si vivement ! Admettre la liberté, même là où je ne puis l’approuver.
eeiLa terre est un poème, un poème immense…, que les gens n’ont pas le temps de lire parce qu’ils sont occupés au bureau.
eeiCette habitude de servilité affreuse à l’égard de la Bible, de l’évangile ; ce parti pris d’admirer, d’adorer tout le détail ; ce rejet du sens critique, de la liberté, de la souveraineté personnelle ! Incroyable et détestable.

Ils ont le parti pris de tout trouver admirable dans ce livre ; c’est une insulte à la vérité, à la raison, un premier crime fondamental… et ils prêchent !

eeiCe qu’il faut pour la conversation mondaine, c’est du sable fin pour remplir des trous minuscules ; de petites
pensées. Ce malheureux garçon n’a à sa disposition que des blocs durs, et n’arrive pas à en placer un seul de toute la soirée.
eeiJe suis incapable de faire de l’argent, mais je sens qu’il convient de ne pas m’en glorifier trop.
eei« Pourquoi dans tel ou tel cas se bien conduire ? » — Pour une mélodie de Beethoven, haute et noble.
eeiPousser ses racines très profond, tous les jours un peu.
eeiÀ Dieu : Je ne suis qu’un crétin, mais en toi je puis tout être et tout comprendre ; je saisis les choses qui m’échappent. En toi je deviens universel… Laisse-moi aller et faire mon petit ouvrage, bien, consciencieusement, et ainsi je participerai…
eeiIl ne faut pas prétendre dire à la rose comment s’arranger ; mais on peut être la brise ou le souffle chaud qui passe, murmure son opinion, et modifie ses formes, un peu.
eeiSur mer, en route pour le Japon. — Un missionnaire sombre, ascète, qui joue de l’harmonium, pendant qu’une troupe de comédiens joue de la guitare et chante sur le pont.

Je ne sais pas si je me suis joint à cette société de théâtre par goût, par principe, par faiblesse,… ou par esprit de contradiction.

Le désir humain que rien d’humain ne me reste étranger.

Il y a longtemps que je suspecte la vraie religion d’être du côté des troupes de comédiens plutôt que du côté des théologiens.

eeiLes Français sont, au point de vue des idées, dans un état de révolution, de guerre perpétuelle ; ils vivent sous la tente, perpétuellement en campagne ; ils n’ont pas le bienfait de la paix ; mais aucune crise ne les surprend.
AU JAPON

Le 3 septembre 1912, Pierre Ceresole quitte Honolulu, sur un vapeur cette fois, pour arriver au Japon après une traversée de trois semaines. Il débarque à Yokohama : « Une seule chose l’emporte sur l’hospitalité des Américains, celle des Suisses à Yokohama. »

À Tokio, il observe, et éprouve bien vite de la sympathie pour le peuple japonais. En mars 1913, il entre comme ingénieur dans la succursale de la maison suisse Sulzer frères à Kobé : « Ces gens et ces machines vont me rapprendre la régularité et la vie ; une belle machine Sulzer. — C’est parce que je me sens camelote que je suis content de vendre des machines qui n’en sont pas. » Il note avec humour le grand soin qu’on prend de son titre de docteur, comme d’une propriété de la firma. « Elle le ramasse chaque fois que je le laisse tomber. » C’est la première fois qu’il est en contact direct avec la grande industrie.

Mais l’horizon international s’assombrit de plus en plus. Ceresole voit avec tristesse l’énorme poids militaire qui pèse sur le Japon. Et la guerre éclate. Pendant un voyage de vacances, à Tokio, il décide de retourner en Suisse, où il pense pouvoir travailler pour son pays. Il quitte le Japon le 19 août 1914, s’embarquant à Nagasaki sur le Katori-Maru.

Au Japon

eeiLa royauté des hommes blancs dans cette salle à manger, méritée par quoi ?

Tout ce qu’on peut dire contre les Japonais, c’est que les mystères de l’excentrique et du tiroir à vapeur ont dû leur être révélés par l’Occident.

Nous sommes des barbares agressifs et mécaniciens qui façonnons des machines et n’avons pas réalisé l’harmonie entre les hommes.

eeiSeigneur, que le monde est grand ! Mais l’âme est plus grande encore. Seigneur, à toi ce qui est fort, ce qui est droit, ce qui est grand, — ce qui est assez grand pour se mettre en révolte sincère contre toi. — Que d’idées, de possibilités, de moralités différentes… Allez-y carrément ! La seule ressource, c’est d’être soi-même.
eeiDans le tram : cette foule de figures tristes, absorbées — lutte pour la vie — qui vous regardent un instant comme un objet curieux, sans fraternité.
eeiL’homme ne vaut pas par son passé, mais par le futur. Et l’étrange, c’est que le futur des Japonais paraît grand. Vois la force et l’ordre de ces soldats en kaki, col rouge, qui passent près du nouveau palais impérial.

Songe que leur système moral, si différent du nôtre, ne les a pas détruits le moins du monde, socialement ; ils ont leurs concubines assez régulièrement, mais sont solides, énergiques. Le roman de l’amour n’existe pas dans leur vie… C’est peut-être pour cela que le trait d’idéalisme, de générosité, qui marque surtout les Germains et les Anglo-Saxons, semble leur manquer : le grand cœur, la large humanité de l’Anglo-Saxon fait défaut ici.

Étrange tourbillon ; gens qui, avec les Chinois, doivent avoir plus de foi dans le progrès que n’importe qui, puisqu’ils en ont vu les résultats, et en même temps plus d’attachement aux traditions que n’importe qui, puisqu’ils en ont vu les résultats aussi.

Nous avons une masse de choses à prendre d’eux. Ils croient à l’utilité et à la possibilité de changements, même radicaux.

eei(À l’exposition de sculpture.) Un dieu du bonheur debout, sur son sac de riz, agite les mains en levant son bâton, souriant, éclatant. Les veines du bois sont admirablement utilisées, faisant un effet comique au nombril et sur le nez ; tout à fait en harmonie avec le caractère général de cette statuette rabelaisienne.

On voudrait mettre cette œuvre dans le salon d’un certain nombre de gens inutilement sérieux, qui ne se doutent pas que tout sourire possible et manqué est un crime contre eux-mêmes, l’humanité et l’éternel ; que tout sourire est un devoir, un état supérieur, quand il n’amène pas le chagrin de quelqu’un d’autre. Ce dieu du bonheur est excellent.

eeiLe goût remarquable de cette race apparaît dans le fait que les femmes ne posent pas ; simplicité et naturel.

Ce qu’il y a de jolis sourires d’enfants échelonnés le long de la route quand je rentre chez moi par un beau soir de printemps !

L’expression de joie humaine la plus profonde que je me souvienne avoir vue, c’était dans les yeux d’une fillette de dix ans, dans le faubourg industriel d’Osaka, près des aciéries de Sulzer, dans cet affreux quartier. Elle jouait dans la rue ; et ce bonheur d’enfant rayonnait comme un éclair dans toute cette poussière de charbon.

eeiLa force avec laquelle les gens affirment est en raison inverse de la solidité de leurs preuves.

C’est une nécessité mécanique ; puisque l’édifice de la pensée se soutient en fait par l’affirmation et par la démonstration ; si la dernière est faible, il faut que la première la remplace.

eeiC’est un devoir, et la gloire de l’homme, et son bonheur, d’admirer passionnément ce qui est beau.

Ce papillon blanc sur la paroi, ce papillon dit : « Admire la beauté ».

eeiAvons-nous le droit de prêcher, même par l’exemple ? En tout cas pas consciemment. Quelle attitude misérable de prêcher, quand on ne vous demande que de vivre !

Vivre fortement, droitement, largement, humainement, sans écraser les autres ; pour l’esprit, pour l’âme, non pour nous-mêmes.

eeiC’est pour être libre que j’ai dû, ici, me mettre en pièces.
eeiTu n’as le droit de lutter contre ta nature que pour la passion d’arriver à une nature plus forte. Tout doit être fait avec courage, avec amour, — même le sacrifice.
eeiOn ne peut pas demander à l’âme d’une fleur d’être la même que l’âme d’une racine.

C’est une folie pernicieuse de vouloir que tous les individus s’organisent sur un même schéma, avec un même idéal ; l’idéal de la fleur, la constitution qu’elle tend à réaliser, ne peut être la même que pour la racine.

Et, de ce point de vue, l’idée que Kant a donné, comme fondement de la morale, une loi que l’on puisse proclamer universelle, paraît absurde ; mais il veut une inspiration générale commune.

Quelle est cette inspiration ? que peut-il y avoir de commun entre la fleur et la racine ? La fleur qui dure une saison n’a aucune espèce de motif de songer au futur ; elle vit pour le moment, pour l’heure, pour la minute de soleil. La racine, elle, dure aussi longtemps que l’arbre ; il faut qu’elle songe aux autres saisons, à la manière dont l’arbre croîtra, etc. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de commun ?

Peut-être rien de saisissable à notre intellect, à notre intuition même (celle-ci n’ayant à nous renseigner précisément que sur notre rôle pratique concret en tant que fleur, ou que racine). La seule règle serait de dire : à chacun sa vérité, qu’il doit trouver dans sa conscience, dans son intuition ; ou encore que chacun aille suivant la ligne maxima qu’il trouve en lui, avec naturel.

Si votre conscience ne vous reproche rien quand vous faites des choses « basses », — bien, bien : ça signifie que vous êtes à votre niveau et à votre place en faisant ces choses basses ; faites-les.

Je m’attriste par moment parce que telle personne n’a pas l’idéal qui est le mien ; mais, imbécile, cet idéal particulier qu’elle n’a pas, c’est un idéal relatif à toi-même.

La poutre qui supporte le plancher du salon s’affligera-t-elle de la flexibilité de la tige des fleurs qui en font l’ornement ?

Ce que l’on peut demander à tous, c’est la religion, la largeur d’esprit, le sens qu’ils appartiennent à un tout qui les dépasse et qu’ils doivent servir.

Vouloir concilier en soi-même l’idéal de plusieurs parties différentes, c’est vouloir être fleur et racine en même temps, et cela est impossible.

On peut aspirer au rôle puissant, plus universel, d’être sève qui circule, qui passe par la racine, puis dans la fleur, puis s’en va ; mais cette sève change tout le temps ; il ne faut pas qu’elle devienne quelque chose de stable, une institution. Son rôle est toujours de charrier les produits à transporter.

Cette vue me paraît apaisante, elle fait comprendre les tendances différentes, les réunit dans une unité supérieure, et fait cesser l’affliction.

Le seul vrai crime en toute position, c’est l’égoïsme ; mais autrement, suivre son instinct — le vrai instinct, pas seulement l’instinct brutal — c’est la seule loi infiniment variée, qui, à chacun, dictera une conduite différente mais utile à l’ensemble.

En fait, nos instincts ne sont pas les mêmes, ils sont au contraire infiniment différents. Suivez l’instinct, car l’instinct vrai vous demandera éventuellement de grands efforts ; voyez le chasseur qui court après le chamois ; le mathématicien après la solution…

Mais si la racine ne veut plus tenir, et si la fleur ne veut plus former de graine ?…

La fleur, comme la racine, doit servir.

La beauté de l’arbre ne se dégage pas seulement des belles couleurs et formes de la fleur, mais de la force même des racines. En un mot : de la vie née de l’unité et de tout ce qui l’entretient.

eeiCe qui est impossible à pardonner, c’est l’égoïsme et le mensonge qui le couvre.
eeiTout admirer, mais choisir son chemin.
eeiLa cigale qui chante dans la nuit d’été, qui fait sa partie étrange dans cette œuvre d’art immense, inconsciente… — tout à fait comparable à ce prêtre bouddhiste, avec son grand bonnet à élytres vertes, qui chante sa chanson rythmée, cadencée, accélérée.

Seigneur, que d’étranges choses ! Comme l’esprit se manifeste par des institutions bizarres ! Et tous ces moutards japonais le long des chemins…

eeiToutes ces différences de costumes, d’usages, de langues, de salamalecs, détails assommants. La vérité, c’est l’homme qui, dans un autre homme, doit retrouver lui-même, son frère.

J’ai senti ce matin combien les autres sont moi. Je dois toujours agir et penser comme si leurs actes étaient mes actes.

eeiLa vie n’a commencé à devenir tolérable que le jour où j’ai cessé de vouloir devenir un homme illustre.
eeiL’égoïsme dangereux, ce n’est pas l’égoïsme direct. C’est celui qu’on a pour les siens, parce qu’on l’excuse.

L’héritage est immoral parce qu’il est immoral qu’on aide celui qui a ; il est surtout immoral que celui-ci accepte qu’on l’aide quand d’autres n’ont rien. Héritage, premier pas.

eeiVous dites : l’héritage met souvent l’argent entre les mains de celui qui a la bonne éducation, pour en faire le meilleur usage. — L’argent, il est vrai, est une arme, mais en même temps, et plus encore, une cuirasse ; et la cuirasse est détestable pour le moral des gens ; elle empêche ceux qui ont été munis de moyens alertes et d’honnêteté libre, de développer ces qualités.
eeiPauvres gens ! Votre argent, vous le payez cher, habiles commerçants. Vous avez vendu votre âme et vous ne vous en doutez même pas ! C’est ce qu’on appelle : connaître bien sa marchandise et les conditions du contrat.
eeiPeu à peu, tout le poids de l’impératif moral se déplace, pour moi, du domaine sexuel vers le domaine économique.
eeiLes cérémonies de la mort — beau, profond, mais au fond impie et faux. C’est attacher une importance énorme à une boîte vide.

Le vrai culte de la mort, c’est de se retourner avec force et élan, immédiatement, vers ce qui vit.

eeiPartout où il y un effort d’harmonie, quelque chose de bien ou de beau, vous retrouverez ce qui doit survivre de ceux qui ne sont plus. C’est là que je voudrais être toujours.
eeiVieille Odyssée ! Tous ces beaux mythes, ces vieux mythes, ces vieilles expériences, ne sont pas assez beaux pour moi. Je suis neuf, je veux du neuf. La vie invente.
eeiSe mettre au-dessus des préjugés, de la morale, de la religion, c’est en vérité une liberté magnifique. Mais si les hommes la pratiquaient systématiquement, ils n’auraient plus bientôt que la liberté des bêtes féroces, vivant isolément chacune dans son antre.
eeiDemander avec obstination ; prier sans relâche ; ne pas s’effrayer des abîmes de misère que l’on trouve en soi.
eeiÉgards, des égards, vous demandez toujours des égards. Ce sont des gens faibles qui veulent cela. Je voudrais pouvoir vivre sans égards de personne ; seulement avec des vérités.
eeiCinq ans de voyage pour se décrasser d’une vanité personnelle, longuement mijotée au collège, de par un système d’émulation absurde !
eeiQue les Églises produisent ces types mielleux ! Horrible ! Comme S. est préférable, qui se baigne avec soin avant d’entrer dans ce yoshivara (maison de prostitution), par respect pour ces femmes.
eeiDans le Who’s who, X. a mis : « À telle date, refusé une décoration ». Se faire une décoration d’en avoir refusé une !
eeiDieu n’est pas dans une église ; une église est une chose fermée. Un symbole important, c’est que l’édifice soit ouvert : une porte immense par où la vérité puisse entrer, toujours.

Dieu est dans chaque brin d’herbe qui vit, qui est beau ; dans chaque bonne et noble pensée ; dans chaque regard droit ; dans tout ce qui tend à établir l’harmonie entre les êtres ou les parties d’un être, l’art, la science. Dieu ne plane pas au-dessus de tout cela, c’est tout cela. Seul un homme droit, fort, intelligent, sincère peut, à ses meilleurs moments, se dire : Oui, Il est bien là, Il est avec moi, Il est moi, Il est ce que j’ai fait là. Aimer !

Que de platitude dans notre forme traditionnelle d’adoration ! Cet être qui nous guette comme un « pion » alors qu’il est tout ce qui a réussi en nous à prendre une forme nouvelle, vraie, bonne. Et rien que ça.

Cesser de trembler, et faire qu’à chaque instant II soit un peu plus dans ce que nous avons fait.

eeiL’air, c’est la vie pour les forts, la mort pour les faibles. Donc, donnez-nous de l’air, qui que nous soyons.
eeiC’est bien étrange que ce qui est vieux dans les choses ait, pour un goût formé, impartial, une grâce que le neuf n’a pas ; comme si les choses s’étaient humanisées.
eeiJe ne cherche pas à être adroit ; je vais à chaque instant comme je peux ; c’est le seul moyen à ma portée ; autrement, je me perds.
eeiChacun fait ce qu’il peut ; c’est encore assez bien, si je peux faire avec une géométrie un peu irritée ce que les autres font avec le calme du cœur.
eeiIl faut que chaque jour soit un recommencement, en amour surtout ; que hier ne donne jamais un droit pour demain, que hier ne lie pas demain ; et laisser aller à la grâce de Dieu.
eeiIl n’y a que les rêves des enfants qui soient à la hauteur du mien. La vie ne m’a pas encore guéri ; j’espère qu’elle ne me guérira jamais.
eeiC’est la jeunesse qui a la vérité ; elle a l’espoir, la foi, qui valent mieux que l’expérience.
eeiLes hommes ont presque toujours de la platitude dans leur admiration, et de la joie dans leurs critiques. Au lieu de sentir que leur propre cœur est celui même de l’homme qu’ils admirent ou critiquent ! Pauvres amis, ne voyez-vous pas que vous êtes fragments d’un « ensemble analytique » ? Quand vous méprisez un criminel, que vous triomphez d’un imbécile, que vous dominez une âme basse, vous êtes comme un arc de parabole qui, très loin du sommet, et presque droit, blâmerait un arc, voisin du foyer, d’être courbe. Dans votre droiture soigneusement examinée, vous trouverez tous les éléments qui impliquent la courbure forte du prochain. Elles sont toutes mathématiquement en vous, ces fautes ; vous ne pouvez changer la courbe tout entière qu’avec les autres
hommes. Votre salut isolé ne vaut guère. Il est impossible. Tant qu’il y a un seul homme hors de sa voie, c’est que vous êtes, vous aussi, dans l’erreur ; pour tout arranger, il faudra nécessairement repêcher Judas lui-même des enfers, — ou ne pas l’y envoyer.
eeiJe demande : Si telle chose m’arrive, si elle m’arrivait maintenant, juste Ciel, qu’est-ce que je ferais ? Mais c’est absurde ; justement elle n’arrive pas, la loi supérieure y pourvoit. Fais à chaque instant ton devoir, c’est la meilleure préparation pour supporter ce qui doit venir plus tard. Si l’épreuve sérieuse vient, tu seras préparé.

La confiance, c’est précisément le moyen d’établir une communication. Je suis faible quand je m’agite, au lieu de faire à chaque instant, paisiblement, ce qui est droit devant moi, ce qu’un conseiller paisible me suggère.

Nous ne sommes pas seuls du tout.

eeiCes mots, ces mots ! Plus les instructions sont graves, plus il est difficile de les écouter et de les lire. Parce qu’il faudrait les lâcher et agir. Vous laissez commettre un crime grave à ces gens : ils n’agissent pas, ils s’habituent à entendre et à ne pas faire. Ils sont plus bas après qu’avant, car leur oreille s’est durcie.

Séparer la pensée de l’action est dangereux. Ainsi, en chemin de fer, allant à l’ouvrage, j’écris ces réflexions avec moins de scrupules qu’autrement. Les meilleures idées que j’ai me viennent pendant que je travaille, quand je fais du bon ouvrage — et je m’arrête volontiers pour les noter.

eeiCe qui paraît une erreur essentielle dans la vie du Christ, c’est qu’il n’ait pas réussi, ni apparemment même cherché, à éviter les malentendus avec les Juifs, les sacrificateurs ; qu’il n’ait pas pu les éclairer et leur épargner ce sort terrible : commettre le crime de tuer l’homme sans défense et qui veut le bien uniquement.

Il est impossible que ces hommes aient été si parfaitement irréductibles. Comment a-t-il pu laisser se noyer aussi complètement les tendances bonnes qui devaient être en eux ?

eeiNoté après un entretien. — Vous critiquez les règlements contre les bordels ; et vous pouvez avoir raison. Mais la chose essentielle, vous n’en dites pas un mot : l’idéal, vous le traînez dans la boue. C’est le malheur, l’ordure naturelle d’une civilisation peu développée encore.

…Je n’ai pas parlé ; je n’ai à parler au nom de personne. J’aurais pu dire mon sentiment, mais quel est-il ? Existe-t-il vraiment, indépendamment de toute arrière-pensée de vanité ou de prosélytisme injuste ? Je me méfie que je vais ouvrir la bouche au nom d’un principe, et c’est exécrable. Il faut parler conformément à sa nature et non conformément à ses principes.

Que dire ?… Ça me dégoûte d’une manière atroce, ça me paraît répugnant, et pire encore : faux. Mais je ne peux rien dire ; je ne me possède pas encore assez. Je leur donnerais, je leur dirais la leçon, seulement si je la savais bien moi-même.

Ma nature est encore bien incertaine. Tais-toi. Parle de vie, d’expérience tant que tu voudras, mais pas autrement.

Vis en paix et courageusement.

eeiLaissez monter l’eau dans le réservoir, en paix. Quand elle sera à la hauteur, il débordera. Tant qu’il ne déborde pas, c’est qu’il n’est pas lui-même assez plein.
eeiCe qui aide à supporter les choses désagréables que les gens peuvent vous faire, à les supporter paisiblement sans se croire obligé de se regimber, c’est le souvenir de ce qu’on a pu soi-même faire de bien pour eux. Il faut donc s’empresser de faire du bien à ceux avec lesquels on prévoit qu’on aura des difficultés.
eeiLe diable se venge des braves gens en les faisant bavarder. J’ai amplement, moi aussi, donné dans le panneau.
eeiPourquoi la forêt est-elle si belle ? Parce qu’elle vit, sans rien faire, par la grâce de Dieu ; sa seule occupation est de vivre.
eeiEn voyant le « Mandchouria » dans le port de Kobé. — Pour un coup de sifflet, ça, c’est un coup de sifflet raté ! Oui, si c’était un coup de sifflet… Mais c’est le grincement de la mécanique d’un char qui descend la pente à côté de l’hôtel — et pas la sirène du bateau.

C’est ainsi que nous comprenons et critiquons souvent, non seulement les inventions mécaniques, mais les pensées et les mœurs des gens…

eeiVous êtes areligieux, mais dogmatique. Sans vouloir manquer à la charité chrétienne, on peut bien dire que c’est le comble de l’horreur.
eeiLisez Emerson et… ne le prenez pas pour un prophète ; mieux que ça, bien mieux, apprenez de lui que vous êtes un prophète vous-même, chaque fois que vous faites un effort — si bas, si profondément bas que vous soyez.
eeiCeux qui croient au salut par les œuvres ont toujours l’air de couper du bois à la tâche.

Ils se représentent l’Éternel les guettant à l’entrée du paradis et leur demandant à chacun : « Toi, qu’as-tu fait ? » Et si l’homme est bon et qu’il peut donner une bonne réponse, il se frotte l’estomac avec satisfaction après avoir vu que sa réponse était acceptée, en se disant : Moi, on me permet d’aller du bon côté ; et il pense avec un frisson confortable aux autres, aux pauvres diables qu’on envoie dans le feu et le soufre… Quel paganisme ! Aucun ne sera sauvé si tous ne sont pas sauvés. Il faut convertir les criminels par la bonté (en les mettant hors d’état de nuire, si vous voulez).

eeiL’avantage de déchirer le cœur, c’est que ça l’ouvre.
eeiCes sociétés secrètes, comme engagement d’être bon et secourable vis-à-vis des autres membres de cette société, c’est remarquable.

Comme engagement ou intention de ne pas être aussi bon vis-à-vis des personnes qui ne sont pas membres, ce n’est pas bon.

Une société secrète n’est recommandable que si elle comprend le monde entier.

eeiOn peut comprendre que ceux qui n’ont pas connu l’aisance, la richesse, soient impatients d’y parvenir. Mais que ceux qui ont expérimenté la vanité du mirage s’y cramponnent, c’est invraisemblable.
eeiNotre destinée n’est pas du tout d’être un exemple (c’est cette erreur fondamentale qui rend les gens d’église et de la tempérance si souvent et si profondément antipathiques) ; non plus que la destinée d’une fleur perdue dans la montagne, ou d’un petit oiseau rouge de la forêt d’Hawaï, n’est d’être regardé par quelqu’un. L’éternel est parfaitement heureux dans ces êtres sans que vous vous en mêliez ; l’éternel n’est heureux en vous que si vous leur ressemblez — et si vous êtes d’église, et tempérant, et tout le diable, sans vous poser en affiche le long des chemins (une affiche est d’essence abominable).

Et c’est pour ça que ces mots « pieux » et « pur » sont parmi les plus atroces : ils représentent le reflet, dans l’œil de quelqu’un, d’une chose que toute espèce de regard déforme et corrompt.

Malheureux imbécile dont on dit : Il est pieux, il est pur ! (Ou même : « Elle est pure », ça ne va pas davantage, c’est odieux.)

Une fleur qui s’efforce de se pencher par-dessus l’abîme pour que ceux d’en bas l’aperçoivent, est grotesque, elle est rejetée du royaume des choses gracieuses et vraies.

La vraie morale, c’est celle qui fait des êtres rayonnants, et non pas des fourreaux de parapluie ; fermeture d’un objet déjà fermé.

eeiJe me sens en plus profonde communion d’esprit avec ma vieille cuisinière superstitieuse, qui sent l’éternel tout autour d’elle, qu’avec les physiologistes qui savent tout, qui vont tout compter tout à l’heure ; qu’avec Herschel, Comte, etc., les matérialistes, l’école de la vibration satisfaite d’elle-même. Ce ne sont pas des pauvres en esprit. Newton était un pauvre en esprit. Poincaré peut-être aussi. Bergson m’en a donné l’impression aussi.
eeiJoie de n’être ni plus ni moins vivant que le moindre de ces moutards japonais, en habit bariolé, qui va et s’exclame, et tend ses bras vers l’oiseau de proie brun qui vient de descendre de la forêt.
eeiDans cette vie japonaise, celle du peuple au moins, les enfants semblent avoir, naturellement, la même importance que les adultes ; et pour cette raison très simple, très bonne et très profonde que l’essentiel pour ces gens n’est pas de faire grand’chose, d’arriver à tel ou tel résultat, mais tout simplement de vivre le jour que l’éternel leur donne, heureusement et dans un joyeux labeur. Or, si l’essentiel est de vivre et non pas de faire, comme l’enfant vit tout aussi intensément que l’adulte, il se trouve que son rôle est tout aussi bien rempli que celui de l’adulte. Chez nous au contraire, l’enfant est considéré comme un être pas à la hauteur, pas arrivé encore à ce qui doit être.

Dans la vie sociale du Japon, l’enfant est en plein l’égal de l’adulte. Ça se sent partout.

eeiJe me suis toujours senti une âme avec les socialistes — les paisibles — ; quand je vois ces gens, je me sens une âme avec les violents, les féroces, aussi les jaloux (la bosse atroce qui correspond au mauvais creux que ces riches ont creusé).
eeiVous pouvez critiquer ces Japonais. Il est impossible de vivre avec eux sans leur reconnaître une âme douce, bienveillante, charmante. Nous les forçons, nous, à s’armer, à tuer le mieux possible. Et s’ils le font, ils le font bien aussi.
eeiMa cuisinière vient me demander grâce pour dix minutes de retard à son dîner, avec une si jolie révérence, une attitude si gentiment gracieuse, que j’ai de la peine à faire même semblant d’être contrarié.
eeiJe souffre de ne pas être tous les hommes.
eeiÀ la confirmation, heureusement, on nous faisait dire, après la déclaration d’aller à l’église régulièrement toutes les fois que l’occasion se présenterait : « Le promettez-vous ? » — « Oui, avec l’aide de Dieu », ce qui signifiait implicitement que Dieu serait toujours partisan de m’envoyer à l’église. Mais l’esprit, sinon la lettre de cette déclaration, est bien que si par hasard Dieu vous déclarait que ces églises sont les endroits les plus ennuyeux et fâcheux de la terre, et qu’il est impie de s’y rendre, il faudrait avec son aide n’y plus remettre les pieds.
eeiCet Étemel qu’on voit dans les églises, il est laid, il est poussiéreux, il a des bancs usés, il chante faux.
eeiCeux qui ne savent plus aimer ont le plus besoin d’être aimés — âmes qui errent en dehors du paradis, dans l’ombre et le froid.
eeiIl ne faut pas en croire ce qu’on raconte. Mais un être d’une parfaite grandeur, ouverture infinie, douceur, humilité, a dû faire ranger les pierres et le fer à sa voix. Pourquoi a-t-il été puni ? C’est incroyable qu’il ait commis quoi que ce soit qui mérite vraiment la croix. Et pourtant, pour les hommes ou pour lui, il a été mis en croix.

On est frappé, si on juge sans prévention, du peu de peine que Jésus-Christ s’est donné pour dissiper les malentendus. Il semble qu’il les ait créés exprès, il le dit même formellement à propos des paraboles.

D’autre part, on sent que c’est un malentendu irréductible ; ces pharisiens, comme ceux d’aujourd’hui, des gens absolument encroûtés dans leur tradition, pétrifiés ; on sent qu’un homme ordinaire ne pouvait pas les convaincre. Mais ce Christ qui pouvait faire marcher les rochers, pouvait faire entendre la vérité à ces gens. Comment ne le pouvait-il pas ?

eeiIl vaut mieux ne pas laver la vaisselle du prochain que de la laver en se disant en son cœur : « Seigneur, vois les mérites de ton serviteur qui fait une besogne crasseuse et répugnante », comptant que pour cela on l’introduira dans la gloire. Il ne faut laver la vaisselle du prochain que si par hasard elle vous tombe entre les mains, si vous n’avez rien de mieux à faire, et éprouvez une joie directe à la propreté, à la satisfaction, à l’aisance universelle ; et alors faites-le avec grâce ; autrement, laissez.
eei« Être utile », qu’est-ce que ça veut dire ? Auriez-vous l’audace par hasard de déclarer que les chardons bleus qui se chauffent au soleil là-haut sur une « vire » inaccessible, dans les contreforts de l’Argentine[1], sont inutiles parce qu’il n’y a que le soleil et les étoiles pour les voir, les admirer ? La rosée du matin seule pour les embrasser ? Parce qu’il n’y a point
de savant à lunettes qui vienne avec sa loupe et sa boîte verte les mettre dans ses papiers ? Pas d’école du dimanche en promenade qui vienne en faire des bouquets et répandre des papiers d’étain, des écorces d’oranges et de vieilles boîtes de sardines à leurs pieds ? Utilité ! Éternel. — Vous vous faites une singulière illusion ; l’Éternel ne vous a pas donné ça du tout pour faire des bouquets. Vous deviez regarder en tremblant et vous éloigner sur la pointe des pieds pour ne pas troubler la majesté charmante de ces objets qui chantent l’hymne éternel.
eeiSi vous êtes malade, et bête, et triste, eh bien, réjouissez-vous de la santé, de l’intelligence, de la gaieté des autres. Il y a toujours une masse énorme de santé, d’intelligence, de gaieté, de génie dans le monde. Et vous êtes bien, bien misérable, si vous ne possédez que ce qui a été donné à votre individu seul !
eeiQuand le monde entier serait d’un côté, avec les plus riches, les plus beaux, les plus intelligents, les meilleurs…, et de l’autre un seul paria, le plus misérable de tous ; et que le monde déclare au paria : « Tu ne nous appartiens plus, nous sommes différents de toi », l’Éternel est avec Judas, et le monde, par sa déclaration, est enfermé dans un cercle qui est l’enfer : en proclamant la division irréductible, ils ont nié l’éternel.
eeiÀ propos d’une cérémonie religieuse dans un temple bouddhiste, à Kioto. — Étrange être éternel qui partout, quand la doctrine se décompose et se complique, la fait fleurir de la même façon en une douce et incompréhensible beauté ! La messe, l’hymne bouddhique sont tellement semblables comme caractère général, qu’un protestant (qui ne peut juger l’une et l’autre que de l’extérieur) n’aperçoit, au premier abord, aucune distinction essentielle. La statue de la vierge près de
l’autel étonne davantage que toutes les dorures bouddhistes, acheminant le regard, dans une profondeur de perspective où il devine plutôt qu’il n’aperçoit les choses, vers une idole qui n’est souvent qu’un miroir vous renvoyant votre image. Étrange, étrange être qui fleurit ainsi partout de la même façon. Il me semble tout à coup que ces prêtres qui chantent : « ô, ô, tô, mi, moto, mo, hô, tama… », que ces gens qui ont étudié, pensé, travaillé, dans des domaines si différents du nôtre, sont, comme les prêtres catholiques, l’expression, le symbole, la manifestation d’un courant puissant dans le monde des esprits… Le chant monte, le chant descend ; il se ralentit, il s’accélère. Ces prêtres, comme les prêtres catholiques, ont poussé — organisés peu à peu à travers les âges en un chœur splendide — à l’endroit où la parole est morte ; elle a fleuri en beauté quand on a oublié son sens ; le peuple la retrouve là en fleur. Il n’y comprend plus rien, mais saisit un écho.

Chef d’école du dimanche de chez moi, il ne faut pas dire, comme nos pauvres esprits l’ont fait si longtemps : « C’est Satan qui a succédé à l’Éternel, et qui séduit les hommes par des formes superbes ! »

L’Éternel n’a certainement pas cédé à Satan le maniement de la beauté ; là où il y a beauté, l’Éternel y est en personne. Cher ami, tu ne changeras pas ça. Tu t’es fait mépriser à travers les âges, à juste titre, pour avoir ainsi blasphémé.

Aux Indes, en Chine, au Thibet, au Japon, infailliblement l’esprit fait chanter les hommes en chœurs profonds et doux, avec des inflexions, des intonations mystérieuses ; et le peuple sent l’âme qui palpite.

Oui, aimer ces catholiques, aimer ces bouddhistes : il faut adorer ces formes superbes. Il ne faut détester, et détester à mort, que l’étouffement de l’esprit, le refus de la liberté. Comme ils sont au-dessus des dogmes, et de leurs niais conciles et papes, et de ces inepties raisonnées dont ils giflent les nations, quand ils chantent la messe en surplis, avec l’enfant de chœur qui secoue la sonnette.

Messe plus haute encore, celle de l’astronome qui regarde dans la nuit et qui calcule l’harmonie sur son papier. Affaire de tempérament, d’heures, de moments. Laissons-les chanter tous l’esprit comme ils peuvent. Ne refuse ton cœur à aucune forme qui lui parle, qui le dilate comme l’air du matin.

Pourquoi détester la rose à cause du serpent qui s’y cache ?

Éternel, tu étais visiblement dans ce beau matin de Kioto, dans l’air qui vibre, dans la brume sur la cité, près de la corne recourbée du grand toit.

Quand la vérité s’endort, elle devient beauté. Donc, n’oubliez pas que la beauté, c’est de la vérité qui dort et qu’il suffit de la réveiller.

Bouddha, le Christ, ne se manifestaient pas de leur vivant par tant de magnificence. C’est sur leur tombe que la magnificence a poussé.

Avril 1914.
eeiOn nous a toujours dit qu’il fallait aimer la patrie, et chacun reconnaîtra qu’il y a quelque chose de beau en effet dans ce sentiment. Pourtant, comme il arrive souvent, on finit par fausser absolument le sens d’une religion.

Et maintenant nous sommes des idolâtres et nous adorons un faux dieu, l’étroite idée nationale que nous avons. La loi suprême pour le Suisse, c’est de tout sacrifier à l’indépendance de notre pays, quoi qu’elle coûte.

C’est une erreur effroyable, une erreur criminelle qu’on enseigne à l’école, qui écrase, qui risque de tuer, qui tuera certainement beaucoup d’hommes si elle persiste. Une idole qui demandera du sang.

Toutes les nations de l’Europe sont armées jusqu’aux dents maintenant. Un craquement n’importe où, et voilà toutes ces nations qui vont tomber les unes sur les autres dans un bain de sang qu’il faudra bien, bien longtemps pour réparer.

Et pendant ce temps, nous Suisses, nous répétons avec un air satisfait notre dogme : « Armons-nous à la frontière pour protéger notre terre ».

Ainsi, nous manquerons l’essentiel ; nous oublions complètement notre mission, la seule raison qui justifie l’existence de la Suisse.

La Suisse, c’est l’harmonie réalisée entre des gens, ennemis héréditaires. La Suisse, c’est le commencement du miracle.

Nous l’oublions, et si ça continue on s’apercevra que l’existence de la Suisse ne rime à rien, et elle disparaîtra comme il faut, sûrement : fromages, montres, machines, ça ne fait pas une nation.

Maintenant, nous suivons le mouvement au lieu de le diriger à notre façon. Ils arment, nous armons : c’est une erreur. Comme Winkelried a risqué sa vie pour les Confédérés, c’est la Suisse maintenant qui doit risquer son indépendance, et s’il faut, la donner, pour que la sombre folie qui sévit toujours, cesse de ruiner les peuples. Personne n’a dit que Winkelried était fou ; nous ne le serons pas davantage en l’imitant.

Cette indépendance, dans les conditions actuelles, qu’est-ce que vous voulez que nous en fassions ? Elle est amère et sans joie quand on voit qu’elle va aboutir à l’abîme.

La vie d’une nation qui se maintient dans l’égoïsme n’est pas plus intéressante que la vie d’un homme.

Si une guerre commence dans quelques mois entre les Français et les Allemands, ce sera une guerre d’extermination. Chacun sent que cela ne peut pas continuer ainsi indéfiniment ; dans le style actuel, l’un doit être saigné pour que ça finisse, quand même ce serait la fin de tout.

Croyez-vous que moi, Suisse français, qui dois tout ce que j’ai appris de beau et de précieux dans ma langue à ce grand peuple désordonné mais si merveilleusement doué, si humain, qu’on ne peut pas s’empêcher d’aimer, croyez-vous que je vais les laisser mourir sans bouger ? et vous, Suisses allemands, verrez-vous en souriant qu’on démolisse et bâillonne l’Allemagne ?

Impossible… En présence d’une pareille guerre, nous cessons immédiatement, pour des raisons profondes et les plus respectables, d’être Suisses. Il n’y aura plus de Suisse à ce moment. La Suisse ne restera, profondément, que si la paix se maintient à tout prix. Ce n’est pas : pour la paix sacrifier la Suisse, mais : par la paix, saisir la dernière chance de sauver la Suisse, notre union, notre fraternité.

Nous voulons bien être germanisés, mais que ce soit par leur intelligence, leur vérité supérieure, non par le sort des batailles.

La paix à tout prix : il n’y a que nous aujourd’hui, que nous en Europe, dans le monde, qui puissions parler ainsi sans lâcheté, sans renoncement : pas de haine à venger, pas de conquêtes à défendre, pas de vieille querelle envenimée contre personne, et la réputation de n’être pas des lâches.

On proposera dans quelque temps une initiative supprimant toutes les armes de l’armée fédérale, excepté le génie ; tous les Suisses y feront leur service et les autres armes seront supprimées jusqu’à ce qu’une cour d’arbitrage européenne nous demande de fournir notre part dans la force nécessaire à faire exécuter ses décisions.

Si l’expérience d’une nation employant ses forces à faire des travaux puissants, au lieu du pas de l’oie, peut durer quelques mois, elle conquerra le monde par une conquête éternelle.

eeiNous avons une loi contre l’abattage des bœufs à la mode juive ; nous pourrions en avoir une contre celui des hommes à la mode chrétienne.
eeiOgi. Cerisiers sur la ligne bleue de l’Océan, sous la ligne bleue du ciel. Soleil d’or dans la verdure foncée. Sourire d’argent des cerisiers. Temple solitaire.

Les dieux sont morts : la beauté reste. L’éternel est sauvé.

Cerisiers d’argent, cerisiers d’argent, branche folle qui lance ses étoiles blanches à travers la verdure sombre et sérieuse des arbres solennels…

Une lanterne d’étoffe se balance au souffle du vent ; les coolies pleins de saké sont partis ; le feu s’est éteint. Solitude ; l’Esprit se réjouit d’être seul.

Laisser l’éternel seul se réjouir d’être beau. Il n’a pas besoin de nous. De là, calme immense pour le servir, l’aimer.

…Maintenant, la lune orangée émerge de la brume au-dessus des pins.

eeiL’eau de l’égoût, elle aussi, fait une gentille musique, et sa part de l’harmonie universelle.
eeiCes bons types allemands ; ce sont des individualités acharnées, tourmentées par l’angoisse de ne pas pouvoir sortir d’eux-mêmes, et tourmentant les autres comme tous ceux qui sont tourmentés inconsciemment.
eeiJe suis porté à cette distance formidable par l’énergie, la mâchoire serrée, de tous les ouvriers qui ont planté des rails dans les déserts, de tous les ouvriers qui ont forgé des machines, assemblé des coques de navires, de tous les ingénieurs qui les ont dirigés, de tous les chercheurs qui ont trouvé les grands secrets de la physique. À cette armée immense, je dois la conquête aisée de cette immense étendue, qui se poursuit sans relâche pendant des semaines, mètre par mètre, à une vitesse qui tuerait, exaspérerait, anéantirait tous les poumons d’hommes ; cette vitesse, obtenue sans trêve, sans merci, c’est l’extrait, le concentré d’efforts de tous ces hommes ; ils vivent puissamment, tous ces hommes qui sont morts. Leur effort triomphe.
eeiDieu n’existe pas ; il domine toute existence, et l’idée qu’il peut devenir réalité au lieu de rester éternellement esprit conduit aux idolâtries multiples. Dieu n’est pas dans ce bois doré, pas dans ce drapeau ; il n’est pas dans ces institutions démocratiques ou monarchiques ; il n’est pas non plus, suprême erreur, dans tel commandement moral. (Ils ont adoré ces règles morales.)

Dieu, c’est une volonté d’harmonie.

eeiLe frère de tous, du moindre grain de poussière ; — regarde la manière dont les fumées, dont personne ne s’occupe puisqu’il n’y a plus d’argent à en tirer, se déroulent dans l’air, fumées qui roulez et vous perdez ; — le frère de celui qui est fatigué de boire du whisky et de se tramer d’un ennui à l’autre ; le frère des morceaux de papier et des débris de verre qui s’ennuient dans les cours, en automne, au pied d’un lilas écorché qui n’a jamais de fleurs et presque point de feuilles ; et des torchons qui pendent aux cuisines.

Il faut garder son âme propre pour rester le frère de toutes ces choses et s’arranger avec elles quand la réconciliation sera venue.

Il faut se supporter les uns les autres et arriver enfin, cahin-caha, — comme des coolies qui ont trop bu de saké et qui s’avancent en se maintenant par collisions réciproques au milieu du chemin, — jusqu’à la porte illustre du royaume des cieux.

eeiCe qui est au fond du cœur de la plupart des hommes, c’est le plus souvent une peine, un regret, un deuil ; et c’est là la grande insulte à l’éternel. Cela prouve qu’ils sont fermés, qu’ils ne communiquent pas avec lui, car s’ils communiquaient, ce qu’on trouverait au fond, ce serait l’éternel lui-même, c’est-à-dire la joie.

Ils ont vraiment enterré, et à jamais, ceux qu’ils aimaient, dans leur cœur, au lieu de les laisser ressusciter, et de ressusciter avec eux dans l’éternel.

eeiKobé. — Derrière la barrière de la ménagerie, les femmes parées, dorées, enrubannées, attendent qu’un homme vienne donner son argent pour avoir le droit de les prendre ; un vieux Japonais, propriétaire, fait l’article : « Jolies femmes, bière, etc. » Là-bas au fond, dans une maison plus fermée, de nouveau elles attendent ; le commerce semble languir ce soir ; elles sont en rang, elles sont enrubannées, il y a des azalées fleuris dans la maison.

On peut voir ça sous l’angle horrible, — c’est le plus évident ; on peut essayer de le voir sous l’angle heureux : la joie de la vie ; mais il n’y en a qu’un bien léger morceau, et de qualité atroce, et cette joie n’est pas même sincère chez le vieux qui propose avec un air alléchant ces femmes et sa bière ; et elle est nulle chez ces femmes elles-mêmes. Vision horrible.

Et jamais mieux qu’en présence de ce spectacle infâme, la vieille voix hindoue : « C’est toi-même », ne s’est fait entendre. C’est étrange : toute cette réalité, c’est moi ; je suis là-bas derrière les grilles en bois, en papier, à demi-éclairées ; maisons à plusieurs étages, jardin d’azalées, écrans dorés, vieilles araignées postées au coin, femmes rangées là : tout ça, c’est la prolongation de ma personne, c’est une manifestation du même être auquel je tiens par mes racines. Ces femmes déjà épaisses qui ont l’air de se réjouir encore, tout ça, c’est ma réalité. C’est aussi celle du plus saint des évêques de l’Église d’Angleterre, du Pape, c’est notre réalité ; si ce n’était pas ainsi, cela n’apparaîtrait pas. C’est l’expression de l’être profond, de l’éternel, encore mal arrangé ; c’est moi… un miroir… un symbole.

Éternel, accepter.

Mais ce qu’il y a d’étrange, c’est que ce monde tel qu’il est, avec ces bordels, ces dorures, cette infamie, je ne l’échangerais pour rien au monde contre un paradis arrangé par des ministres du saint évangile, ou des curés.

Il est bon, tant que mon âme est crasseuse, qu’elle manifeste sa crasse.

Si vous en êtes encore là, il faut retourner dans la crasse, mes bons amis, avec toute votre nature, et remonter lentement la pente ; et après avoir versé des larmes pour remplir les quatre grands océans, vous ne manquerez pas d’arriver, à la fin, à l’étemel.

Ces femmes infâmes, c’est un contrepoids réconfortant contre ces églises fausses.

L’étalage de cette dernière joie brutale, déjà fatiguée, est infiniment moins désagréable que l’étalage de cette piété à bout, car l’une est encore assez sincère et spontanée, produit de nécessités immédiates ; l’autre fausse et hypocrite, produit de mensonge, faiblesse et bêtise combinés.

Ce qui précède traduit confusément cette impression de fait, très nette et très précise, qu’en dépit de la tradition — et du fond de mon âme — ces bordels me sont moins pénibles que ces églises.

Ces femmes, c’est un spectacle désagréable, mais ça ne produit pas l’impression de honte cuisante d’une prière pour le Conseil d’État, ou de remerciements à Dieu parce qu’il n’a pas démoli la dernière récolte, — avec ce commentaire qu’il ne nous devait rien.

eeiLe monde n’est pas dieu, et le panthéisme semble une erreur ; mais le monde est plongé dans l’éternel comme un diamant dans la solution où il se dissout ; Dieu est partout, non pas dans le monde, mais précisément où il cesse, à sa limite.
eeiC’est une erreur d’avoir mis Judas si profond en enfer, car il faudra nécessairement l’en retirer un jour ; nous avons besoin de lui et du dernier des goujats pour achever l’univers.
eeiIl faudra, Monsieur, que vous fassiez un gentilhomme — et un meilleur que vous-même, éventuellement — de votre
laquais, de votre cocher de fiacre et de votre barbier, pour que l’arrangement final se produise.
eeiL’enfer, c’est une invention de bonnes gens faibles, pour se débarrasser de leur devoir le plus important, le plus lourd et le plus difficile… qui est de s’arranger avec les canailles et de rétablir l’harmonie.
eeiIl ne faut pas convertir les gens, mais simplement les aider. Eux seuls peuvent savoir la direction, et par conséquent la conversion, qui leur convient.
eeiJ’ai laissé cette fleur légère, à sabots blancs, vivre là-haut dans la montagne, quand même j’avais envie de l’emporter dans ma chambre. Ainsi, je vis mieux et plus près d’elle quand je la sens en vie, là-haut, dans sa liberté.
eeiJ’entends comme un grand concert tout le temps. Quand je me mets à causer, ou écrire — ou les autres — c’est comme si tout s’arrêtait…
eeiIl n’y a rien dans ce monde de si parfaitement vulgaire et infâme, rien non plus de si parfaitement beau, dont je ne sois, bon gré mal gré, le frère.
eeiDeux grands amis, avec bien d’autres, qui jamais ne m’inviteront à dîner, jamais ne me raconteront leurs potins, ni l’épicier chez qui ils se servent et le vin qu’ils boivent : c’est le Christ et Emerson. Ce ne sont pas des bavards.
eeiCette atmosphère odieuse, non pas de simple satisfaction, mais de « volonté de se dire content », — autrement dit de mensonge, — qu’il y a dans certains cercles pseudo-chrétiens,… et ils se croient admirables ! Quand on est laid et bête, on n’est pas content, on ne peut pas être content, on ne doit pas être content. Il y a simplement à attendre l’éternel — sans autre agitation.
eeiLe passé rigide, invariable — impliqué dans le présent définitif — n’existe qu’en gros. Si on descend jusqu’aux détails, et si on met chaque point particulier en relation avec les mouvements causés dans le présent par ma volonté, on voit que ce passé n’existe pas, ne s’impose pas. On le construit de plus en plus perfectionné, d’après ce qu’on décide dans le présent.
eeiUn de ces malheureux qui s’obstine à être quelqu’un — quelqu’un d’autre, même !
eeiÉglises : on vous exècre dans l’univers et c’est joliment bien fait. Quelle confiance voulez-vous qu’on ait dans une armée de traîtres ? tous ces gens qui prient l’Éternel assis sur de riches coussins posés sur le dos d’un ouvrier suant.

J’appartiens à une église où il n’y a ni harmoniums, ni chaises, mais cette loi : N’en sont que ceux qui vivent de leur travail et acceptent le salaire que la société leur paie pour leur ouvrage.

eeiLe perpétuel recours des Églises à leur bible, leurs dogmes, leurs rites, c’est précisément leur grand manque de foi qui s’étale, dégoûtant.

Ils ne volent pas, ils rampent et restent fichés dans un trou.

Comme vous nous fatiguez ! comme nous en avons assez de votre fatras d’Abraham et de Jacob !

eeiLa récompense de ceux qui veulent être en exemple aux autres, c’est une belle nécrologie.
eeiLa vertu immobile est inférieure à tous égards à la canaillerie en marche.
eeiLe devoir, prêcher le devoir ! quelle erreur, et que l’irritation du monde contre ce mot est juste ! Si vous n’avez pas de plaisir à être en chemise propre, mettez-en donc une sale,
pour l’amour de l’Éternel. Si vous n’avez pas de plaisir à être ouvert, et libre, et en harmonie avec les braves gens et les enfants sans méchanceté, mentez donc. Les inconvénients du mensonge vous guériront un jour.
eeiAvez-vous observé comme il est agaçant, et en dernière analyse impossible, de chercher à dérouler un papier qui a été longtemps dans la même position roulée ? Ainsi les discussions théologiques. Lâchez le rouleau, toc, infailliblement ça revient. Tenez-le ici : il se tord d’une manière exaspérante vers sa position traditionnelle. Pourquoi ? Parce que cette position est la vraie, la plus rationnelle, la meilleure ? C’est absurde, ça n’a même pas de sens. Parce qu’elle a été ; et le papier ne veut plus, ne peut plus s’adapter au nouvel usage pour lequel on veut l’employer. Il n’y a qu’à le jeter au feu.
eeiCe qu’il faut, ce n’est pas tant de donner l’argent aux pauvres, que de guérir le riche de cette idiote, inutile, pernicieuse, désastreuse manie d’accaparer, où il croit, l’imbécile, avoir son bonheur.
eeiIls s’imaginent qu’on pouvait jouer avec le feu, prendre les milliards et les meilleures forces du peuple pour la préparation d’œuvres meurtrières, sans jamais arriver à l’œuvre même. Ils y sont ; la logique des choses les y a poussés. On ne peut pas plaisanter avec ces objets. Allez, mes amis, vous avez arrangé votre paix ridicule en préparant la guerre ; vous l’avez. Allez ; tristement des milliers d’hommes forts et intelligents, heureux de vivre, vont mourir.
eeiLe Christ n’a jamais dit à personne : Tu es faible, tu es mauvais ; c’était une race qui était une race de vipères ; une manière d’être.

Dans tout individu qui vit encore, il y a une chance pour l’éternel ; au fond de tout individu, il y a l’éternel qui essaie encore.

  1. Sommité des Alpes suisses.