Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XXXVII

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LES ETRENNES

Ma tâche étant remplie en même temps que celle de mes collègues, je prendrai également congé du bureau, après avoir signé la feuille de présence. Seulement, je serai heureux, cher lecteur, si vous consentez à m'accompagner jusque sur la hauteur de Belleville où je demeure, et où le dîner sera prêt quand nous arriverons.

Toutefois, je dois vous prévenir que j'aime beaucoup à flâner en chemin, surtout le 31 décembre, à cause des étrennes qui garnissent l'intérieur ou la devanture des nombreuses boutiques de marchands qui obtiennent la permission de s'installer sur les boulevards.

Je suis encore, comme au jeune âge, heureux de contempler les jouets riches et variés qu'on étale à mes yeux.

Je souris à l'aspect du polichinelle qui, fier de ses deux bosses ou de ses deux figures enluminées, ressemble au dieu Janus qui en laisse une par derrière pour courir après celle qui est devant lui. Ce polichinelle ruisselant de mille paillettes d'or, et qui sera l'objet de la tentation et des sollicitations pressantes de l'enfant qui va passer tout à l'heure près du marchand, sera brisé demain par ce même enfant qui aura obtenu de sa mère le droit d'emporter le jouet avec lui. Il démontera d'abord une jambe, puis un bras, ensuite la bosse de derrière, et si le polichinelle ne se brise pas le nez en tombant, ce sera grâce à la bosse qu'il aura conservée par devant.

L'homme n'est pas plus raisonnable que l'enfant : il profite aussi du jour de l'an pour se livrer à tous ses caprices déréglés et à ses goûts déraisonnables de dépenses inutiles. Ce sont des bonbons qu'il achète un prix fou, en raison du luxe de la boîte, du sac ou de l'étiquette qui annonce leur choix distingué. Ce sont des livres magnifiquement reliés et dorés sur tranche, ou bien des bijoux d'une fantaisie tout à fait de circonstance.

Et tandis que le gai porteur d'eau fait emplette d'oranges pour la dame auvergnate de ses pensées, le dandy, le lion, le fashionable, le singe de M. Mirès ou le jeune habitant du quartier Bréda se ruine pour une dame au camélia à laquelle il achète une petite parure d'un millier de francs.

La parure n'a qu'un temps, son clinquant ressemble fort à celui de Polichinelle. Les perles de cette parure seront brisées un jour, - les diamants dispersés, - l'amant qui les a achetés sera à la recherche d'une place dans une administration, et la femme à l'hôpital.

Et si ce malheur n'était pas arrivé, ne sait-on pas que la possession tue le désir et amène la satiété  ! La possession ne satisfait ni les hommes ni les enfants. - pourquoi le cœur devient-il inconstant ? - Je l'ignore, ou plutôt je craindrais de m'appesantir sur cette question qui m'obligerait à jeter quelques regards en arrière. Passons donc à côté de l'inconstance des hommes. Voyons là fuir avec le jour de l'an, et sachons profiter du coup d'oeil enchanteur des étrennes sans nous embarrasser de richesses superflues que le temps pourrait disperser en laissant derrière elle des regrets.


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