Voyage en Asie (Duret 1871)/Ceylan/02

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (p. 211-219).


II

POLLANAROUA


Départ pour les forêts de l’intérieur. — Les charrettes à bœufs, — Les temples et les Bouddhas de Damboul. — Le gibier. — Les singes. — Les crocodiles. — Les ruines de Pollanaroua. — Bouddhas sculptés dans le roc à Pollanaroua.
Septembre 1872.


De Galle à Colombo, nous étions venus en poste sur la grand’route ; de Colombo à Kandy, nous avions le chemin de fer, et maintenant, quittant Kandy pour redescendre dans les plaines et gagner le nord de l’île, nous nous trouvons tout à coup réduits aux moyens de transport de la primitive humanité. Le nord de Ceylan est une immense forêt presque sans habitants ; on y voyage dans la solitude, par des chemins plus ou moins difficiles. Le seul moyen de transport en usage, dont nous devons par conséquent nous servir, est la solide charrette avec un gros arbre pour timon, que le rustique attelle derrière sa paire de bœufs.

Nos bœufs sont d’assez gros animaux appartenant à la race de l’Inde. Ils sont haut encornés. Sous prétexte de combattre je ne sais quelle infirmité propre à leur race, ils ont les flancs, les cuisses, les épaules couverts de grandes arabesques qui leur ont été entaillées sur la peau à l’aide d’un fer rouge. Ceci leur donne comme un air endimanché et une sorte de prétention à l’élégance qui sont assez bizarres ; mais ce qui achève leur physionomie est la bosse qu’ils ont, plantée droit sur la nuque, à la rencontre de l’épine dorsale. Cette bosse, loin d’être une erreur de la nature, est en même temps un ornement et un élément d’utilité ; le bouvier s’en sert pour l’attelage de ses bêtes. Il n’emploie ni joug ni collier, mais, attachant une traverse au bout du timon de sa charrette en forme de croix, il appuie chacune des branches de la traverse sur le cou des deux bœufs, placés de droite et de gauche du timon. Lorsque les bœufs se mettent en mouvement, la traverse glisse sur leur cou jusqu’à la rencontre de la bosse, là elle s’arrête, et entraînant après elle tout ce qui la suit, l’équipage se met à rouler.

Nos chars sont hermétiquement couverts d’un toit conique en feuilles de cocotier qui se penche à l’avant et à l’arrière en guise de capote. Ainsi recouvert, l’intérieur forme une sorte de couloir où l’on est à l’abri des atteintes du terrible soleil et aussi de la pluie. Là, le jour, on repose, on lit, on rêve :

Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

La nuit, on y fait son lit. Je ne me figure en effet notre charrette couverte que comme un gîte ou un logis. C’est la première idée qu’elle éveille. Quant à y voir tout d’abord l’agent de locomotion, il n’y faut point penser ; chaque jour elle roule si peu, et ce peu si lentement ! Quatre kilomètres à l’heure constituent notre maximum de vitesse. C’est probablement là le seul moyen de transport qu’on ait jamais trouvé pour aller moins vite qu’à pied.

Nous arrivons à Damboul après trois jours de marche, ayant fait soixante-dix kilomètres du pas de nos bœufs. À Damboul s’élève un roc de quatre à cinq cents pieds de haut, dont le sommet dépouillé est noirci par le temps. Aux trois quarts environ de la hauteur, sous une saillie, on trouve enfoncés dans la masse rocheuse des temples bouddhistes fort anciens. Il y a là un grand nombre de Bouddhas sculptés ; plusieurs sont de dimensions colossales, trois surtout. Le premier que l’on trouve, en entrant dans la cour, est à la fois le plus vieux, le plus grand et le plus beau. Le Bouddha est couché tout de son long, la tête un peu soulevée, appuyée sur une sorte d’oreiller ; il a quarante pieds de long. Ces statues ont pour particularité d’être taillées dans le roc vif ; elles forment ainsi des monolithes trouvant leur base et leur support dans la masse rocheuse qui leur a donné naissance. Malheureusement elles sont recouvertes d’une affreuse couche de stuc peint en jaune, la couleur obligée des bouddhistes, et dès lors il devient difficile de juger du mérite intrinsèque du travail au ciseau.

Pour se rendre de Damboul à Pollanaroua, on quitte à Habrana la route qui va à Trincomalé, et, passant par Minéri, on s’enfonce dans des bois de plus en plus profonds et inhabités. Le village d’Habrana peut avoir une dizaine de familles, Minéri à peu près autant, Toparé ou Pollanaroua un peu moins. En dehors de ces trois petites agglomérations, plus d’autres êtres vivants que des bêtes qui ne sont connues en Europe que par les spécimens des ménageries.

Autour de Minéri, il y a dans la forêt des espaces découverts ressemblant à des pâturages naturels, et les restes d’anciens étangs dont les digues intactes retiennent l’eau toute l’année. On ne saurait imaginer d’endroit plus propice au gibier de toute espèce, aussi Minéri est-il le lieu le plus célèbre de Ceylan pour la chasse. En traversant les lieux, nous découvrons à chaque pas la trace d’éléphants, d’élans, de cochons sauvages, de léopards, qui prennent fort inutilement vis-à-vis de nous la peine de se cacher dans la forêt, car nous ne sommes point venus chasser d’aussi gros animaux, Par contre, nous trouvons du gibier de moindre dimension qui se laisse approcher de plus près : c’est le petit cerf de Ceylan, bas sur pattes et long à peine de deux pieds ; des écureuils avec une queue beaucoup plus longue que toute leur personne ; des lièvres marqués d’une tache noire sur la nuque ; parmi le gibier à plumes, des paons, des perroquets, des poulets, des pigeons, des perdrix.

Toutes ces bêtes tombent successivement sous nos coups et fournissent à notre cuisine un aliment devenu nécessaire. Dans l’intérieur de Ceylan, le voyageur éprouve d’assez grandes difficultés à se nourrir ; il ne trouve nulle part de viande d’aucune espèce, car tuer pour se nourrir est une idée abominable, repoussée par toute la population bouddhiste. Cette horreur d’ôter la vie au moindre animal est poussée si loin chez les bouddhistes, que c’est avec la plus grande difficulté que nous parvenons à acheter quelques maigres poulets, et même, dans certains endroits, les gens, sachant le sort que nous leur réservons, se refusent absolument à nous en vendre.

Parmi les animaux qui se montrent à nous de près sans que nous osions les faire figurer sur notre table, sont les singes, que nous rencontrons maintenant en assez grand nombre. Ce n’est pas qu’aucuns ne prétendent que le singe soit un morceau délicat, mais il semble qu’avec les idées actuellement répandues, manger du singe soit presque de l’anthropophagie. Nous nous contentons donc de les contempler et d’étudier leurs mœurs. À Habrana, à Minéri, nous en avions à côté de notre campement des troupes se livrant dans les arbres à des gambades prodigieuses. Ils paraissent former de petites sociétés composées de plusieurs familles et qui vivent dans la forêt à l’état distinct, sans se mêler.

À Pollanaroua, nous nous établissons, pour passer la nuit, sur la levée du grand étang qui baignait anciennement les murs de la ville. L’étang, par les atterrissements, est aujourd’hui resserré dans des limites bien moindres que celles qu’il avait autrefois. Dans cette saison, une partie de l’espace, recouvert par les eaux dans la saison des pluies, est même plus ou moins à sec. De loin, cette sorte de marécage nous avait paru convertie en une immense plantation de choux. Arrivés sur la chaussée, ce que nous avions pris d’abord pour des choux se trouve avantageusement transformé en une prairie de lotus, la belle plante aux larges feuilles et aux fleurs d’un rose léger. La partie de l’étang où les eaux sont encore profondes, restée vide de lotus, est fréquentée par des oiseaux pêcheurs et habitée par d’énormes crocodiles, que nous voyons nager languissamment, tantôt la tête seule hors de l’eau, tantôt la tête, les reins et la queue, ce qui leur donne l’air de grandes pièces articulées se montrant sur l’eau par parties détachées. Nous leur envoyons quelques balles, dont ils ne paraissent nullement s’inquiéter, et comme la hauteur de notre chaussée met nos bêtes, pour la nuit, complétement hors de leur atteinte, nous finissons par nous tenir vis-à-vis d’eux sur le pied de paix.

Pollanaroua, où nous sommes parvenus, est l’une des anciennes capitales de l’île. L’époque de sa splendeur paraît avoir été du ix° au xe siècle de notre ère. Elle avait succédé comme capitale à une autre ville plus au nord, Anourhadapoura, où nous nous rendrons bientôt. Sur le site où s’élevait autrefois Pollanaroua il ne reste plus que les ruines d’anciens édifices. Toute trace d’habitation a disparu ; la forêt a repris partout son empire. Telle est même l’épaisseur des bois, que pour explorer certains monuments les Anglais ont du abattre les arbres qui avaient pris racine sur leurs murs et les couvraient d’un rideau impénétrable.

Les ruines sont de diverses sortes : il y a des palais, des temples, des dagobas. Quelques-uns des monuments, d’une architecture particulière, avaient une destination qu’il est assez difficile de s’expliquer aujourd’hui. Ils sont tous fort mal conservés. On ne retire de Pollanaroua aucune impression de grandeur et de majesté, tel que cela a lieu pour certaines villes ruinées ; sa destruction n’a du priver l’humanité d’aucun monument dont la perte soit irréparable. d’autant plus que les véritables chefs-d’œuvre qu’elle possédait sont encore intacts. Ce sont trois Bouddhas sculptés sous le règne de Pakrama-Bahou, au xiie siècle de notre ère. Le plus grand des trois est couché sur le côté droit et endormi ; il a quarante-cinq pieds de long ; le second, qui a vingt-trois pieds de haut, est debout, les bras croisés sur la poitrine ; enfin le troisième est assis, les jambes croisées sous lui. Ces trois grands monolithes sont, à côté les uns des autres, taillés dans la paroi d’un rocher. Ils réalisent parfaitement, surtout le Bouddha assis, le type d’abstraction que les bouddhistes ont conçu pour leur maître.