Voyage en Asie (Duret 1871)/Le Japon/04

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Michel Lévy (p. 18-29).


IV

YEDO


L’art japonais, — La sculpture et la peinture. — Nous faisons une collection de bronzes. — Le grand Bouddha de Megouro. — Il y a plusieurs Bouddhas. — Yebis et Daïkokou. — Kann, le dernier des artistes nationaux.
Décembre 1871.


Yedo, en sa qualité de capitale, est le lieu du Japon où l’on peut le mieux se familiariser avec tout ce qui concerne, dans la vie du peuple, le côté du goût et de l’art. On est tout de suite frappé, en parcourant Yedo et en visitant les boutiques, de la délicatesse de certains arts et du raffinement de certaines industries. Le peuple japonais est essentiellement un peuple de goût, rien de ce qu’il façonne n’est laid ; les objets dé la vie usuelle du pauvre comme du riche, par la coupe, la forme ou la couleur, sont ici choses de goût.

A Yedo, l’homme qui aime les arts se trouve en pays ami. Ce ne sont par la ville que marchands de curiosités, depuis te riche marchand qui a de vieux bronzes et des chinoiseries fort recherchés, jusqu’au petit brocanteur, qui fait commerce de moindres objets à bon marché ; puis viennent les libraires vendant les livres illustrés et les albums de dessin, puis enfin les marchands d’estampes coloriées. Le goût des Japonais pour les choses du dessin se montre ici dans toute sa plénitude. Il y a partout, à Yedo, des boutiques consacrées au commerce de l’imagerie ; on en trouve jusque dans les faubourgs, à la lisière des champs. Il y a toujours devant leur étalage des groupes d’enfants, les yeux grands ouverts. Chaque petit Japonais a chez lui des cahiers d’images : les riches couleurs et les grands gestes des personnages attirent son attention sur l’écriture explicative du coin de la page : c’est ainsi qu’il apprend à se familiariser avec les caractères difficiles de son écriture.

Les Japonais, en fait d’art, ont comme en toutes choses commencé par imiter les Chinois ; mais l’imitation chinoise n’a été pour eux que passagère, et ils ont eu bien vite développé leur propre originalité. Les Japonais ont cultivé les deux branches des beaux-arts correspondant à la sculpture et à la peinture ; — je dis correspondant, car dire la sculpture et la peinture sans explications pourrait donner une première impression inexacte de ce qu’est l’art japonais. — La sculpture au Japon s’est en effet principalement manifestée sous la forme du bronze. Sauf pour les pièces en bois, il n’y a ici que fort peu de travail au ciseau. L’artiste s’est surtout servi de métal et s’est fait fondeur en bronze. Pour la peinture, rien n’existe qui corresponde à notre peinture à l’huile ou à fresque ; le Japonais se renferme généralement dans le cadre des dessins, et, lorsqu’il arrive aux couleurs, la miniature, l’aquarelle et le lavis marquent l’étendue de ses moyens.

Or il faut vous dire qu’aussitôt débarqués à Yokohama, nous avons commencé à acheter des bibelots. C’est la première chose que font tous les Européens qui mettent le pied au Japon. Nous avons débuté comme tout le monde, sans dessein arrêté, sans parti pris, allant un peu au hasard, cependant nous nous sommes vite sentis attirés vers les bronzes. Nous avons deviné qu’il y avait là une veine à exploiter. A Yedo nous systématisons nos achats. Nous avons amené avec nous de Yokohama un Japonais servant depuis longtemps d’intermédiaire aux marchands européens. Il nous conduit chez un certain Yaki, une sorte de commissaire-priseur japonais. Sur le bruit de nos acquisitions, la maison de Yaki est devenue le rendez-vous de tous les marchands, courtiers et commissionnaires de Yedo.

Nous arrivons au bon moment pour faire une récolte sans pareille. La révolution politique amène les daïmios à se défaire des objets d’art dont ils sont détenteurs, et la chute des taïcouns, qui étaient les soutiens les plus fervents de la religion bouddhiste, a causé la dispersion d’un grand nombre d’objets immobilisés par la piété dans les temples. Tous les jours chez Yaki on nous apporte des bronzes par centaines. Nous faisons un triage, un lot, un prix en bloc, et notre collection grossit à vue d’œil.

Voyant notre appétit insatiable et surtout s’apercevant que plus les pièces sont grosses plus elles nous plaisent, les gens qui sont en quête pour nous, nous conduisent à Megouro, dans la banlieue de Yedo ; au milieu de jardins maraîchers ils nous montrent un énorme Bouddha. Autrefois il y avait là un temple, mais un incendie l’a détruit, et depuis des années le Bouddha délaissé reste perdu au milieu des arbres et des chaumières. Pour des collectionneurs, c’était là une trouvaille sans pareille, et l’emporter était un exploit.

On va quérir le propriétaire du lieu ; il consent à vendre le Bouddha, marché est fait ; un marteau et des pinces sont apportés séance tenante, et la main droite que le Bouddha étend en avant, d’un geste accentué, est détachée du bras auquel elle est rivée et emportée par nous. C’est déjà quelque chose que d’avoir la main. Il est tard, nous rentrons à Yedo. Le lendemain, tout un bataillon de manœuvres et d’ouvriers est envoyé chercher le Bouddha. Nous avions jugé prudent de ne point nous joindre à eux, pensant que la meilleure chance de mener à bien l’opération était de laisser ignorer au profit de qui elle se faisait. Bien nous prit de l’idée. Nos ouvriers démontent avec célérité les parties de la statue, et le soir même le tout, apporté sur charrettes, est déposé dans la cour de Yaki en attendant l’emballage, que nous allons hâter. La nouvelle du transport du Bouddha ne s’est pas plus tôt répandue que tout le pays à l’entour est en émoi. Le lendemain nous voyons venir vers nous en suppliants une bande de gens petits et grands qui s’accroupissent à terre dans la rue, en face de notre hôtel. Ils nous font dire qu’ils nous rapportent notre argent et qu’ils viennent reprendre leur Bouddha. Vous pouvez penser de quelle manière nous les recevons ! Ce qui est fait est fait, et après être revenus ainsi à la charge plusieurs jours de suite, en nous contant toutes sortes de fables pour nous attendrir, apprenant que le Bouddha rapidement emballé est déjà en route pour Yokohama et l’Europe, ils prennent le parti de ne plus reparaître.

Le Bouddha de Megouro, y compris son auréole, a 4 mètres 28 centimètres de haut. Il est assis les jambes croisées, sur une fleur de lotus ; il avance la main droite d’un geste moitié de démonstration, moitié de bénédiction. Sur ses traits se lisent le calme absolu, l’absence de passion et de désir, et la marque de cette sorte d’extase particulière au Bouddha, qui, détaché de tout et dépris de la vie, parvient à anéantir jusqu’au sentiment même de sa personnalité ; c’est-à-dire que tout ce que le métaphysicien et le théologien bouddhistes ont conçu ou rêvé, l’artiste l’a ici réalisé en bronze.

L’acquisition du Bouddha de Megouro complète magnifiquement notre collection de Bouddhas, car nous en avons déjà plusieurs. Tous ces Bouddhas ont en commun certains traits : les oreilles à lobes pendants, un signe sur le front, une grande auréole autour de la tête. Bouddha veut dire « sage », « celui qui sait » ; c’est un terme générique, il y a donc eu plusieurs Bouddhas. En effet, indépendamment des signes génériques qui sont communs à toutes les statues de Bouddha, chacune d’elles possède des caractères propres qui permettent, à première vue, de reconnaître le personnage spécial, que l’on a particulièrement voulu représenter. Le Bouddha de Megouro est Çakya Mouni ou Gotama, c’est-à-dire le premier et le plus illustre de tous, le fondateur même de la religion bouddhique. Çakya Mouni se reconnaît à sa tête en forme pointue, à sa chevelure composée de petites boucles ou mèches arrondies ; il n’a jamais rien à la main. Il y a ainsi trente-deux signes donnés par le rituel bouddhique qui le désignent à première vue. Plusieurs, il est vrai, ne peuvent être figurés par le bronze, tels que la couleur de la chevelure qui est bleue, mais on les trouve sur les peintures et les sculptures en bois.

Après Çakya Mouni vient Padmapani, dont nous avons aussi plusieurs statues. Padmapani se reconnaît à la fleur de lotus qu’il tient à la main, à ses cheveux qui, au lieu d’être bouclés comme ceux de Çakya Mouni, sont lisses, disposés en bandeaux, et enfin à la coiffure triangulaire qu’il a sur la tête et sur le devant de laquelle se trouve inscrite une petite image de Çakya Mouni. A la suite de ces deux illustrations se range un personnage moins important, Yeso Sama. Yeso Sama a la tête entièrement rasée, il tient à la main un de ces bâtons dont se servent les moines bouddhistes lorsqu’ils vont de porte en porte recueillir les offrandes. Ce bâton est surmonté d’un rond en métal dans lequel sont passés des anneaux. Lorsqu’on frappe le bâton sur le sol, les anneaux rendent un son strident qui sert d’avertissement aux personnes pieuses pour préparer leurs aumônes.

Indépendamment des Bouddhas, nous réunissons tout un ensemble de personnages se rattachant à la religion ou à la légende bouddhique. Les plus importants sont généralement montés sur des animaux ; les Japonais les désignent sous le nom générique de sennings ; mais ici encore, par-dessous la classe générique qui forme le groupe, on distingue des personnages divers, ayant des signes spéciaux qui les font facilement reconnaître, et chaque personnage a son animal particulier, le même personnage étant toujours monté sur le même animal, bœuf, cheval, cerf, tigre. Pour la représentation de la forme humaine, les Japonais se sont donc avant tout tenus sur le terrain bouddhique ; ils ont en effet reçu leur art de la Chine avec le bouddhisme, et même dans des temps relativement modernes, car il n’y a rien de très-ancien au Japon en fait d’art.

On finit cependant, au milieu du peuple des personnages bouddhiques ou autres dont les Japonais ont pris les types aux Chinois, par distinguer deux figures nationales, Yébis et Daïkokou. Yébis et Daïkokou tiennent comme l’entre-deux entre nos types populaires, tels que Guignol et Polichinelle, et les patrons de certaines professions, tels que saint Crépin, saint Hubert. On les retrouve partout au Japon. Le plus grand magasin d’étoffe de Yedo, sur le Tokaïdo, a pour enseigne à Yébis. Yébis est le patron des pêcheurs ; c’est lui-méme un homme du peuple, un pêcheur ; on le représente avec un énorme poisson à la main, la figure épanouie de contentement et coiffé d’une sorte de bonnet en pointe, triangulaire. Daïkokou est la personnification de la richesse. Il est le patron des banquiers, des gens de gros négoce.

Il n’y a point de banquier ou de changeur an Japon dans la boutique duquel vous ne trouviez quelque image de Daïkokou, soit peinte sur un rouleau, soit coulée en bronze ou modelée en terre. Daïkokou se représente debout sur deux sacs de riz, la richesse agricole, ayant à la main un marteau de mineur, et sur l’épaule un sac rempli de minerai, la richesse monétaire. Il est coiffé d’une sorte de calotte ronde.

Les Japonais, après la forme humaine, se sont encore adonnés à la représentation de la forme animale. C’est même dans cette donnée qu’ils ont tout particulièrement excellé ; le peuple d’animaux en bronze que nous récoltons, qui comprend toutes les bêtes connues au Japon, forme un monde singulièrement vivant et plein d’expression. Enfin, nous complétons noire collection par les vases religieux, les petits vases et bouteilles de tout genre, les shibatchis, et ce qu’il y a dans cette sphère d’originalité et de variété dans les formes, de goût et d’invention dans l’ornementation, est quelque chose qui, pour l’art du bronze, n’a été dépassé chez aucun peuple.

Si de la sculpture nous passons au dessin, nous trouvons que les deux grandes qualités des artistes japonais sont la légèreté de main et le rendu du mouvement. Il faut croire que ce don, universel chez eux, d’une touche légère tient à leur mode d’écriture, qui exige l’usage constant du pinceau, et qui oblige, pour écrire avec élégance, à le manier d’une main à la fois preste et sûre. Rien n’égale la facilité avec laquelle le Japonais, en quelques coups de pinceau, jette sur le papier des fleurs, des oiseaux, le feuillage aérien du bambou, ou bien y fixe, en un rapide croquis, les types et les scènes de la vie populaire. Tout cela est non-seulement rapide et d’un jet, mais encore plein de vie et de mouvement. Dans les dessins et les caricatures des artistes japonais, on trouve donc tout le Japon reproduit avec son cachet propre et son sens intime. Que si, par exemple, je feuillète les quatorze volumes qui forment la partie principale de l’œuvre d’O-Kousaï, un de leurs plus grands dessinateurs, à chaque instant, dans le port, la démarche, les gestes et les grimaces des personnages, je retrouve admirablement compris, saisi et rendu, dans ce qu’il y a de particulier, le peuple que je coudoie ici dans la rue.

Le vieux Kano tient en ce moment le premier rang parmi les peintres de Yedo. On lui doit les peintures qui ornent le dernier tombeau des taïcouns à Shiba, et les papiers peints à l’aquarelle d’Hamagoten. Il nous a montré des dessins fort originaux, des aquarelles pleines de grâce, des esquisses au lavis enlevées avec la plus grande dextérité. C’est lui qui fermera la série des artistes purement japonais n’ayant rien pris au dehors ; car les dessins que l’on voit maintenant partout, remplis de figures au profil plus ou moins grec, nous apprennent que les artistes de la nouvelle école sont en voie de se transformer pour subir sans retour l’influence européenne.