Voyage au Taka (Haute-Nubie)/02

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Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 11 (p. 113-128).
Deuxième livraison



VOYAGE AU TAKA

(HAUTE NUBIE)


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].
1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IV

La chasse aux nègres faite officiellement. — Débâcle, misère, défaites. — Informations sur les Denka. — Un peuple qui a les yeux sous l’aisselle : les Blemmyes. — Les Takarir. — Nouvelles d’Édouard Vogel.

« Ne soyons nullement surpris, ajoutait mon correspondant, de voir les gens du Djabbellinn continuer leurs brigandages, lorsque le gouvernement égyptien lui-même fait des razzias de tous côtés.

« Absin, le mudir actuel de Khartoum, et Addem-Bey battent Abramlé, pendant que la cavalerie des Chaguié et quelques Djahhaddie sous les ordres les uns de Malek-ab-Rof, les autres de Redjeb-Adlan, pillent les Denka de l’est ; Mouça Pacha a enlevé beaucoup d’hommes au Kordofan.

« Le pillage d’esclaves sera toujours le même tant que le gouvernement ne changera pas son système actuel de se procurer des soldats. »

D’autres renseignements que je reçus de divers côtés m’expliquèrent, en me les confirmant, ces tristes nouvelles. L’Égypte voulait profiter des embarras de Théodore II pour tenter un guet-apens sur l’Abyssinie : Mouça Pacha, en l’habileté militaire duquel le vice-roi avait une grande confiance, avait été chargé d’élaborer ce plan, sur lequel j’ai eu beaucoup de lumières confidentielles dontje me réserve d’user en temps et lieu. Le tanzimat qui limite à quinze mille hommes l’effectif de l’armée égyptienne était bien un obstacle : on s’en débarrassa en le foulant simplement aux pieds. Tout fut mis en œuvre pour se créer une armée. En 1863 le pacha, marchant sur Gallabat, n’avait réussi qu’à réunir huit mille hommes, les troupes les plus grotesques du monde : il fallait quelque chose de plus sérieux. Une vaste battue aux nègres commença sur une échelle énorme, au Fazokl, au Tagali, au Denka, aux frontières d’Abyssinie, au fleuve Blanc. Le nègre de cette région est une brute, mais s’il a un fusil aux mains, il se bat avec la ténacité stupide du boule-dogue, sans du reste comprendre pourquoi. C’était, pour le gouvernement égyptien, un noyau d’infanterie modèle. Tous les grands chefs du Sennâr furent donc taxés à un certain chiffre de têtes de ce gibier humain. Pour compléter les cadres, le pacha fit la presse aux soldats partout, dans les maisons particulières, et même parmi les domestiques des Européens, qu’avaient jusqu’alors protégés leurs pavillons : on réunit ainsi vingt mille hommes, un ramassis hétérogène et surtout hétéroclite, peu capable d’inspirer de graves inquiétudes aux Abyssins. Mais pour nourrir et entretenir tout ce monde, il fallait de l’argent : les tribus furent soumises à des extorsions de toute sorte, les impôts furent quadruplés, quintuplés même, et les cheikhs qui ne purent faire face à ces exigences brutales furent jetés aux fers, comme le cheikh Mouça. Trente à quarante mille ardebs de grain furent entassés par réquisition à Gallabat en vue d’une prochaine invasion en Abyssinie : il en résulta chez les tribus et dans les districts épuisés par ces réquisitions une famine qui n’épargna pas Khartoum même, et les tribus arabes de l’ouest, poussées à bout, émigrèrent en foule au Darfour.

Si le gouvernement civil du Soudan n’était guère brillant, les affaires militaires n’allaient pas mieux. Le vieux tyran du Tagali, mek Nacer, celui qui faisait jeter des hommes aux panthères « parce que chez Nacer les panthères ne devaient pas avoir faim, » avait été détrôné par un jeune chef populaire et avait apporté son adhésion à l’Égypte : mais son successeur était resté en armes et avait fait subir une défaite sanglante au pacha qui était rentré à Khartoum, la tête un peu basse. Son retour avait donné une nouvelle activité à la traite : chaque arrivage de barques du gouvernement vomissait dans les chounas (magasins de l’État) des troupeaux de nègres enlevés aux négriers sous le prétexte hypocrite de faire cesser la chasse aux noirs : mal traités, mourant de faim, les esclaves périssaient en foule, surtout les enfants et les femmes, et le gouvernement égyptien leurrait les journaux d’Europe de correspondances menteuses annonçant la répression exemplaire du commerce qui déshonorait le Soudan. Or, il ne fut jamais si actif, comme je le dirai bientôt dans un autre récit, en reprenant mes impressions de voyage sur le haut Nil.

Pendant mes longues heures de loisir chez le Mallem, je consacrais le temps à faire parler les indigènes les plus intelligents ou qui avaient beaucoup voyagé. Je trouvai dans cette maison un vieux nègre denka, des environs de la montagne Oulou, entre les deux Nils, à la hauteur du Fazokl. Je l’interrogeai sur son pays et il me dit en résumé les choses suivantes, qui pourront intéresser les lecteurs curieux de géographie africaine.

« Le mont Oulou s’appelle en denka Minafan ; il est à une journée du fleuve Blanc, au pied coule un torrent. qui se nomme Acheb.

« Les Broun[2] habitent un pays appelé Atcheb, mais que les Turcs nomment Belou : on y trouve des éléphants, des léopards, des hyènes. Les Abyssins, qui habitent près de là, n’osent pas s’engager dans ce pays.

« Chez les Broun, quand un homme est vieux, les parents et amis l’enterrent dans l’intérieur de la moura (le parc aux bœufs) : on piétine bien l’endroit. L’homme enterré ressuscite petit enfant. Voilà ce qu’on dit, et je le crois.

« Les pays voisins de mon canton sont, dans l’intérieur, Abialang, Banouen, Gaher, Kouaich, Rahon, Kotelj. Mais Abialang n’existe plus, les habitants ont été enlevés par les Turcs, à ce qu’on m’a dit[3].

« Le long du Kir (le fleuve Blanc) on trouve les districts suivants : Addura, Nial, Agher, Donghiol, Ouber, Kolfiot.

« Plus haut sont les Nouers, chez lesquels coule le fleuve Yal. Ce peuple est guerrier et bien méchant : nous en avons grand’peur. Parmi eux est une classe d’hommes appelés Mök : ce sont des sorciers très-puissants et qui mangent les hommes. Ils n’ont pas les yeux au visage, mais sous les aisselles.

« Nous avions un grand chef nommé Dok : il est mort aujourd’hui. C’est son fils Akoetch qui lui a succédé. »

Mon nègre croyait fermement à l’histoire des Mök, ce qui n’a rien de surprenant. Chaque race a sa manière particulière de comprendre le merveilleux. Les unes croient à des êtres surnaturels et invisibles, les autres, plus grossières, à des monstruosités zoologiques, contes d’enfant qui ont bercé nos pères : d’autres enfin combinent ces deux sources de merveilleux et en font le vampire ou le loup-garou. Le nègre adopte plus spécialement la monstruosité humaine, les hommes-chiens, les hommes à queue, et le reste. Je ne veux pas dire qu’ils aient le monopole de ce genre de fables, car les Aryas de l’Inde avaient leurs asva-mucha (faces de cheval), les Grecs leurs Arimaspes monoculaires : je dis seulement que l’antiquité et le moyen âge se prêtèrent avec une ingénuité rare aux aberrations enfantines des nègres, témoin les contes merveilleux que nous fait Pline sur le monde des monstres, portenta. À quatre siècles de nous, Fra Mauro endossait gravement l’histoire des hommes-chiens, et en faisait le plus vaste royaume de l’Afrique. Dans les Mök de mon informateur, qui ne reconnaîtrait les fameux Blemmyes ?

Les noirs forment un tiers au moins de la population de Kassala. Ce sont des Takarir, des nègres musulmans venus presque tous du Darfour et du Dar Seleï (Ouadaï), actifs, intelligents, fanatiques. Je ne les crois pas foncièrement méchants : mais il y a dans l’âme nègre un fond de passion qu’il est facile de pervertir et de pousser à mal, et l’islamisme s’en est chargé. En étudiant les Takarir, j’ai dû me convaincre que pour un voyageur qui voudrait aller au Darfour ou dans un des États voisins, l’obstacle viendrait moins du gouvernement que de la brutalité fanatique du bas peuple, principalement des fogara, moines errants qui promènent partout leur paresse et leur fastueuse pauvreté. Le noir est très-fier d’être musulman et j’en avais quelquefois des preuves qui me faisaient sourire. Passant un jour dans une rue de Kassala, j’entendis une négresse reprendre une de ses voisines pour un jurement prohibé qu’elle avait laissé échapper. Pour toute excuse, l’autre répliqua : « Eh, madame (sittina), c’est une bagatelle : je ne suis pas nazaréenne, après tout ! » Ces deux dames, en haillons crasseux, avec leurs yeux bridés et leurs facies grimaçant de macaque, me reportaient par un contraste rapide et involontaire aux belles, sérieuses et intelligentes chrétiennes d’Europe ou d’Abyssinie, qu’elles dédaignaient si naïvement. Il me semblait voir deux truies se félicitant mutuellement de leur fange.

J’ai connu par contre à Kassala un Takrouri dont j’ai gardé le meilleur souvenir. C’était un kadi fellata ou foula, des environs du lac Tchad, que la vie errante chère à tous ses compatriotes avait amené à Kassala, où il était propriétaire. Kadi Ahmed était un noir maigre à traits anguleux et irréguliers, mais très-intelligents. Ses petits yeux petillaient d’esprit et de ruse, et comme les rusés me sont peu sympathiques, il me plut médiocrement ; mais je revins sur cette impression et m’en trouvai bien. Beaucoup d’informations qu’il me donna sur les Ouadaï me firent son obligé, et à son tour il me questionnait sur la France qu’il brûlait de connaître. Ses questions me donnaient la mesure des sottises qui courent en Afrique sur le compte des nations européennes. Par exemple, il me demandait :

« Si les Français ne coupaient pas la tête aux musulmans qui voyageaient chez eux. » Je lui répondis que bien loin de là, le sultan des Français faisait en ce moment même bâtir une mosquée dans sa capitale pour les Musulmans servant dans son nizam (son armée).

« Et ce sultan, à qui paye-t-il l’achour (le tribut) ?

— À personne.

— Pas même au padischah de Stamboul ?

— Pour qui prends-tu le padischah ? Ne sais-tu pas qu’il y a neuf ans les Français et les Anglais l’ont seuls sauvé de la main des Moskov (des Russes) ?

— Merveille de Dieu ! Et ton pays a une largeur de combien de journées ?

— Journées de chameau, soixante : journées de chemin de fer, une et demie.

Merveille de Dieu ! »

Je lui demandai à mon tour si un Européen pouvait sans danger voyager dans son pays. Il me l’assura, et m’offrit même, si je le désirais, de me servir de guide, moyennant une rétribution fort modérée dont il me fixa le chiffre. Comme je l’ai dit, il avait à Kassala une bonne maison, qui pouvait en tout cas répondre matériellement pour lui. Il proposait de me faire parcourir le Darfour, le Ouadaï, le Bornou, pour cent dollars qu’il aurait employés à acheter une pacotille assortie afin de commercer dans ces pays, sauf à moi, une fois ramené dans une ville turque ou égyptienne, à lui faire faire son tour de France avec la même immunité. Ne comprenant guère un mobile scientifique et croyant de ma part à un désir de spéculation commerciale, il me vantait les affaires que je pourrais faire au Soudan central, « en ivoire, en plumes d’autruche, et en esclaves. »

Je n’étais pas libre de profiter des offres empressées de Kadi Ahmed, mais je les signale aux voyageurs hardis que la mort de Beurmaun et précédemment celle de Vogel, n’aurait pas détournés du projet d’explorer l’Afrique tropicale. À propos de Vogel, j’ajouterai que le Kadi m’amena un homme qui affirmait avoir fait partie de la même caravane que l’infortuné voyageur saxon, et qui me donna les détails suivants :

« Le meurtre de l’étranger est le fait, non du sultan, mais du visir Gherma et des gens de la caravane, qui étant jaloux de lui, le dénoncèrent à Gherma. Celui-ci, à l’insu du sultan qui était alors très-malade et ne s’occupait de rien, fit mourir le voyageur. Quand le sultan l’a appris, il en a été très-irrité, et a puni le vizir et confisqué ses biens. »

Je crois à la première partie du récit, fort peu à la seconde. Quant à l’animosité des marchands africains contre les voyageurs européens, elle est très-réelle et s’explique par la crainte qu’ont les premiers de se voir disputer le monopole commercial qui les enrichit. J’ai éprouvé moi-même ces défiances dans d’autres occasions, par exemple à Siout, où mes tentatives pour obtenir des caravanistes quelques renseignements sur la route du Darfour ont échoué contre une véritable conspiration du silence.


V

Départ pour Massoua. — Sabterat. — Drame domestique. — Visite d’un lion : discours classique au visiteur. — Algheden.

Mes affaires une fois terminées à Kassala, je pris la route de Massaoua et m’arrêtai pour première étape à Sabterat, à six heures est de Kassala. Ma petite troupe s’était renforcée de celle de M. Stella, missionnaire italien, si honorablement connu en Europe par les brillants résultats qu’il a obtenus chez les Rogos, d’un officier hongrois nommé Édouard de Vl…, et d’une douzaine de marchands bogos et autres, ravis de cheminer sous la protection efficace de nos huit fusils.

Sabterat se compose de trois villages, dont le plus gros, appelé Karaïat, peut compter trois cents toukouls et s’étage sur le flanc escarpé du mont Horat, tout au pied du rocher en forme de tambour en face duquel la route de Barka débouche dans l’Aohé. Sur la rive gauche faisant face à Karaïat, est un groupe de quarante à cinquante huttes appelé Cherefa (brèche), parce qu’il est au pied d’une des brèches qui ont valu au plateau rocheux du sud le nom qu’il porte. Entre les deux villages, dans une longue île cultivée, s’élève un joli bois de dattiers qui complète l’originalité du paysage ; les cultures couvrent quatre îles et cinq îlots du khor, ainsi que la rive droite en amont. Une dernière île, en aval de Cherefa, est entièrement occupée par une charmante forêt où les caravanes font quelquefois une halte.

Types beni-amer. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.

Le khor Aohé, qui apporte au Gach le tribut de plus de moitié des eaux de la plaine de Saoua, s’élargit en approchant de Sabterat, occupe tout l’espace compris entre les deux montagnes, s’échappe dans la plaine de Kassala et disparaît à peu près dans cette plaine qui n’a, au-dessus de son lit, qu’une hauteur insignifiante (à peine deux pieds). M. Werne a pris ce khor pour une continuation du Barka : l’erreur est assez lourde, mais fort aisée à concevoir quand on a vu, du sommet du Horat, ce large ruban blanc semé de taches vertes, qui n’a pas moins de trois cent cinquante à quatre cents pas de largeur moyenne. La faille granitique par laquelle il passe d’une plaine dans l’autre est un accident géologique assez curieux. Le Horat et le Cherefa ne sont évidemment que les deux sections disloquées d’un même soulèvement dirigé nord-nord-est sud-sud-ouest, laquelle direction, comme je l’ai déjà vu, domine dans toute cette région depuis Bicha inclusivement.

Sabterat et le Khor Aohé. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Une tragédie domestique venait, lors de mon passage, d’ensanglanter ce petit pays. Le vieux cheikh Mohammed-Nour était mort. Son fils aîné lui avait succédé et avait reçu l’investiture du gouvernement égyptien, au grand déplaisir du cadet qui, pour se venger, ne recula pas devant un fratricide. Un jour que son frère allait à Kassala, il courut après lui, le rejoignit sur la route et le tua. Les Égyptiens l’ont fait arrêter et il est aujourd’hui dans les prisons de Kassala ; mais il est aisé de deviner qu’il n’y restera que le temps de faire réunir un millier de talaris pour Mouça Pacha, après quoi il sera parfaitement libre de sortir et de s’asseoir sur l’alga, trône rustique de cet État patriarcal. Le cheikh provisoire de Sabterat est un jeune homme de dix-huit ans, dernier frère du cheikh assassiné. Les Sabterat sont, d’après leurs traditions, venus de l’est, des bords de l’Ainsaba : je croirais qu’ils sont les Soboridæ de Ptolémée.

Un souvenir quasi dramatique se rattache pour moi à ce lieu. On m’avait prévenu qu’il était infesté de lions, comme tous les endroits de la haute Nubie, où il y a des aiguades et par conséquent des troupeaux. J’en eus la preuve dès la première nuit. Nous campions dans un fort beau bouquet de palmiers, dont l’ombre nous était fort douce et compensait l’inconvénient d’un lieu couvert propre aux embuscades des bêtes fauves. Dès que le soleil fut couché, les puits furent assiégés par des centaines de têtes de bétail, et au bout d’un instant des rugissements éclatants apprirent à ces animaux épouvantés que l’ennemi était au milieu d’eux. Ils se dispersèrent en beuglant : il paraît que les lions n’en prirent aucun, mais une vache fut étranglée par les hyènes, qui rôdent parfois sur les traces du maître, prêtes à profiter des reliefs de son repas.

Deux heures après j’avais soupé et je m’étais endormi sur mon angareb, agréablement bercé par les bruits étouffés de mon petit campement. La plupart des domestiques veillaient autour de deux feux allumés à cinq pas de moi, parmi les pieds de cotonnier et d’indigotier qui poussaient au hasard dans cette culture abandonnée. Les bêtes de somme et de selle reposaient groupées autour d’un palmier. Une vive alerte me réveilla en sursaut : les mules affolées bondissaient et cherchaient à rompre leurs liens. Je m’informai rapidement et voici ce que j’appris. Un lion magnifique, qui rôdait autour des mules, avait apparu tout d’un coup dans un buisson, dans le rayon lumineux d’un des feux. Un jeune homme avait vivement saisi un tison brûlant et l’avait lancé au lion, qui, frappé en plein front, avait secoué la tête de haut en bas avec un cri bref : hon ! et était parti. Deux choses sont très-antipathiques au lion, le feu et le bruit.

On ne les lui épargna pas, car plusieurs coups de fusil furent tirés au hasard. Par bonheur, aucune balle ne l’atteignit : s’il avait été blessé, nous eussions passé un très-vilain quart d’heure. Le reste de la nuit fut calme, et je me rendormis dix minutes après, en écoutant le vieux chamelier Idris qui, l’air inspiré, dans l’attitude de Chrysès maudissant « les Grecs aux belles cnémides, » tenait à l’ennemi ce vaillant discours :

« Que viens-tu chercher ici, lion ? N’as-tu pas honte de venir voler des voyageurs, toi qui peux choisir ici parmi des milliers de vaches ? Est-ce ta destinée de manger des mules, même des ânes ? Tu n’as donc pas de jugement, lion ! Depuis quand fais-tu comme les hyènes, toi, un noble ! Va à ta proie naturelle, lion ! à celle que Dieu t’a destinée, et laisse passer les voyageurs paisibles ! »

La route, à partir de Sabterat, passe dans une plaine boisée et pierreuse que bornent à gauche le massif tourmenté des monts Fetahaï, à droite les derniers escarpements de cette haute chaîne dentelée qui se prolonge vers les Basen. Au bout de deux heures, on débouche dans un vaste cirque de dix à onze heures de diamètre, boisé, assez égal, avec de nombreuses collines isolées dont quelques-unes sont terminées par des masses rocheuses rappelant tout à fait certaines ruines féodales si communes en France. On bivouaque à peu près au milieu de ce cirque, au bord d’un khor appelé Aradib, à cause des tamariniers qui ombragent ses bords à quelques heures plus bas. Je lis, dans une relation, qu’on l’appelle aussi Khor-el-Bacha, à cause d’un pacha qui, à l’époque de la conquête égyptienne, mourut et fut enseveli sur ses bords ; le nom qui m’a été donné est celui d’Éla-Kaïmakan (puits de Kaïmakan) pour le lieu où bivouaquent les caravanes, nom qui, quant à la signification, est à peu près identique au précédent.

Je m’étais attendu à trouver à Algheden beaucoup de figures rappelant le nègre plus ou moins pur (car le type nègre est assez bien conservé parmi les Foungis actuels), je fus bien détrompé en ne voyant, dans ce village, que le type régulier des Tigré, avec leurs visages un peu allongés et leur teint d’un rouge obscur. La population paraît intelligente, fière, active, et les habitations, dont le chiffre peut monter à cinq cents au plus, offrent une apparence de propreté et de bien-être qui contraste heureusement avec les villages voisins que j’ai vus. Les Algheden passent pour querelleurs et pillards ; je puis, au moins, l’affirmer pour leur chef actuel, le vieux Nouri, l’infatigable promoteur de la plupart des razzias qui se commettent au Barka contre les populations tributaires de l’Abyssinie.

La montée d’Algheden est une des plus pénibles de toute cette route, bien qu’elle ne soit qu’un jeu pour ceux qui ont voyagé aux abords de l’Abyssinie. Du faîte de la montagne, je descendis par un plateau tournant jusqu’à un plateau herbeux, auquel succéda un torrent sinueux dans le lit duquel je dus marcher jusqu’à un second plateau où les caravanes font une halte nécessaire avant de passer l’abominable ligne de faîtes au bas de laquelle se trouvent les puits de Daora, bivouac agréable dans un cirque étroit fermé de tous côtés par d’arides montagnes de la plus fière tournure. Une heure plus loin je trouvai les puits d’Aouel, ombragés, comme le nom l’indique, par cet arbre qui les salit de ses ramilles amères. Une succession de collines assez peu fatigantes, dont l’une supporte le tumulus funéraire d’un chef indigène appelé Naça, m’amena au col de Feradebob, qui domine la plaine de Bicha. Feradebob est composé de deux mots tigré qui signifient : la bière est finie, et doit son nom, dit-on, à deux voleurs qui, ayant emporté une jarre de bière (debob), avaient voulu consacrer le souvenir de l’endroit où ils en avaient bu la dernière goutte.


VI

Plaine de Bicha. — Tribus nubiennes. — Hallenga. — Habab. — Belaù, Keiaù et Hafara. — Ad-Cheikh. — Un apôtre musulman contemporain. — Choumaglié et Tigré.

La plaine de Bicha se nomme Maskassé ; de même formation que les plaines déjà décrites, semée de montagnes disloquées et rayée de khors qui tous courent au nord vers le Barka, elle appartient en grande partie aux Barea, qui viennent au kharif établir leurs troupeaux dans ses vastes et maigres pâturages. Le dernier contrefort des monts de Koufit le sépare, vers l’orient, des plaines de Deghi et Kassa, et forme comme une sorte de cap avancé dont le flanc occidental porte un village étagé d’au moins trois cents toukouls : c’est Bicha, village commun des Beni-Amer et des Barea, qui s’y sont établis depuis quelques années. Bicha relève, politiquement, du deglel[4], et a une certaine importance comme station obligée des caravanes de Massaoua ; quelques marchands s’y sont établis et mariés, et l’ensemble de la bourgade a une apparence d’aisance et de confort assez rare dans ce pays. On m’a affirmé que les émigrants Barea que leurs affaires ou leurs mariages ont fixés en ce lieu, ont gâté l’esprit général de la population en y introduisant le penchant au brigandage qui distingue si fâcheusement cette tribu incorrigible.

La situation de ces tribus est vraiment déplorable entre l’Abyssinie, qui leur réclame le tribut sans pouvoir les protéger contre les Égyptiens, et les mudirs de Kassala, qui le leur réclament également, sans se soucier de les garantir des incursions abyssiniennes. Un fait présent, qui s’est reproduit cent fois, en donnera une idée. Le gouverneur abyssin d’Addi-Abo, obéissant à des ordres supérieurs, était descendu dans le Barka avec quelques centaines « de soldats » ou plutôt de vagabonds, mal armés, et le ravageait. Le mudir de Kassala, chargé par Mouça Pacha de défendre la frontière, marcha au Barka avec une force suffisante pour écraser les Abyssins : mais il avançait à peine, et le deglel le pressant de hâter un peu sa marche, afin de ne pas laisser échapper l’ennemi : « Chouïa-chouïa (tout doucement), » répondit le mudir d’un air pacifique. Il va sans dire que les Abyssins se retirèrent sans être inquiétés.

Voici les renseignements que j’ai pu réunir sur les origines de quelques tribus de la Haute-Nubie. Presque toutes, comme on le verra, sont descendues du plateau abyssin, et je dirai ailleurs par suite de quelles circonstances malheureuses elles ont passé à l’islamisme.

Les Hallenga viennent de Hamazène ; ils portent encore la coiffure tressée à la façon des Abyssins ; c’est à peu près tout ce qu’ils ont gardé de leur origine. Un petit plateau voisin d’Ad-Namen, au pied du Melezenai, conserve leur nom et marque une étape de leur migration.

Les Habab sont venus de Kollo-gouzay (Tigré) sous la conduite d’un certain Asgade, qui s’établit au lieu appelé aujourd’hui Asgade Bakla (la mule d’Asgade), nom bizarre qui vient, dit-on, de ce que la colline qui supporte ce village ressemble à un dos de mule. Asgade eut trois fils, Abil, Tekles, Tamariam. Du premier, la tradition fait venir les Habab proprement dits : des deux autres, les tribus secondaires d’Ad Teklès et Ad Tamariam, plus près de Massaoua.

Belaù, Kelaù et Hafara étaient trois frères. Ils venaient probablement du Seraoué, où l’on montre encore à présent des tombeaux dits des Belaus. Kelaù possédait les montagnes et les pâtures qui sont aujourd’hui aux Beit Gabhru, jusqu’à Chotel. Cette tribu, par suite de je ne sais quelles vicissitudes, s’est peu à peu amoindrie et s’est dispersée : la plupart de ces « derniers Mohicans » se sont réfugiés chez les Beit Gabhru, qui en ont pris occasion pour revendiquer et occuper le territoire héréditaire des Kelaùs. Deux individus de cette race éteinte vivent encore à Keren, une femme et un « annoncier » (sorte de héraut de ville).

Les Belaùs se fractionnèrent de bonne heure. Le gros de la nation resta vers le confluent du Barka et du Khor el Ardeb, où on les trouve encore aujourd’hui, fiers de leur origine, mais réduits à quelques familles : les autres, cherchant de meilleurs pâturages, allèrent se fixer près de la mer Rouge, dans le Samhar, et se firent musulmans ; comme tels, ils attirèrent l’attention du gouvernement turc, qui s’empara de Massaoua au seizième siècle, et dont les empiétements sur la terre ferme furent favorisés par la complicité des Belaùs : aussi créa-t-on en leur faveur le Naïbat d’Arkiko. L’histoire de leur pouvoir et de leur récente décadence (depuis 1845) appartient à un ordre de faits que je traiterai ailleurs.

Type bogos. — Dessin de Émile Bayard d’après un croquis de M. G. Lejean.

Les Hafara se sont établis à Terefat ; j’ai raconté plus haut leur destruction en 1859. Ceux qui ont échappé à cette catastrophe sont rentrés dans leur village et essayent en ce moment de reconstituer leur tribu.

Les Ad Cheikh sont une tribu de Fogara qui habite ordinairement vers Sulib. À l’époque de la conquête turque, un des principaux chefs de la tribu, Cheikh Mohammed, supportant difficilement le nouveau joug, descendit dans le Samhar pour invoquer la protection du sultan, et fit écrire à Constantinople pour sa tribu restée au Barka. Cette réclamation n’eut aucune suite, mais Cheikh Mohammed se trouvant bien à Massaoua, où il était regardé comme un saint, s’établit à Beraïmi, où il fonda un village qui se grossit d’une foule de réfugiés habab et samharis, et a jusqu’ici joui d’une exemption d’impôts toute personnelle, car elle ne s’étend pas aux réfugiés du dehors. Beraïmi est ainsi devenu une Mecque au petit pied : Mohammed, aujourd’hui septuagénaire, envoie ses deux fils en tournées de propagande dans le Samhar, le Barka, les Bedjouk, les Bogos même, qui se défendent mollement contre leurs prédications. Il n’y a pas de jeunes mariés à Massaoua ou de marchands partant pour le Gach, qui se croient en sûreté contre toutes sortes de mauvais sorts s’ils n’accourent à Beraïmi pour réclamer les prières et les talismans du saint homme.

Les Beit Bidel sont originaires de l’Hamazène, où leur souvenir est encore conservé dans le nom de Bidel que porte une famille de Tsazega. Leur immigration ne doit pas remonter plus haut que 1800 ; ils ne sont musulmans que depuis une trentaine d’années, et leur cheikh actuel, Ibraïm Djaoui, a porté longtemps le mateb ou cordon des chrétiens abyssins, et parle volontiers du temps ou son peuple était chrétien. Les Beit Bidel ont même gardé de ce temps une prière qu’ils répètent pour demander la pluie : Egzio marenna Christos, « que le Seigneur Christ ait pitié de nous ! » Ils habitent ordinairement Chegled. Libres à leur origine, ils ont été réclamés ensuite par le degled des Beni-Amer, sous prétexte qu’ils étaient établis dans un terrain qui lui appartenait, et ils passent pour les Tigré du deglel, ce qui ne les empêche pas de compter dans leur propre sein des Tigré et des Choumaglié.

Les Ouaz sont établis depuis Mansoura jusqu’à Demba et à Mai-Oassem ; ils se subdivisent en deux fractions commandées, l’une par Erei-Oued-Ibrahim, l’autre par Allem-Talem. Leurs querelles avec les Abyssins les ont fort affaiblis. Ils avaient favorisé, en 1863, la razzia des Beni-Amer contre l’Hamazène ; de sorte que vers mai de la même année, Dedjaz-Haïlo descendit sur Ouaz, et enleva quantité de captifs et de bestiaux. Il rendit plus tard les premiers, mais garda les seconds. Par représailles, en décembre 1863, les Ouaz surprirent les porteurs abyssins à Ghergher et leur enlevèrent six cents vaches. Ils sont aujourd’hui près de Tsaga et auront probablement, à leur retour vers Demba, des comptes rigoureux à régler avec Dedjaz-Haïlo.

Les Hallenga sont la seule tribu de langue hassia qui ait une organisation sociale parfaitement égalitaire, ce qui est du reste conforme au principe abyssin que tous sont égaux, sauf la question de propriété de fief (goult), tandis que le principe des Nubiens est que la noblesse est dans le sang et non dans le fief. Dans chaque tribu hassia, les Beni-Amer, les Habab, les Bogos, etc., l’aristocratie est formée par les choumaglié (anciens), dont chaque famille a un certain nombre de vassaux appelés Tigré. C’est à peu près le patriciat romain avec la clientèle. Le nom de Tigré semble venir de ce que les émigrés abyssins qui se sont réfugiés en Nubie et se sont déclarés clients des tribus de ce pays, venaient presque tous de la province du Tigré. C’est là l’origine de cette suzeraineté bizarre : sur un point ou deux, il paraît au contraire qu’il y a eu conquête de la part des immigrants, qui alors se sont faits les choumagliés des vaincus.

Cet ordre de choses n’a, du reste, rien de bien oppressif. Le Tigré n’est guère qu’un fermier : s’il a à se plaindre de son patron, il peut s’en choisir un autre. Il paie une redevance modérée, établie par un usage immémorial. Par contre, en cas de vexation (vol ou meurtre), il a le droit d’exiger que son choumaglié poursuive la réparation d’usage contre l’offenseur et le protège contre tout méfait. Les Tigré forment, dans toute tribu, la portion la plus pauvre et la plus laborieuse, on les reconnaît aisément à leur teint plus foncé, à leur maigreur, à leur air un peu farouche, à leurs misérables vêtements.


VII

Bicha. — Dunkuas. — Cours et panorama du Barka. — Projet gigantesque de chemin de fer. — Le doum. — Barea. — Usages étranges.

Je reviens à ma narration, c’est-à-dire à Bicha.

Nous campâmes près des puits, à deux portées de fusil du village, et nous y reçûmes la visite d’un parti de gens venant d’Algheden et lieux voisins, lesquels ne nous cachèrent pas qu’ils allaient tenter un coup de main contre les chrétiens de la frontière, Abyssins ou autres. Nous leur fîmes observer qu’ils n’avaient rien à gagner en allant s’attaquer aux Bogos, vu que ces derniers étaient sous la protection reconnue de la France, et qu’ils auraient infailliblement à payer les dommages qu’ils causeraient. Ils promirent de s’abstenir de toute tentative contre les Bogos, et tinrent parole. Je dirai plus tard sur qui tomba l’orage.

Partis des puits, nous commençâmes à gravir un col tournant autour de la grosse masse trapézoïdale de Bicha et arrivés de l’autre côté de la chaîne, nous atteignîmes en une étape et demie à travers une plaine en partie cultivable, nommée Kassa, un groupe de collines fort arides, nommé Dunkuas. Je grimpai sur l’une de ces collines et je restai émerveillé du spectacle. J’avais à mes pieds le ruban blanc frangé de vert sombre qui se nomme le fleuve Barka, le plus beau fleuve de la Nubie, puisque l’Atbara est surtout abyssin. Le fleuve était à sec, comme il l’est toute l’année, sauf les quelques jours où les masses d’eau effrayantes que vomissent les plateaux des Barea et d’Avla arrivent jusqu’à ce large lit qui les a bientôt bues. Ce large ruban (il pouvait avoir trois cents mètres d’une rive à l’autre) serpentait indolemment sous une double rangée de doum, témoignages élégants et aériens de sa puissance fécondante, et allait recevoir à sept ou huit jours plus loin, à Falkaït, son jeune frère l’Ainsaba, descendu des pays bogos. Tous deux réunis allaient se déverser dans le Langheb, qui, moins important par la longueur de son cours, mais supérieur par la masse de ses flots, absorbait leurs eaux et jusqu’à leurs noms et allait fertiliser, à seize heures de Saouakin, en face de la mer Rouge, l’admirable plaine-bassin de Tokhar. Arrivé là, il est si imposant, qu’un géographe grec (Artemidore) le prit pour l’embouchure de l’Atbara. Or, comme les classiques ne peuvent jamais avoir tort, on a trouvé force hypothèses pour expliquer la phrase d’Erastosthène. On a dit, timidement il est vrai, que’l’Atbara, au lieu de tomber dans le Nil à Damer, a pu jadis tirer à l’est et passer dans le bassin du Langheb. Puis, sur des renseignements inexacts, feu Vayssière et Malzac, voyageurs français, déclarèrent que le Gach finissait dans une sorte de marais d’où, par une vallée profonde, il allait à la mer Rouge sous un autre nom. Après divers tâtonnements dus à des voyageurs instruits et dont j’épargne le récit au lecteur, je voulus en avoir le cœur net à mon dernier voyage, et je reconnus à peu près ceci : c’est qu’entre le bassin du Gach et celui du Barka-Langheb il existait une plaine immense, sans une seule colline, offrant des deux côtés une pente inappréciable à l’œil, mais suffisante pour empêcher, même au temps des plus fortes crues, toute communication dans le genre de celle qui existe entre le Sénégal et la Gambie. Les khor qui rayent cette plaine et se rendent, les uns au Gach, les autres (plus nombreux) à son voisin de droite, marquent assez par leurs points d’origine la ligne de ce partage d’eau.

Je n’ai encore parlé au lecteur que fort incidemment d’une entreprise qui, si elle réussit, changera la face du Soudan nubien, pour la première fois depuis les temps pharaoniques. Le vice-roi actuel a projeté la construction d’un chemin de fer qui doit, dans une immense ellipse, comprendre toutes les provinces soudaniennes (moins le Kordofan), c’est-à-dire un pays aussi vaste que l’empire d’Autriche tout entier. La voie doit partir de Korosko, point extrême de la navigation à vapeur sur le Nil, franchir l’Atmour de Korosko par les mêmes passes que suit aujourd’hui la route caravanière, rejoindre le Nil à Abou-Hamed, et le suivre jusqu’à Khartoum, puis, tirant à l’est, atteindre Kassala et de là se rendre à la mer Rouge à Saouakin. J’ai vu à Kassala l’ingénieur chargé de ce travail : c’est un Égyptien, élève de notre école polytechnique, Hassan-Bey Damiâty, savant et très-aimable homme, l’un des rares Égyptiens civilisés que j’ai connus. Il étudiait alors la route entre Kassala et Saouakin par Langheb, que j’ai décrite plus haut : ce n’était qu’une étude provisoire, qui ne préjuge rien sur l’adoption du tracé définitif, mais je regarde ce tracé comme à peu près impossible. Il passe, entre Telgou et Langheb, à travers un pâté de montagnes granitiques et d’ondulations de grès et de calcaires, qui exigeraient des travaux d’art à faire reculer les compagnies les plus aventureuses.

L’oasis de Taka vue d’Abou-Gamel. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Cependant la Nubie est rayée de ouadis qui épargneraient aux ingénieurs bien des frais de nivellement. C’est précisément à quoi je songeais en contemplant ce serpent blanc du Barka ; une ligne qui de Kassala irait par Sabterat tomber sur la Saoua, suivrait de là jusqu’à Tokhar (soixante-cinq kilomètres de Soakin) le cours naturel des eaux. La partie essentielle de ce tracé est aisée à suivre sur mes cartes jointes à ces récits. La longueur du parcours serait augmentée d’une cinquantaine de kilomètres, mais cette longueur serait plus que compensée par le nivellement naturel d’une plaine où il n’y aurait à faire que peu de travaux d’art, et où les pluies estivales ne jettent jamais une assez grosse quantité d’eau pour menacer la solidité de la voie. Quelle que soit du reste la ligne adoptée, il faut espérer, dans l’intérêt bien entendu du gouvernement égyptien et de la science géographique, que le vice-roi s’empressera de publier les beaux travaux de Hassan-Bey, travaux destinés à jeter une lumière toute nouvelle sur la topographie de ces contrées si mal connues.

Vue du fleuve Gach (un kilomètre en amont de Kassala). — Dessin de Eug. Cicéri d’après une aquarelle de M. G. Lejean.

Les fleuves sont vraiment les veines de la terre : cette image ne vient jamais plus naturellement à l’esprit que lorsqu’on embrasse du haut d’une montagne, un grand paysage de l’Afrique aride. Du point où j’étais placé, je dominais le confluent du fleuve avec un grand beau khor qui venait de Bicha ; ou suivait de l’œil leur double cours pareil à un rideau de palmiers et de mimosas à travers lesquels blanchissait la fumée de quelque camp de nomades. Une forêt de doum, quand elle est vigoureuse et dense, a pour moi un charme particulier. Le doum, comparé au dattier (deleb), est un bon gros plébéien à côté de ce fin et svelte aristocrate : puis il a un défaut réel, il est improductif. Son fruit, dur comme le bois, rebute même la dent du bédouin, qui mâchonne faute de mieux cette écorce fibreuse : aussi, nul, voyageur ou indigène, ne se fait faute de honnir et de mépriser le pauvre crucifère. Je suis probablement son premier et seul défenseur. J’aime à le rencontrer sur ma route : sa belle feuille papyracée, le plus élégant des éventails, m’assure contre le soleil de midi une ombre bien autrement opaque que la feuille longue, maigre, vulgaire du deleb. Le ciel préserve de ce dernier ombrage le touriste rageur ! Avec un peu d’imagination, il est porté à croire que ce majestueux fuseau écarte tout exprès son feuillage ingrat pour laisser passer les flèches aveuglantes d’Apollon Pythien. En revanche, les bonnes heures que j’ai passées sous un doum, au bord de l’eau, enveloppé de bien-être, bercé par cette bonne nature africaine dont ne médiront jamais ceux qui l’auront connue ! Ma plus grave occupation, quand j’en avais une dans ces moments-là, était d’assister en témoin attentif à des drames aussi émouvants que l’Iliade, au désastre d’une termitière razziée pur une colonne de fourmis noires, au meurtre d’un puceron imprudent qui s’étant montré au bord d’un entonnoir de fourmi-lion, avait été bombardé en pleine poitrine par l’adroit propriétaire de cette embuscade. Ce petit franc-tireur était une de mes plus franches admirations, et me plongeait souvent dans des réflexions qui n’étaient pas précisément très-confirmatives de la prééminence absolue de l’homme. Étais-je bien sur d’avoir déployé, pour chercher les sources du Nil — que je n’ai pas trouvées, — la moitié de l’énergie dépensée par ce petit être presque invisible pour gagner sa pitance de chaque jour ? Et les mécomptes, la faim, le pied d’un lourd chameau qui passe… Dans ce corps de deux millimètres de long il y a autre chose qu’un tube intestinal : il y a une patience, une volonté, un être qui travaille, qui souffre, peut-être qui pense !

Le Gach vu d’Ahmed Cherif. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Décidément je deviens ridicule et je suis de l’avis de mes Abyssins qui disent de moi : « Monseigneur (ghèta) n’est pas méchant, mais c’est un grand enfant avec ses herbes et ses cailloux. » Je reviens à Dunkuas et à ses habitants. La tribu qui y campe habituellement est une section des Beni-Amer nommée Koufit, qui vivait il y a dix ans plus au sud, dans une plaine située entre Bicha et les montagnes des Barea, plaine à laquelle elle avait donné son nom. Vers 1856, les Égyptiens étaient venus à Koufit pour prêcher l’islamisme à coups de fusil aux Barea : ils avaient razzié quelques villages, emmené force captifs, et les avaient remis en liberté sur leur promesse de se faire musulmans. C’est pour cela que le village frontière de Mogollo et un autre voisin ont, seuls parmi les Barea, embrassé l’islamisme.

Cette croisade qui se trompait de siècle ne fut pas du goût du gouvernement abyssin, qui possédait une sorte de suzeraineté sur les Barea. Théodore II était trop occupé ailleurs pour intervenir, mais heureusement le préfet abyssin d’Addi-Abo était un homme résolu qui prit sur lui de rétablir l’ordre et descendit aux Barea avec 500 cavaliers. Il prit position à deux ou trois heures des Égyptiens, que ce voisinage inquiétait fort. Il faut savoir que les Abyssins n’avaient pas encore renoncé, sur la personne de leurs ennemis morts ou captifs, à de sanglantes constatations de la victoire dont les Égyptiens avaient une peur effroyable. Or, une nuit, dans le camp musulman, un fusil se détacha d’un faisceau et partit en tombant. Une panique effroyable saisit les Turcs, qui se mirent à tirer au hasard les uns sur les autres en hurlant : el Makada ghia (les Abyssins arrivent) ! Il y eut sept ou huit morts, une déroute épouvantable, et le bey de Taka qui commandait là, laissa, m’a-t-on assuré, son tarbouch pendu aux épines d’un mimosa.

Les Égyptiens, pendant huit ans, ne reparurent pas dans cet endroit, et répandirent le bruit qu’ils l’avaient quitté « pour cause d’insalubrité. » Les gourbis qu’ils y avaient élevés furent brûlés après leur départ par les Barea. Les Koufit, compromis près de leurs belliqueux voisins par les rapports qu’ils avaient eus avec les Turcs, descendirent vers le Barka et leur territoire resta comme une sorte de terrain neutre entre les Barea et les Beni-Amer.

En 1860, Ato Zadeg, gouverneur d’Addi-Abo, fit une razzia sur les Barea, leur enleva leurs femmes et leurs enfants, et pour les ravoir, la peuplade dut reconnaître la suzeraineté d’Addi-Abo, et payer un tribut. Presque à la même date, le deglel des Beni-Amer tomba deux ou trois fois sur les Barea, et leur enleva en captifs et en troupeaux ce qu’il put. À la fin de 1861, M. Stella fit une petite excursion à Mogollo, où les Barea le reçurent fort bien, lui exposèrent leurs plaintes et lui demandèrent aide et conseil. Ils étaient disposés à quitter leur pays et à venir s’établir dans le voisinage des Bogos ; mais ce voisinage même était un danger de plus. Les terrains cultivables, assez abondants au pays Barea, sont beaucoup plus rares au Barka, et sont revendiqués parfois, les armes à la main, par deux ou trois prétendants. M. Stella s’adressa à tout hasard à l’agent anglais de Massaoua, M. Baroni ; mais les Barea ne reconnaissaient point, comme les Bogos, un protectorat européen, et cette démarche n’eut aucune suite.

Il est probable que les années suivantes le même ordre de choses se perpétua ; et les Barea, entourés de voisins redoutables, et attaqués par tout le monde, suivirent des conseils désespérés. « Si nous devons périr, dirent-ils, nous n’avons plus rien à ménager. » Et en janvier 1864, une masse d’environ quinze cents Barea se porta le long du Barka vers le pays des Bogos, avec l’intention d’enlever les troupeaux de cette tribu. Les Bogos s’étant doutés du danger et n’étant pas descendus dans la plaine, la troupe se porta sur la gauche, remonta un affluent du Barka, surprit à Mai Chellal, entre Debra Salé et le plateau des Halhal, un campement de cette dernière tribu, et l’accabla ; cinquante hommes furent tués, trois mille vaches prises, sans compter force prisonniers. Les vainqueurs s’empressèrent de regagner leurs montagnes, et mon ami Werner Munzinger, voyageur suisse, honorablement connu, faillit tomber, à Adardé, aux mains de leur arrière garde. Quelques jours plus tard, tous les captifs furent rendus, ainsi qu’une grande partie du bétail, si j’ai bonne mémoire. Comme le coup de main avait eu lieu sur la frontière des Bogos, et que l’expédition, ainsi que je l’ai dit, était originairement dirigée contre eux, le consul de France à Massaoua réclama du gouvernement égyptien, qui se prétendait suzerain des Barea, des garanties effectives pour une tribu qui vivait sous le protectorat français. Il reçut les assurances les plus formelles, mais l’avenir dira jusqu’à quel point elles peuvent être sincères.

Puisque j’en suis aux Barea, j’intercale ici quelques notes sur cette population singulière et assez mystérieuse.

Les Barea passent pour des nègres aborigènes, refoulés dans ces montagnes par les populations de race supérieure qui ont formé l’empire abyssin. Cependant les Barea que j’ai vus ne m’ont pas paru des nègres purs, mais plutôt un peuple originairement nègre et fortement modifié par des mélanges avec les populations éthiopiques voisines. Mon ami Munzinger, l’homme qui connaît le mieux tous ces pays, croit même pouvoir nier leur origine nègre, ce que je ne puis accepter. Leur nom national est, selon Munzinger, Nère, selon mes informateurs, Egher ou Eghir : le nom de Barea est abyssin et veut dire à la fois nègre et esclave, comme abid en arabe. Les abyssins en effet, bien que leurs lois repoussent l’esclavage, ne se font pas scrupule d’y réduire leurs sauvages voisins, qui du reste le leur rendent avec usure en venant piller les cantons chrétiens les plus voisins de leurs aires. À qui doit remonter la responsabilité des premières agressions ? probablement au plus fort, comme toujours.

Le soldat abyssin, quoique très-brave, a une crainte sérieuse du Barea dans les combats corps à corps ; le Barea, par contre, ne craint pas moins les armes à feu. Il marche à l’ennemi presque nu, mal abrité par un petit bouclier rond dont la couleur se combine assez bien avec celle de sa peau noire et luisante ; son arme la plus redoutée est le seif du soudan, une lourde épée droite qui se manie à deux mains et qui a pour garde une croisière moyen âge. Il y a une vingtaine d’années, le vice-roi du Tigré, Oubié, résolu à punir les Barea qui dévastaient sa frontière et avaient brûlé quelques églises, fit contre eux une expédition à grand fracas, qui n’eut pas des résultats bien brillants, mais qui fit éprouver des pertes graves aux noirs et surtout les épouvanta outre mesure. Ils ont toujours reconnu depuis la suzeraineté des Abyssins.

Les Barea vont à demi nus, comme la plupart des Nubiens : ce qui les distingue, ce sont certains ornements chéris de tous les nègres, colliers, bracelets, anneaux, etc. On trouve dans leur pays un fort beau scarabée d’un vert métallique, dont ils se font des bijoux naturels, en vidant la carcasse du coléoptère et en le passant à un fil : c’est un collier d’un effet original et gracieux, dont les anneaux font en s’entre-choquant un bruissement bizarre pendant que le porteur danse une de ces bamboulas qui sont le délassement favori du nègre.

Le nom de Barea rappelle involontairement les Bari du Nil Blanc, et il y a chez les premiers des usages qui trahissent une origine de ce genre. Ainsi ils ont leurs sorciers faiseurs de pluie, ce qu’on appelle bounit ou Fleuve Blanc, et on comprend aisément que chez ces populations encore fractionnées en groupes patriarcaux, le gouvernement civil et religieux appartienne de droit à l’homme redouté qui s’attribue le pouvoir d’obtenir du ciel la pluie fécondante sans laquelle tout périrait. Les sorciers Barea ont été jusqu’ici pris dans la même famille, et leur pouvoir reposait sur l’efficacité de leur intervention. Si l’on obtenait la pluie, ils étaient accablés d’offrandes en argent, en grains, en bestiaux : dans le cas contraire, deux des Fadab (les hommes forts, sorte d’aristocratie du pays) les saisissaient, les entraînaient dans un lieu écarté sur la montagne et leur coupaient la gorge. Mes informateurs n’avaient pas assisté à cette exécution, mais ils avaient entendu les cris du dernier chef, égorgé par les Fadab. Son fils et ses parents, avertis par sa fin et celle de quelques autres de leurs ascendants, ont renoncé au pouvoir, en déclarant « qu’ils ne tenaient pas au privilége de fournir des victimes au couteau tous les cinq ou six ans, que d’ailleurs cette profession de faiseur de pluie est impie, car la pluie dépend de Dieu seul. »

Ce qui montre chez les Barea un peuple qui s’est élevé plus haut que les autres nègres, c’est qu’ils ont une idée nette de la Divinité et qu’ils n’ont pas la plaie infâme de l’esclavage. Quand on leur en demande la raison, ils répondent gravement : « Nous sommes tous esclaves de Dieu. » Les prisonniers qu’ils font à la guerre ne sont pas vendus : ils les emploient à labourer la terre, et quand ils sont beaux, forts etn braves, ils leur donnent leurs filles en mariage. Ainsi s’explique le mélange qu’on observe chez ce peuple à son avantage physiologique.

J’ai des raisons, trop longues à développer ici, de penser que les Barea étaient chrétiens il y a quelques siècles. C’est une question dont je me réserve d’avoir le cœur net plus tard. Je reviens à mon itinéraire.


VIII

Lacs Balaghinda. — Encore un lion. — Takrourit. — Sulib. — Tchaghié. — Une expédition mystérieuse.

Nous avions négligé de prendre de l’eau à Dunkuas, parce que nous nous croyions certains d’en trouver à dix kilomètres de là, à Balaghinda. On nomme ainsi deux fort jolis lacs voisins de la rive droite du Barka, et qui ont de l’eau une partie de l’année seulement : le reste du temps, ils présentent un fond d’humus brun alluvionnel, qui m’a paru riche, et que tapisse une petite plante rampante dont j’ignore le nom. Nous arrivâmes au premier des lacs, que domine une belle colline où je montai pour reconnaître la contrée. Déception ! pas une goutte d’eau, et il était midi : nous étions assez las, et nous avions encore trois heures à faire pour atteindre les puits de Deghi ! Un faible espoir nous restait : c’était de trouver de l’eau au second lac, séparé du premier par quelques ondulations, ombragées de doums magnifiques. Un homme y fut envoyé pour acquit de conscience, et revint au bout d’un quart d’heure, porteur d’une bonne nouvelle aussi peu attendue.

Nous courûmes au lac, que nous trouvâmes encore vaseux et mou, largement tacheté de traces d’éléphants qui convergeaient à deux mares d’un aspect peu tentant pour des gosiers humains. Léger détail, car celui qui veut voyager en Afrique ne doit point tenir compte de la teinte brune, verte ou noire de l’eau qu’il boit. Une prodigieuse quantité de petits coquillages fluviatiles avaient vécu dans cette eau et achevaient de se corrompre dans les endroits qui s’étaient déjà desséchés. Nous campâmes dans un fourré, entre les deux mares, les armes prêtes, ce qui n’était pas superflu, car le lendemain matin, au moment où nous levions le camp et où nous chargions les chameaux, les rugissements d’un lion se firent entendre à quinze pas de nous, au milieu d’un fourré de doums et de broussailles. C’était vers le lever du soleil, heure habituelle, apparemment, où le roi du désert venait boire aux mares ; notre présence le gênait considérablement, car il n’osait pas nous passer sur le corps (ce qui lui eût été bien facile) pour venir à son aiguade, et ses rugissements répétés, qui faisaient trembler jusqu’au fond de leurs fibres nos chameaux et nos mules, exprimaient son impatience et nous disaient bien clairement : « Voulez-vous bien vous en aller ! » Nos hommes firent bonne contenance et se permirent même quelques innocentes bravades, mais j’avoue franchement qu’ils accélérèrent le chargement.

Lac de Balaghinda. — Dessin de Eng. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Rien de là jusqu’à Takrourit, nom qui semble rappeler les Takrouris aux pèlerins musulmans de l’Afrique équatoriale qui traversent chaque année la Nubie. J’interrogeai et j’appris qu’en effet les Takrouris avaient jadis coutume de prendre cette route pour aller s’embarquer à Massaoua : mais plusieurs années avant mon voyage, une de leurs troupes avait eu une collision avec les indigènes du Sennahéit et avait été massacrée tout entière à l’exception d’un seul individu, ce qui avait détourné leurs frères de cette route désormais néfaste.

Après Takrourit, on passe successivement Sulib et Tchaghié. Au moment où nous quittions ce dernier campement, quelques chameliers des Beit Bidel nous apportèrent la nouvelle que M. du B… dont j’ai parlé plus haut, s’était décidé à s’installer à Koufit avec ses soixante-dix hommes. Pour ne pas avoir à revenir sur cette expédition dont il a été beaucoup parlé, je résume ici ce que j’en appris alors et ce qui me fut conté plus tard sur ses destinées définitives.

Sulib. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

M. du B… que j’avais beaucoup vu à Kassala, y était arrivé pourvu d’une autorisation générale du gouvernement égyptien de faire des réquisitions illimitées en hommes, en vivres, en argent, en moyens de transport pour un matériel de guerre fort considérable. Ses projets ultérieurs, qui m’ont été révélés par diverses indiscrétions, et sur lesquels on me permettra de me taire ici, n’étaient point basés sur une connaissance suffisante du pays. Après beaucoup d’hésitations et deux mois de séjour inutile au Taka, il partit le 2 avril et marcha sur Koufit (terrain vague alors au pouvoir des Barea) suivi d’environ quarante Européens, la plupart français, et de trente engagés africains : il avait de plus deux cents réguliers égyptiens d’escorte. À Bicha, les Barea qui occupent la moitié du village prirent ombrage d’une aussi forte troupe, et refusèrent le passage. M. du B… campa avec son monde auprès des puits, dans la plaine, sous une chaleur accablante : il parlementa quelque temps, puis impatienté de cet accueil inattendu (car il était encore sur territoire égyptien) il fit battre la charge. La petite troupe, électrisée par ]’exemple de la jolie Mme du B… qui marchait aux premiers rangs, monta en bon ordre, la baïonnette en avant, et les Barea, bien que renforcés de plusieurs centaines de leurs compatriotes montagnards, furent domptés et capitulèrent au moment où l’affaire allait s’engager. Ils fournirent docilement les réquisitions demandées.

Tchaghié. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Arrivé le sur lendemain à Koufit, M. du B… se mit en rapport avec les Barea, qui se montrèrent très-dociles à ses avances, et lui cédèrent moyennant quelques centaines de dollars fournis en marchandises, un vaste terrain le long du torrent. Sans perdre un instant, il se mit à y bâtir un fort quadrangulaire. Mais pendant ce temps, un orage se formait contre lui parmi les hauts fonctionnaires de Kassala, que sa faveur subite et ses pleins pouvoirs avaient humiliés, mais qui, avec la servilité arabe, l’avaient comblé des plus basses adulations tint qu’il était resté au Taka. Sous prétexte que sa nouvelle attitude mettait en danger le pouvoir égyptien en Nubie, le wekal Soliman bey arriva subitement à Konfit avec huit cents hommes, expulsa brutalement la petite colonie, démolit ses travaux, enleva une partie de ses vivres, et la força à reprendre à pied le chemin de Kassala, à travers un désert de trente-neuf lieues. Le satrape de Khartoum, le sauvage Mouça Pacha, répondit à la plainte de M. du B… une lettre inepte ou insolente, portant « que des réguliers égyptiens ne pouvaient avoir commis d’actes de pillage, et qu’il était indigne d’un homme de la qualité du comte de porter de pareilles accusations. » Mouça Pacha avait accablé M. du B… de témoignages d’une amitié exceptionnelle jusqu’au jour où il avait cru pouvoir l’insulter sans danger. M. du B… a demandé au gouvernement du vice-roi une indemnité de dix millions, et l’affaire, qui est engagée en ce moment, m’interdit tout autre commentaire.

Bicha. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Quoi qu’il en soit, les Barea se sont montrés au désespoir de l’expulsion de M. du B… Toutes ces tribus du Barka, horriblement pressurées par l’administration la plus pillarde et la plus cynique qui soit sous le soleil, avaient vu dans ce groupe français un noyau de force matérielle et morale qui pouvait les garantir des excès dont ils étaient victimes, surtout depuis un an ou deux. Ces populations ne songeaient pas du tout à se soustraire au pouvoir égyptien, du moins tant qu’elles pouvaient espérer la mise en pratique du régime modéré promis (et même jusqu’à un certain point inauguré) par Saïd Pacha en 1856. Comme elles sont musulmanes, elles n’avaient rien à gagner à passer sous les lois de l’Abyssinie : en restant égyptiennes et en se groupant moralement autour d’une colonie française assez forte pour les protéger contre des vexations illégales que le vice-roi ne connaissait ni n’avouait, elles lui auraient donné en bons offices de toute espèce l’équivalent de ce qu’elles auraient reçu de lui en sécurité. Je sais personnellement que les Sabterat n’attendaient que son établissement à Koufit pour quitter leurs villages et aller bâtir une ville autour de lui. Aujourd’hui encore, les Barea demandent aux voyageurs « si le comte ne reviendra pas pour les délivrer des voleurs. » M. du B… s’est fait le plus grand tort par une attitude mystérieuse et équivoque qui a refroidi les uns et alarmé les autres : il a perdu une partie magnifique et a ainsi donné prise à des accusations sur lesquelles il est difficile de prononcer aujourd’hui. La chose est d’autant plus regrettable que dans l’organisation d’une troupe composée d’éléments fort hétérogènes, il avait montré plusieurs des capacités d’un véritable chef colonial.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 97.
  2. Les Bronn ou Broun sont appelés dans les cartes Burun, et placés au sud-ouest du Fazokl. Le pays de Belou doit être le Belau des cartes, à l’est du Nil Bleu, pays appelé dans mes notes Belea : il est voisin de la province abyssinienne d’Agaumider ; mais alors le vieux nègre se trompe en disant que les habitants sont Broun ; ils doivent être des Goumouz.
  3. Le vieillard disait vrai. Cet abominable guet-apens date de l’été de 1862.
  4. C’est le nom que l’on donne au prince héréditaire des Beni-Amer, et le signe distinctif de cette dignité est un bonnet de forme bizarre, comme celui des mek de Sennâr que l’on voit dessiné dans Guillaud ; il ne se porte qu’aux grands jours.