Voyage en Asie (Duret 1871)/Ceylan/01

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Michel Lévy (p. 203-210).


I

KANDY


Arrivée à Pointe-de-Galle. — Colombo. — Kandy. — Une dent de Bouddha. — La culture du café.
Août 1872.

De Java nous voici sans transition à Ceylan. Quelque grande que soit la distance qui sépare ces deux îles, nous l’avons franchie bien facilement. Je ne sache même pas qu’il vaille la peine de mentionner que, partis de Batavia par un bateau qui correspond à Singapore avec les bateaux des Messageries venant de Chine, nous avons été amenés à Ceylan par l’Hougly. Tous ces itinéraires des grands paquebots entre les diverses terres d’Asie sont aujourd’hui aussi réguliers que ceux des omnibus qui passent par votre rue. Nous n’avons donc presque jamais parlé de nos parcours de mer, et n’en parlons non plus en cette occasion, renvoyant pour les renseignements au Livret-Chaix ou à Bradshaw.

Pointe-de-Galle, à l’extrémité sud-ouest de Ceylan, où nous avons pris terre, est plus ou moins identifiée par les savants avec l’ancienne Tarshish, que fréquentaient les navires du roi Salomon. Cela fait plaisir de trouver sur sa route un lieu éveillant d’aussi vénérables souvenirs. Tarshish, sous sa forme moderne, n’est cependant qu’une bicoque n’ayant d’autre commerce que la vente du charbon aux navires en relâche, si bien que nous nous mettons tout de suite en route pour Colombo.

De Pointe-de-Galle à Colombo on a une grand’route excellente qui longe tout le temps la mer et qui tout le temps encore est dans les cocotiers. Le littoral est aussi couvert d’un fouillis de cocotiers qui viennent, jusque sur l’extrême bord de la mer, se pencher sur l’eau salée. Ces cocotiers de Ceylan, minces, effilés, portant un tout petit bouquet de feuillage à l’extrémité d’une longue tige sinueuse, sont bien les arbres les plus élégants que l’on puisse imaginer.

La capitale politique et commerciale de Ceylan, Colombo, doit son existence aux Européens, Elle n’a rien de bien intéressant. Sur le bord de la mer, à côte d’un fort, un gros pâté de vilaines maisons et de plus laids édifices constitue le noyau de la ville : là se trouvent le palais du gouvernement, les casernes, les banques, les comptoirs des négociants. Ce petit centre sert le jour de lieu de réunion pour les affaires ; le soir, il se dépeuple et reste vide jusqu’au lendemain. Européens et indigènes ont également leurs demeures dans un grand espace, moitié ville, moitié campagne, qui s’étend au loin autour du noyau formé par la ville des affaires.

A Colombo, on prend le chemin de fer pour l’intérieur. On s’élève à travers des montagnes pittoresques et on arrive à Kandy. C’est là que régnaient les derniers princes indigènes, que les Anglais ont dû détrôner pour achever la conquête de l’île.

Kandy est dans une situation charmante, au bord d’un petit lac, au milieu des montagnes. La ville possède une relique inappréciable, une dent de Bouddha. Un peu avant le coucher du soleil, on entend s’élever du temple où se conserve la relique un bruit de tam-tam et de tambourins qui préludent à des accords religieux assez inattendus. C’est l’annonce que la chapelle de la dent va être ouverte et que tous peuvent entrer et apporter leurs offrandes. La dent n’est point visible, elle est dérobée aux regards sous sept reliquaires successifs, en forme de cloche, mis les uns par-dessus les autres et placés eux-mêmes derrière de gros barreaux de fer. Devant ce grillage, les fidèles font leurs dévotions, puis déposent en offrande des fleurs odorantes. Le plus plaisant, c’est que cette dent fameuse n’est qu’un gros morceau d’os d’éléphant ou de tout autre animal, mis par les prêtres bouddhistes à la place d’une relique plus ancienne, dont les Portugais s’étaient emparés et qu’ils ont détruite.

Aujourd’hui Kandy tire son importance de sa situation au centre des plantations de café. A Kandy, on ne se préoccupe que du café ; tout le, long de l’année, on le suit avec anxiété dans les diverses péripéties de la floraison, de la maturité, de la cueillette et de la vente ; La culture du café à Ceylan présente des particularités assez intéressantes pour qu’on puisse en parler un instant.

Le café avait été primitivement apporté par les Hollandais à Ceylan ; mais sa culture, faite par eux dans de mauvaises conditions, sur les terres basses du littoral, avait dû être abandonnée. Le caféier n’était plus guère planté que pour ses fleurs dans les jardins des indigènes, lorsque, vers 1830, les Anglais entreprirent à nouveau des essais de culture en grand. Maîtres alors de toute l’île, ce ne fut plus sur le littoral, mais sur les montagnes qui entourent Kandy, qu’ils commencèrent leurs essais. Ceux-ci réussirent pleinement. Avec l’énergie qui les caractérise, les Anglais, exploitant la veine de production qui s’ouvrait devant eux, ont, en peu d’années, couvert les montagnes de l’intérieur de grands champs de caféiers, et Ceylan, qui, avant 1830, n’exportait qu’une quantité insignifiante de café, est aujourd’hui, en troisième ligne, après le Brésil et Java, le pays qui en produit le plus.

On plante le caféier autour de Kandy jusqu’au sommet des montagnes, même dans les endroits les plus escarpés. C’est une culture très-perfectionnée. La terre est sarclée avec soin, enrichie d’engrais ; les arbustes sont taillés et maintenus à une élévation convenable. Tout cela exige l’emploi d’un grand nombre de bras. Ce ne sont point les indigènes cingalais qui les fournissent. Ceylan est très-peu peuplé, l’île n’a que deux millions et demi d’habitants. Les Cingalais résident surtout sur le littoral, où ils cultivent de petits champs de riz et plantent le cocotier. Ils ne sont pas assez pressés par le besoin et répugnent trop aux travaux pénibles pour échanger ces occupations contre la culture du café dans les montagnes. On va donc chercher des travailleurs, des coulies dans l’Inde. Le sud de l’Inde est occupé par une population dense et laborieuse, la population tamoule, qui fournit aux planteurs les coulies dont ils ont besoin. Il y a aujourd’hui une migration constante de travailleurs tamouls qui partent d’eux-mêmes du continent de l’Inde, et par bandes se rendent, à travers l’île, cultiver les plantations européennes.

Le pays montagneux de Ceylan offre ainsi le spectacle d’une grande activité agricole, qui est le fait de gens étrangers à l’île, exploitant les richesses du sol sans aucune pensée de jamais s’y fixer. Le planteur européen, campé au milieu de sa plantation, dans une maison le plus souvent improvisée, cherche à faire fortune le plus vite possible pour repartir ; le travailleur tamoul, aussitôt qu’il a ramassé un petit pécule, retourne en faire l’emploi sur son sol natal, sauf à revenir, et il reste ainsi, faisant la navette entre l’Inde et Ceylan. Tout ce monde venu du dehors est nourri par le dehors ; l’île de Ceylan fournit à peine de quoi alimenter sa population ; le surcroît d’étrangers occupé aux plantations de café doit importer de loin, l’Européen son blé, le coulie son riz.

La culture du café à Ceylan ne présente, dans aucun de ses aspects, le caractère de fixité et de permanence qui est ailleurs le trait même de l’agriculture, et ce caractère, elle ne l’acquerra jamais : la nature des choses s’y oppose. L’arbuste qui donne la graine de café ne vit guère au delà de soixante ans. Lorsqu’on le plante à Ceylan, on doit choisir des terrains boisés qu’on défriche pour la première fois. Pour réussir, on a besoin des sucs tenus en réserve dans une terre non encore cultivée. Quand les sujets d’une plantation arrivent au terme de leur vie naturelle, le sol épuisé ne permet pas une seconde plantation. Les pentes sur lesquelles se fait la culture, au flanc des montagnes, sont du reste si abruptes que les eaux des pluies tropicales entraînent les terres végétales et dénudent partout les roches. Jusqu’à ce jour, on a compensé la diminution de production qui se fait sentir dans certaines vieilles plantations par des plantations nouvelles ; mais l’étendue des terres propres au café est à Ceylan relativement limitée. Bientôt toutes les terres propices seront en culture ; lorsque l’on en sera rendu là, la production devra diminuer peu à peu, et même cesser en même temps que les dernières plantations s’épuiseront.