Voyage au Taka (Haute-Nubie)/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 11 (p. 97-112).
Première livraison


La Khala de Mintahouès. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


VOYAGE AU TAKA

(HAUTE-NUBIE),


PAR M. GUILLAUME LEJEAN.
1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I


Route de Saouakin à Kassala. — La Khala.Fillik. — Un consul mort et ressuscité. — Mallem Ghirghis. — Alla ranca. — « Un gentilhomme, je comprends ; mais un Français ! » — Le chekh des Hadenda : politique égyptienne. — Une femme de bon conseil. — L’honneur du drapeau égyptien.

Nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié les esquisses que j’ai tracées, il y a plus de quatre ans, du désert nubien que je venais de traverser en diagonale, de Saouakin à Kassala. Une mission officielle me ramenait cette année dans la même région et me permettait de renouer connaissance avec cette Afrique terrible et enchantée que l’on ne parvient jamais à oublier et dont le souvenir me donne parfois, jusqu’en France, jusque dans Paris, de longues heures de nostalgie. Mon premier récit, écrit à une époque ou l’Afrique m’était moins familière qu’aujourd’hui, offre bien des lacunes que je tenais à combler : c’est le motif qui me ramenait, le 16 février 1864, sur cette même route de Saouakin à Kassala que j’avais hâtivement étudiée en 1860. Je reprends donc cet itinéraire au point où cesse la partie circonstanciée du premier récit, c’est-à-dire à cinq journées avant Kassala, à l’endroit où la route, après avoir coupé perpendiculairement le joli vallon d’Omlé, quitte définitivement le massif rugueux des monts Langheb. Cet endroit se nomme Togoy : j’ignore la signification de ce nom dans la langue bidja (troglodytique). En général, les aiguales nubiennes ont des noms bizarres auxquels se rattachent quelques traditions. Des deux puits avant Togoy, l’un se nomme Fils du blanc, bois ! l’autre, Le fils du noir tout court. « Voyez-vous, monsieur, me disait l’Africain qui me traduisait ce nom, le pauvre fils du noir n’est pas invité à boire, comme l’autre : le noir n’a jamais eu de chance !… »

À Togoy, je m’arrêtai un instant pour esquisser rapidement le terrain qui n’entourait, et jouir d’un coup d’œil que je ne devais plus retrouver de bien longtemps. Le cirque de Togoy marque, en effet, la transition des montagnes nues et brûlées de l’orba-Langheb à la plaine dont le Gach forme la blanche artère. La vulgarité monotone des collines de grès et de schiste, nues, rousses, généralement orientées N. E. S. O., courant à travers de petites plaines de graviers semées de laids mimosas et où le granit perce de loin en loin, est rachetée par les lignes fières et aiguës des chaînes de montagnes qui montrent à l’est et au sud leurs arêtes veinées de petits torrents et émergeant du milieu des forêts dont la densité augmente à mesure qu’on va au midi. Ces montagnes sont granitiques, et inclinent vers la plaine ces plans inclinés, presque lisses, désespoir du voyageur déçu à qui ils semblent de loin promettre de faciles ascensions. Deux belles traînées de doums[1], qui vont se réunir derrière les rochers du nord-ouest, non loin d’un mont mamelonné appelé Otba, marquaient le cours des deux torrents qui forment le Togoy. Au fond s’ouvre une percée à travers laquelle l’œil distingue, par-dessus des collines au dos jaune et arrondi, de hautes montagnes qui bleuissent dans les brumes : on me les a nommées Sotirba.

Je traversai successivement le grand Togoy, le grand et le petit Telgo, et j’entrai, immédiatement après avoir passé ce dernier torrent, dans des schistes alternant avec quelques lits de marbre calcaire d’une remarquable beauté. Les blocs confusément épars dans la plaine tranchaient vivement, par leur blancheur zébrée de bleu, sur la teinte plombée des schistes, et rappelaient parfaitement certaines ruines de la Grèce ou de l’Asie Mineure : un effendi qui m’accompagnait en fit même l’observation. Je campai ce soir-là à Fakeda tamyam, que Burckardt appelle Fakedol, et qui a une trentaine de puits de bonne eau, mais qui n’est point à proprement parler un lit de torrent, aux berges nettement dessinées, comme ceux que j’avais traversés jusque-là. Le torrent qui descend des montagnes du sud et dont le cours est marqué par des bouquets de doums, déjà plus espacés, s’épanche en liberté dans la plaine et se trace capricieusement un lit qui doit varier chaque année. Fakeda marque du reste le passage de la région montagneuse, qui reste à l’est, à l’immense plaine qui commence là pour ne finir qu’aux montagnes de Meroé.

Le doum (palmier). — Dessin de A. Faguet d’après un croquis de M. G. Lejean

En repassant dans ma mémoire le pays que j’avais traversé dans cette laborieuse journée, et me reportant au projet de chemin de fer entre Saouakin et Kassala, je dus conclure que cette section de Togoy à Fakeda, rocheuse, inégale, sillonnée de cent en cent mètres de torrents qui devaient charrier au kharif des masses de sable et de gravier, serait une des plus coûteuses que j’eusse encore vues, et que cette ligne était à peu près impossible. Reste à voir si l’avenir me donnera là-dessus un démenti. À Fakeda commence une nouvelle région botanique. Aux éternels mimosas que j’avais vus depuis Langheb je voyais se mêler nombre d’arbres particuliers à la plaine (khala), comme le tarfa, ami des torrents et des sables, le sidr (lotus nabak) avec ses petits fruits à noyau dont les Arabes sont si friands, et dont le goût rappelle assez celui de nos pommes d’Europe. Les gousses brunes et les fleurs jaunes du sené (senna-méka) rampent sur les parties les moins arides du terrain, tandis que l’ocher (asclepias) élève à la hauteur des arbres ses tiges blanchâtres, ses fruits trompeurs et le vert cru de ses larges feuilles. Adieu la majesté nue et sombre des paysages du Langheb et de ces cirques rayés de traînées de doums, cernés de murailles de granit ouvrant sur le désert leurs splendides échappées : une autre nature leur succède, moins pittoresque et plus monotone, mais où l’on trouve encore ce caractère grandiose qu’un paysage africain ne perd jamais tout entier. J’en ai surtout subi l’influence en traversant le lendemain la plaine nue, sans fin, tapissée d’une herbe fine comme la soie et haute de quatre pouces, qui frémit et ondule à la moindre brise, tandis qu’à l’horizon un soleil aveuglant fait flotter les petites vagues bleues d’un mirage qui ne réfléchit même point la forêt fantastique d’usage, tant les arbres sont encore loin. L’impression qui en résulte pour le voyageur accoutumé à l’Afrique est complexe, plus aisée à sentir qu’à décrire, mais, au fond, formidable. Ce gazon doré sous ce ciel de saphir ne peut lui faire oublier l’horrible mort qui l’attend, s’il vient à perdre l’unique sentier tracé par le pas des caravanes. Des catastrophes de ce genre sont ici sans exemple, parce qu’elles exigeraient un concours de deux ou trois circonstances funestes qui ne se trouvent jamais réunies : mais il suffit de se dire qu’elles ont pu arriver, ne fût-ce qu’une fois par siècle. Ce sol, en effet, est d’une aridité rare : les sources sont éloignées, connues des pasteurs seuls, et il faut être très-familier avec la topographie de la contrée pour savoir s’orienter sur les montagnes disloquées que l’on ne cesse d’avoir à sa gauche jusqu’à Abou-Gamel, et qui semblent des écueils émergeant de la mer.

Après Fakeda, je trouvai le khor de Gadamaib où je fis mon kief de midi sous de beaux tarfa, et où je vis des traces de cultures récentes de dourra. Le terrain est une alluvion légère, grise et sablonneuse, favorable au dourra et au coton : les khors qui ne sont pas encaissés et qui épanchent leurs eaux irrégulières sur un plan à peine plus bas que le reste de la plaine, créent avec le maigre humus charrié des montagnes ces alluvions chères aux nomades.

Parti de Gadamaib, je ne vis plus de cultures. Au khor de Sarara, je trouvai les derniers doums de cette route : ce khor, comme tous ceux qui suivent, se jette au Gach bien loin à l’ouest. Le terrain était un grès sablonneux, que perçaient çà et là des masses de granit : le quartzite élevait par endroits ses blancs monticules. La végétation devint un peu moins pauvre vers le khor Togwan, et au grès succédèrent des zones d’une terre noire, grasse, fendillée par la chaleur, comme la oualka d’Abyssinie : sol excellent, riche en matières organiques, mais trop compact pour la culture à moins d’amendements. Au coucher du soleil, je trouvai en travers de la route un malheureux chameau, épuisé, et abandonné là par une caravane que j’avais rencontrée vers Togoy : l’abandon remontait donc à trois jours, et je fus aussi surpris que douloureusement affecté de voir la pauvre bête encore vivante, malgré la soif qui devait la dévorer. Elle ne paraissait pas s’être relevée depuis qu’on l’avait laissée là, mangeait avec assez d’appétit l’herbe touffue en cet endroit, et je n’eus pas le cœur de lui envoyer un coup de fusil, essayant de me persuader qu’un passant indigène pourrait la faire lever à coups de bâton et l’emmener au puits voisin.

Jeunes filles du Taka. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.

Les nomades ne sont pas méchants, mais ils sont à l’endroit des souffrances de leurs chameaux, d’une insensibilité qui contraste avec leur affection pour leurs chevaux ou leur bétail, et qui doit tenir au caractère peu sympathique de cet animal étrange. Mélange bizarre de docilité et de sauvagerie, le chameau sait obéir à son maître, s’agenouille et se relève dès qu’il entend le rhhhh guttural du chamelier, mais ne s’attache à personne. Sa docilité a quelque chose de stupide, et ses fureurs sont redoutables. Ses grands yeux noirs, ordinairement doux, brillent alors d’un éclat effrayant, et sa large bouche grande ouverte, montre deux rangées de dents aiguës ; il menace, heureusement, plus souvent qu’il ne mord. En certaine saison, il est ingouvernable, se jette tête baissée dans les fourrés les plus épineux au risque de s’aveugler et d’estropier son cavalier, ou se sauve au hasard dans le désert et y meurt de soif avec le malheureux voyageur qui n’a pas eu la présence d’esprit de le tuer au début de cette course effrénée.

Je fis mon lit cette nuit-la dans les sables du khor Mintaoueb, et le lendemain, après une marche courte et fatigante, je vis émerger du milieu d’un mirage aveuglant les trois groupes de huttes qui forment le village de Fillik, capitale de prédilection des Hadendoa, située au milieu d’une plaine de la plus effrayante nudité. À moins d’un kilomètre à l’ouest serpente le large torrent de Herboub, aux rives fertiles et bien ombragées : je n’ai jamais compris le caprice que les nomades ont eu de s’établir si loin de l’eau et des ombrages, à moins qu’ils n’aient craint pour leurs troupeaux le voisinage des lions et des hyènes dont toutes ces forêts abondent. Fillik se compose d’une trentaine de toukouls fixes, et de cent cinquante tentes qui campent ailleurs durant l’hiver. En l’absence de chekb Mouça, prince héréditaire des Hadendoa et vrai sultan du pays qui s’étend de Kassala à Tokhar, le village a pour chef un de ses parents, qui vint me rendre visite et veiller à ce que rien ne manquât à la caravane. Il parlait peu, ce qui tenait en partie à la taciturnité dont l’aristocratie du désert se fait une attitude, à son peu d’habitude de la langue arabe et peut-être à la médiocre sympathie qu’il pouvait éprouver pour un blanc, ce qui, en Nubie, veut dire un Turc, c’est-à-dire un tyran, un malappris, un voleur.

Quand Burckhardt vint au Taka, il y a un demi-siècle, il s’arrêta à Fillik, qu’il appelle le marché des Hadendoa ; les détails où il entre ne permettent aucun doute sur l’identité. Fillik en effet était alors la vraie capitale de l’oasis, grâce à la prépondérance des Hadendoa : l’illustre voyageur le prit pour point de départ de ses itinéraires, qui sont généralement exacts, bien qu’ils aient été mal interprétés par des géographes qui ne connaissaient pas la Nubie. Il indique bien la position d’Ayaye, qu’on n’a pas retrouvé depuis, et pour cause : c’est que les Turcs l’ont détruit, comme nous le dirons en son lieu. Il connaît vaguement le nom et l’importance commerciale de Guedaref qu’il nomme Gabarib. Il nous apprend enfin qu’il fut vivement tenté de se rendre à Massaoua en passant par la route caravanière, peuplée, comme il le dit fort bien, de populations Semi-abyssiniques, très-intéressantes à étudier. Ce qui le rebuta, était l’état de barbarie de ces peuplades, où il se croyait sûr d’être dévalisé et peut-être assassiné : déjà même, dans le Taka, il n’était pas trop en sûreté.

Il est bien certain que la sécurité des voyageurs est bien autre aujourd’hui, sous le régime égyptien, qu’elle ne l’était sous le très-faible gouvernement de Sennar, alors que les tribus indigènes vivaient comme elles l’entendaient, se coupant la gorge pour le moindre motif et rançonnant les caravanes ou les pillant à l’aise. Il y avait cependant un usage qui a duré jusqu’à ce jour et qui eût probablement sauvé Burckhardt de tout danger sérieux : c’est l’adhari, usage qui règne aussi parmi les Somaulis de Berbera. Un adhari est un garant que l’étranger se choisit dans la tribu sur le territoire de laquelle il doit passer ou séjourner. L’adhari doit fournir à l’étranger le logis, l’eau, le bois pour la cuisine : il doit le défendre comme son propre frère s’il est molesté dans ses biens ou sa personne : moyennant quoi il a un droit fixe sur les affaires que le voyageur peut traiter dans le pays, s’il est marchand, comme cela arrive presque toujours. S’il est chasseur d’éléphants, par exemple, l’adhari a droit de tant pour cent sur le produit de la chasse, moyennant quoi il doit veiller à ce que ses compatriotes ne détournent pas la dépouille d’un éléphant que le voyageur aura seulement blessé et qui sera allé mourir dans les bois. Un jeune chasseur suisse, M. Émile G. mort il y a treize mois près de Kassala, avait appris à ses dépens que c’est une fort mauvaise économie que de se passer d’adhari : faute de cette formalité, les deux tiers peut-être des éléphants qu’il a abattus dans le Barka lui ont été volés par les Beni Amer, sans qu’il eût aucun recours contre eux.

Je quittai à Fillik la route directe de Kassala, et, tirant sur la droite, je me dirigeai à travers une assez jolie forêt qui épaississait de plus en plus (preuve certaine que nous nous rapprochions du fleuve, qui est le Gache), j’arrivai à une petite ville fort bien bâtie, Miktinab ou Mitkènab, capitale officielle des Hadendoa aux yeux des Égyptiens, qui y entretiennent un officier et une garnison permanente. Le voisinage de ce monde officiel n’est pas des plus agréable au fier prince de la haute Nubie, chekh Mohammed, aussi réside-t-il plus volontiers à Fillik, comme je l’ai déjà dit. J’arrivai vers le coucher du soleil ; comme c’était le ramadan, les officiers civils et militaires allaient se mettre à table et sans s’enquérir nullement de ma qualité m’invitèrent fort gracieusement à partager leur souper. Nous causâmes des événements du jour, dont le plus saillant était l’arrivée à Kassala d’un certain comte du B… qui tentait alors sous les auspices du gouvernement égyptien, une entreprise dont je n’ai jamais connu le vrai caractère. Il était suivi d’une soixantaine d’hommes militairement organisés, recrutés en France et en Égypte, et mes effendis disaient ouvertement qu’il avait une mission secrète du gouvernement français pour délivrer ou venger le consul de France en ce moment prisonnier de Théodore II, négus d’Abyssinie : d’autres allaient jusqu’à dire que le consul était mort dans les fers. « Je n’en crois rien, objectai-je modestement, vu que ce consul n’est autre que moi ! » je laisse à peindre les stupéfactions des effendis : Saladin lui-même ressuscité ne leur eût pas, je crois, paru plus imposant. Ils n’en continuèrent pas moins à faire des conjectures fort hasardées à l’endroit de la future campagne de M. du B. et des Égyptiens placés par le vice-roi sous ses ordres. « Inch’allah (plaise à Dieu) dit l’un d’eux, que ce sultan des Abyssins reçoive une bonne leçon, et qu’il y ait bientôt une mudirie (préfecture égyptienne) à Gondar ! — Inch’allah ! » répétèrent patriotiquement les autres. Et sur ce, l’on s’alla coucher.

Le lendemain nous eûmes douze heures de marche monotone dans une plaine alluviale et en partie cultivée de Miktinab au torrent d’Herboub, graveleuse et aride depuis le torrent jusqu’à un lit de rivière desséché, nommé Debelaouè, où coulait le Gach il y a environ cent cinquante ans. J’ai cru comprendre que ce sont les indigènes qui ont, par un barrage, forcé le fleuve à prendre sa direction actuelle. L’ancien thalweg est aujourd’hui rempli de hautes herbes et de tamarix ; l’île, formée par l’un et par l’autre lit, est oblongue et boisée. Deux heures après avoir passé pour la seconde fois le Debelaouè, j’entrais dans les faubourgs poudreux de Kassala, et, franchissant la porte de la mosquée, j’allais demander l’hospitalité à mon vieil ami le Mallem.

Vue de Kassala. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Mon hôte me parut un peu plus vieilli, amaigri, mais toujours gracieux, aimable et hospitalier. Un nouveau deuil, et plus irréparable, s’était ajouté pour lui à la mort de sa fille, Mme Rose Kotzika ; il venait de perdre l’unique enfant de cette fille tant regrettée, une charmante fillette de six ans, qui avait déjà les grands yeux noirs rêveurs et toute la beauté triste de sa mère. Sa maison était, comme d’habitude, la maison de tous les voyageurs, principalement européens, et je dois dire à la charge de mes compatriotes d’Occident qu’ils usaient de cette hospitalité comme si elle leur était due. Je n’en citerai qu’un, un Allemand qui maugréait à propos de tout, et qui, entrant à tout propos dans le divan (salon) où le mallem recevait les visites de ses confrères, interrompait toutes les conversations et disait au maître de la maison : « Pourquoi parlez-vous à cette hyène (marafil) ? » Franchement, je ne sais ce qui arriverait à un Oriental voyageant en Europe, s’il était moitié aussi mal élevé et aussi indiscret que le sont la plupart de nos compatriotes en Orient. On jugera de l’opinion qu’on se fait là-bas de nous par les deux anecdotes qui suivent :

J’étais, il y a deux ans, à Khartoum : on me parla d’un soldat noir qui était entré chez un renégat marseillais, haut fonctionnaire, et s’y était conduit, en présence de femmes, de la manière la plus inconvenante. On lui avait demandé de quel droit il s’imposait ainsi, il avait répondu : alla franca (à la franque). Il croyait, comme le pense le peuple en Égypte, que chez les Européens les femmes ne sont l’objet d’aucune estime.

À Adoua, dans le nord de l’Abyssinie, était venu un ex-boulanger français nommé R…, l’un des mille fabricants de canons et de chemins de fer qui viennent périodiquement spéculer sur la crédulité du négus, le moins crédule des hommes. R… passant un jour dans la rue à côté d’une jeune fille de bonne maison, fait à son intention un geste injurieux. La fille, outrée, rentre chez elle, raconte l’affront à ses deux frères qui, sans autre explication, prennent leurs fusils et se dirigent vers la maison de R… Heureusement pour ce dernier, ils rencontrent un vieux curé qui essaye de les arraisonner, et finit par leur faire goûter cet argument : « Certes cette insulte veut du sang, du moins si elle venait d’un homme comme il faut (soou tallak), d’un gentilhomme comme vous : mais qu’attendre d’un vagabond de Français ? » Et R… dut probablement la vie à cette aimable circonstance atténuante. »

Je retrouvai Kassala peu changé depuis ma première visite. Le bazar seul s’était transformé, grâce à quelques allées de jolis arbres dont le vert clair tranchait joyeusement, quoique un peu crûment, avec le gris terreux qui est la couleur uniforme de la cité. En revanche, les bastions inoffensifs de l’enceinte avaient quelques lézardes de plus, et leurs sommets, bizarrement ébréchés, avaient ajouté un large contingent aux masses de cette poussière subtile et asphyxiante qui doit figurer en première ligne parmi les ennuis de Kassala.

Ali-Bey, l’aimable mudir de 1860, avait été remplacé par un certain Ibrahim-Bey, étranger au Soudan. M. de Beurmann parle de l’administration d’Ali-Bey comme devait en parler un voyageur qui n’avait pas assez vécu avec les mudirs du vice-roi pour distinguer entre l’honnêteté relative et le cynisme absolu. Je crois lui avoir rendu une justice plus impartiale. Quant à Élias-Bey, il était mort en digne fonctionnaire égyptien, au moment d’un procès infamant à propos de cinq mille talaris qu’il était accusé d’avoir « mangés » et qui ont été repris sur sa succession : les éclaboussures de ce scandale avaient rejailli sur Mallem-Todros, chef des bureaux de la perdu sa place. À mon arrivée, il venait d’y rentrer par suite de quelque compromis facile à deviner, et il était sûr, au bout d’un an ou deux d’exercice, de « rentrer dans ses frais. »

Kassala n’a été destiné, dans l’origine, qu’à être un poste militaire et un centre d’opérations pour dompter plusieurs tribus puissantes de la frontière, jadis vassales nominales de Sennar, comme les Hadendoa, les Hallenga, les Amarar, les Beni-Amer, les Barea et les Mahria. Toutes ces tribus, avec cinq ou six moins importantes dont je parlerai plus loin, relèvent aujourd’hui de la mudirie de Taka ; la population sédentaire est fort peu nombreuse, et s’est groupée principalement sur le Gach et l’Atbara, dans les banlieues de Kassala et de Goz-Redjeb.

Ces tribus étaient, avant 1820, sous la domination du Sennâr, pouvoir très-paterne et qui se contentait d’un droit de suzeraineté constaté par l’investiture donnée aux deglels (princes indigènes) sous la forme d’un bonnet singulier dont je parlerai ailleurs. Au début de la conquête, les Égyptiens ne se montrèrent pas très-empressés de pénétrer dans ces redoutables khalas pour y réclamer des soumissions qu’ils savaient devoir leur être vigoureusement disputées. L’éternelle histoire du cheval qui veut se venger du cerf, leçon que les petits peuples anarchiques n’ont jamais su méditer, trouva encore ici son application. Les Hallenga, molestés par les Hadendoa, appelèrent les Turcs de Goz-Pledjeb, et Ahmed-Pacha, gouverneur général du Soudan, vint en personne pour faire la conquête du Taka, et du désert de Barka et de Langheb. La petite tribu de Sabterat fut assaillie une des premières par des forces considérables, et, malgré l’inférioritjé du nombre et des armes, battit complétement les Égyptiens dans un premier combat livré dans les sables du torrent d’Aohé. Les Turcs fuyaient dans un affreux désordre, quand un officier se jeta au milieu d’eux et leur cria :

« Mes enfants, le Caire est bien loin ! »

Leur faisant entendre que la fuite dans un pays ennemi et inconnu serait leur perte inévitable à tous. Les soldats le comprirent, revinrent à la charge et battirent les Sabterat, qui se soumirent. On trouve encore aujourd’hui, épars dans le sable du Khor, beaucoup d’ossements blanchis, sinistres souvenirs de cette rude bataille. Toute l’aristocratie des Sabterat périt dans la lutte ou dans les exécutions qui la suivirent, et la famille qui gouverne aujourd’hui cette petite tribu est une famille établie là depuis deux ou trois générations seulement.

Vers 1838, une insurrection générale éclata parmi les tribus du Taka, et débuta par quelques succès. Une petite armée égyptienne, surprise dans les forêts du Hadendoa, fut taillée en pièces. Grâce à un peu d’énergie, à beaucoup de cruautés inutiles et surtout à la supériorité de ses moyens d’attaque contre des nomades très-braves, mais armés seulement de la lance et de la lourde épée classique (djellabia), l’Égypte triompha des insurgés, et le dut principalement à deux officiers que j’ai connus, Elias-Bey et Mouça-Etfendi, alors simple kachef (capitaine), aujourd’hui gouverneur général du Soudan. Mouça, en particulier, se fit un tel renom par les mutilations à l’abyssinienne qu’il pratiquait sur ses prisonniers, qu’on dit aujourd’hui familièrement au Soudan : « Si on prononce devant un Bicharî le nom de Mouça-Bey, il fait involontairement un geste significatif pour s’assurer qu’il n’a rien perdu. »

Quand les Hadendoa furent subjugués, dix-sept de leurs chefs furent emmenés à Khartoum pour être suppliciés. En route, deux ou trois d’entre eux refusant de marcher par excès de fatigue ou pour tout autre motif, l’officier chargé de les escorter coupait en deux, dit-on, les récalcitrants d’un seul coup de son sabre turc. Cette histoire a fait grand bruit au Soudan, moins comme barbarie que comme tour de force. Ce Soliman-Kachef est, je crois, le même qui prit part aux deux premières expéditions du Nil-Blanc (1840 et 1841), et se déshonora par les boucheries qu’il commit chez des tribus nègres inoffensives et amies. Quant aux prisonniers hadendoas ils furent exécutés en plein bazar de Khartoum, ou plutôt charcutés avec une cruauté sauvage.

Quelques jours après mon arrivée, une affaire me mit en relation avec le prince du désert, Mohammed, chekh des Hadendoa, et roi à peu près absolu de tout le pays compris entre l’Atbara et la mer Rouge. Cette royauté, depuis la conquête turque était devenue une lourde charge. Le prince, responsable du payement du tribut imposé par la cupidité fantasque des gouverneurs généraux du Soudan, était à la fois exposé à une brutale arrestation en cas de retard dans la rentrée de l’impôt, et en face de ses sujets à une impopularité qui se conçoit aisément. Je le trouvai sombre, taciturne, poli d’ailleurs comme le sont tous ces khalifes du désert, hommes s’il en fut et restés tels malgré le contact des grossiers officiers égyptiens qui les gouvernent. Je m’expliquai ses soucis. L’impôt était en retard, et Mohammed voyait déjà poindre les événements qui devaient éclater les jours suivants.

Le puissant chekh fut arrêté à la turque, c’est-à-dire par un guet-apens. Comme on n’osait rien tenter contre lui à Fillik même, on l’attira, sous je ne sais quel prétexte, à Kassala, et à peine arrivé, il fut assailli par les soldats, enchaîné et mis au secret.

La réponse des Hadendoa ne se fit pas attendre. Elle arriva le surlendemain (6 mars) à Kassala, sous la forme d’un convoi de malheureux bourgeois du lieu, morts ou blessés : ils avaient été assaillis par une troupe armée sur la route de Souakin, et les nomades, pour bien constater le caractère politique de cette agression, n’avaient touché ni à leurs chameaux ni à leurs marchandises. Seulement, comme il arrive toujours en Orient, le châtiment tombait à faux et frappait des innocents ; car les pauvres colporteurs du faubourg de l’Hôpital n’étaient pour rien dans la politique transcendante du divan de Kassala.

On peut juger du concert de malédictions et de longs gémissements qui éclata sur le passage des victimes. J’étais monté sur la terrasse pour voir ce qui se passait, quand je vis arriver du côté de Sabterat un convoi pareil, escorté de femmes hurlantes, et de fogara graves et compassés. J’appris plus tard que c’étaient des takarir qui, occupés à faire le bois, avaient été assaillis par une trentaine de Barea armés comme eux de lances et de boucliers, et, bien qu’ils ne fussent que six, ils avaient fourni un long combat pendant plusieurs heures. Qu’on ne s’étonne point de la durée de la lutte : au Soudan, les escarmouches entre petites guérillas ne sont souvent, grâce aux grands boucliers et à l’agilité des combattants, qu’une gymnastique où, sur cinquante coups de lance, un à peine entame la chair. C’était l’avant-dernier jour du Ramadan : ces vaillants nègres ne voulurent étancher leur soif qu’après le soleil couché, et tout en restant en garde ils buvaient, derrière leurs boucliers, l’eau qu’un d’eux puisait à une outre. L’un d’eux fut tué, les autres plus ou moins grièvement blessés ; les Barea perdirent un homme, qui resta sur la place et fut jeté en pâture aux hyènes.

Après un combat de Bareas contre des Takarirs. — Dessin de Émile Bayard.

Les anecdotes tragiques ne manquent pas parmi ces pasteurs nubiens. Lors de mon premier voyage, on me montra de loin, derrière le mont Abou-Gamel, le village de Hafara, désert alors par suite d’une scène tragique qui remontait à environ une année.

Un homme de Hafara avait épousé la fille d’un notable de la tribu nègre des Basen, ce qui ne l’avait pas empêché de s’emparer par trahison de deux jeunes gens du village de son beau-père, et de les retenir avec le projet avoué de les vendre comme esclaves. Le beau-père vint à Hafara et réclama ses compatriotes ; le Hafara les refusa, s’emporta et déclara nettement qu’il les vendrait à Kassala, ce qu’il fit en effet quelques jours après. Le Basen se tut ; mais sa fille, accoutumée à lire dans sa physionomie, vint donner à son mari ce conseil au moins étrange :

« Mon père va partir ; mais j’ai vu sur son visage qu’il est résolu à te tuer. Tu ferais donc sagement de le tuer à présent qu’il est en tes mains, de peur qu’il ne t’arrive malheur. »

Le mari fit l’éternelle réponse : « Il n’oserait. »

Le Basen partit, et de plusieurs semaines on n’eut de ses nouvelles. Un soir, pourtant, un homme qui venait des Basen parla mystérieusement à la femme et l’avertit de se tenir prête à partir, vu que son père viendrait la chercher dans peu de jours. La négresse profita de l’avis et n’en dit mot à son mari, pensant probablement qu’il était téméraire de chercher à l’arracher à sa destinée. Une nuit, trois cents Basen bien armés envahirent silencieusement le village, composé d’une centaine de tokauls ; à la porte de chaque hutte un homme se posta en sentinelle, pendant que deux autres pénétraient à l’intérieur et coupaient la gorge à tous ceux qui s’y trouvaient. En moins de rien, la sinistre opération fut accomplie, et les cinq cents habitants de Hafara passèrent sans résistance du sommeil à la mort. Le premier auteur de cette catastrophe périt aussi, et sa veuve suivit les vainqueurs qui rentrèrent vite dans leurs montagnes.

Pour venger ce coup de main, les gens de Sabterat et d’Algheden, voisins des Hafara et leurs alliés, s’unirent aux Turcs de Kassala et firent une razzia chez les Basen, à qui ils tuèrent une soixantaine d’hommes et enlevèrent dix-huit prisonniers, pour la plupart jeunes filles et enfants, qui furent vendus à Kassala quelques semaines avant mon arrivée.

Récemment, en avril 1863, Mohammed en Nour, chef de Sabterat, fit avertir le mudir de Kassala qu’il y avait bonne opportunité de faire une razzia sur le pays des Basen, et lui demanda main-forte. Le mudir lui envoya cent cinquante hommes, qui se joignirent aux Sabterat et entrèrent dans les montagnes à la recherche des nègres. Ceux-ci avaient été avertis, et par En Nour lui-même, à ce qu’on m’a dit, ce qui n’a rien d’invraisemblable pour qui connaît les sentiments de ces populations à l’endroit des Turcs ; ils avaient préparé une embuscade et laissé dans la plaine, comme appât, quelques bestiaux que les gens de Kassala se mirent en devoir d’emmener. Les Basen, sortant de leur embuscade, tombèrent sur ces gens débandés, en tuèrent quinze et mirent le reste en déroute. Le pacha envoya six cents hommes « pour venger l’honneur du drapeau » et châtier les noirs ; ils trouvèrent ceux-ci en fuite et brûlèrent, pour toute revanche, quelques huttes abandonnées.


II

Le Mont Kassaia el Louz. — Le fleuve Gach. — Promenade à l’Abou Gamel. — L’ocher. — Conseils pour trouver de l’eau au désert. — Les Menna. — Un bandit gentilhomme : le fils du léopard. — La carabine de Mme Baker. — Ce qu’il en coûte au Soudan pour être honnête homme.

Je reviens à Kassala, qui me servait de centre pour les reconnaissances que je dirigeais dans tous les sens, principalement à l’est et au midi. Le Mont Kassala-el-Louz était le but favori de presque toutes ces excursions. C’est une masse de roches granitiques entassées dans le plus splendide désordre, et d’où s’élancent fièrement vers les nues six sommets arrondis comme des coupoles, lisses, polis, inaccessibles, ce qu’exprime d’ailleurs le nom bidja de ces montagnes (louz, inaccessible). Les Arabes ont ridiculement traduit ce nom par la montagne des Abricots (louz, abricot en arabe). Dans le chaos rocheux dont j’ai parlé, j’ai remarqué plusieurs lusus naturæ qui, en Bretagne, eussent été appelés des monuments druidiques ; j’en ai dessiné un, à cinq kilomètres de la ville, et au pied duquel passent toutes les caravanes qui vont à Guedaref. Les Nubiens ont l’imagination trop poétique pour qu’à ces curieuses pierres ne se rattache pas quelque histoire de djinn, d’afrîd, ou quelque roman du désert ; mais le moyen, pour un voyageur qui passe et qui ignore la langue des fils des Troglodytes, de faire vibrer cette fibre mystérieuse, intime et sacrée de la poésie barbare !

Pierre près Kassala. — Dessin de Eng. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Les pentes du mont Kassala m’offraient d’admirables observatoires pour étudier la topographie de la contrée. Le fait est qu’à deux cents ou trois cents mètres de hauteur j’avais sous les yeux une carte immense s’étendant vers le nord jusqu’au delà de Filik, à près de vingt lieues. L’oasis entière était une vaste plaque de terres alluvionnales, admirablement apte à toutes les cultures, mais qui, vu la rareté de la population sous le régime oppressif de l’Égypte, n’offrait pas un quarantième de sa surface qui fût cultivé. Un peu de coton autour de la ville, du dourra au nord et surtout à l’est, voilà tout ce que l’homme retirait de cette terre vigoureuse et libérale au travailleur. Cette couche alluvionnale, qui forme toute la portion cultivable de l’oasis (l’on pourrait même dire l’oasis entière) est le produit des crues du fleuve Gach, sur lequel nous devons à nos lecteurs quelques détails qui feront comprendre le régime des eaux de la Nubie entière. Le Gach naît sur le plateau d’Abyssinie, où il s’appelle le Mareb, décrit une vaste spirale autour de la province de Seraoué, et descend dans un fouillis de terres basses et boisées habitées à l’est par les Abyssins, au couchant par les nègres Basen. Dans le Seraoué, vers Goundet, ce n’est qu’un large ruisseau roulant sur un lit de galets bleus une eau de quelques pouces de profondeur : je ne sais au juste où se perd ce filet d’eau et où commence le lit de sable fin qui se prolonge par le Basen jusque dans l’Atbara. Dix ou douze lieues avant Kassala, le Gach débouche du milieu des montagnes et fait une belle courbe vers le nord-ouest, puis vers le nord. Lors de la saison des pluies, l’énorme masse d’eau jaune et limoneuse qu’il apporte du Seraoué, grossie de tous les torrents des basses-terres, roule vers Kassala en déposant sur ses rives le limon dont elle est chargée : c’est donc le fleuve qui a formé l’oasis, et il est facile de s’en rendre compte en embrassant d’un coup d’œil, du haut du mont el Louz, la topographie générale de la contrée. Le long du fleuve, d’épais rideaux de palmiers, de tarfa, des champs de coton, des cultures, des villages, principalement des camps de nomades, tranchent vigoureusement sur le fond jaunâtre et terne du désert proprement dit : désert où l’épineuse famille des mimosas croît sur une couche de terre légère, friable, d’une couleur café au lait, et semée de gravier siliceux ou granitique. La végétation cesse entièrement là où le gravier domine, et l’humus fait alors place à des plaques légèrement bombées, compactes, horriblement fatigantes pour le pied nu du pasteur. J’aurai plus d’une occasion de revenir sur ce spectacle des fleuves, non-seulement nourriciers, mais créateurs du sol nubien : et le peuple, qui l’a bien senti, donne à chaque district le nom de sa grande artère fluviale. Pendant que le fonctionnaire égyptien appelle la ville Kassala et la province Taka, le Bedouin nomme l’une et l’autre le Gach : on dit : « aller au Gach, » pour « aller à Kassala. » Le Gach m’a paru atteindre son maximum de largeur sous les murs de Kassala, dont il baigne un bastion qu’il pourra bien emporter quelque jour. Je lui ai trouvé là cinq cent dix mètres : c’est vraiment un beau fleuve, surtout à la fin de juillet, quand il roule bruyamment dans son écume jaunie les troncs de palmiers doums arrachés à ses rives. On remarque dans l’argile brune de ses berges, coupées à pic et hautes de deux mètres au plus, la forme feuilletée des dépôts limoneux du Nil lui-même : c’est la même action sur deux échelles bien différentes.

Le Mont Kassala et Louz. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

J’ai écrit jadis, d’après des informations incomplètes et avec beaucoup de voyageurs (MM. de Courval, Baker, etc.), que le Gach allait finir aux digues de Dabab, à cinq heures au nord de Kassala. La vérité est qu’aux années ordinaires, le fleuve, arrêté par ces digues, s’épanche en amont et ne dépasse pas ce village, où réside le grand chef des Hallenga ; mais aux bonnes crues, l’excédant s’échappe et coule droit au nord par un lit aussi bien tracé que la partie supérieure, et va arroser quelques terrains cultivés par les nomades, notamment celui d’Omâl, où viennent les Kaloulai, les Kaleitab, les Sogoulab, etc. Il passe à l’est et en vue du mont Touèz (Tuech des cartes) et va, à quelques heures plus bas, finir à un autre terrain de culture appartenant aux Hadendoa et appelé Om-adan (mère des ossements). Il a dû ce nom à une bataille sanglante livrée, probablement. au siècle dernier, entre les Hadendoa d’une part, les Sogoulab et les Mitkenab coalisés de l’autre.

Enfin, dans les années exceptionnelles, le fleuve débouche dans l’Atbara, près d’Om-Handel, vers le 17° 8’ de latitude nord. Cet endroit, signalé en 1858 par M. de Courval, puis précisé quatre ans plus tard par M. Munzinger, se nomme, en bidja, Gach-da (bouche du Gach). On y trouve le tamarisc, arbre étranger aux bords de l’Atbara, et très-abondant le long du Gach dans tout le parcours de Taka : preuve physique irrécusable du fait dont il s’agit. Voilà une réponse péremptoire aux discussions de M. Beke.

Je voulus un jour remonter le Gach sur une longueur d’une dixaine de lieues, afin d’aller visiter le mont Abou Gamel (le père du chameau[2]), beau piton parfaitement isolé, du haut duquel je pouvais voir toute la plaine jusqu’au revers qui descend sur l’Albara. Je pris pour guide un jeune indigène obligeant qui m’offrit de me piloter dans toute la contrée, sauf à Alghenden, son pays natal, où, me disait-il, il était brouillé avec l’autorité pour une misère, un homme tué en vendetta parfaitement légitime, — au moins selon sa version. Nous prîmes en sortant de Kassala la route caravanière, et je fis un léger détour à gauche pour visiter un petit lac près du village d’Ahmed Chérif, lac cité par M. Beurmann comme un site intéressant. Je passai par un sentier difficile ayant à ma gauche la masse colossale du Kassala-Louz et à ma droite un groupe de montagnettes très-pittoresques : l’une a la forme d’une tour féodale en ruines, l’autre ressemble à un lion couché pu plutôt à un sphinx et je lui en donnai le nom. En sortant de cette gorge je débouchai sur le village qui s’adosse à un épais bois de mimosas où je finis par trouver la mare : que le ciel en préserve ceux qui me liront ! C’était une eau jaune et croupissant sur un lit de vase noire et visqueuse : je n’eus pas le courage de boire à cette eau et je me hâtai de regagner, sous bois, la route pittoresque que j’avais quittée. Un peu plus loin, elle traverse une belle forêt de palmiers doums encadrant une sorte de clairière couverte d’une herbe haute et touffue qui repose agréablement le regard lassé de la dure réfraction du granit. On sent, à la vigueur de la végétation, qu’on touche au fleuve, et en effet on descend dans son lit de beau sable blanc à l’endroit où il lave le pied d’une montagne lisse et polie qui a l’air d’un monolithe couché sur le flanc. La route s’engage ensuite dans une île boisée, nommée le grand Gozzo, inculte, bien qu’elle convienne admirablement aux cultures européennes ou indigènes. Après l’île, on reprend le fastidieux ruban de sable si fatigant pour le pied des mules et même pour celui des chameaux, et on ne tarde pas à tomber sur l’un ou l’autre des quinze ou vingt camps de nomades qui, pendant la saison sèche, viennent occuper le lit du Gach. Ils y trouvent beaucoup d’avantages : d’abord, de l’eau partout : puis les haies d’épines dont ils entourent leurs camps les abritent contre les animaux féroces et les rôdeurs de nuit, qui ne peuvent guère dissimuler leur approche sur le fond blanc des sables.

La montagne le Lion. — Dessin de Eng. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

J’ai parlé de l’eau : tous les voyageurs à qui les régions sahariennes sont familières savent qu’en général, plus un de ces lits de torrents desséchés est important, plus il y a de chances, en creusant de deux à huit pieds, de trouver de l’eau que les sables saturés ont conservée dans leurs profondeurs après les pluies. Ce n’est pas cependant une règle générale. Tel torrent très-vaste, mais éloigné des montagnes ou des plateaux qui versent leur contingent après les orages, n’a d’eau que dans les années de crue exceptionnelle, comme le Gach dans la partie inférieure de son cours. Tel ravin moins important, mais placé de manière à former cuvettes aux eaux dévalées des plateaux, les conservera pures et abondantes. L’expérience en ces matières est le grand trésor du nomade : le voyageur qui ne connaît pas le pays et n’a pas d’informateurs peut se trouver dans un cruel embarras. Un homme fort expert en ces matières, M. Galton, donne un excellent avis en cas d’hésitation de ce genre : il conseille de creuser au point où un grand torrent en reçoit un moindre, mais en dedans de ce dernier. En effet, les eaux qui descendent avec furie vers le grand torrent sont arrêtées court par la masse énorme qu’il roule, et le remous qui en résulte a pour résultat d’activer l’infiltration en cet endroit.

Soldat takrouri (Nubie). — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.

En suivant le Gach je traversais de temps en temps des massifs d’ocher (asclepias gigantea) plante bizarre, qui montrait dans toutes les îles et sur les rives le vert pâle de ses feuilles, sa petite fleur blanche et violette, et son fruit trompeur. L’ocher, bien connu des naturalistes qui ont voyagé en Afrique, ne dépasse pas ici six à sept pieds : sa tige fibreuse est employée par les Arabes à la fabrication de la poudre, dans toute l’Afrique nord.

J’ai trouvé assez curieux le passage suivant d’un ancien chroniqueur tunisien sur l’ocher : c’est un spécimen de botanique barbaresque :

« L’intérieur du fruit qui est cotonneux est appelé bhorfo par les Arabes qui s’en servent pour remplir des matelas et des coussins. Des personnes dignes de foi m’ont assuré avoir vu des vêtements faits avec cette espèce de coton.

« Le bois de l’ocher est tendre, creux et uni ; c’est pour cela que les Arabes lui comparent les jambes et les bras de leurs femmes.

« Les animaux ne se nourrissent pas de ses feuilles. On extrait de cet arbuste une gomme très-douce mais d’une odeur désagréable appelée sucre de l’ocher ou marfour

« Il croît sur le bord des torrents, dans les vallées, et, bien rarement, dans les sables. Autrefois les Arabes employaient des formules magiques pour obtenir la pluie au moyen de cette plante et du sata. Voici comment ils procédaient : ils prenaient des branches de ces arbres, les attachaient à la queue des vaches, y mettaient le feu et poussaient ces animaux dans la montagne : ils assurent que la pluie ne manquait jamais de tomber aussitôt. » (El Tidjani.)

Cette énumération des vertus de l’ocher me paraît suspecte. J’avale difficilement l’histoire des vêtements faits avec son coton, et je plains les dames dont les jambes ou les bras ressembleraient à l’espèce de sarment qui forme sa tige. Les animaux, dit Tidjani, ne se nourrissent pas de ses feuilles : je le crois sans peine : elles distillent un suc laiteux, abondant, et très-vénéneux.

Son fruit, de la forme et du diamètre d’une grosse orange, a la couleur de la feuille, il est très-léger (huit ou dix grammes au plus) et ne contient qu’une sorte de duvet semblable à celui de nos chardons, mais brillant et fin. Il n’est pas, je crois possible de tirer parti de ce duvet, et j’avais formé le projet d’en faire recueillir quelques livres pour faire faire des essais en France : mais le temps me manqua.

On raconte au Soudan, sur l’ocher, une anecdote que je ne garantis pas. Un mek ou prince Sennarien avait été présenté à Méhémet-Ali, qui lui fit servir des oranges et lui demanda si le Sennâr en produisait aussi. « Beaucoup, répondit le prince noir, mais nul ne songe à en manger. › En 1839, quand Méhémet-Ali se trouvait à Khartoum, l’idée lui vint de faire chercher les oranges du Sennâr : nul ne put lui en fournir et pour cause. On remonta à l’auteur de l’histoire, et on finit par reconnaître la naïve confusion faite par le mek entre l’orange et l’ocher. Le pacha en fut si irrité qu’il le condamna à manger de son fruit maudit. On ne m’a pas dit s’il en mourut : mais cette aimable plaisanterie ne sent pas trop son Méhémet-Ali. C’est d’Abbas Pacha qu’on pourrait plus vraisemblablement la raconter.

La tribu des Menna ou Manna occupe habituellement cette portion du Gach : elle est de race bidja, et lors des pluies elle passe sur le versant nord, du côté d’Algheden. Bien que le lit du fleuve soit à peu près au premier occupant, il m’a semblé que les Menna vers Gozzo et les Haïkota un peu plus haut étaient en possession de cette zone, tandis qu’au sud et au S. S. O. commençaient les vastes pâtures occupées par les Omran. Bien que ces tribus ne soient pas arabes (sauf peut-être les Omran), la vie nomade leur a donné les habitudes des Arabes, et je trouvai dans le premier camp où il me plut de passer la nuit, le vivre et le couvert d’usage. Juste en ce temps-là, les alarmistes disaient assez de mal des tribus du Taka et des Menna en particulier : on parlait, je crois, d’un Européen assassiné. Je ne sais ce qu’il y avait de vrai dans ces rumeurs, mais j’ai généralement trouvé tous ces pasteurs nubiens plus sympathiques que les maîtres que la conquête leur a donnés.

Le lendemain je me rendis à travers bois à l’Abou-Gamel, où je trouvai, non pas une montagne, mais quatre formidables masses de granit sortant du milieu d’une plaine parfaitement unie, quoique graveleuse et infertile, sauf quelques fonds où l’eau de pluie avait fait pousser une herbe assez drue, ce qui y attirait chaque année quelque fraction de nomades. J’avais compté faire l’ascension de l’Abou-Gamel, c’est-à-dire de la principale montagne du groupe ; mais je fus vite découragé par l’abominable chaos de ces roches, grosses chacune comme une maison arabe, et entassées les unes sur les autres dans une magnifique confusion. Après une tentative infructueuse pour trouver un passage, je me rabattis sur une montagne voisine, autour de laquelle courait une sorte de plate-forme de granit qui facilitait l’ascension. La partie supérieure de cette plate-forme avait une inclinaison d’une trentaine de degrés, ce qui la rendait abordable ; plus bas, elle penchait à quarante degrés et plus sur un abîme assez formidable. Je demandai au guide si l’on pourrait passer ; il répondit que oui, me fit me déchausser (car la peau, comme on sait, mord mieux sur les granulations de la pierre) et me fit franchir les deux ou trois mètres périlleux. Je dis périlleux, car je l’entendis dire à mi-voix : B’ism’illah (au nom de Dieu !), formule que le musulman ne prodigue pas. J’ai, par caprice ou point d’honneur, exposé cinq ou six fois ma vie dans ces ascensions des montagnes du Taka à longs plans inclinés, et je compte bien ne pas renouveler ces témérités inutiles.

Le panorama que j’embrassai de là valait la peine d’être contemplé : la vue allait jusqu’à l’Atbara, au sud-ouest, elle embrassait une immense plaine boisée qui allait jusqu’à Koroteb, sur la route de Gondar ; au sud-est, on voyait distinctement sortir, du milieu des basses montagnes des Basen, le large et majestueux thalweg du Gach.

Je viens de parler de la route de Gondar ; comme les cartes ne la mentionnent pas, je dois ici une petite digression au lecteur.

Il y a une route de contrebande qui mène en six jours de Kassala à Kabhtia ou Cafta, capitale de Oued-Nimr, d’où sept autres journées mènent à Gondar. Oued-Nimr (le fils du léopard) est une individualité fort originale, et j’ai nourri jadis le désir de l’aller voir. C’est le fils du fameux Melek-Nimr (le roi-léopard), prince de Chendy, qui brûla vif Ismaïl-Pacha, en 1822, et se sauva avec ses partisans à Mai-Gogoa (l’eau qui bruit), sur la frontière de l’Abyssinie, où il se fit une petite principauté aux dépens des Égyptiens. Dans son ancien royaume, il est resté très-populaire, et force histoires courent sur son compte dans les veillées. On m’a conté que quelque temps après sa fuite, une de ses femmes, restée dans sa maison à Chendy, vit une nuit un homme de grande taille, une sorte de fantôme, entrer dans le harem, aller droit à un coin de la chambre, soulever une pierre, emporter un sac plein d’or et s’en aller silencieusement comme il était venu. La femme avait reconnu Nimr et se garda bien de parler.

Nimr, devenu vieux, perdit la vue ; mais jusqu’à sa mort il continua la guerre de razzias et d’escarmouches contre les Égyptiens et leurs sujets. Le voyageur Mansfield Parkyns l’alla voir et en fut très-bien reçu. Nimr avait prêté foi et hommage à Oubié, vice-roi du Tigré, et en avait reçu Kabhtia en fief ; il le suivait à la guerre. Un jour, un des Arabes de Nimr vint demander justice à Oubié contre un Abyssin qui avait traîtreusement assassiné un sien parent. Oubié lui livra l’homme pour en faire ce qu’il voudrait. L’Arabe tira son seïf à deux tranchants, coupa son homme en deux d’un seul coup et s’en alla, après avoir salué Oubié qui était resté abasourdi de cette justice expéditive[3].

Nimr a continué le métier de son père, et jouit de l’estime des Soudaniens, sauf de celle des gens qu’il pille. Les munitions de guerre lui étaient jusqu’ici fournies par les marchands de Kassala, grâce à la connivence du mudir de Taka, qui retirait un fort bénéfice de ce commerce interlope. Le gouvernement égyptien réclamait du négus la punition de Oued-Nimr, à quoi Théodore II répondait en créant son protégé dedjaz (duc) de Wolkaït. Le nouveau dedjaz poussa l’impertinence, en 1860, jusqu’à réclamer, au nom de Négus, l’impôt de Guedaref et du pays jusqu’à Khartoum. C’était trop pour le mudir Hassam-Bey et surtout pour le gouverneur général Mouça-Pacha : on marcha contre le fils du léopard, on le battit, on lui brûla Mai-Gogoa et on le rejeta sur Kabhtia. Depuis, il n’a guère fait parler de lui. Le pays que traverse cette route de Taka à Kabhtia est la Mazaga de Nubie, terre basse, couverte de forêts vierges, très-insalubre, à peu près déserte, mais parcourue par des bandes de Barea et d’Arabes djaalin (gens de Oued-Nimr) en quête de brigandage ; aussi est-elle peu fréquentée, si ce n’est par les lions, les léopards, les éléphants, les rhinocéros, les buffles et les antilopes. L’homme ici cède prudemment le pas au quadrupède. Aussi est-ce un superbe pays de chasse. Il a été parcouru depuis quelques années par de hardis chasseurs, notamment par deux Allemands, nommés Schmidt et Florian, ce dernier armurier de Oued-Nimr, ce qui a servi de prétexte aux Égyptiens pour détruire son établissement près du Takazzi. Inde un procès, qui n’est pas encore fini.

En 1861, chassait de ce côté-là un gentleman venu de Ceylan, ancien officier de l’armée des Indes, M. W. Baker, auteur d’un livre estimé sur les chasses de l’Inde, et qui a fait le tour de force de vivre un an dans la Mazaga sans y laisser ni sa peau, ni celle de sa jeune et très-jolie femme, une Hongroise vaillante et dévouée. On m’a conté — je ne sais si c’est vrai — qu’un jour M. Baker, ayant tiré et manqué un rhinocéros, allait être éventré par la bête furieuse, lorsque Mme Baker le tira d’embarras par un coup de carabine adroit et opportun. J’ai vu M. Baker à Khartoum et n’ai que le regret d’avoir si peu vu cet aimable gentleman, voyageur instruit et conteur agréable. J’ai eu de ses nouvelles par diverses publications anglaises où il a publié ses impressions sur le Soudan et flétri comme elle le mérite la colonie négrière de Khartoum, « où un Anglais, dit-il, est regarde par les gens du lieu comme un constable par la canaille de Londres. »

Mon ami Munzinger a aussi traversé la Mazaga en 1862 ; ceux qui voudront apprécier en détail les résultats de son curieux voyage, peuvent les chercher dans l’excellent livre qu’il vient de publier. En mars dernier, un mien autre ami, le docteur Ori, de Khartoum, se préparait à visiter ce paradis du naturaliste pour y butiner au profit du muséum de Turin. L’histoire de M. Ori est un épisode intéressant des mœurs égyptiennes. Successeur du regrettable Peney, M. Ori, médecin italien de mérite, avait essayé de prendre ses fonctions en conscience et de réaliser à Khartoum quelques améliorations hygiéniques projetées cinq ans auparavant par le mudir chrétien Arakel-Bey, mort trop tôt pour le bonheur du Soudan. Il voulait faire opposer aux débordements du Nil-Bleu un quai solide, au lieu de la mauvaise barrière de pieux qui n’empêchait pas le fleuve de ronger pied à pied le terrain de la vieille ville : il demandait l’établissement d’un nilomètre, l’assainissement des quartiers pauvres et le comblement d’un certain nombre de cloaques, foyers d’infection périodique, surtout vers septembre. Il avait bien organisé ce qui dépendait de lui, savoir : le service de la vaccine et celui de l’hôpital militaire. Malheureusement un décret de Saïd-Pacha, de 1860, avait soustrait les médecins de province à la juridiction directe de la commission sanitaire d’Alexandrie et les plaçait sous l’autorité des mudirs (préfets), corps de fonctionnaires arabes ou mamelouks, généralement ignorants, vicieux, rapaces, forcés en quelque sorte de voler par la nécessité de payer les hautes influences auxquelles ils devaient leurs nominations, et en conflit naturel avec des médecins qui, quel que fût leur degré de savoir, leur étaient toujours énormément supérieurs par la culture intellectuelle. Le nouveau satrape de Khartoum, Mouça-Pacha, dont j’aurai à m’occuper dans un autre récit, était un brillant spécimen de cette classe de gens qui en remontreraient à la Russie elle-même en fait de cynisme de tout genre. M. Ori, n’ayant pas pu se décider à comprendre que le premier devoir de sa charge n’était pas d’assurer la salubrité de sa circonscription et de diminuer la mortalité des hôpitaux, mais d’aider son supérieur à voler le public et l’État, fut brutalement destitué et remplacé par une sorte de chrétien syrien tout à fait au niveau moral de ses compatriotes. Le dictateur a trouvé là le complaisant servile dont il avait besoin, et le Soudan s’en trouvera comme les provinces voisines. Épisode instructif, parmi tant d’autres, de l’aveugle réaction entreprise par les musulmans d’Égypte contre le personnel européen si intelligemment utilisé par Méhémet-Ali.



III

Nouvelles de Khartoum. — Esclavage.

Je m’étais empressé de profiter de mon séjour à Kassala pour me mettre en relation avec les amis que j’avais laissés à Khartoum. Je leur écrivis et par le retour du courrier je reçus des réponses dont je donne ici quelques extraits destinés à jeter un certain jour sur l’histoire contemporaine du Soudan. Je n’ajoute pas les signatures pour ne pas exposer aux vengeances d’un satrape tout-puissant des gens d’une haute honorabilité que ne protègent guère, à pareille distance du monde civilisé, les nationalités dont ils relèvent : mais je tiens les originaux à la disposition de quiconque voudra les consulter.

Le Soudan est réduit à l’extrémité. Mouça Pacha, le bourreau des Baggara, est notre gouverneur actuel : ses exactions de tout genre ont ruiné la contrée et répandu la désolation (ridotto a squalore) dans cette région jadis si heureuse. Sous prétexte de réprimer la traite des noirs, il est allé au fleuve Blanc pour en monopoliser le commerce au moyen d’une taxe exorbitante imposée à toute barque qui partait (cent piastres par chaque domestique ou matelot) : il va sans dire que les indigènes ont été par faveur exemptés de cette taxe et qu’ils ont reçu toute facilité pour faire la traite des esclaves : il est parti plus de cent barques dans cette intention.

La traite est ici impossible à abolir parce que le premier négrier est Mouça Pacha lui-même aidé de son digne complice chekh Abou-sin, chef des Choukrié, métamorphosé en bey. L’an passé, il a razzié plus de huit cents esclaves sur la frontière d’Abyssinie, vers Gallabat, sans compter le reste. Il y a quelques jours, Mouça Pacha a expédié en Égypte dix à douze eunuques à lui, opérés ces mois derniers à Khartoum même. Avant-hier, à midi, passaient devant mon magasin plus de soixante esclaves liés deux à deux par le cou, toujours pour le compte du gouvernement. Les casernes regorgent d’esclaves : on en vend, on en donne aux employés du gouvernement pour remplacer leurs appointements en retard.

Dans une lettre que je vous ai écrite et que vous n’avez sans doute pas reçue, je vous disais que Mohammed-Kher, qui vient de faire une véritable chasse aux nègres chez les Chelouks a été pour ce beau fait d’armes nommé Mamour (préfet) égyptien : et que notre gouverneur a reçu, en retour, grand lot d’esclaves et de bestiaux. C’est T…[4] qui a eu l’honorable commission d’aller les chercher dans le repaire du nouveau mamour. Si tout cela se fait sous la protection du gouvernement, que ne feront pas les particuliers au Bahr et Gazal, au Saubat, au Niambara ?

Il est parti cette année à coup sûr plus de deux cents barques ; vingt à peine, vous le savez, vont faire le commerce honnête. Comment voulez-vous que les Soudaniens abandonnent l’esclavage, lorsque Mouça-Pacha lui-même vend, achète, spécule sur ces malheureux : lorsque le gouvernement lui-même en donne l’exemple ?…

Nous n’avons jusqu’ici aucune nouvelle positive de l’extension qu’a pu avoir cette année le triste commerce des nègres du fleuve Blanc. On dit que les négriers, au lieu de porter comme avant les nègres qu’ils pillent de la rive droite à la gauche, les mènent sans leur faire voir les barques avec la moitié de leurs soldats à Messolemieh et surtout à Gaulé où ce pauvre bétail humain est vendu et expédié au Caire par la voie de Souakim. Une partie des soldats de Moharem Effendi, mudir des Chellouks ou du fleuve Blanc est Hellat-Hedangla, une autre aux Djabbellinn (on dit que l’officier qui était là est un concessionnaire pourvu d’un appétit dévorant), et la troisième à deux heures au-dessous de Dénab avec Mahorem lui-même.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Le langage familier des Français établis au Soudan a donné droit de bourgeoisie à certains mots arabes qui seraient inintelligibles au lecteur si je n’y joignais une traduction. Voici les principaux : Kharif, saison des pluies estivales ; — Khor, torrent qui reste à sec presque toute l’année (V. plus loin), — Doum, sorte de palmier (crucifiera thebaïca) ; — Tarfa, tamarix ; — Faki, pl. fogara, prêtre musulman ; — Takrouri, pl. takarir, nègre musulman du Soudan central ; — Angareb (en arabe), alga (en abyssin), sorte de lit-canapé en lanières de cuir ou de peau d’hippopotame ; — Tou-koul, cabane ronde à toit conique des paysans sennariens ; — Kief ou kef, sieste.
  2. Et nom Abou-Gaml (père de la vermine) comme ont écrit d’autres voyageurs.
  3. Mansfield Parkyns, Life in Abyssinia.
  4. Un renégat français au service égyptien.