Vivre sa vérité/04

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Baconnière (p. 59-172).

RETOUR EN SUISSE

Pierre Ceresole quitte un pays auquel il s’est attaché pour rentrer dans une Europe déchirée par la guerre.

Il passe une journée à Changhaï et visite la ville chinoise ; une journée aussi à Hongkong.

Le 23 août 1914, le Katori Maru touche Singapour.

Le 3 septembre, Ceylan est à l’horizon. On y fait escale et Pierre va visiter la cité ancienne d’Anuradhapura.

Il rentre en Suisse les derniers jours de septembre 1914, et, six semaines après, écrit au Conseil fédéral une lettre dont on trouve le brouillon dans ses carnets.

En janvier 1915 il entre comme ingénieur chez Brown Boveri à Baden. Il y passera toute l’année.

eeiJ’ai laissé ces livres, j’ai lâché ces amis, tant d’amis ! Étemel ! Sacrifier, aller, avancer à la grande réunion de tout ce qu’il y a d’heureux et de bon.
eeiEmbouchure du Yangtsé par un beau soleil ; spectacle radieux : le cercle jaune de la mer, le liseré vert et la coupe bleue du ciel ; les nuages qui viennent voir au bord de cette coupe, passants curieux, curieux passants.

L’horizon coupé ça et là par la voile d’une jonque. Ce qu’il y a de beaux endroits dans ce monde, et de choses fortes à faire !

eeiChanghaï ; nous avançons lentement dans un chenal marqué de lumières. Cette eau qui descend, énorme comme le peuple même de cette immense terre, emportant de la boue, de la boue… Ce pays plat qui s’en va. C’est bien ça, la Chine :
de la mer boueuse, exactement comme tous l’ont décrite.

Cette terre où l’on a lutté, souffert infiniment, des siècles ; où les hommes luttent et luttent encore ; où l’homme est dur, toujours défend sa personne ; laisse le prochain mourir sur la route. Cette immense masse qui gagne son riz du jour.

eeiHonkong. — Ceux à qui Dieu a montré quelque chose de mieux devraient les aider. Au lieu de bâtir ces odieuses maisons de commerce pour prendre l’argent, aidez-les, ces Chinois ! votre commerce naîtra tout seul. Aidez-les à s’arranger, à s’aérer, à être heureux, à vivre, à enlever les croûtes à leurs enfants, et leurs filles aux bordels.

On comprend, dans ces foules denses, la vertu qu’il y a à se prostituer pour sauver sa famille de la mort.

Pauvre Mademoiselle, comprenez-vous que ces fillettes ne soient pas raffinées comme vous, dans ces circonstances ? On a la mort assise sur le col et on se tire d’affaire, soi, son père et sa mère, comme on peut. Cela n’a plus aucun rapport avec la question vertu ou non. Ce n’est pas par goût, soyez-en bien sûre.

Figures prodigieusement douces des femmes : expression féroce, indiciblement, de quelques hommes.

Le moyen âge : je suis retourné trois cents ans en arrière par cette journée.

eeiLe péché de l’injustice économique est aujourd’hui plus grave, plus ruineux que tous les autres inscrits au décalogue.
eeiSi les gens s’enflammaient ou s’appliquaient pour la justice comme ils s’enflamment et s’appliquent pour leur porte-monnaie, en peu de temps tout irait bien.
eeiUne chose, rien de plus ni de moins : la justice.
eeiExcellent, ces gens qui maintenant lèvent les bras au ciel et crient : « S’il y a un dieu, comment se fait-il qu’il
permette ces choses atroces ? » Imbéciles, ne voyez-vous pas

que Dieu vous a mis constamment et partout entre les mains le moyen d’éviter cela, et que vous l’avez refusé !

eeiL’idée de la non-défense est peut-être la meilleure ; son application dépend des circonstances ; il ne faut pas avoir de système ; il faut consulter l’Esprit.
eeiCeylan. — Un garçon de douze ans gifle sa sœur de onze. Ce n’est plus le Japon. Nous nous reconnaissons dans ces frères, races indo-européennes hargneuses.
eeiGénérosité ! Comme on pourrait aider ces gens ! Au lieu de cela, on les exploite. Nobles exceptions, à soutenir de toute sa force.
eei« Ces colonies nous appartiennent ! » — Non, elles ne vous appartiennent pas, pas plus que vos enfants ne vous appartiennent. Elles vous sont confiées. Si vous les exploitez, elles vous seront retirées ; si vous ne savez pas les développer, elles vous seront retirées aussi.
eeiJe ne vois pas d’autre raison d’être opposé aux Prussiens que leur foi dans la force. Si, comme eux, vous dites : « La force est, et doit être, seule arbitre », vous avez toute bonne raison d’être pour eux, car ils ont l’organisation la plus recommandable, une fois ce principe admis.
eeiJe ne dois pas m’enfermer, même pas dans la doctrine de ne pas tuer ; il se peut que le moment vienne où je doive tuer. Ça ne me paraît pas probable ; mais si, après examen des circonstances, ma conscience me dit de tuer, je dois pouvoir le faire. Le seul ordre est l’étemel ; il faut l’écouter dans sa conscience ; il n’y a pas d’autre moyen.
eeiOn disait : « Nous sommes nés trop tard dans un monde trop vieux », etc. Beaucoup d’entre nous peuvent penser au
contraire : « Nous sommes nés trop tôt dans un monde trop

jeune, dont la barbarie reste en deçà de ce que notre cervelle peut maintenant comprendre. » Maintenant, à l’heure où j’écris — entends-tu, descendant ? — des centaines de mille hommes se préparent et s’ingénient à en tuer des centaines d’autres mille contre lesquels ils n’ont rien, sinon la persuasion qu’il faut, qu’il est nécessaire et louable de les tuer.

Les manœuvres des gens les plus habiles de mon temps ont d’ailleurs été telles qu’il n’y a guère, pour ces centaines de mille, que le choix de tuer ou d’être tués.

eeiIl nous faut une religion ; on ne peut pas vivre sans elle ; une vraie, non pas une religion de momies et de formules ; une religion qui soit au moins aussi forte que celle de l’argent, la seule vraie d’aujourd’hui.

Notre religion n’aura point de nom, point de titre. Nous sommes fatigués de ces ouvrages dorés sur tranche, avec un beau titre, et rien dedans.

eeiCette guerre : satisfaction profonde de voir l’arbre en fleurs, complet ; l’arbre de notre civilisation, adoration de l’argent, est maintenant en fleurs, il s’épanouit. Cette guerre est magnifique parce que la vérité de ce que sont les hommes apparaît. Vous martyrisiez les pauvres dans le silence, une moitié martyrisait l’autre. Maintenant on se martyrise en pleine lumière ; l’œil voit la lumière de la vérité — ce grand œil qui maintenant, d’un bout à l’autre de l’univers, inspecte les blessures éclairées par tout ce feu.
eeiOu vous détruisez l’individualisme, et avec lui toute source de progrès, pour assurer l’harmonie ; ou vous détruisez le traditionalisme, et avec lui toute chance d’harmonie, pour assurer le progrès.
eeiTenir son esprit mobile, ouvert à tous les souffles de l’Étemel ; changer instantanément s’il le faut, avec ce souffle

« Je ne m’oriente qu’au souffle des cieux. » Girouette : de tous les mécanismes de l’univers, c’est celui qui est le plus vivant.

Le seul moyen que les hommes soient tous toujours d’accord, c’est qu’ils soient tous comme la girouette, capables de s’orienter suivant le souffle de l’Éternel. C’est seulement dans une société de têtes-de-pipes insensibles, immobiles, que la girouette, par sa mobilité supérieure, est un facteur de désordre, — par sa vérité supérieure précisément.

Virer tous les ans, mois, semaines, heures, minutes et secondes, c’est la Vie.

S’ils viraient parfaitement, ils seraient tous d’accord dans une harmonie que rien ne peut détruire, car elle est souple et naturelle.

eeiSi un homme est monté sur une haute montagne et a horriblement blasphémé Dieu, et si, après, il s’imagine avoir heurté en quoi que ce soit la divinité, le malheureux est encore étrangement pris dans l’erreur, et le vrai blasphème ne commence qu’ici, à s’imaginer que la divinité puisse être sensible à cette niaiserie. Un enfant peut s’accuser avec larmes d’avoir gâté la pyramide d’Égypte en lançant un caillou contre elle ; s’il en pleure, il ne comprend pas très bien ce que sont les choses.
eeiOù Jésus a passé, on fait des pèlerinages, poussé par l’instinct de compenser, par tous les moyens possibles et impossibles, l’impossibilité absolue de faire la chose radicale, la chose nécessaire, la seule qu’il demande : le suivre. On lui dit : Dieu, tu as raison, mais tu es si terrible ! Vois, nous ferons tout, tout, l’impossible, pourvu que tu nous dispenses de te suivre. Ne nous oblige pas à renoncer à nous-mêmes, et nous te donnerons tout le reste.
eeiVivre de ses rentes est aussi avilissant que d’avoir des esclaves ; c’est la même chose, du reste : esclaves indirects.
eeiNe forcez pas votre talent : Si vous êtes une canaille, vivez comme une canaille ; si vous êtes demi-honnête homme, vivez comme demi-honnête homme ; si vous êtes honnête homme complet, vivez comme tel ; mais, toujours, marchez du côté où sincèrement vous voyez la lumière ; et peu à peu nous marcherons quand même tous dans la même direction et nous nous retrouverons.
eeiPanthéisme ? ou dieu personnel ? — La belle discussion ! Qu’est-ce qu’une personne ? Pouvez-vous vraiment distinguer ma personne, ce que vous appelez ainsi, de l’île de Darse que je vois là-bas sur la mer, son grand plateau coupé à pic aux deux bouts ? Supprimez de ma conscience Darse, l’océan, ce bateau, mes souvenirs de Suisse, du Japon, d’Amérique ; enlevez le soleil et la lune, que reste-t-il de ma personne ? Êtes-vous sûr que ma personne se distingue nettement, par discontinuité brusque, de toutes ces choses qui nagent en elle ? Non ? Si donc ma personne « coule » dans tous les objets qu’elle perçoit, pourquoi ne voulez-vous pas que votre Dieu personnel en fasse autant, et ne soit en partie, comme moi-même, en toutes ces choses, et ne devienne identique, plus ou moins, à ce dieu du panthéisme que vous anathématisez ? Ces discussions n’ont pas plus de rapport avec la religion que l’émotion poétique n’en a avec le papier sur lequel, par des signes symboliques, un homme a essayé d’exprimer son émotion. Cela n’a rien à faire avec la religion, ces choses misérables, sèches, hargneuses, théoriques.
eeiCe que les vrais esclaves de cœur peuvent le moins supporter, c’est un homme libre ; ils détestent plus que tout autre celui d’entre eux qui s’est libéré.
eeiAmis, prenez garde que le fait que vous vivez ne soit une limitation pour les êtres qui vous sont les plus chers, vos enfants. Si papa et maman avaient été en vie, j’aurais eu,
sans la moindre contrainte de leur part, par l’atmosphère très

chère seulement, encore plus de peine à être indépendant, à aller où je devais aller.

eeiL’église « orthodoxe » est semblable à une société scientifique qui dirait aux savants, ses membres : « Je suis ici pour vous donner la vérité acquise (chacun de vous est combien insignifiant comparé à la vaste masse d’expériences que je représente, que j’ai dans mes cartons !) et je ne vous demande en rien un courant inverse, ni de m’envoyer le résultat de vos petites expériences personnelles. Quel orgueil de croire qu’elles puissent avoir une valeur quelconque comparées à ma masse ! »

Avec cette différence très grave : que les choses religieuses sont bien plus importantes que les choses scientifiques.

Une société scientifique procédant ainsi, semblerait, au premier abord, ne pas diminuer beaucoup sa puissance. Elle tarirait un petit filet d’eau, sans diminuer le gros flot de science acquise ; mais sa vie serait tuée dans son essence. Si on avait procédé ainsi dès le commencement, elle n’aurait tout bonnement pas pu naître ; en procédant ainsi, elle tarit peu à peu la source du sang nouveau qui seul empêche la pourriture.

Les hommes vivants disent : l’Éternel se révèle et se révélera dans une infinité de sources dispersées dans l’espace et le temps. Vouloir fermer la porte à ce fleuve, c’est prétendre s’en tenir au fini, au lieu de laisser entrer l’infini… C’est choisir la mort au lieu de la vie.

eeiToute cette moralité voulue est atroce. Vous n’avez pas le droit d’être moral, si ce n’est votre joie, votre plus haute forme artistique. Lutter pour une vie haute exactement comme le poète lutte pour faire un beau vers, dans le même esprit, pour l’amour de la chose même.
eeiCoucher de soleil sur le désert, indescriptible. Tâche de te rappeler le soleil qui s’en va dans du sang, la lune qui regarde, une petite étoile timide, légère d’abord, entre elle et le soleil, dans le mauve… Finesse. Même les gens grossiers qui peuvent voir de telles choses sont fins.

Le soleil s’en va là-dedans ; et ensuite la lune laisse tomber son écharpe de dentelle d’argent sur la mer ; elle court ; de petites étoiles se sont allumées pour changer le jeu, le rendre plus léger encore… Éternel !…

eeiToutes ces belles choses qui ne reviendront plus… il faut les confier en esprit à la garde de l’Étemel, en qui tout ce qui est beau est à perpétuité.

Les poètes, les braves gens, les gens généreux ne meurent pas ; leur compagnie ne peut pas faire faillite, elle est insubmersible, parce que toute leur fortune est répandue dans toutes les affaires du monde.

eeiPort Saïd. — Maisons ornées de prospectus de steamers — comptoirs, cafés français, cinématographe, blennorrhagie guérie en 3 jours par l’uréthrol… Digne cité pour être opposée à ces plaines de sel ! Tout est mort, dans ce commercialisme ; atroce raison de ne plus exister. Qu’est-ce qu’ils me font, ces gens, pirates sans pittoresque, assassins inconscients ; « leurs affaires… » ? — Pauvres mines d’enfants levantins déjà vicieux !

La guerre peut tourner comme elle veut en Europe entre des gens dont l’âme subliminale se condense à distance en ordures pareilles. Voilà ce que le siècle actuel produit ; ce qui est la vraie représentation de l’esprit du temps.

eeiVous vous indignez de cette guerre. Vous êtes-vous indignés des injustices quotidiennes qui la rendaient non seulement nécessaire, mais désirable ?

Ce n’est pas la guerre qui est terrible, c’est le manque d’harmonie qu’elle révèle. Or ce manque d’harmonie, les gens le tolèrent aisément et scandaleusement dans les questions sociales.

eeiDans une lueur, de temps en temps, on voit bien que ce monde est épouvantable ; c’est par la foi seule que l’on peut surnager, revenir de cet abîme sans nom.
eei« Laissez les morts ensevelir leurs morts. » Cette parole qui paraît d’une dureté extrême est en fait la plus belle glorification de l’âme. Elle signifie exactement : Il n’y a pas de mort. Vous suivez une illusion amère.
eeiC’est une chose angoissante de voir les gens troublés, cherchant la cause des choses atroces que nous voyons. Angoissante parce qu’ils cherchent la cause ici et là, et pas en eux-mêmes. La guerre est là parce que les hommes la méritent : un poison circule dans le corps et sort tout à coup en abcès. La guerre, c’est l’abcès ; le poison, c’est l’égoïsme, et il est dans la vie de tous les jours ; mais ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’il y est divinisé.

On nous a enseigné à l’école que le souci supérieur du citoyen suisse devait être l’indépendance de son pays : c’est un mensonge et le culte d’un faux dieu. Le principal service pour ceux qui ne sont pas encore arrivés à s’aimer, doit être la justice et l’organisation de la justice.

La paix commencera entre les nations le jour où elles renonceront à leur indépendance, c’est-à-dire au droit de disposer elles-mêmes de leur force armée.

eeiEn Suisse. — Les socialistes se taisent, les Églises hurlent avec les loups. C’est le moment, pour le Christ, de revenir ; la place est libre.
eei12 novembre 1914. Lettre au Conseil Fédéral. — Je vous renvoie ci-joint les titres que j’ai reçus en héritage de mon
père, espérant que les événements actuels suffiront sans autre

commentaire à expliquer le motif de cette restitution.

Je crois que les enseignements du Christ, tels que l’État les fait encore prêcher aujourd’hui dans des centaines d’églises, sont supérieurs aux conseils de la politique réaliste et du bon sens commercial et, à la longue, plus pratiques aussi. Veuillez faire de cet argent l’usage qui vous paraîtra le plus conforme à l’esprit dans lequel ces lignes sont écrites ; peut-être vaudrait-il mieux attendre quelques années encore avant de prendre une décision à cet égard.

(Annexe : 48 actions Nestlé, etc.)

eeiSeul sur une route difficile que je ne connais pas, avec un nombre incalculable de trous et d’obstacles ; personne dans cette contrée ; ils sont tous à cent lieues.

Au Japon, quand je voyais les gens qui passaient, je me disais : ce sont des étrangers, des Japonais ; naturellement, nous ne nous comprenons pas. Maintenant ici, en Suisse, il n’y a plus cette excuse. La vraie solitude est ici.

eeiComme l’air est rempli d’âme, d’Esprit, là-bas ! S’enfuir là-bas en esprit — où les laideurs, je ne pouvais les voir, je ne pouvais les comprendre — quand l’air est irrespirable ici.
eeiÊtre loin de cette méchante et vaniteuse Europe, près d’une vieille pagode en ruines !
eeiLe philistin, c’est l’homme qui, où que ce soit et comme que ce soit, prend les choses au sérieux, et met les choses, les objets, les actes matériels, au-dessus de l’âme qu’elles manifestent (toujours médiocrement) ; l’homme qui préfère deux millions à la poésie d’une feuille qui s’en va au vent. Philistin et païen, c’est la même chose. (Beaucoup de missionnaires américains au Japon sont philistins et païens ; la plupart des Japonais du peuple ne le sont pas.)

Le Christ était à l’antipode du philistin ; les choses n’existaient pas, Dieu seul vivait.

eeiAprès cette faillite énorme de tous les bons sens et génies pratiques combinés, l’utopie redevient libre et n’a plus besoin de se croire impertinente, dressée contre un monde qui est fou.
eeiIl dit que je ne connais pas les hommes… je crois que c’est lui qui se trompe ; il n’en connaît que la surface mauvaise, il ne voit pas l’éternel qui est dessous, une étincelle d’éternel en chacun, la seule chose qui vaille la peine d’être considérée.
eeiQuand on a une idée qu’on croit grande, c’est dangereux de parler pour elle, car les idées sont en général tuées par les hommes qui les servent.
eeiEn faisant ce qu’on croit bien, on voit sa vie se coordonner d’une manière singulière ; tous les détails de l’enfance apparaissent comme présents, comme exactement conformes et harmonisés avec toute la vie jusqu’au moment présent ; rien ne passe, et la mort est supprimée. Les « mauvais » d’autrefois n’existent plus, et les bonnes gens sont toujours là, plus souriants encore qu’autrefois.
eeiLa justice, qui en veut ? Qui préfère la justice à son propre avantage quand personne ne le surveille ? Qui préfère la justice en tout ?

Quand il n’y aurait qu’un seul homme qui demande la justice, toute la justice et rien que la justice, il l’aura ; mais qui la veuille vraiment, envers et contre tous, et contre lui-même. hommes capables de faire ces choses, nous sommes tous de la même étoffe, donc j’en suis capable. Et votre fureur aveugle prouve l’exactitude de cette remarque.

eeiDimanche, c’est un jour où il faut détendre, faire tout ce qu’on veut, mais ne le faire que pour la joie, pour l’harmonie de l’esprit — et peu à peu, tous les jours doivent devenir dimanche.
eeiCette absurdité [le don de sa fortune à l’État] a déjà eu un résultat considérable, énorme : pouvoir sortir avec paix intérieure au milieu de cette cohue d’ouvriers méfaits et dégénérés.
eeiIl y a longtemps que le christianisme aurait triomphé, si les chrétiens n’avaient pour principal objet d’étouffer le christianisme.

Il y a longtemps que le socialisme aurait triomphé, si les socialistes n’étaient tous des capitalistes en espérance.

Il y a longtemps que la justice aurait triomphé, si ceux qui la réclament ne s’empressaient de l’étouffer quand elle se dresse contre eux.

eeiLa justice est une montagne vers laquelle on se met en route le matin, le cœur joyeux ; puis on découvre une niche commode ; on s’arrête, on s’installe, on pique-nique, on bâtit ; on ne bouge plus ; et le sommet n’est plus qu’une décoration du paysage qu’on célèbre avec ses amis en prenant le café.

Le christianisme est précisément cela : une décoration commode, comme le Mont-Blanc à l’horizon ; mais quel ennui, Madame, si le Mont-Blanc pénétrait réellement dans le salon !

eeiSi l’on dit : Toute la morale n’est que de l’égoïsme bien entendu, cela vous indigne, parce que vous sentez que la loi morale vous porte tellement au delà de votre moi étroit.
C’est vrai. Mais tout se concilie si l’on constate la merveille : cette chose au delà du moi étroit, vers laquelle la morale vous porte, est précisément votre vrai moi ; c’est à lui que l’égoïsme bien entendu, identique à l’altruisme le plus complet, se rapporte en réalité.
eeiComme je vous aimerais, vous gens cultivés, intelligents, de la Société, qui avez du goût, de jolies choses, une jolie manière de parler, une jolie voix ; comme je vous admirerais et vous aimerais, si vous n’aviez pas sur la face ce chancre dévorant de l’égoïsme, de la peur économique, de la convention ; si vous acceptiez un rayon de l’éternel.
eeiMieux vaut être au ban de tous les partis et de tout le monde que d’être complice.
eeiLa noble société, grande, vraie, sereine, de ces deux ou trois théorèmes que j’ai compris ; — d’une montagne, — d’un sapin, — d’un vieil ami qui tâche toujours de voir le plus beau dans tout ce qu’on lui dit, qui supplée naturellement aux déficits de tout, qui fait crédit indéfiniment, et sera payé… tôt ou tard, ici ou là-bas…
eeiAbsolument impossible de savoir ce qui m’arrivera demain, sans vouloir d’abord paisiblement ce que j’ai à vouloir d’ici à demain.

Métaphysiquement très important, et remarquablement d’accord avec la règle chrétienne, par exemple le Sermon sur la montagne : « À chaque jour suffit sa peine.»

eeiIl y a le langage socialiste qui est odieux, et le langage ecclésiastique qui l’est aussi, et cependant c’est là derrière qu’est la vérité.
eeiL’immoralité économique est maintenant le péché par excellence. Ils ne le voient pas, parce qu’ils sont tous dedans :
les pauvres par leur désir, autant que les riches par leurs actes. Mais les riches sont les plus coupables.
eeiÀ chaque ami qui meurt, une action énergique, puissante, qui montre qu’il est ressuscité, éternel.
eeiPendant que je calculais les moyennes des lectures faites aux colonnes de mercure, donnant le vide aux différentes pentes du tuyau d’échappement de la nouvelle turbine à action ; pendant que je calculais ces moyennes, une toute petite sphère de mercure, tombée de je ne sais où, est venue courir sur mon papier, toute fine et brillante, le point mathématique brillant, souriant, concentrant le pauvre rayon tombant de la fenêtre ; rayonnement minuscule ; et si fine, si charmante au milieu de tous ces chiffres neutres… Comme elle riait sur ce papier, toute minuscule qu’elle était, et si légère, si incroyablement sensible à la pente naturelle du papier (être parfaitement sensible à la vraie pente, si faible soit-elle !) qu’elle semblait vivante, courir de son plein gré sur mon papier absolument plat, cette étoile égarée dans ce calcul ; un sourire singulièrement aigu, perçant, net, franc, de petite virgule infime, éclatante, juxtaposée naturellement à une petite virgule d’ombre infiniment menue (l’ombre de la boule de mercure) ; être singulier, qui courait çà et là, comme au gré de ce que je pensais (car je pensais furieusement, lourd et pénible et angoissé à ce moment). Elle est venue tout exprès, une joie terriblement froide et charmante. Cette goutte de mercure, dans sa mobilité, se moque singulièrement de ces choses compliquées. Elle est simple et sphérique, elle est sans couleur, elle réfléchit simplement tout ce qui passe.

Ce dont il s’agissait, c’était ce lourd, assommant, pénible, abominable mensonge social, contre lequel je gémissais.

eeiSagaces calculateurs, constructeurs intelligents, ouvriers précis et consciencieux, voilà ce qui fait une bonne maison.
Ce serait beau si un esprit de joie, de satisfaction, la pénétrait

du haut en bas. Cet esprit est essentiel ; il faut qu’il soit cultivé hors de l’usine, dans la famille, la ville ; qu’on aime à se soutenir, à être ensemble, en présence d’un esprit supérieur.

Avril 1915.

eeiPolitiquement : un tunnel parfaitement noir où pas la moindre lumière n’apparaît plus, ni devant, ni derrière. À Dieu vat.
eeiC’est clair, on ne peut voir et comprendre certaines choses qu’après en avoir réellement fait et voulu certaines autres selon sa conscience ; de là l’absurdité des dissertations philosophiques, morales, sociales, à grande distance. Faites, avancez, et vous verrez. Ce n’est qu’un principe interne qui peut vous conduire sûrement, et non pas vos calculs.
eeiCette fameuse âme moderne : un mélange de satisfaction, de suffisance, de vanité,… de peur et de désespoir devant les choses que, quand même, l’intelligence et la mécanique n’atteignent pas.
eeiJ’ai l’impression permanente, constante, que nous nous mouvons dans un énorme mensonge.

Détails infimes qui, additionnés, font une montagne.

eeiL’ironie est un masque qui vous cache à vous-même et qu’on doit se mépriser de porter.
eeiParler avec un air supérieur à un enfant, c’est une marque certaine de vulgarité : cela marque l’importance attribuée à la matière, à la dimension ; l’incapacité de voir la noblesse ailleurs que dans des kilomètres cubes.

De même parler avec familiarité à un enfant, c’est de la vulgarité. Un enfant, c’est l’être encore distingué.

Comme les Japonais sont fins à cet égard !

eeiSi les meilleurs se défendent avec acharnement contre toute espèce de prophète, ce n’est pas par orgueil seulement, mais surtout à cause de l’intuition profonde qu’en somme chacun ne peut employer qu’une vérité qui lui vient de sa propre profondeur, que sa vérité. Il ne faut pas imposer de systèmes aux gens, mais seulement les mettre dans la position, dans l’atmosphère favorable au développement de leur propre germe.
eeiL’horreur qu’inspire la religion manifeste cette pensée très juste : mieux vaut rien du tout que cette cuirasse extérieure qui prétend prendre la place d’un développement vivant.
eeiVous parlez toujours de cette guerre comme si ce n’était pas vous qui la vouliez : votre guerre, la guerre dont vous êtes responsable ; votre guerre à vous, personnelle.
eeiSi j’ai tort, eh bien ! vous tous, mes amis, vous aurez raison pour moi.
eeiPéguy est de l’ordre du Christ.
eei« Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » Les infâmes ! qui emploient ce mot pour défendre leur rapine : la rapine qui écrase la vie de l’esprit chez les pauvres en les réduisant à la misère, — alors que ce mot a été dit contre les envieux qui voulaient étouffer la vie de l’esprit sous prétexte d’économie.
eeiCertes, sans Dieu nous ne pouvons rien faire ; inutile de se démener ; encore faut-il être au moins malléable dans sa main et mettre sa vie à son service, s’il la veut.
eeiTout est esprit. — Si vous croyez que tout est esprit, montrez-le en ne vous attachant pas à tout ce qui est matière.

Non seulement vous trahissez la religion, mais vous vous trahissez vous-même, vous trahissez ce qu’il y a de plus beau dans la vie : l’harmonie avec les hommes, simplement pour mieux vous loger, mieux manger, mieux boire.

C’est un marché de dupe, de lâcher l’Éternel pour ce prix.

eeiVous dites que vous voulez la justice entre les peuples. Comment le croirais-je puisque vous ne voulez pas la justice entre les hommes ?

Le seul salut dans ce conflit, dans ce tourbillon, c’est d’aller paisiblement, au fur et à mesure, où il faut aller.

eeiLe plus grand luxe qu’un chrétien pourrait s’offrir serait de se débarrasser de son argent, si cet argent est une barrière entre lui et les autres hommes.

Heureusement qu’ils ont une femme ou un enfant qui leur sert de paravent contre ce brûlant désir de se mettre ainsi en paix avec les autres !

eeiToute cette société, héritages, dîners, fracs, phrases, belles paroles, sourires (pièces de cent sous à l’arrière-plan, omniprésentes), elle m’ennuie terriblement, elle est mortellement fausse. Je préfère un monteur, deux monteurs qui savent leur affaire, ont un instinct délicat, raffiné, qui sont d’honnêtes gens, pas affairistes, contents, à leur besogne, des hommes ; pas complets, c’est entendu, mais vrais.
eeiLes vendeurs ne sont plus dans le temple. — Si ; ils sont dans la partie la plus obscure du temple : dans votre cœur.
eeiAujourd’hui un homme riche ne peut pas être un chrétien : cela allait peut-être encore du temps du Christ, quand la propriété était foncière et la richesse patriarcale. Aujourd’hui que la richesse est la rente principalement, et que le riche ne peut plus peiner avec ceux qui lui font sa richesse, directement, la richesse est devenue la vraie immoralité, celle qui fait mourir les gens, âme et corps.
eeiVous êtes des gens riches, prudents, raisonnables. Le désir de la justice — ce premier pas vers l’amour du prochain dont vous parlez toujours — n’est pas même suffisant pour vous faire détendre d’un cran votre prudence, votre fameuse prudence pour vos vieux jours, pour vos enfants, vos résidences, vos jardins, etc. Vous parlez et ne faites rien, et ce serait si peu de chose qu’on vous demande. Ainsi je suis fatigué de vous voir. Allons nos chemins séparés jusqu’à ce qu’autre chose nous rapproche.
eeiIls passent outre à la haine sans se demander : cette haine n’aurait-elle pas sa cause dans mon injustice ?
eeiLes chrétiens sont tombés tellement bas que si quelqu’un exprime sa sympathie pour les pauvres, on lui dit : « Qui vous a rendu si socialiste ? » et non pas : « Qui vous a rendu si chrétien ? »
eeiLe principal devoir, le devoir des gens sérieux est devenu « gagner de l’argent ». L’homme est élevé pour ça.
eeiLeur christianisme est tout ce qu’on veut, sauf une chose dont on puisse se servir.
eeiNotre monde se caractérise par une acceptation momentanée des choses les plus bêtes et les plus criminelles. Et les gens disent : « Cela sera toujours ainsi » — ce qui veut dire : je suis un lâche et un criminel et je compte bien le rester indéfiniment.
eeiQuand cette guerre sera finie, la vraie guerre commencera.
eeiJ’aime mieux mourir, et laisser toutes les fabriques, usines, sociétés de consommation, banques, envahies peu à peu par les liserons, que de continuer cette vie plate, sans foi, sans idéal. Vous me dites : « Mais, Monsieur, avec cet esprit-là, on ne calcule jamais une turbine qui marche convenablement. » — Eh bien ! pourquoi en calculerait-on ?
eeiLa redingote noire, les lunettes d’or, le front rouge de vacher-mathématicien, les honnêtes souliers à bouts ronds, à épaisse semelle, de l’honnête Leutenegger, Bâlois solide, descendant de Bernoulli, qui vient parler à la société des techniciens de Baden, et en termes clairs, sans aucune pose, sans aucune prétention, avec la clarté du Monsieur-qui-sert-l’Éternel-et-ne-pêche-pas-en-eau-trouble, et ne pêche pas pour lui-même (faiblesse fréquente du Welsche). Il explique gentiment, comme à l’école primaire — c’est-à-dire comme il faut quand on veut être compris —, les notions fondamentales du calcul des probabilités. Honnête homme parlant à d’honnêtes hommes : des gens qui travaillent, qui gagnent leur pain. (Entendez-vous, pauvre Madame, qui êtes affairée par les thés et le Lyceum, et les réceptions d’artistes qui n’en peuvent mais ?)

Comme il est solide et vrai, ce Leutenegger, et bien posé, à côté de ce tableau où il y a tous les coups possibles à faire avec deux dés ; comme c’est clair, sain, équilibré. Bon vieux pays, Helvétie ; ces gens-là sont honnêtes, ne tueraient personne, ne mangeraient personne.

Rien qu’à voir les bouts ronds de ces souliers, et les pantalons en étoffe noire, solide, un peu trop courts, un peu raides, comme montés sur des tiges de bottes, et ces grosses semelles, on sent la tradition, l’éternel, la justesse, la justice. Cette redingote noire mise par cette soirée étouffante pour faire honneur et respect à son auditoire ! Mon vieux confédéré Leutenegger, je te regarde, je regarde ça comme de la galerie, comme du balcon. Je ne suis plus de cette fête où l’on respecte les habits prescrits ; mais, du balcon où je suis, je ne puis pas assez dire ce que j’aime cette solidité, cette honnêteté, cet ordre, cette tenue, et quel beau prêche c’est que cet homme solide et paisible qui parle devant son tableau noir, avec l’allemand vigoureux, pas fignolé, des Suisses qui parlent le haut allemand, avec son parapluie de paysan ou de mathématicien, mi-coton (avec une courbure visible, un ventre entre l’élastique et la pointe… et non pas conique, droit, pincé, comme le parapluie des gens distingués). Il explique les tableaux en papier qu’il a soigneusement fixés avec des punaises sur le tableau noir.

C’est la même race que Linder[1] : ordre, fidélité, modestie devant son sujet, devant le monde ; conscience ; pas l’ombre de pose ; individualité complète, parfaite, parce que fondue dans l’œuvre à faire.

Quelle peine il a fallu à l’Éternel pour aboutir à quelque chose d’aussi bien, d’aussi parfaitement droit, plein, vrai !

eeiUne vie : Quel immense labeur ! que de détritus, que de fumier il faut accumuler pour produire une toute petite fleur.
eeiUn caillou de silex perdu dans la montagne de craie molle.
eeiBon gré, mal gré, je sens que je suis de la même église que ce Péguy.

Péguy était un prophète… Comme les spirites ne lui ont pas fourni de pied de table de la dimension voulue, et faute de mieux… il s’est réincarné en moi (!)

eeiKarlsruhe bombardé par 23 aéroplanes français, anglais. Je trouve ça beau, encore, au fond de moi-même.

C’est une division étrange contre soi-même ; telle expédition, magnifique, enthousiasmante, parce que ce sont des Français ! Pauvre enfant, il faudra mourir.

eeiVoilà vingt siècles de christianisme ; nous sommes engagés dans cette affaire, encore, toujours.

Éternel, pourquoi ?…

eeiIl y a une chose qui doit frapper les chrétiens ; c’est non seulement le mépris où le christianisme est tombé chez les
hommes, mais encore la conscience que ce mépris est au fond

mérité et naturel.

eeiNous sommes cette génération unique qui, au collège, rêvions encore de machines à voler, d’ailes, et qui, à trente ans, avons vu les hommes voler.

Cette chose unique, incroyable, cette division inouïe que plus personne né après ne pourra se représenter exactement : les hommes nés après nous auront tous vu, dès leur plus tendre enfance, des hommes avec des ailes ; l’aile humaine leur sera aussi évidente que la roue.

eeiJ’ai le droit de repousser l’État qui fait la guerre, si je le repousse quand il veut défendre ma propriété.
eeiLes systèmes les plus vastes sont moralement les plus imparfaits :

Si les cellules du corps remplissaient leur devoir aussi mal et égoïstement que les individus dans l’État, l’individu mourrait immédiatement.

Si l’individu, le citoyen de l’État, remplissait son devoir aussi mal et égoïstement que les États dans l’humanité, l’État mourrait instantanément.

eeiForel et les abstinents traitent l’alcool de poison : du point de vue de l’estomac ils ont raison ; mais d’autre part si ce poison servait à en chasser un plus grave du cerveau des gens : cette humeur acariâtre, séparatiste, fanatique, limitée, fermée, individualiste, incommunicative de beaucoup d’abstinents, l’explosion de ce contre-poison vaudrait qu’on suspende son jugement.
eeiCette merveilleuse parabole du royaume des cieux qui est le trésor unique pour lequel on jette tout le reste par la fenêtre ! Comme l’industrie, le coffre-fort, la chimie empêchent de voir ça ! Ce papillon bleu de ciel qui porte un X blanc, deux lignes
blanches en croix sur fond azuré, c’est lui qui vient me chanter la gloire de l’Éternel, la gloire unique.
 L’apparition, dans le monde, de l’intelligence, de la pensée humaine, a-t-elle été un accouchement aussi douloureux, aussi pénible que l’apparition du cœur chrétien ?
 L’amour qui n’a pas pour base la justice, le désir de justice, n’est que faiblesse ou partialité criminelle. C’est ce que l’évangile veut dire quand il professe cette chose énorme d’aimer Dieu plus que soi-même, plus que ceux qui vous sont le plus cher.
 Nous avions un héritage infiniment précieux : c’était la doctrine chrétienne ; nous l’avons abandonné, nous avons refusé cette succession comme disent les avocats, pour pouvoir accepter celle de l’or (du peu d’or) qui nous est laissé. Nous trahissons paisiblement l’Éternel.
 Avec ce qui vous est sacré, on ne peut pas faire de l’argent. Cette transmutation est le blasphème.
Je suis résolu à ne pas tomber, et si je tombe, ce n’est qu’un rêve ; en vérité, je ne tomberai pas.

La garantie, c’est l’Éternel ; tomber veut dire précisément lâcher l’Éternel ; on ne tombe pas, par définition, si on tient à lui.

 Dieu soit loué ! avec cette guerre la vérité revient sur la terre, on voit nettement où nous en sommes et ce qu’est ce christianisme patriotique.
 La folie d’un individu qui met la morale avant les affaires, l’harmonie avant la vie matérielle, la vraie vie avant la vie apparente.
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1928.

 Tout être libre subit une évolution réglée d’un côté par ses limitations particulières (les réalités extérieures) et de l’autre par une volonté centrale.

Dans la mesure où je me sens libre, c’est la volonté centrale qui agit en moi. Il semble qu’il y ait des procédés ou des habitudes (la prière), qui élargissent le champ de cette volonté centrale en nous. Pour être plus libre, communier plus largement avec Dieu.

Quand, dans le fameux raisonnement, on dit : « Si Dieu peut prévoir ce que nous ferons, alors c’est que nous ne sommes pas libres », on se fait une fausse idée du mécanisme de la prévision. Dieu, ou quelqu’un, peut prévoir ce que nous ferons comme nous le prévoyons nous-mêmes au moment où nous voulons et en sachant que nous voulons et ce que nous voulons. La prévision de mon action n’exclut nullement ma liberté, n’exclut nullement l’intervention réelle et irréductible de ma volonté, si elle se fait par la conscience même, directe (ou par sympathie pour une autre personne), de cette volonté.

Il y a dans cette idée que la liberté des individus n’est pour ainsi dire que le morcellement d’une liberté centrale, — d’une volonté centrale aux prises dans les différents individus avec des limitations, des désordres et des effets statistiques différents — une idée qui serait d’une importance considérable, si elle était bien juste. C’est en somme que Dieu lui-même agit en nous tous, tant bien que mal et comme il peut, à travers les limitations de la nature ou du caractère que chacun de nous oppose à cette volonté. Cette vue inspirerait un sentiment de charité absolue. Partout où il y a de la liberté, donc peut-être partout où il y a de la vie, c’est Dieu qui lutte à travers des limitations et pour une organisation supérieure.

Quand un homme ferait quelque chose de mal, ce serait toujours et par définition ses limitations qui en seraient responsables ; pour ces limitations, il doit être plaint, beaucoup plutôt que blâmé. Voyons en chaque homme, même le plus misérable moralement, Dieu lui-même en lutte contre des limitations parfois étouffantes.

C’est en somme la conception à laquelle l’expérience religieuse la plus libre, celle des chrétiens libres, comme les Quakers, conduit de plus en plus les hommes.

Je pourrais dire : Ce qui veut en moi, c’est l’élément le plus haut, le plus libre, la meilleure partie de moi-même. Le reste, ce qui n’est pas la meilleure partie, c’est ce que j’appelle limitations, circonstances extérieures, caractère, etc. Or ce qu’il y a de meilleur en moi, c’est Dieu.

Ce qui veut en moi, c’est donc toujours Dieu, et quand Dieu prévoit ce que je voudrai, il prévoit seulement ce que, dans les situations successives, lui-même voudra.

{{g|◇ 1930. Dans un jardin près de Paris. — C’est bien le premier printemps. Pêchers tout roses, amandiers blancs, ou autre essence à fleurs blanches ; petits boutons rouges de pommiers du Japon ; petits soleils des roses jaune d’or. Les jonquilles et les primevères roses dans le pré ; et la grâce de ces trois mots à l’intonation française qui viennent on ne sait d’où dans l’air matinal.

Optimisme solide des yeux ouverts. Nous allons aimer ce qu’il y a de merveilleux dans ce monde-ci — sans nous laisser émouvoir par l’effroyable atmosphère d’affairisme dur qui remplit, empue, empoisonne cet air parisien. Au fond, cela n’existe pas ; c’est une illusion ; ces gens ne savent ce qu’ils font et après quoi ils courent.

Ce pêcher rose, cet éternel pêcher rose, est la vérité, avec tout ce blanc éblouissant qui commence à sortir.

Un arbre au printemps : un fouillis de menus bois entrecroisés où l’on voit pointer çà et là quelques petits boutons blancs, lumières blanches, annonciateurs d’une nouvelle saison. Une grâce nouvelle, la grâce de « vies nouvelles », la fleur, dans un brouillard de bois gris et dur.

J’ai vu quelque chose de précis, de très bon, de très lumineux, — à tenir ferme quoi qu’il arrive ! C’est le service de Dieu.

 Ne pas être effrayé des abîmes : la région des grands sommets est nécessairement celle aussi des grands abîmes.
 Etre aussi mathématicien et savant que possible, pour voir tout ce qui est grand et beau encore mieux.
 II est bon de se rappeler que l’orgueil et la vanité d’autrui nous choquent surtout — sinon exclusivement — à cause de notre propre orgueil et vanité.
 Etre là pour aider les autres, et ne jamais rien demander pour soi : c’est le terrain ferme.
 Si l’Eternel n’était pas là, en qui tout se résout et s’harmonise, nous serions dans une situation terrible.
 La vraie condition de l’homme paraît être de se trouver constamment en bataille pour des choses qui dépassent sa nature.

Autrement dit : de monter.

 La vie n’est tolérable que si elle est donnée, consacrée à quelque chose de plus grand que soi-même, par le travail utile dans lequel on s’oublie ; tant qu’on ne s’oublie pas pour œuvrer pour l’éternel, on est dans l’erreur et dans le malheur.

Travailler non pas pour s’étourdir, pour s’oublier, mais pour se retrouver dans, et s’unir à l’éternel.

 II faut prier ardemment, afin de ne pas sombrer dans un égoïsme désabusé, non satisfait, desséché.
 « Etudions la religion », certes, mais à partir du fait très net que la mâchoire du requin existe, constamment appelée à dévorer, au petit bonheur, une jambe, un bras ou une tête de naufragé.

C’est sinon à partir de là, du moins en reconnaissant explicitement et attentivement cela, qu’il convient de rechercher Dieu, ou plutôt de le constater, tel qu’il est très net aussi, à certains endroits.

 Le fils d’un de ses amis est très gravement malade. — « Eternel, tire d’affaire cet enfant. »

Je sais pertinemment, par expérience multiple, des autres surtout, qu’il n’y a pas d’Eternel qui puisse, qui veuille intervenir ainsi, sur demande ou sur commande. Les demandes les plus émouvantes, en apparence les plus légitimes, restent sans réponse.

La foi en Dieu, c’est d’être prêt ; de ne jamais se décourager ; de ne jamais désespérer, même quand on est tout en bas, même quand tout s’écroule absolument… Voilà la vérité. Oser toujours la vérité, même la plus dure, même la plus triste.

Novembre 1933. Avant son passage en Allemagne.
 Une fois au moins, être courageux ! Seigneur… donne le courage d’aller… Oser agir sans peur, suivant sa conviction. Même dans le ridicule.
  Un grand appel auquel il faut être fidèle malgré toutes ses chutes et faiblesses, rechutes et refaiblesses.

Si nous sentons douloureusement chutes et faiblesses, c’est que l’appel est toujours là.

 Qu’est-ce que Dieu ?… Le contraire magnifique de tous les mensonges, de tous les préjugés, de toutes les « peurs de n’être point orthodoxe » qu’on a mis sous ce nom.
 A l’homme qui ne trahit pas, les choses commencent à parler ; elles laissent voir leur sens réel et profond.
 La vérité simple. Voilà pourquoi, malgré tout, cette grandeur de l’homme Christ, sous son revêtement de théologie en carton doré, apparaît dans toute sa splendeur.
 Je ne suis qu’un homme médiocre, pas meilleur que les autres, mais j’ai vu cette vérité-là, ce côté de la vérité, et je dois être fidèle ; j’aurai la force de faire ce qu’il faut faire dans ce sentiment-là.
 Je ne sais pas à quoi Il tient ; mais je sais que je tiens, moi, essentiellement à écouter et à suivre cette voix puissante qui se fait toujours entendre ; qu’au fond c’est là tout mon sens, tout mon être, toute ma vie.
En voyage et aux Indes.
 A Guardafui, ils sont encore volontiers cannibales. Affreux pays, brûlé par le soleil ; enfer. Eternel… Eternel !… Ton être ici apparaît sensiblement plus compliqué que dans les feuilles d’Ecole du Dimanche !
 Cet homme, Jésus, a eu la foi héroïque dans la valeur des hommes ; même des brigands.
 L’horreur véritable, saine, profonde de la prière. Est-ce que je vais prier avec les meilleurs, X, Y, Z ? Nous avons horreur de ces prières. Dieu n’y est pas, refuse d’y être. Ces prières du matin de Gandhi me font à moi un effet de ritournelles tout à fait pénibles ; cela m’humilie et me choque comme un mensonge.
  1. Ami de Pierre Ceresole, professeur d’histoire naturelle.