Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/06

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Michel Lévy (p. 101-111).


VI

DOLANOR


Départ pour la Mongolie. — Préparatifs de voyage. — Les routes. — Les auberges. — La grande muraille à Kou-peï-Kau. — Jehol, résidence d’été de l’empereur. — Arrivée à Dolanor. — Coutumes locales. — Temples et couvents de lamas.
Avril 1872.


La merveille des environs de Pékin est la grande muraille. Nous avions combiné notre visite à la grande muraille avec un voyage en Mongolie, et, comme le tout devait nous prendre un mois, il nous a fallu parfaire une de ces organisations de voyage compliquées dont le trajet de Tien-Tsin à Pékin nous avait donné l’avant-goût. Dans les auberges chinoises, le voyageur européen ne trouve rien autre que le toit pour s’abriter ; aussi faut-il tout porter avec soi, le lit pour se coucher, les vivres pour se nourrir. Nous avons donc commencé par remplir un certain nombre de petites charrettes de matelas, d’une batterie de cuisine, de provisions. Mais cette fois-ci, éclairés par l’expérience, nous nous sommes bien gardés de leur confier nos personnes à transporter, et c’est à cheval que nous faisons le voyage. En dehors des charretiers qui conduisent les attelages, il nous faut encore tout un personnel, des palefreniers, un marmiton, un interprète chinois, puis un interprète mongol.

Les Européens ne peuvent se mouvoir en Asie sans entraîner dans leur orbite tout un tourbillon d’Asiatiques. Quand, à l’étape de midi, nous nous arrêtons pour faire manger nos bêtes, ou le soir, lorsque nous faisons halte pour passer la nuit, nous remplissons toute la cour des auberges. Et alors quelle confusion ! Tout le monde crie, s’agite, se querelle ; mais c’est à qui agira le moins possible. Les charretiers, pour rien au monde, ne consentiraient à décharger les voitures ni à porter quoi que ce soit ; le marmiton, les palefreniers, les interprètes, sont chacun renfermés dans leur étroite spécialité ; les domestiques de l’auberge venus en addition se mettre à notre service ne paraissent aider à rien. On ne saurait imaginer le nombre de gens que nécessite la moindre besogne.

Nous faisons en moyenne quatre-vingts li par jour, ce qui équivaut à trente-deux kilomètres. Avec les affreuses voies de communication du pays, on ne saurait aller plus vite. Les chemins sont partout plus mauvais que les plus mauvais chemins ruraux de France. Il est vrai qu’aux abords de Pékin on rencontre encore les tronçons des routes impériales, qui ont dû être autrefois pavées et entretenues ; mais il y a longtemps qu’on en a perdu le souvenir, et aujourd’hui les routes impériales sont abandonnées pour la traverse et les champs, où l’on se fraye un passage du mieux que l’on peut.

Les auberges où nous nous arrêtons sont toutes construites sur le même plan ; du jour au lendemain, c’est à croire qu’on n’a point changé de gîte. À l’entrée d’une cour, à côté de la porte cochère, se trouve un petit bâtiment séparé, où l’on sert à boire et à manger aux gens qui ne font que passer ; c’est là comme le restaurant de l’hôtellerie. Des deux côtés de la cour sont des hangars pour les chevaux et les mulets. Au fond, faisant face à la porte cochère, une série de petites chambres destinées aux voyageurs, ouvrant sur le dehors et sans communication entre elles. Au milieu des petites chambres, il en est une généralement double ou plus spacieuse avec une porte plus grande, et par exception une table et deux chaises : c’est là le logement des hôtes d’importance, où l’on nous met. La table et les deux chaises constituent du reste tout notre mobilier, car autrement l’appartement n’a plus que les quatre murs et le kang.

Le kang, dans le nord de la Chine, tient lieu des lits inconnus ; c’est sur lui que la nuit on étend les matelas et les couvertures pour dormir. Il est formé par un côté de l’appartement, surélevé de deux pieds environ au-dessus du reste du sol. Par-dessous cette surélévation il y a un petit fourneau, et le tuyau du fourneau traverse dans toute sa largeur la partie surélevée. Le kang, par ce moyen, peut être chauffé pendant l’hiver. D’ailleurs les auberges chinoises sont affreusement sales ; il ne semble point qu’il y en ait de nouvellement construites, elles sont toutes plus ou moins vieilles et délabrées. En arrivant, pour se clore un peu, il faut presque toujours recoller les papiers qui tiennent lieu du vitrage, ou bien ajuster les huis détraqués de la porte. Mais en voyage on n’a point de soucis ; aussi, descendus de cheval et ayant dépêché un frugal dîner, nous nous endormons sur le kang d’un sommeil profond, sans même sentir la morsure des petites bêtes dont il est peuplé.

Au départ de Pékin, il y a deux grandes voies pour franchir les montagnes qui séparent la Chine de la Mongolie : l’une, dans la direction du nord-est, rencontre la grande muraille à Kou-peï-Kau : l’autre, dans la direction du nord-ouest, la rencontre sur deux points différents — car de ce côté il y a une double muraille, — près de Nan-Kau d’abord, puis à Kalgan. Nous avions combiné notre voyage de façon à sortir de la Chine par Kou-peï-Kau et à y rentrer par Kalgan et Nan-Kau.

En trois jours nous sommes à Kou-peï-Kau. En arrivant, la grande muraille nous apparaît sur une vaste étendue ; nous la voyons, en forme de lacets, se dérouler le long des ravins, puis gravir les crêtes et s’y tenir, et alors les tours crénelées, bâties le long de la muraille, dentèlent le profil des montagnes. C’est d’un effet réellement pittoresque. On n’entre à Kou-peï-Kau, en venant de Pékin, qu’après avoir traversé plusieurs enceintes de forts et de places d’armes destinées à défendre la passe. Toutes ces fortifications, d’un style primitif, aujourd’hui ruinées ou percées de larges brèches, font assez bien l’effet d’un décor d’opéra. On a cependant conservé, dans le dernier mur, une porte à l’état d’entretien, de telle sorte qu’en la franchissant pour sortir de la Chine, on a encore l’illusion de sortir d’un lieu clos.

Deux jours de plus nous mènent à Jehol, où les empereurs de la Chine ont leur maison des champs. Comme à Pékin, les constructions impériales s’élèvent au milieu d’un grand parc boisé dont l’accès est interdit. Si l’on en juge par l’aspect mesquin des dehors, on ne perd pas grand’chose à ne point visiter l’intérieur. À Jehol, on trouve de nombreux temples et lamaseries. Les deux principales lamaseries sont situées l’une près de l’autre, derrière le parc impérial. Elles se composent toutes les deux de différentes constructions entourées d’un mur de ronde. Dans l’une des enceintes, le principal monument est un grand temple du même style que les temples de Pékin ; dans l’autre, le bâtiment du milieu est un gigantesque carré de maçonnerie sans toiture apparente, percé de nombreuses rangées de petites fenêtres indiquant autant d’étages. C’est là une construction d’un aspect assez extraordinaire, qu’on nous dit érigée sur le modèle d’un des couvents de Lhassa au Thibet. Ces deux grandes lamaseries sont sous le patronage direct de l’empereur, et, comme pour le palais, l’accès en demeure interdit. Nous avons beau parlementer et offrir un certain poids de métal ; l’appât de l’argent, si puissant en Chine, reste cette fois-ci inefficace, et nous devons nous contenter de la vue extérieure des lieux.

En quittant Jehol, nous nous dirigeons sur Dolanor. C’est un trajet qui nous prend six jours, tout le temps dans les montagnes. Le pays est très-pauvre ; on ne voit que de misérables bourgades ou villages de boue. Nous n’avons point encore rencontré d’autres Mongols que ceux que nous croisons sur la route, venant de Dolanor ou y retournant. De la grande muraille à Jehol et de Jehol à Dolanor, la population est exclusivement composée de Chinois. Enfin, le sixième jour, après avoir gravi une dernière rampe, le pays change tout à coup d’aspect ; nous venons de mettre le pied sur le grand plateau de Mongolie. À ce moment, un léger nuage de fumée nous désigne l’emplacement de Dolanor, caché dans un pli de terrain.

Dolanor, que les Chinois appellent Lamamiaau, est un des centres les plus importants de la Mongolie. La ville est bâtie dans une plaine aride, entourée de collines de sable ; elle est formée de maisons dont les murs et la toiture sont recouverts d’un crépi d’argile mêlée avec de la paille hachée ; aussi ne se distingue-t-elle, sur le fond sablonneux du paysage, que par la tache d’un jaune un peu plus foncé qu’elle y fait. L’intérieur se compose de rues fort sales ; ces rues sont bordées de boutiques où l’on tient assortiment d’objets à l’usage des Mongols. La plupart des nombreux Mongols que l’on trouve en ville viennent de la campagne et ne sont là qu’en passant pour leurs affaires ou leurs achats. Le fond de la population urbaine se compose donc de marchands et d’ouvriers chinois. Cette population n’est du reste point fixe : c’est une colonie de gens venus de divers points de la Chine, sans amener de famille avec eux, et qui, aussitôt qu’ils ont fait plus ou moins fortune, retournent dans leur pays de naissance.

Le principal commerce de Dolanor est le commerce du bétail. Il y a ici une foire aux chevaux qui est comme permanente. On voit toute la journée arriver et partir de grands troupeaux de bœufs et de moutons. Tout en Mongolie est accessoire au maintien et à l’élevage des troupeaux, car tout découle de là. On en a une preuve curieuse en montant sur la pagode chinoise qui s’élève à une des extrémités de la ville. Du haut de la pagode, les toits des maisons apparaissent couverts soit de peaux de mouton, soit de combustible animal qu’on y met sécher.

En Mongolie, le bois et le charbon manquent absolument. À leurs lieu et place, on se sert pour le chauffage de la fiente des animaux, qu’on sèche à l’air avant de l’utiliser. Le matin, en allant du côté où se tient la foire aux chevaux, on rencontre des Mongols qui apportent au marché des bouses de vache ou de la crotte de mouton. Ce sont les seuls légumes que leur pays produise. La bouse de vache est le chauffage le plus recherché ; j’en ai un tas tout à côté de mon lit, au cas où il me prendrait envie de chauffer le kang sur lequel je couche. La crotte de mouton sert aux plus pauvres et aux usages domestiques. Dans les maisons, on peut voir un homme qui, de la main gauche, tient une petite pelle avec laquelle il jette constamment dans un fourneau du crottin de mouton, pendant que de la main droite il fait aller un soufflet qui active le feu. Il faut ménager le combustible ; le fourneau est disposé de façon que cet unique feu sert à faire bouillir la chaudière dans laquelle cuit la pitance commune, en même temps qu’il chauffe le kang sur lequel, la nuit, les habitants de la maison s’étendront côte à côte.

À Dolanor nous retrouvons de grandes lamaseries. À trois kilomètres de la ville il y a deux grands temples bouddhiques, et tout autour une agglomération de maisons où n’habitent que des lamas. On dirait de véritables villes de moines. Nous sommes ici plus heureux qu’à Jehol ; toutes les portes s’ouvrent pour nous. Nous visitons le plus grand des deux temples ; il est presque en tout semblable à ceux de Pékin et de ses environs. Puis, nous allons dans leurs maisons voir des lamas. Ils nous reçoivent de la façon la plus cordiale et nous versent force tasses de thé. La forme lamaïque du bouddhisme étant la religion des Mongols et non point des Chinois, tous ces lamas sont des Mongols. Ils vont la tête entièrement rasée, vêtus de robes jaunes. Pour leurs cérémonies, ils se recouvrent de grands manteaux flottants et mettent une indescriptible coiffure en pluche jaune qui, par la forme, se rapproche assez d’un casque. L’envie nous ayant pris d’acheter une de ces coiffures, un lama nous en apporte tout un assortiment. Nous en choisissons une qu’il nous cède pour un prix convenable, après avoir d’abord demandé une somme fabuleuse. lis nous montrent leurs livres écrits en thibétain et nous font tourner leurs moulins à prière ; puis ils soufflent dans les grandes trompettes de cuivre qui servent à leurs cérémonies et donnent un son semblable à celui de la conque marine. Malheureusement nous ne pouvons entamer avec eux la moindre conversation sérieuse sur leur religion, car nous savons depuis longtemps que faire transmettre des idées et des explications abstraites d’une langue asiatique dans une langue européenne par des interprètes indigènes, est une chose d’une impossibilité absolue.