Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/07

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Michel Lévy (p. 112-120).


VII

PÉKIN


Le steppe. — Les tentes mongoles. — Les Mongols. — Sandachiemba. — La grande muraille au-dessus de Kalgan. — La muraille intérieure. — La passe de Nan-Kau, — Rentrée à Pékin.
Avril 1872.


Dolanor était le point culminant de notre voyage, en en partant nous prenons la direction de Kalgan pour retourner à Pékin. Cette fois-ci, comme aspect physique des lieux et comme population, nous sommes en pleine Mongolie.

Qu’on se figure d’immenses plateaux dénudés, sans un arbre, sans un buisson. L’horizon est fermé par des collines ou petites montagnes arrondies, que l’on franchit à mesure qu’on passe d’un plateau à un autre. Dans la saison actuelle, l’herbe nouvelle n’a point encore poussé, la terre n’est recouverte que par l’herbe de l’année passée, que l’hiver a desséchée et jaunie. Quand le soleil vient à percer les nuages et à éclairer les plateaux, cette terre, d’un aspect âpre et encore fermée, prend une coloration d’un léger jaune doré : c’est le steppe dans toute sa grandeur et sa monotonie. Les plateaux que nous parcourons sont situés à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer. De là vient la rudesse de leur climat. Voici la fin d’avril, mais rien encore n’annonce le printemps. Le malin, quand nous nous mêlions en selle, il fait un froid des plus vifs, et presque tous les jours le vent du nord se lève sec et violent.

Nos étapes sont marquées chaque soir par de misérables villages, et des huttes de boue qui prennent le titre d’auberge et nous servent d’abri. Autrement, les habitants vivent sous la tente. De loin, ces tentes apparaissent, disséminées par petits groupes de quatre à cinq. Elles ont la forme arrondie d’une meule de foin ou d’une ruche d’abeilles. Elles sont faites d’un feutre gris très-épais. Pour résister aux vents qui balayent le pays, elles sont solidement fixées à un treillis de bois et de cordages entremêlés, ce qui leur constitue une sorte de légère charpente ou de squelette. La porte regarde le soleil et tourne le dos au grand ennemi, le vent du nord.

Ayant franchi cette porte en courbant l’échine, vous vous trouvez dans un petit intérieur, et vous êtes fort surpris de voir tout ce qu’un espace si restreint peut contenir et permettre de faire. On se croirait dans une chambre de navire. Autour de la chambre, contre les parois de feutre, sont rangés de petits coffres en bois peint dans lesquels les habitants renferment leurs vêtements ; l’espace pour dormir est réservé de même contre les parois. Au milieu, dans un petit fourneau, brûle un feu de bouse de vache qui chauffe l’intérieur et sert à faire cuire les aliments. Au sommet de la tente, au-dessus du feu, une ouverture est ménagée par où s’échappe la fumée, et qui, la porte close, a encore pour destination de fournir l’air et la lumière.

Dans chaque tente est une petite chapelle bouddhiste devant laquelle la famille fait ses dévotions. Tous ces Mongols sont des bouddhistes très-fervents. Ce sont en outre les meilleures gens du monde. Nous sommes pour eux un objet de grande curiosité, car beaucoup d’entre eux n’ont jamais vu d’Européens. Ils nous accueillent le sourire sur les lèvres en nous saluant les premiers, comme des gens enchantés de la rencontre et désireux de lier connaissance. Les femmes, qui ont de grands pieds — ce qui fait tant de plaisir à voir quand on vient de Chine, — se mêlent aux hommes, et, contrairement encore à l’usage chinois, causent et rient librement avec eux. Hommes et femmes vont à peu près vêtus de la même manière, enveloppés d’une grande robe en peau de mouton, avec des bottes en gros cuir et un bonnet fourré. La coquetterie féminine ne trouve à s’exercer que dans rarrangement des cheveux ; mais aussi de ce côté se donne-t-elle carrière, et toutes les femmes ajoutent à leur coiffure de gros ornements et bijoux en argent. Les hommes sont presque toujours à cheval à surveiller les troupeaux de moutons, de bœufs et de chevaux qui constituent leur unique richesse. Le cheval mongol est solide et trapu, mais tout petit. Quand on voit ce petit cheval et ce paisible Mongol galoper après les troupeaux, on a bien de la peine à se figurer qu’on a réellement devant soi l’homme et le cheval qui ont formé les armées d’Attila et de Gengis-Khan,

Nous avons du reste un spécimen du type mongol dans la personne de Sandachiemba, l’un de nos interprètes. Les lecteurs du père Huc se rappelleront sans doute le jeune lama de ce nom, qu’il mène avec lui dans son voyage au Thibet et dont il raconte de si plaisantes aventures. Aujourd’hui Sandachiemba vit à Pékin ; c’est là que nous l’avons pris. Depuis le temps où il servait de compagnon au père Huc, Sandachiemba, qui se ressent des fatigues de nombreux voyages, a passablement vieilli ; il n’en est pas moins demeuré un homme de joyeuse humeur, ne dédaignant point de temps en temps les libations. Il est pour nous une source d’amusement continuel. Au physique et au moral, c’est un vrai Mongol ; ses traits sont accentués, sa moustache rude ; il porte longue robe et calotte de feutre gris. Il a peu d’idées, mais tient énormément à celles qu’il a, est rusé, quoique naïf, et, quand il se trouve dans une position embarrassante, sait se tirer d’affaire par un rire bonhomme qui désarme toute colère. Le père Huc, de lama qu’il était, l’a converti au catholicisme, et il y a longtemps qu’il ne porte plus la robe jaune du lama ; on n’en continue pas moins à l’appeler le lama, c’est le seul nom sous lequel on le connaisse au milieu de nous. Quand je dis que Sandachiemba nous sert d’interprète, je veux dire qu’il traduit à notre interprète chinois, du mongol en chinois, ce que celui-ci nous traduira ensuite du chinois en français. C’est assez dire ce que peuvent etre certaines conversations.

Le cinquième jour après notre départ de Dolanor, nous retrouvons la grande muraille au-dessus de Kalgan. L’immense plateau qui constitue la Mongolie manque ici tout d’un coup et se dérobe absolument sous les pieds, et quand on regarde la Chine, on l’aperçoit dans un bas, de même que du sommet d’une haute falaise on aperçoit la mer. La grande muraille, au point où nous la rencontrons, est bâtie sur le rebord même du plateau ; elle est en ruine et ne forme plus qu’une sorte de bourrelet de débris ; seules ses tours sont encore en partie debout.

Si l’on se place près des tours dans une position dominante, on a une vue des plus extraordinaires. D’un côté, on découvre la Mongolie avec ses plateaux vides, secs, âpres, sentant le froid ; de l’autre, vers la Chine, on a sous les yeux des vallées avec de nombreux villages et des plaines cultivées, chauffées par un soleil bienfaisant. C’est comme si l’on passait en un instant de la contemplation des régions polaires à celle de la zone tempérée. On comprend ici quel est l’attrait qui a poussé les Mongols à quitter leur pays pour envahir la Chine : c’est l’attrait que partout les peuplades du Nord ressentent pour les pays du soleil.

Du point élevé où nous sommes placés, nous donnons un dernier regard à la Mongolie, puis nous nous mettons à descendre. En approchant de Kalgan, nous rencontrons de grands troupeaux de moutons qu’on conduit à Pékin ; nous croisons de nombreux Mongols qui rentrent dans leur pays chargés de marchandises, ou bien encore de longues files de chameaux portant du thé en Sibérie. Enfin nous entrons à Kalgan, et nous nous retrouvons en Chine.

C’est près de Cha-Tau, à trois jours sur la route de Pékin en venant de Kalgan, qu’on découvre la seconde grande muraille ou muraille intérieure. Cette seconde muraille a plusieurs centaines de kilomètres de long, elle se relie à la première par ses deux extrémités. Elle est de date plus moderne qu’elle, et lui a sans doute été adjointe comme renfort ou supplément. Après avoir passé le village de Cha-Tau, on gravit un col assez rude, et au sommet on trouve la muraille barrant le chemin. Elle est dans un bien meilleur état de conservation que celle de Kalgan et paraît avoir été construite beaucoup plus solidement ; ses créneaux sont encore intacts, son revêtement de pierres taillées encore en place. Quand on voit cette immense ligne de fortifications qui s’étend au sommet des montagnes, à perte de vue, on ne peut s’empêcher d’être frappé de la somme d’efforts que sa construction a dû coûter.

Du point où l’on franchit la seconde muraille, on descend directement à Nan-Kau, qui donne son nom à toute la passe. Le chemin que l’on suit est épouvantable, ce n’est qu’une succession de défilés et de précipices. Dans la passe de Nan-Kau, comme dans celle de Kou-peï-Kau, on rcncontre toute une série de forteresses érigées comme autant de défenses accessoires du grand mur. On finit par se lasser de la vue de tant de remparts. On se sent surtout envahi de mépris pour cet empire chinois qui, avec ses centaines de millions d’habitants, n’a su demander qu’à une accumulation de murs sa protection contre les quelques millions de nomades qui parcourent la Mongolie. Comme si aucun empire à défaut d’hommes avait jamais été sauvé par des pierres ! Et voici justement qu’au milieu de la passe, avant d’arriver à Nan-Kau, nous rencontrons la trace du conquérant contre qui toutes ces pierres ont été si vainement entassées. C’est une arche voûtée, érigée par les empereurs mongols avec de grandes sculptures en bas-relief et une inscription en six langues.

A Nan-Kau, nous avons franchi les montagnes, et, pour rentrer à Pékin, nous n’avons plus qu’une journée de cheval à travers la plaine. Singulier résultat du contraste ! cette plaine unie des environs de Pékin, qui nous avait paru si triste et si nue, maintenant que nous sortons de la Mongolie, nous fait l’effet d’un paysage charmant. Les pruniers sont en fleur, les saules plantés dans les villages sont couverts d’une tendre pousse, les cyprès des cimetières ont perdu leur air sombre. Tout pour nous est devenu souriant dans une campagne qui porte les marques de la vie et qui se ressent de la venue du printemps.