Voyage en Asie (Duret 1871)/Le Japon/05

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Michel Lévy (p. 30-38).


V

YEDO


La politique du Japon. Le mikado et le taïcoun. — L’ancienne constitution. — La révolution qui renverse le taïcoun et lui substitue le mikado, — Transformation du pays sous l’influence européenne.
Décembre 1871.


Nous ne saurions manquer de nous occuper un peu de la politique japonaise ; nous allons ainsi entretenir notre lecteur français d’un sujet familier, nous allons lui parler de révolutions.

Il y a une quinzaine d’années, quand les Américains, et après eux les Européens, se présentèrent au Japon, ils se mirent en rapport avec le taïcoun, qu’ils trouvèrent, à Yedo, possesseur incontesté de toutes les attributions du gouvernement. Le mikado, relégué à Kioto, dans l’intérieur, sans aucune force apparente et sans pouvoir matériel, leur resta presque inconnu et fut par eux tout naturellement négligé. Le Japon ouvert, on continua à n’avoir à faire qu’au seul taïcoun. Cependant on s’aperçut assez vite que le pouvoir du taïcoun était beaucoup moins étendu qu’on ne l’avait cru tout d’abord. On reconnut qu’il était à la fois limité du côté du mikado et du côté des seigneurs féodaux, les daïmios. La position du taïcoun et du mikado en face l’un de l’autre était en effet quelque chose de particulier, sans analogie nulle part ailleurs. L’origine des taïcouns ou, comme on les appelait primitivement, des shiogouns, est dans la concentration, au moment de l’apparition des Mongols, de toutes les attributions du gouvernement dans les mains d’un chef de guerre renommé. Profitant de circonstances favorables, les possesseurs de cette délégation bientôt héréditaire avaient fini par s’emparer absolument du gouvernement. A la fin, il ne resta aucune autorité de fait, au souverain primitif le mikado, les taïcouns, ses anciens généraux et serviteurs, s’étant aussi complètement substitués à lui qu’autrefois les maires du palais aux Mérovingiens,

Le temps avait consacré cette situation, et, dans ce que l’on pourrait appeler la constitution du Japon, la prépondérance des taïcouns était passée à l’état de chose régulière, non disputée. Cependant les taïcouns n’avaient pu détruire absolument le mikado, ils avaient été obligés de le laisser vivre et durer dans la retraite ; aussi, quoique possédant la puissance matérielle, moralement ils n’en demeurèrent pas moins ses inférieurs. De date relativement récente, jamais en effet ils ne purent acquérir l’influence morale et le prestige que les mikados tenaient, eux, des temps antiques. C’est que le mikado est pour le Japon quelque chose ressemblant à la fois au roi légitime du moyen âge européen et au roi des temps primitifs de la Grèce, descendu des héros et des dieux. Les mikados sont les plus anciens souverains que le Japon ait connus, et la tradition les rattache directement aux héros de la primitive mythologie nationale. Au Japon, le mikado se trouvait donc posséder dans l’ombre une immense force morale ; le taïcoun au grand jour, la puissance de fait. C’est ce que les Hollandais qui, pendant longtemps furent seuls à connaître le pays, avaient traduit d’une manière fort incorrecte en disant que le mikado était l’empereur spirituel, et le taïcoun l’empereur temporel.

Le pouvoir du taïcoun n’était pas seulement moralement contenu en face du mikado, dans la pratique, il était assez limité du côté des daïmios. Quand les Européens arrivèrent au Japon, le système politique du pays était absolument féodal. Les îles japonaises étaient divisées en petites souverainetés. Dans chacune, le chef ou daïmio exerçait une autorité en rapport avec l’étendue de sa terre et le nombre de ses soldats, les samouraï. Pour les plus puissants, cette autorité était presque absolue. Il en était si bien ainsi, que lorsque deux des grands daïmios du Japon, Satsouraa et Nagato, contrairement aux traités intervenus entre le taïcoun et les Européens, prétendirent fermer leurs terres aux étrangers, le taïcoun, trop faible, dut laisser le soin de leur châtiment aux puissances européennes elles-mêmes.

Aujourd’hui le taïcounat est détruit. La révolution qui a renversé le dernier taïcoun s’est opérée en 1868. Dans leurs grands traits, voici les faits. Les principaux daïmios du sud, depuis longtemps ennemis des taïcouns, se mettent enfin en état de guerre ouverte. Ils lèvent la bannière du mikado et font la guerre en son nom. Devant la bannière du mikado, sorte d’emblème sacré pour les Japonais, les troupes du taïcoun résistent mollement ou se débandent. Les partisans du taïcoun n’opposent que dans le nord une résistance sérieuse, à la fin cependant absolument domptée, et maintenant le mikado règne seul, installé à Yedo, dans l’ancien château des taïcouns.

Cependant la révolution ne devait pas se borner substituer à la tête du gouvernement le mikado au taïcoun, elle devait aller plus loin et s’attaquer au système féodal lui-même. Le taïcoun au pouvoir était le chef de seigneurs féodaux possesseurs, chacun dans sa terre, d’une véritable souveraineté ; le mikado sera un roi ayant brisé le pouvoir des seigneurs féodaux et exerçant lui-même ou par ses agents une autorité directe sur toutes les parties du pays. C’est-à-dire que la révolution qui s’opère en ce moment au Japon est d’un ordre analogue à celle qui, au xvie siècle, a substitué presque partout, en Europe, la domination de la royauté à celle de la féodalité.

La disparition de chefs féodaux a été aussi soudaine qu’absolue. Nulle part ailleurs une pareille révolution ne s’est accomplie en si peu de temps. Il y a quinze ans, les premiers Européens qui ont connu le Japon se le rappellent partagé entre de véritables princes indépendants, ayant leurs flottes, leurs villes fortes, leurs armées. Yedo était rempli de yashkis où chaque daïmio entretenait une garnison à lui, Les daïmios, portés en palanquin, n’apparaissaient dans les rues qu’entourés d’une escorte d’hommes à sabre et de serviteurs, et sur leur passage le peuple tombait à genoux. Aujourd’hui flottes et armées ont disparu ; à Yedo, les yashkis sont rasées ou tombent en ruines ; les samouraï ont dû quitter leurs sabres, et pour vivre se font boutiquiers ou retournent à la charrue.

Le fruit était sans doute mûr depuis longtemps et il ne fallait qu’une circonstance pour amener sa chute. Cette circonstance parait avoir été la transformation économique qui a suivi l’ouverture du Japon aux étrangers. Les daïmios, qui autrefois avaient des soldats armés de flèches, se sont ruinés en achetant les nouveaux engins de guerre, bateaux à vapeur, fusils, canons rayés ; en outre, le prix de toutes choses s’étant énormément accru, ils n’ont pu continuer à entretenir leurs bandes armées. Le système féodal est donc irrévocablement détruit au Japon, et en son lieu nous voyons surgir une monarchie plus ou moins centralisée et administrative.

Ce n’est point tout. Une autre transformation, encore plus profonde, s’il est possible, s’opère en ce moment au Japon : le pays est en voie de changer absolument sa civilisation et de renouveler la face de toutes choses. Les Japonais n’ont presque rien eu en propre en fait de civilisation, tout leur est, dans l’origine, venu de la Chine : leur écriture, le germe de leurs arts et ce qu’ils ont de science, leur religion et ce qu’ils peuvent avoir de philosophie. La Chine, au point de vue intellectuel, a été pour eux encore plus que la Grèce pour Rome. Tant qu’ils n’ont connu que la Chine, des Japonais se sont trouvés très-satisfaits du modèle chinois qu’ils avaient adopté ; mais, une fois en contact avec l’Europe, il a cessé d’en être ainsi.

Ces Japonais ont été tout de suite frappés de la supériorité de l’Europe sur la Chine, et ils se sont, sans perte de temps, mis à l’œuvre pour profliter de la découverte. Le Japon est en ce moment comme un homme qui, avant dans sa maison un mobilier d’un certain style, et venant à s’éprendre d’un style nouveau, jetterait au plus vite et pèle-mèle tout l’ancien par la fenêtre, pour le remplacer par le nouveau. Sans leur pauvreté, qui les arrête dans la voie des innovations européennes, on ne sait vraiment où ils en seraient venus, à voir, malgré les difficultés financières, les changcments qu’ils ont délà réalisés en tous sens.

Le vieux Japon pittoresque, le Japon japonais s’en va, et, dans vingt-cinq ans, les gens venus d’Europe iront à sa recherche sans le trouver. Déjà, en entrant dans la baie de Yedo, nous demandions des jonques et nous n’apercevions que des bateaux à vapeur sous pavillon japonais ; les guerriers autrefois à casques et cuirasses sont aujourd’hui affublés de képis, gilets et pantalons, et leurs anciennes armures ne s’étalent plus que chez le fripier ; les libraires vendent des livres européens, éditent des ivres et des grammaires pour apprendre les langues et les sciences européennes, et en cherchant dans leurs étalages des livres illustrés japonais, c’est sur l’Histoire de la civilisation, de Guizot, et les Principes d’économie politique, de Stuart Mill, qu’il m’est arrivé de mettre la main. Dans beaucoup de cas, l’imitation européenne est grotesque ; cependant on aurait pu encore plus mal faire dans une voie aussi nouvelle, et, si les vieux Japonais qui endossent les vêtements européens ont l’air de singes habillés devant lesquels on se détourne pour ne pas rire, les jeunes gens commencent à porter nos habits comme nous. Même les élèves de l’école de marine, dans leur petite veste, ont l’air tout aussi dégourdi que leurs pareils de n’importe quel pays d’Europe.

Quelle singulière péripétie des affaires humaines qui fait que, de toutes les terres d’Asie, c’est celle qui a été le plus longtemps fermée à l’Europe qui se trouve aujourd’hui la mieux préparée à recevoir les germes de sa civilisation et à les développer !