Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XXXVIII

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L'OMNIBUS

Vous conviendrez cependant qu'il est cruel de ne rien acheter lorsque l'on sent remuer de l'argent dans sa poche, et que, comme votre serviteur, l'on vient de recevoir le montant de ses appointements. La vue d'objets précieux réjouit les yeux, mais elle ne réjouit ni le cœur ni la bourse. Et le moyen de réjouir son cœur d'abord, et de faire ensuite palpiter de joie celui des enfants, c'est d'ouvrir sa bourse pour leur ménager quelque surprise à l'époque du jour de l'an. Arrière donc la pensée d'économie ; suivons la foule, imitons-là dans ses élans généreux, advienne que pourra. Le 31 décembre n'a pas été inventé pour que nous gardions les deux mains dans les goussets de notre gilet, et que nous nous promenions les coudes en dehors comme un Anglais misanthrope. Ce jour doit nous apprendre à faire le lendemain des heureux.

Voici justement l'occasion... J'aperçois un confiseur : vite un bâton de sucre de pomme de Rouen ou de Paris. Combien pèse-t-il ? - Une livre. - Ce poids n'est pas lourd, - et le bâton peut tenir dans ma poche ; - mais j'ai deux enfants, - part égale. Mettons un second bâton de sucre de pomme de l'autre côté de mon paletot... - Ah! la belle poupée que voilà dans la boutique voisine! - Combien vaut-elle ? - six francs. - Je l'emporte. - Et ce jeu de patience ? - Le même prix. - C'est à merveille ; il n'y aura pas de jalousie entre mes deux filles, chacune aura ce qu'elle désirait depuis un an. - Mais ne pourrais-je pas, pendant que je suis sur les boulevards, faire achat d'un manchon à ma femme ? En voilà un de cent francs. La martre m'en paraît fort belle ! Qu'on me le livre avec la boîte longue qui devra le contenir. - Très bien, c'est payé. - Partons!... Tiens, voici encore un marchand d'oranges. On ne voit que de ce fruit sur les boulevards... Au fait, on estime beaucoup les oranges chez moi : si je faisais choix de quelques-unes, au risque de passer pour un porteur... d'oranges. Je vais en prendre une douzaine, ma foi! tant pis si mes poches crèvent! On ne se charge jamais trop du soin de faire plaisir à ses semblables. - En route, maintenant, ou plutôt montons en omnibus. Je suis dans un jour de dépenses, et je ne vois pas d'inconvénient à occuper une place dans la voiture du pauvre.

« Comment ? la voiture du pauvre ! s'écrie à mes côtés un avare qui se tient en ce moment à la station de la porte Saint-Denis. J'ai vingt-cinq mille francs de rente, et je ne prends jamais d'autre voiture que l'omnibus. Il n'y en a pas de plus commode au monde ; elle transporte quatorze personnes à l'intérieur et dix à l'impériale, d'une extrémité de Paris à l'autre, moyennant la faible rétribution de trente centimes par place en bas, et quinze centimes en l'air.

- Je suis de votre avis, et il m'arrive fort souvent de m'installer dans l'omnibus. C'est la grande voiture de famille où les crinolines sont peu à l'aise, si elles ne gênent pas le voisin de gauche et de droite, mais où cependant on les tolère avec urbanité, malgré leur ampleur démesurée. A part l'inconvénient de la crinoline, on s'accorde mieux en omnibus qu'on ne le fait en diligence. Il y a rarement des querelles ou des difficultés sérieuses. On y cause familièrement, et on y fait parfois des connaissances honnêtes, si l'on n'y rencontre pas des protecteurs. Je suis, comme vous le voyez, partisan dévoué de l'omnibus; mais je n'ai aucune sympathie pour les avares, et je ne comprendrai jamais qu'un homme ayant vingt-cinq mille francs de rente n'ait pas une voiture à ses ordres, au lieu de prendre la place du pauvre dans l'omnibus. L'avare qui se prive de ce qu'il pourrait se procurer sans gêne est un être odieux. Je ne fais aucun cas de sa personne et je l'assimile au bâton verni qui le soutien. Je ne chercherai pas à heurter la canne qui lui sert d'appui, mais je fuis l'avare si je le rencontre sur ma route. Que sa canne tombe de ses mains défaillantes, et je ne l'aiderai pas à la ramasser. Je hais l'avare, et je ne tiens pas à me trouver en sa société. Je lui cède ma place dans l'omnibus ; puisse-t-il s'y trouver fort à son aise ! Je lui réserve dans mes écrits une autre place où il sera fort à l'étroit. »

Quittons, ami lecteur, le vieillard dont la figure repoussante et les paroles incongrues m'ont surexcité la bile, et prenons de préférence l'omnibus à la porte Saint-Martin.

Mais que vois-je ? - A la station du second bureau il y a plus de voyageurs que n'en pourraient contenir cinq voitures. Décidément, je n'attends pas, à cause de mes colis qui deviennent embarrassants et de plus en plus lourds. Guidons nos pas jusqu'au boulevard du Temple, à l'encoignure du faubourg. - Hélas ! autre déception. - Il y a une affluence de personnes non moins grande à cette station qu'à celle de la porte Saint-Martin.

Puisqu'il en est ainsi, montons à pied jusqu'à Belleville. C'est un beau site, et le temps, quoique froid aujourd'hui, lui ressemble.

Si j'arrive harassé de fatigue au logis ; si, tourmenté par la faim, j'ai tout au plus la force de recevoir les embrassements de ma femme et de mes enfants, je leur dirai en me reposant de mes fatigues : « Soyez satisfaits, mes amis, je vous rapporte quelques souvenirs de fin d'année et du voyage au bureau. »


CONCLUSION

Ami lecteur, il faut nous séparer... Je suis arrivé sans malencontre à destination, et je vous remercie de m'avoir accompagné dans mon voyage.
Je ne pensais pas, dès le début, pouvoir le faire avec autant de facilité. Vous m'avez encouragé, et mon zèle ne s'est pas ralenti. Merci donc une seconde fois. Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir.

Le premier pas d'un voyage est celui qui coûte le plus, de même que le premier chapitre d'un ouvrage est celui qui nous préoccupe sérieusement. Telle est aussi la vie bureaucratique : quand le surnuméraire fait son entrée dans une administration, il croit ne jamais atteindre le but de son voyage. « Trente années consécutives de présence obligée dans un bureau, se dit-il, pour avoir droit à la pension de retraite, quelle longue existence!... ». Cette longue existence n'est souvent qu'un rêve de courte durée. La vie passe si vite que l'on a tort de se plaindre de ses charges. Il faut les supporter avec courage, patience et résignation. Il faut, en un mot, être satisfait de son destin, s'endormir paisiblement dans son lit, quand vient le soir, en priant Dieu de nous permettre le lendemain de parcourir le voyage à notre bureau, en compagnie du lecteur, s'il veut bien encore nous faire l'amitié de nous accompagner.

FIN



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