Voyage au mont Athos/03

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VOYAGE AU MONT ATHOS,

PAR M. A. PROUST.[1]
1858. — INÉDIT.


La légende d’Arcadius. — Le pappas de Smyrne. — Esphigmenou. — Théodose le jeune. — L’ex-patriarche Anthymos et l’Église grecque. — L’isthme de l’Athos et Xerxès. — Les monastères bulgares, Kiliandari et Zographos. — La légende du peintre. — Beauté du paysage. — Castamoniti. — Une femme au mont Athos.

On nous cite une autre légende qui veut que le monastère de Vatopédi ait été fondé par un prince de Blakie et, chose assez singulière, un prince catholique. Ce qui le ferait croire, c’est que le couvent de Vatopédi a longtemps reçu des secours de Rome et que, dans un vieux pan de murailles est encastré un petit bas-relief représentant cette dotation à la Vierge par le prince.

L’école de théologie qu’y fondèrent au siècle dernier Eugène Bulgares et Nicéphore Théodoxis donna à ce couvent une grande importance : les églises y sont nombreuses ; le catholicon, placé contre l’ordinaire à un des angles de la cour principale, est orné de fresques de Panselinos malheureusement retouchées ; il y a quelques belles mosaïques[2] et entre autres un tétramorphe très-bien conservé. (Le tétramorphe est la réunion en un seul corps des quatre attributs des évangélistes : l’ange de Saint Matthieu, l’aigle de saint Jean, le livre de saint Marc et le bœuf de saint Luc, groupés sur un corps humain ailé. J’ai parlé de cette méthode symbolique pratiquée souvent par les Byzantins : la source divisée en trois ruisseaux par exemple, ou le soleil, sa lumière et son rayon, figurant la Trinité. Cet usage répandu dans toutes les religions d’Orient vient des prophètes de la Judée qui voyaient, dans l’arche d’alliance, la verge d’Aaron et l’urne de la manne, les symboles de la Sainte Vierge ; dans le serpent d’airain, Jésus-Christ en croix, et dans la mer et la nuée, le baptême.

Les Grecs qui viennent en pèlerinage à la Sainte-Montagne (pèlerinage que tout bon orthodoxe doit faire une fois en sa vie) débarquent à Vatopédi, que son commerce de bois met plus souvent en rapport avec les villes de l’Asie que les autres couvents. Un pappas de Smyrne, qui était allé à Kariès faire viser ses papiers, nous demanda de se joindre à nous pour visiter les couvents. Il voyageait avec ses deux fils : le plus jeune avait ces grands traits empreints de noblesse et de mélancolie que les habitants de l’Asie ont conservés plus purs que les Grecs de l’Attique, et portait la tête fièrement emmanchée sur le col avec un air de conviction qu’elle lui appartenait, tandis que nous, occidentaux civilisés, serrons la nôtre tellement dans des cravates et l’enfonçons si profondément dans nos habits qu’il semble que nous ayons peur de la perdre.

Un jour que nous allions visiter un skite à peu de distance du couvent et que ces pèlerins marchaient devant nous, je remarquai combien ils se fondent harmonieusement dans le paysage. Les chauds rayons du soleil ont déteint sur leur fontanelle jaunie et adouci les couleurs trop vives de leurs vêtements. Dans les pays du nord, quand la foule s’éparpille au grand air un dimanche d’été, elle a revêtu sa chemise reblanchie, ses souliers revernis et son chapeau aux reflets luisants ; alors, sur la verdure mate, le soleil s’accroche à tous ces êtres comme à des paillettes d’or, et on croit entendre comme le bizarre concert de fausses notes dans la pastorale de Beethoven. Ils font fuir les oiseaux et mettre les bœufs en fureur, et cependant ils ont raison et contre les bœufs et contre les oiseaux ; car c’est un besoin sous notre ciel gris d’attirer sur nos bottes et notre chapeau un rayon de la lumière avare. Sous ce ciel d’Orient, au contraire, le soleil est ardent, la végétation vigoureuse, et il semble qu’on respire la santé dans l’air : les ermites de l’Athos ont vraiment un grand mérite et ne pas devenir épicuriens. Du reste, le skite que nous visitons ce jour-là ne ressemblait en rien à une trappe ; ses habitants tissaient des chemises en chantant, au bord d’un torrent empourpré de lauriers-roses, et leur face réjouie, leurs larges épaules, leurs mains noueuses disaient assez : « Frère, il faut vivre et longtemps louer Dieu qui nous a faits si robustes sur un sol si prodigue. »

À quelques jours de là nous quittions Vatopédi avec le pappas, ses deux fils et l’higoumène d’Esphigmenou, qui rejoignait son couvent.

Ce dernier monastère est presque entièrement neuf, réédifié il y a peu d’années. On l’appelle Esphigmenou parce qu’il est placé dans une vallée étroite (σφιγγω, étrangler). Il a été dédié à Siméon par Théodose le Jeune et sa sœur Pulchérie ; Théodose est le saint Louis des Byzantins. Son palais était tenu comme un monastère, dit Théodoret ; il se levait de grand matin pour chanter, avec ses sœurs, à deux chœurs les louanges de Dieu ; il jeûnait souvent, souffrait patiemment le chaud et le froid et ne tenait rien de la mollesse d’un prince né dans la pourpre. Si quelque criminel était condamné à mort, il lui donnait sa grâce, car, disait-il, il est bien aisé de faire mourir un homme, mais il n’y a que Dieu qui puisse le ressusciter. » Les moines honorent beaucoup Théodose parce qu’il les craignait. « Un jour, racontent-ils, un moine à qui il avait refusé une grâce l’excommunia ; l’empereur, qui allait prendre son repas, dit qu’il ne mangerait point qu’il ne fût absous. Un évêque lui dit qu’il le déclarait absous ; mais Théodose ne voulut rien prendre avant qu’on eût recherché le moine et qu’il l’eût rétabli dans la communion. »

Vue du couvent d’Esphigmenou. — Dessin de Karl Girardet d’après une photographie.

C’est à Esphigmenou que s’est retiré le patriarche Anthymos[3] qui a précédé le patriarche actuel sur le trône de Constantinople. Il n’est pas sans utilité de donner ici quelques détails sur ce qu’est un patriarche de Constantinople depuis 1453. Lorsque Mahomet II cherchait à s’emparer de Constantinople, l’empereur Constantin s’adressa à Rome pour en avoir des secours. Une partie du haut clergé grec, qui craignait par l’union proposée avec l’Église romaine que son importance ne diminuât, se rangea sous la bannière d’un mécontent, le moine Georges Scholarius Genadius. Genadius s’entendit-il secrètement avec Mahomet II ? Quelques historiens l’affirment, mais rien ne le prouve positivement, et il vaut mieux croire que le moine, après l’entrée des Turcs dans la ville, réclama simplement du vainqueur le poste de patriarche pour sauvegarder les intérêts des vaincus. Quoi qu’il en soit, Mahomet II revêtit Genadius, non-seulement de l’autorité spirituelle sur ses coreligionnaires, mais encore de l’autorité civile et judiciaire, et le proclama chef de la nation grecque, en sorte que le patriarche œcuménique de Constantinople est depuis cette époque juge souverain des affaires civiles et religieuses : c’est lui qui juge les procès, fait et défait les mariages, lève les impôts, vend les indulgences (diavatirion) et prélève des droits sur les objets en litige. Il est vrai qu’il a de lourdes charges envers la Porte et que son élection lui coûte cher ; mais si le pallium se vend à l’encan, c’est le raïa qui paye les enchères. On peut se faire une idée de la fréquence des élections, si l’on songe qu’il suffit pour destituer un patriarche d’une simple demande du synode des archevêques, qui tous désirent la place. Il n’y a pas aujourd’hui dans les couvents grecs moins de six patriarches destitués. Ces personnages, revêtus de pouvoirs aussi étendus sur la nation grecque, pouvaient faire beaucoup pour elle : ils n’ont rien fait que la tenir étroitement liée par le malheur et l’oppression. Que la puissance patriarcale soit entre les mains de Pierre ou de Paul, cela s’appelle toujours abus et despotisme[4]. Anthymos passe pour être dévoué à la Russie ; cela est possible, et on trouve de nombreux exemples de ce dévouement dans l’aristocratie des couvents de l’Athos. Les czars veulent ils prendre Constantinople et rêvent-ils l’unité de ces deux éléments, les Slaves et les Grecs ? Les Anglais disent oui ; les Russes disent non. En admettant pour un instant la première de ces hypothèses, le clergé grec s’entendra-t-il avec le conquérant russe comme avec Mahomet II ? Cela n’est pas probable, car ce qu’il veut, comme toutes les puissances théocratiques, c’est l’État dans l’État, et Pétersbourg ne semble pas favorable à ce principe. En outre, il est permis de douter que le bon sens du peuple grec qui voit plus clair dans les affaires de son clergé depuis quelques années, et la partie même de ce clergé qui est vraiment nationale, permettent à ces quelques dignitaires utopistes de perpétuer un système dont notre siècle a fait justice et de boyardiser une nation[5] qui a prouvé qu’elle était digne d’être libre.

Anthymos, qui avait été déjà appelé deux fois au patriarcat, était au couvent d’Esphigmenou entouré d’un grand respect par les autres caloyers.

Le 23 juin, nous pliâmes bagages et envoyâmes chercher le pappas, qui passait avec ses deux fils tout son temps à l’église. Notre pèlerin était de très-bonne composition, toujours disposé à partir ou à rester. Je lui dis que nous allions le soir coucher à Kiliandari, et il monta sur son mulet. Il eût aussi bien été à l’occident qu’à l’orient, peu lui importait, pourvu qu’il allât coucher dans un monastère.

La vallée étroite qui remonte à Kiliandari cesse d’être une gorge au bout de quelques cents mètres, s’élargit à mesure qu’on avance et arrive à une petite plaine basse, jaunie de mousse et hérissée de rochers. Cette plaine est l’isthme que fit entailler Xerxès. Je ne tenterai pas de prouver le plus ou le moins de probabilité du percement. Juvénal y croyait peu :

    « Creditur olim
Velificatus Athos, et quidquid Græcia mendax
    Audet in historia. »
        (J., Sat., X, v. 173.)

Belon n’y croit pas.

Clioiseul Gouffier se livre à ce sujet à un calcul assez compliqué, d’où il résulte qu’il aurait fallu à Xerxès soixante-deux mille journées d’ouvriers pour arriver à terminer ce canal. Voici le passage d’Hérodote à cet égard, liv. VII, chap. xm et suiv. (traduct. Larcher.) — « On avait fait des préparatifs environ trois ans d’avance pour percer le mont Athos, parce que dans la première expédition la flotte des Perses avait essuyé une perte considérable en doublant cette montagne. Il y avait des trirèmes à la rade d’Éléonte dans la Chersonèse. De là partaient des détachements de tous les corps de l’armée, que l’on contraignait à coups de fouet de percer le mont Athos, et qui se succédaient les uns aux autres. Les habitants de cette montagne aidaient aussi à la percer. Bubarès, fils de Mégabyze, et Artachès, fils d’Artée, tous deux Perses de nation, présidaient à cet ouvrage…

« … Voici comment on perça cette montagne : on aligna au cordeau le terrain près de la ville de Sané, et les barbares le partagèrent par nations. Lorsque le canal se trouva à une certaine profondeur, ceux qui étaient au fond continuaient à creuser, les autres remettaient la terre à ceux qui étaient sur les échelles ; ceux-ci se le passaient de main en main jusqu’à ce qu’on fût venu tout au haut du canal ; alors ces derniers le transportaient et le jetaient ailleurs. Les bords du canal s’éboulèrent, excepté dans la partie confiée aux Phéniciens, et donnèrent aux travailleurs une double peine…

« … Xerxès, comme je le pense sur de forts indices, fit percer le mont Athos par orgueil, pour faire montre de sa puissance, et pour en laisser un monument. On aurait pu, sans autant de peine, transporter les vaisseaux d’une mer à l’autre, par-dessus l’isthme ; mais il aima mieux faire creuser un canal de communication avec la mer, qui fût assez large pour que deux trirèmes pussent y voguer de front. »

Le percement de cet istlime large de 1200 mètres au plus serait aujourd’hui très-facile, le sol n’étant élevé que de quelques pieds au-dessus du niveau de la mer. On ne s’explique guère pourquoi Xerxès entreprit ce travail qui ne lui épargnait qu’un trajet de 12 ou 13 lieues et le forçait quand même à aller passer à la pointe de l’Athos pour doubler les caps Felice et Palliouri qui forment avec celui-ci comme les trois dents d’une fourchette. Si l’on admet le percement, il faut admettre la raison d’orgueil qu’en donne Hérodote ; la raison d’utilité était nulle.

Kiliandari est à peu de distance en dedans de cet isthme à l’extrémité de la montagne. Le porche qui sert d’entrée est sombre, mais l’intérieur de la cour avec son double rang d’arcades superposées a un air de propreté et d’animation qui réjouit. La marqueterie en briques du catholicon contribue à égayer cet ensemble. Au-dessus des murailles la montagne développe sa ligne verte et les arbres se penchent jusque sur les toits. Ce tableau heureux de lignes est sans doute fort beau, mais à la longue ces montagnes deviennent étouffantes et on voudrait pour beaucoup un de ces plats horizons de nos plaines au bout d’une route droite comme un I qui laisse voir au loin le clocher du village coiffé de son bonnet d’ardoise.

Intérieur de la cour principale du couvent slave de Kiliandari. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

Les moines de Kiliandari, Serbes et Bulgares, ont un vêtement plus sombre que celui des caloyers grecs, mais qui toujours, à une faible nuance près, a l’apparence du feutre usé : leurs mains, leurs visages, prennent sous l’ardeur du soleil cette même teinte, et je me surprenais parfois contemplant avec admiration le pantalon de Nankin de Schrany dont le jaune d’or rompait un peu la monotonie du ton général.

Les Bulgares, peuple tranquille et laborieux, forment une branche de la famille slave, répandue dans le nord de la Turquie d’Europe ; les Serbes habitent la principauté de Servie, la Bosnie, l’Herzégovine et le Monténégro. Bien qu’ils aient une langue particulière, ils célèbrent les offices en langue grecque. Longtemps ils ont possédé une liturgie en esclavon : cette concession leur avait été faite par Photius pour les empêcher d’écouter les propositions d’union que leur faisaient les légats du pape en 865. Étienne Dunschan, roi de Servie, déclara en 1351 les Serbes indépendants de l’Église grecque et nomma patriarche le métropolitain de Servie, mais en 1737 le patriarche de Constantinople obtint de la Porte la suppression de son rival et depuis nomma les évêques. La langue grecque fut alors imposée dans les églises[6].

La bibliothèque de Kiliandari est riche en manuscrits slaves (M. de Sevastianoff y a fait de précieuses découvertes), et ses jardins dédiés à saint Tryphon, patron des jardiniers, sont les mieux cultivés de la montagne. Saint Sabbas est le fondateur de ce monastère. On montre dans le catholicon ses reliques[7]. Devant le bema, entre deux cierges toujours allumés, est une Vierge peinte sur bois qu’on appelle la παναγια τριχερουσα. Cette image est chargée d’annulaires et d’ex-voto. C’est par sa vertu, disent les moines, que Jean Damascène, qui avait eu la main droite coupée par les iconoclastes, vit renaître son bras mutilé.

Les moines de Kiliandari sortent peu, travaillent toute la journée à des travaux manuels ou restent dans leurs cellules à prier, et font vœu de pauvreté dans la plus stricte acception du mot. Notre Albanais, Janni, tenait les couvents slaves en grand mépris, parce que le vin n’y est pas bon et que ces cénobites sérieux n’ont jamais le plus petit mot pour rire.

De Kiliandari à Zographos, le second couvent bulgare, le pays est boisé de sapins. De ces arbres résineux s’échappait une odeur aromatique qui faisait dire au pappas que de ce saint lieu s’exhalait une odeur d’encens. D’un couvent à l’autre la distance est de quatre milles au plus, mais le sentier se recourbe et revient si souvent sur lui-même, qu’on fait plus du double pour atteindre le pic aigu où se dresse Zographos à une hauteur prodigieuse.

Ce nom de Zographos a pour origine une légende poétique. Vers l’an 895, Léon le Sage fit élever un couvent au mont Athos et en confia la décoration au plus habile peintre de la montagne. Le maestro couvrit en peu de temps les murs de fresques, mais arrivé à l’endroit où il devait représenter saint Georges, son talent lui fit défaut, et jour et nuit il travaillait et grattait sans cesse ce qu’il venait de faire, ne pouvant arriver à un résultat qui le satisfît. Un matin, qu’il revenait découragé à son travail, il vit dans le fond de l’église au milieu d’un cadre étincelant d’or et de pierreries une image si parfaite du saint, qu’il tomba la face contre terre et se mit en prières. Un moine, qui entrait à ce moment, reconnut le saint Georges pour l’avoir vu au Sinaï où il était en grande vénération. Chacun s’émerveilla de ce miracle et le couvent prit le nom de Zographos (couvent du peintre). Quelque temps après, le miracle ayant été répandu dans tout l’empire, un moine du Sinaï vint à Athos et s’approchant du saint, lui reprocha son infidélité en le menaçant du poing. Saint Georges saisit la main du moine insolent et lui coupa le doigt avec les dents.

Nous restâmes deux jours à Zographos non pas tant pour les bibliothèques et les églises riches en manuscrits et en peintures, que pour la splendeur du paysage. Placé, comme je l’ai dit, sur un pic aigu, ce couvent semble avoir voulu atteindre le ciel et s’être arrêté en chemin. Les hautes forêts qui l’entourent, baignées de torrents, gardent leur fraîcheur sous le soleil brûlant ; nul bruit ne trouble cette solitude que le clapotement métronomique d’un moulin qui moud en philosophe la maigre pitance des moines. La vue change à chaque instant du jour. À midi, l’œil suit les molles ondulations de la montagne, compte les cônes et plonge jusque dans l’intensité des ombres ; le soir, sous la lumière décroissante, les bois se colorent diversement, mais c’est surtout le matin que le spectacle est admirable quand la vallée sort du brouillard comme une jeune fille qui lève son voile. Cette comparaison était-elle venue à l’esprit du fils aîné des pappas ? Je ne sais ; toujours est-il qu’il se confessait souvent ; mais je crois que c’était plutôt le péché d’envie qu’il avait commis. On ne saurait en effet envier gîte mieux placé, et volontiers on renverrait cette triste population de moines pour s’y établir. Il est vrai qu’à y bien réfléchir on serait assez mal en ce nid d’aigle, depuis qu’ayant perdu l’habitude de marcher pieds nus et de se vêtir de peaux de bêtes, l’homme a lié son existence à celle d’un tailleur et d’un bottier.

MONT ATHOS — La confession. — Dessin de Bida.

Le 27 juin nous redescendions vers la mer.

Castamoniti, où nous fîmes halte pendant la chaleur, est à peine un couvent, un peu plus qu’un skite, quelque chose comme un petit hameau vermoulu, perdu au milieu d’une forêt épaisse. Les caloyers nous virent arriver chez eux d’un air surpris : les pèlerins viennent rarement jusque-là, et ils ont grand tort ; car rien n’est en même temps plus sauvage et plus riant que ce petit coin. La nature y a complaisamment disposé les racines en siéges commodes tapissés de mousse, la vigne sauvage s’allonge en guirlandes et unit les arbres l’un à l’autre, l’oranger au cyprès, le chêne à l’olivier, le mélèze au platane ; au-dessus, dans le feuillage, on entend une merveilleuse musique, la musique amoureuse des oiseaux ; les sources jaillissent entre les rochers, et se mariant aux ruisseaux, créent de petits torrents joyeux qui bondissent dans la vallée ; d’un bord à l’autre les fleurs étendent les unes vers les autres leurs larges feuilles languissantes… Tout enfin respire la vie et l’immortalité, et semble dire à ces moines que leur règle est un non-sens ; tout, jusqu’à ces insectes qui par une cruelle raillerie campent avec leur famille sur un poil argenté de leur barbe.

« Est-ce que jamais une femme n’a mis le pied sur la montagne ? me demandait lady Franklin.

— Une seule fois, milady, et c’était une de vos compatriotes, elle débarqua sur le rivage devant Iveron ; alors les simandres s’agitèrent, les moines prièrent, les portes grincèrent sur leurs gonds et de la plus haute tour le plus sage cria : Vade retro, Satanas, et elle disparut. Mais depuis ce jour les higoumènes surprennent de jeunes diacres beaux comme Adonis et pâles comme des statues de marbre interrogeant du regard l’horizon… »


Dokiarios. La secte des Palmites. — Saint-Xénophon. — La pêche aux éponges. — Retour à Kariès. — Xiropotamos, le couvent du Fleuve-Sec. — Départ de Daphné. — Marino le chanteur.

Le soir nous arrivions au-dessus du couvent de Dokiarios sur la côte occidentale. Il y avait plus d’un mois que nous n’avions vu coucher le soleil : le jour baissait lentement et à travers la douce transparence du crépuscule, les teintes se fondaient dans une nuance uniforme qui ne laissait plus voir que le dessin largement accusé des masses d’arbres et des agglomérations de rochers. Dans le ciel refroidi les vapeurs du couchant s’amoncelaient et une troupe de nuages noirs et lourds, se pressant en vain les uns contre les autres pour cacher le soleil, prenaient les formes les plus grotesques et me rappelaient une de ces conspirations obscures qui cherchent en vain a étouffer la vérité. Quand le soleil fut éteint, le monastère brilla de mille petites lueurs pâles, mais le chemin par lequel on y descend devint fort sombre, et de plus, étroit, pavé de petites pierres roulantes, rondes comme des pois, il était peu praticable. Un mulet tomba ! il n’y eut qu’un cri, nous crûmes nos clichés photographiques brisés… C’était le pappas qui avait failli se rompre le cou. Fort heureusement il était tombé sur la tête ; mais son turban qui l’avait protégé, s’était enfoncé jusqu’au dessous du nez, en sorte qu’il avait la plus singulière tournure du monde. Il criait qu’il était certainement mort, et chacun de nous riait tellement que personne n’avait la force de lui arracher son éteignoir. Quand les moines arrivèrent nous avions l’air de jouer à colin-maillard : ils durent nous prendre pour une bande de fous. On rassura le pappas, on lui promit une neuvaine et nous nous mîmes à table.

Cassien dit, en parlant des moines d’Égypte, que Serène, les traitant un dimanche, leur donna une sauce avec un peu d’huile et de sel frit, trois olives, cinq pois chiches, deux prunes et chacun une figue. Ce menu, que Cassien traite de douceurs peu ordinaires aux moines, eût été en effet menu de festin à côté du souper qu’on nous servit à Dokiarios. Nos provisions étaient épuisées ; depuis douze jours nous faisions le pilaf sur un vieil os de jambon qui avait perdu tout parfum originel ; jusque-là cependant l’ordinaire des couvents avait été copieux sinon succulent ; ce soir-là il était insuffisant. « Ces hommes sont des saints, dit le pappas après le souper, on les a accusés de gloutonnerie, Dieu voit leur abstinence. » À ce mot de gloutonnerie nous fîmes tous un geste de surprise. Qui donc a pu porter une telle accusation ?… Le moine Barlaam.

Voici ce qu’était ce moine qui nous valait si maigre chère.

En 1339 vint à Salonique un moine appelé Barlaam, Catalan d’origine. Après avoir étudié les Pères de l’Église grecque, il tint plusieurs conférences où il tenta de réunir les deux Églises. En ce même temps, il y avait au couvent de Dokiarios un caloyer appelé Grégoire Palamas qui était un homme saint entre tous et disait avoir vu de ses yeux l’essence divine.

Palamas fit de nombreux sectateurs qui comme lui prétendirent être arrivés à l’état de sublime quiétude. Barlaam les nomma Omphalopsyques (qui ont l’âme au nombril) et les accusa de renouveler l’hérésie des Massaliens condamnés à Antioche vers la fin du quatrième siècle. À ce reproche se joignit celui d’intempérance. La querelle s’étant envenimée de part et d’autre, Barlaam demanda à l’empereur Andronic la réunion d’un concile afin de convaincre les Athonites de leurs erreurs. Ce concile se tint à Sainte-Sophie le onzième jour de juin 1341. L’empereur le présidait en personne. Barlaam fut condamné. Palamas triomphant fit élever au siége patriarcal un de ses disciples appelé Calliste, homme grossier et sans instruction. Mais cette élection ayant créé un schisme dans l’Église grecque, Cantacuzène fut forcé de congédier Calliste.

Il y a un fait certain, c’est que, comme nous l’avons éprouvé, le reproche d’intempérance serait aujourd’hui très-mal fondé à l’égard des caloyers de Dokiarios.

Dès le lendemain nous prenions une barque qui nous menait à Saint-Xénophon. Nous y fûmes reçus par un vieux caloyer, originaire de Corfou, qui avait fait la campagne d’Égypte et celles de Grèce de 1821 à 1829. Son corps était troué de balles, mais il ne s’en portait que mieux, car la seule chose, avouait-il naïvement, qui le retînt à la terre était le désir de prendre sa revanche. Il nous montra dans le catholicon construit nouvellement, quelques curiosités arrachées à l’ancienne église : deux beaux fragments de mosaïque représentant saint Georges, l’honneur de la Cilicie (Ciliciæ decus), et saint Démétrius, les restes d’un retable en bois sculpté et un ostensoir émaillé. Ce dernier objet, de forme rectangulaire, est décoré de têtes de saints sur un fond d’entrelacs et d’arabesques.

Pendant notre inspection, on avait servi le dîner sur une des galeries hautes qui dominent la mer. Le père cuisinier avait reçu sans doute des instructions spéciales de notre vieux cicerone, car la table était servie avec un luxe inaccoutumé. Sur une nappe rehaussée de pailletons d’or et de franges de soie, telle qu’en brodent les femmes de Calamatta, un plat de dorades parfumées au genièvre fumait au milieu d’un rempart de figues, de pastèques et de raisins, vrais produits de Chanaan. Le repas fut gai : le caloyer commença le récit de ses campagnes et le pappas égrena son chapelet d’épithètes à la louange de la Sainte-Montagne. Le vin de Santorin est bon quand il est dépouillé, le vin de Ténédos ne lui cède en rien, mais celui de Corinthe leur est certainement bien supérieur : ce fut l’avis général. Le caloyer en était à sa cinquième campagne, et le pappas, à bout d’épithètes terrestres, en empruntait au ciel et parlait du paradis à faire croire qu’il en revenait. On allait attaquer une outre de vin de Chypre, quand nous entendîmes sous la galerie un bruit mesuré de rames. C’étaient des pêcheurs d’éponges qui exploraient la côte. Ce spectacle coupa court à la joie générale ; car on ne peut se figurer quel horrible métier que celui de ces hommes. Nous en vîmes rester sous l’eau plus d’une minute, reparaître et replonger encore, répétant cet abominable exercice pendant plusieurs heures. Ces plongeurs ont l’apparence de noyés ; les yeux injectés de sang, les paupières gonflées, les joues bleuies et les lèvres pâles comme celles des morts. Sur le pont, deux hommes, enveloppés de larges mantes, examinaient attentivement ce que rapportaient leurs limiers amphibies…

Le soir, le bon vieux père, qui ne voulait nous laisser ignorer rien des distractions de son bienheureux séjour, nous mena à la pêche aux flambeaux. Cette pêche est la même que celle qui se fait dans la baie de Naples et sur certaines côtes de France. On allume un feu de bois résineux à la tête d’une embarcation légère et on perce d’un trident, les poissons que l’on surprend endormis. Pendant l’été, les caloyers font cette pêche et salent pour l’hiver les poissons en très-grande abondance sur cette côte.

Le lendemain, nous allâmes visiter les ruines du monastère d’Archangelos : en allant là, nous rencontrâmes un grand nombre de moines qui récoltaient les baies de lauriers dont ils fabriquent une huile très-estimée par les Turcs, et les noisettes qu’ils transportent à Constantinople.

La récolte des noisettes au mont Athos. — Dessin de Villevieille d’après M. A. Proust.

À notre retour au couvent, nous nous séparâmes de notre compagnon le pappas. Lui continuait sa route par le couvent russe ; nous, nous retournions à Kariès.

Après de nouvelles visites dans les couvents qui entourent la capitale, dans les skites, les ermitages et les cellules, nous fîmes dans les ateliers de gravures[8], une collection complète d’images qui devait nous servir à l’iconologie de la Grèce ; nous achetâmes des chapelets, rosaires, cuillers en bois, kalimafki, chemises de laine (les moines ne portent que celles-là) et bouteilles clissées à la résine que fabriquent les ermites et qu’on vend chaque samedi au marché de Kariès ; puis nous reprîmes notre pèlerinage, nous dirigeant vers le couvent du Fleuve-Sec (Xiropotamos), placé au-dessus du petit port de Daphné.

Nous étions au 1er juillet : les images du passé, ce commencement de spleen, commençaient à nous assaillir. Les couvents de la côte occidentale étaient peu intéressants : Agios Pablos, Agios Dyonisios, Agios Gregorios n’avaient, nous disait-on, que des églises neuves, des peintures refaites et des bibliothèques vides. Simo-Petra (la Pierre de Simon) ne nous avait rien montré que sa position hardie sur un rocher aigu. Nous primes le parti de rester à Xiropotamos qui nous offrait de nombreux sujets d’études. Mais, malgré la conversation savante du P. Calliste, un des épitropes les plus instruits de la montagne, malgré les plaisanteries du P. Bimataris, infortuné sans barbe, qui n’avait pas été élevé dans le Seraï, mais en avait connu les exigences, malgré nos occupations de tous les jours, malgré le plaisir de la chasse, malgré les douceurs de la pleine-eau et les charmes de la pêche, les faces mornes de ces moines nous semblaient ennuyées et ennuyeuses, et chaque nuit nous surprenait causant des différents modes de suicide.

Un matin que nous étions allés attendre des chacals au gué, nous vîmes paraître à l’horizon, à la pointe du cap Felice, la voile rayée d’une tartane ; elle eut longtemps l’air d’hésiter…, enfin elle mit le cap sur Daphné….

Le 9, nous faisions voile pour Salonique.

Notre tartane était montée par trois hommes et un enfant. Le patron, ancien corsaire, faisait par pénitence un commerce peu lucratif avec les moines, espérant, par l’intercession de ces saints personnages, se faire bien venir de la Panagia, leur protectrice. En revanche, les bons pères le tenaient en grande estime et l’honoraient d’une confiance toute particulière.

« Sous la conduite de Tsavellas, nous avait dit le P. Calliste, vous pourrez dormir tranquilles. »

Cette promesse était au figuré, car les cancrelas, espèce hideuse, promenant sur nos mains et notre visage leurs extrémités froides et velues, firent de notre première nuit un long cauchemar.

Aux premières lueurs de l’aube, nous étions sur le pont, nous croyant déjà dans le golfe Thermaïque, mais la fortune nous réservait de dures épreuves : nous étions encore en vue de l’Athos, les voiles pendaient immobiles le long des mâts, la mer était sans rides, et l’équipage dormait profondément.

« Holà ? Pallikari ! » cria Voulgaris.

Personne ne bougea, à l’exception d’un des marins qui, se retournant d’un autre côté, murmura en se rendormant cette complainte :

  Deux à deux les petits oiseaux
  Sur les branches de myrte
  Chantent doucement.
  Le ciel resplendit joyeux ;
  Mais dans mon cœur pleure
  La douleur amère.

Voilà, me dit Schrany, un écumeur de mer bien sentimental.

— Eh ! Cortaki ! qui t’a appris cette chanson ?

— Qui m’a appris cette chanson ? répéta le matelot en se soulevant sur le coude, c’est Marino.

— Qui ? Marino ?

— Marino le chanteur. Si vous avez été au couvent russe, effendi, vous avez vu Marinetto. Ce doit être le plus beau de la montagne ; c’était le plus beau de Zante. Personne ne dansait mieux le Romaïka, et ne tournait plus galamment un compliment à une jolie fille.

— Et pourquoi s’est-il fait moine, ce don Juan ?

— Oh ! cela est une triste histoire, mon maître. Marino aimait Cortaïna, la perle de la rue des Roses, et Cortaïna aimait Marino ; mais un jour, Marinetto partit pour un lointain voyage, vers l’Arabie.

« Trois fois les champs refleurirent, trois fois le rossignol chanta, Marino ne revenait pas.

« La première fois, Cortaïna commença à pâlir, la seconde fois elle se mit à pleurer, la troisième fois elle se coucha.

« Un matin, ceux qui étaient sur la plage virent venir un caïque chargé d’ambre.

« — Lève-toi, lui dit sa mère, voici ton fiancé.

« — Ma mère, je ne peux plus me lever, mais quand il viendra ne l’afflige pas ; sers-lui à souper et donne-lui cette alliance, afin qu’il puisse se marier ailleurs, et se faire de nouveaux parents et de nouveaux amis. »

« Lorsque Marino vint à la maison, il sentit une odeur d’encens, et il vit les voisins qui se voilaient le visage.

« — Quelqu’un est-il mort ? » s’écrie-t-il.

« Aucun ne répondit.

« Il entra dans la maison et vit la mère qui s’arrachait les cheveux.

« Voilà pourquoi, effendi, Marino s’est fait moine.

« — L’as-tu vu depuis ?

« — Non ; et je ne veux pas le voir. C’est un mauvais cœur, il a oublié sa mère. La pauvre vieille file la laine pour vivre ; mais les larmes troublent sa vue, et sans le patron qui, voyez-vous, est un bon homme au fond, elle serait morte de faim.

« — Allons, fainéant, cria Tsavellas, debout et laisse là tes histoires. Voici la brise, et ce soir, avec l’aide de la Panagia, nous serons à Zagora.

— À Salonique, vous voulez dire.

— À Zagora, j’ai bien dit. On ne va pas toujours où l’on veut, effendi. »

Ant. Proust.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 103 et 113.
  2. Il est intéressant, dit M. Didron, dans son Iconographie, de constater que la mosaïque est byzantine et chrétienne. D’après la chronique arabe du patriarche Eutichius, les musulmans trouvèrent l’église de Bethléern, église élevée par sainte Hélène, ornée de fsefya. Edrisi dans sa description de la mosquée de Cordoue, affirme que l’enduit qui recouvre encore les murs de la Kibla fut envoyé de Constantinople vers le milieu du dixième siècle à Abdérame III par l’empereur romain. Les Grecs appellent encore aujourd’hui la mosaïque ψηφοις (psephises).
  3. Les patriarches déposés se retirent dans les couvents, comme autrefois les empereurs détrônés. Jean Cantacuzène se retira ainsi au couvent de Vatopedi et y vécut de longues années sous le nom de P. Joasaph.
  4. Plusieurs patriarches, le P. Constantius entre autres, retiré aujourd’hui à Chalkis, sont respectables à tous les titres et pour leur science et pour leur intégrité ; mais la surveillance du synode et les exigences de la Porte, auprès de laquelle ils ont compromis leur indépendance par les abus simoniaques des élections, les rendent impuissants à faire le bien.

    En 1821, le patriarche Grégoire était contraint d’excommunier la cause pour laquelle il versait son sang quelques mois plus tard.

  5. Par peuple grec, j’entends désigner, non-seulement le royaume de Grèce, mais encore la population intelligente de la Turquie d’Europe et du littoral de l’Asie. Le Grec de la Grèce, que l’Europe a jugée très-sévèrement, parce qu’après quatre siècles de servitude elle n’est pas arrivée à un degré de civilisation immédiate et qu’elle n’a pas encore produit de nouveau des Homère, des Phydias, des Sophocle ou des Aristide, n’est qu’une très-petite partie de la grande nation.
  6. Les Bulgares sont en effet peu satisfaits des évêques grecs. À ce propos un catholique a dit : « Si les Grecs refusent l’union, nous ferons à Constantinople un empire latin en séparant les Bulgares du patriarche œcuménique. Quelques Bulgares, oui ; tous les Bulgares, non. Ils sont Slaves et l’action russe est puissante sur eux. Les convertirait-on qu’on ne pourra établir un empire latin à Constantinople pas plus qu’on n’y établira un empire russe. Le Bulgare est le bœuf de la Turquie : c’est le Grec qui mène la charrue. »
  7. Je n’ai pas parlé dans le cours de ce récit des reliques nombreuses que conservent les couvents de l’Athos (morceaux de la vraie croix, fragments des vêtements de Jésus-Christ, etc.) ; nomenclature qui eût été trop longue.
  8. Ces gravures anciennes sont sur cuivre. La lithographie a été introduite depuis peu de temps par les Russes.