Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/17

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Michel Lévy (p. 349-353).


XVII

AHMEDABAD


Le mont Abou. — Interdiction de tuer et de manger du bœuf. — Les temples jaïns. — Les jaïns et leur religion. — Les singes noirs. — Départ d’Ahmedabad pour Bombay.
Décembre 1872.

Les monts Araoualli longent le territoire de Sirohi, de même que celui de Jodpour. À deux étapes au sud de Sirohi, un immense pâté montagneux se détache de la chaîne principale, et s’élève isolé au milieu de la plaine ; c’est le mont Abou.

On fait l’ascension de la montagne par un petit sentier où tout se transporte à dos d’homme. Quand on arrive vers le sommet, on trouve un grand plateau couvert d’arbres, avec de petites vallées cultivées, et dans plusieurs endroits de petits lacs. Les Anglais ont fait de ce plateau une station sanitaire et un lieu de résidence pour l’été. Ils y ont bâti une caserne pour leurs soldats malades, puis des maisons et des chalets pittoresques pour les fonctionnaires et les officiers. On est fort étonné de rencontrer ainsi une oasis de verdure et de civilisation, s’élevant à trois ou quatre mille pieds, du milieu du désert et de la barbarie.

Nous trouvons ici à nous ravitailler, ce dont nous avions grand besoin. Nous ne pouvons cependant nous procurer de bœuf, car on n’en tue point. Il faut nous contenter de mouton. Le bœuf est vraiment dans l’Inde un animal privilégié. Avant l’arrivée des mahométans et des Anglais, personne n’avait jamais pensé à le manger ; les gens de religion brahmanique et bouddhique, si ennemis sur tant de points, s’entendaient pourtant sur celui-là, et depuis, toutes les sectes écloses dans l’Inde, les jaïns, les sickhs, ont continué à voir dans l’abatage d’un bœuf ou d’une vache un acte abominable. Encore aujourd’hui, dans les villes de l’Inde, les boucheries où l’on tient du bœuf pour les Européens sont le plus possible placées à l’écart.

Partout cependant les Anglais dans l’Inde mangent du bœuf, partout, excepté au mont Abou. Ici prohibition absolue, de par un traité spécial passé par la compagnie des Indes avec le rao de Sirohi, chez lequel on se trouve. Il n’y a point à en douter, ce singulier traité est là tout au long imprimé dans les recueils. Consentir à ne pas manger de bœuf ! comment les Anglais se sont-ils résignés à un pareil sacrifice ? Encore si le rao de Sihori eût été de force à leur résister ! Aussi n’est-ce pas par gracieuseté pour le rao que les Anglais ont agi, mais bien par condescendance pour les jaïns, qui ont sur le mont Abou leurs sanctuaires les plus vénérés.

Les temples, dont les Anglais ne veulent point profaner le voisinage en tuant des bœufs, s’élèvent tout à côté de la colonie anglaise. Ils nous paraissent fort au-dessous de la réputation qu’ils ont dans l’Inde ; ils forment un groupe de constructions sans aucun mérite extérieur d’architecture. Les diverses constructions sont disposées sur un plan identique : pour chacune, une cour ayant sur ses quatre faces des rangées de petites niches ou chapelles, avec une grande statue au fond de la niche et deux plus petites de chaque côté ; puis un petit bâtiment isolé au milieu de la cour, servant à loger des statues de même nature que celles des faces. Tout cela, quoique en marbre, n’offre rien de bien remarquable, si ce n’est comme profusion de sculptures. Les murs, les chapelles, les colonnes et colonnettes, plafonds et soubassements ont été surchargés d’une infinité d’ornements et de motifs sculptés en bas-relief, dont pas un ne répète l’autre. Il y a là un énorme travail de détail. La réussite et le fini de quelques-uns des détails ne suffisent pas cependant à donner à l’ensemble une bien grande valeur d’art, et le tout sent la décadence.

La religion des jaïns est encore assez peu connue ; elle dérive plus ou moins du bouddhisme ; quelques-uns veulent même y voir une secte particulière de l’ancien bouddhisme venue jusqu’à nous. On pense qu’il y a aujourd’hui dans l’Inde cinq millions de jaïns. Ce sont presque tous des gens de négoce et de finance, qui compensent leur nombre relativement restreint par leur richesse, et qui doivent être puissants, puisque les Anglais vont, pour leur plaire, jusqu’à renoncer au rosbif.

Redescendus du mont Abou, nous continuons notre marche vers le sud. Le pays, à partir de Deesa, commence à changer. Le sol devient de plus en plus fertile, et quand nous entrons dans le Goujerat, la vue est égayée par des champs herbeux entourés d’arbres et de haies de plantes grasses. Nous retrouvons ici des singes, mais d’une espèce nouvelle, noirs, avec de très-longues queues et de la barbe autour des joues. Ils ont grand soin de leur personne, sont toujours à se lécher. Ils ont l’air infiniment plus comme il faut que les Bhils que nous laissons derrière nous. Le singe, comme le bœuf, doit à la mythologie d’être traité dans l’Inde avec la plus grande considération. Nous rencontrons nos singes noirs grimpés sur les arbres des villages ou courant dans les carrefours. Ils vivent là sans que personne pense jamais à les molester.

Enfin nous entrons à Ahmedabad, et cette fois-ci nous descendons bien réellement de nos charrettes à bœufs pour n’y jamais plus remonter. Puissent-elles rester chargées de toutes nos malédictions ! Ahmedabad est une ville animée, à l’air riche. On y est sur le confin des terres qui produisent en grand le coton. Les femmes vont ici, plus que partout ailleurs, la figure découverte. On leur en sait vraiment gré, car elles ont les plus beaux yeux et les traits les plus avenants qu’il nous ait encore été donné de voir dans l’Inde.

À Ahmedabad nous retrouvons le chemin de fer ; en une journée nous serons emportés à Bombay.