Voyage en Orient (Lamartine)/Jérusalem

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Chez l’auteur (p. 415-458).


JÉRUSALEM




Le 28 octobre, nous partons, à cinq heures du matin, du désert de Saint-Jean-Baptiste. Nous attendons l’aurore à cheval, dans la cour du couvent, fermée de hautes murailles, pour ne pas communiquer, dans les ténèbres, avec les Arabes et les Turcs pestiférés du village et de Bethléem. À cinq heures et demie, nous sommes en marche ; nous gravissons une montagne toute semée de roches grises énormes, et attachées en bloc, les unes les autres, comme si le marteau les avaient cassées. — Quelques vignes rampantes, aux feuilles jaunies par l’automne, se traînent dans de petits champs défrichés dans les intervalles des rochers, et d’énormes tours de pierres, semblables à celles dont parle le Cantique des cantiques, s’élèvent dans ces vignes : — des figuiers, dont le sommet est déjà dépouillé de feuilles, sont jetés sur les bords de la vigne, et laissent tomber leurs figues noires sur la roche. — À notre droite, le désert de Saint-Jean, où retentit la voix, Vox clamavit in deserto, se creuse, comme un immense abîme, entre cinq ou six hautes et noires montagnes ; et, dans l’intervalle que laissent leurs sommets pierreux, l’horizon de la mer d’Égypte, couvert d’une brume noirâtre, s’entr’ouvre à nos yeux : à notre gauche, et tout près de nous, voici une ruine de tour ou de château antique, sur la pointe d’un mamelon très-élevé, qui se dépouille, comme tout ce qui l’entoure : on distingue quelques autres ruines, semblables aux arches d’un aqueduc, descendant de ce château : sur la pente de la montagne, quelques ceps croissent à leurs pieds, et jettent sur ces arches écroulées quelques voûtes de verdure jaune et pâle : un ou deux térébinthes croissent isolés dans ces débris ; c’est Modin, le château et le tombeau des derniers hommes héroïques de l’histoire sacrée, — les Machabées. — Nous laissons derrière nous ces ruines, étincelantes des rayons les plus hauts du matin : ces rayons ne sont pas fondus, comme en Europe, dans une vague et confuse clarté, dans un rayonnement éclatant et universel ; ils s’élancent, du haut des montagnes qui nous cachent Jérusalem, comme des flèches de feu de diverses teintes, réunies à leur centre, et divergeant dans le ciel à mesure qu’ils s’en éloignent : les uns sont d’un bleu légèrement argenté, les autres d’un blanc mat ; ceux-ci d’un rose tendre et pâlissant sur leurs bords, ceux-là d’une couleur de feu ardent, et chauds comme les rayons d’un incendie, — divisés, et cependant harmonieusement accordés, par des teintes successives et dégradées : ils ressemblent à un brillant arc-en-ciel, dont le cercle se serait brisé dans le firmament, et qui se disséminerait dans les airs. — C’est la troisième fois que ce beau phénomène de l’aurore ou du coucher du soleil se présente à nous sous cet aspect, depuis que nous sommes dans la région montagneuse de la Galilée et de la Judée ; c’est l’aurore ou le soir tels que les peintres antiques les représentent, image qui paraîtrait fausse à qui n’a pas été témoin de la réalité. — À mesure que le jour monte, l’éclat distinct et la couleur azurée ou enflammée de chacune de ces barres lumineuses diminue, et se fond dans la lueur générale de l’atmosphère ; et la lune qui était suspendue sur nos têtes, rose encore et couleur de feu, s’efface, prend une teinte nacrée, et s’enfonce dans la profondeur du ciel comme un disque d’argent, dont la couleur pâlit à mesure qu’il s’enfonce dans une eau profonde.

Après avoir gravi une seconde montagne, plus haute et plus nue encore que la première, l’horizon s’ouvre tout à coup sur la droite, et laisse voir tout l’espace qui s’étend entre les derniers sommets de la Judée où nous sommes, et la haute chaîne des montagnes d’Arabie. Cet espace est inondé déjà de la lumière ondoyante et vaporeuse du matin ; après les collines inférieures qui sont sous nos pieds, roulées et brisées en blocs de roches grises et concassées, l’œil ne distingue plus rien que cet espace éblouissant et si semblable à une vaste mer, que l’illusion fut pour nous complète, et que nous crûmes discerner ces intervalles d’ombre foncée et de plaques mates et argentées, que le jour naissant fait briller ou fait assombrir sur une mer calme. Sur les bords de cet océan imaginaire, un peu sur la gauche de notre horizon, et environ à une lieue de nous, le soleil brillait sur une tour carrée, sur un minaret élevé, et sur les larges murailles jaunes de quelques édifices qui couronnent le sommet d’une colline basse, et dont la colline même nous dérobait la base : mais à quelques pointes de minarets, à quelques créneaux de murs plus élevés, et à la cime noire et bleue de quelques dômes qui pyramidaient derrière la tour et le grand minaret, on reconnaissait une ville, dont nous ne pouvions découvrir que la partie la plus élevée, et qui descendait le long des flancs de la colline : ce ne pouvait être que Jérusalem ; nous nous en croyions plus éloignés encore, et chacun de nous, sans oser rien demander au guide, de peur de voir son illusion détruite, jouissait en silence de ce premier regard jeté à la dérobée sur la ville, et tout m’inspirait le nom de Jérusalem. C’était elle ! elle se détachait en jaune sombre et mat, sur le fond bleu du firmament et sur le fond noir du mont des Oliviers. Nous arrêtâmes nos chevaux pour la contempler dans cette mystérieuse et éblouissante apparition. Chaque pas que nous avions à faire, en descendant dans les vallées profondes et sombres qui étaient sous nos pieds, allait de nouveau la dérober à nos yeux : derrière ces hautes murailles et ces dômes abaissés de Jérusalem, une haute et large colline s’élevait en seconde ligne, plus sombre que celle qui portait et cachait la ville : cette seconde colline bordait et terminait pour nous l’horizon. Le soleil laissait dans l’ombre son flanc occidental ; mais rasant de ses rayons verticaux sa cime, semblable à une large coupole, il paraissait faire nager son sommet transparent dans la lumière, et l’on ne reconnaissait la limite indécise de la terre et du ciel qu’à quelques arbres larges et noirs plantés sur le sommet le plus élevé, et à travers lesquels le soleil faisait passer ses rayons.

C’était la montagne des Oliviers ; c’étaient ces oliviers eux-mêmes, vieux témoins de tant de jours écrits sur la terre et dans le ciel, arrosés de larmes divines, de la sueur de sang, et de tant d’autres larmes et de tant d’autres sueurs, depuis la nuit qui les a rendus sacrés. On en distinguait confusément quelques autres qui formaient des taches sombres sur ses flancs ; puis les murs de Jérusalem coupaient l’horizon, et cachaient le pied de la montagne sacrée : plus près de nous, et immédiatement sous nos yeux, rien que le désert de pierres, qui sert d’avenue à la ville de pierres : — ces pierres énormes et fondues, d’une teinte uniforme de gris de cendre, s’étendent, sans interruption, depuis l’endroit où nous étions jusqu’aux portes de Jérusalem. Les collines s’abaissent et se relèvent ; des vallées étroites circulent et serpentent entre leurs racines ; quelques vallons même s’étendent çà et là, comme pour tromper l’œil de l’homme et lui promettre la végétation et la vie ; mais tout est de pierres, collines, vallées et plaines : ce n’est qu’une seule couche de dix ou douze pieds d’épaisseur de roches, qui n’offrent qu’assez d’intervalle entre elles pour laisser ramper le reptile, ou pour briser la jambe du chameau qui s’y enfonce. Si l’on se représente d’énormes murailles de pierres colossales comme celles du Colisée ou des grands théâtres romains, s’écroulant d’une seule pièce, et recouvrant de leurs pans immenses la terre qui les porte, on aura une exacte idée de la couche et de la nature des roches qui recouvrent partout ces derniers remparts de la ville du désert. Plus on approche, plus les pierres se pressent et s’élèvent comme des avalanches éternelles, prêtes à engloutir le passant. Les derniers pas que l’on fait avant de découvrir Jérusalem sont creusés au milieu d’une avenue immobile et funèbre de ces rochers qui s’élèvent de dix pieds au-dessus de la tête du voyageur, et ne laissent voir que la partie du ciel qui est au-dessus d’eux : nous étions dans cette dernière et lugubre avenue, nous y marchions depuis un quart d’heure, quand les rochers, s’écartant tout à coup à droite et à gauche, nous laissèrent face à face avec les murs de Jérusalem, auxquels nous touchions sans nous en douter. Un espace vide de quelques centaines de pas s’étendait seul entre la porte de Bethléem et nous : cet espace, aride et ondulé comme ces glacis qui entourent de loin les places fortes de l’Europe et désolé comme eux, s’ouvrait à droite, et s’y creusait en un étroit vallon, qui descendait en pente douce, et à gauche il portait cinq vieux troncs d’oliviers à demi couchés sous le poids du temps et des soleils ; arbres pour ainsi dire pétrifiés, comme les champs stériles d’où ils sont péniblement sortis.

La porte de Bethléem, dominée par deux tours couronnées de créneaux gothiques, mais déserte et silencieuse comme ces vieilles portes de châteaux abandonnés, était ouverte devant nous. Nous restâmes quelques minutes immobiles à la contempler ; nous brûlions du désir de la franchir, mais la peste était à son plus haut période d’intensité dans Jérusalem : on ne nous avait reçus au couvent de Saint-Jean-Baptiste du désert que sous la promesse la plus formelle de ne pas entrer dans la ville. Nous n’entrâmes pas ; — et, tournant à gauche, nous descendîmes lentement le long des hautes murailles, bâties au revers d’un ravin profond ou d’un fossé où nous apercevions de temps en temps les pierres fondamentales de l’ancienne enceinte d’Hérode. À tous les pas nous rencontrions les cimetières turcs, blanchis de monuments funéraires surmontés du turban : ces cimetières, dont la peste peuplait chaque nuit les solitudes, étaient çà et là remplis de groupes de femmes turques et arabes qui venaient pleurer leurs maris ou leurs pères. Quelques tentes étaient plantées sur les tombes, et sept ou huit femmes assises ou à genoux, tenant de beaux enfants qu’elles allaitaient, sur leurs bras, poussaient, par intervalles, des lamentations cadencées, chants ou prières funèbres dont la religieuse mélancolie s’alliait merveilleusement à la scène désolée qui était sous nos yeux. Ces femmes n’étaient point voilées ; quelques-unes étaient jeunes et belles ; elles avaient à côté d’elles des corbeilles pleines de fleurs artificielles, et peintes de couleurs éclatantes, qu’elles plantaient tout autour du tombeau en les arrosant de larmes. Elles se penchaient de temps en temps vers la terre fraîchement remuée, et chantaient au mort quelques versets de leur complainte, paraissant lui parler tout bas ; puis, restant en silence, l’oreille collée au monument, elles avaient l’air d’attendre et d’écouter la réponse. Ces groupes de femmes et d’enfants, assis pour pleurer là tout le jour, étaient le seul signe de vie et d’habitation humaine qui nous apparût pendant notre circuit autour des murailles : du reste, nul bruit, nulle fumée ne s’élevait ; et quelques colombes, volant des figuiers aux créneaux, et des créneaux sur les bords des piscines saintes, étaient le seul mouvement et le seul murmure de cette enceinte muette et vide.

À moitié chemin de la descente qui nous conduisait au Cédron et au pied du mont des Oliviers, nous vîmes une grotte profonde, ouverte, non loin des fossés de la ville, sous un monticule de roche jaunâtre. Je ne voulus pas m’y arrêter ; je voulais voir d’abord Jérusalem, et rien qu’elle, et elle tout entière, embrassée d’un seul regard avec ses vallées et ses collines, son Josaphat et son Cédron, son temple et son sépulcre, ses ruines et son horizon !

Nous passâmes ensuite devant la porte de Damas, charmant monument du goût arabe, flanquée de deux tours ; ouverte par une large, haute et élégante ogive, et crénelée de créneaux arabesques en forme de turbans de pierre. Puis nous tournâmes à droite contre l’angle des murs de la ville, qui forment du côté du nord un carré régulier ; et ayant à notre gauche la profonde et obscure vallée de Gethsemani, dont le torrent à sec du Cédron occupe et remplit le fond, nous suivîmes, jusqu’à la porte de Saint-Étienne, un sentier étroit touchant aux murailles, interrompu par deux belles piscines, dans l’une desquelles le Christ guérit le paralytique. Ce sentier est suspendu sur une marge étroite qui domine le précipice de Gethsemani et la vallée de Josaphat : à la porte de Saint-Étienne, il est interrompu dans sa direction le long des terrasses à pic qui portaient le temple de Salomon, et portent aujourd’hui la mosquée d’Omar ; et une pente rapide et large descend tout à coup à gauche, vers le pont qui traverse le Cédron et conduit à Gethsemani et au jardin des Olives. Nous passâmes ce pont, et nous redescendîmes de cheval en face d’un charmant édifice d’architecture composite, mais d’un caractère sévère et antique, qui est comme enseveli au plus profond de la vallée de Gethsemani et en occupe toute la largeur. C’est le tombeau supposé de la Vierge, mère du Christ : il appartient aux Arméniens, dont les couvents étaient les plus ravagés par la peste. Nous n’entrâmes donc pas dans le sanctuaire même du tombeau ; je me contentai de me mettre à genoux sur la marche de marbre de la cour qui précède ce joli temple, et d’invoquer celle dont toute mère apprend, de bonne heure, à son enfant le culte pieux et tendre. En me levant, j’aperçus derrière moi un arpent d’étendue, touchant d’un côté à la rive élevée du torrent du Cédron, et de l’autre s’élevant doucement contre la base du mont des Olives. Un petit mur de pierres sans ciment entoure ce champ, et huit oliviers, espacés de trente à quarante pas les uns des autres, le couvrent presque tout entier de leur ombre. Ces oliviers sont au nombre des plus gros arbres de cette espèce que j’aie jamais rencontrés : la tradition fait remonter leurs années jusqu’à la date mémorable de l’agonie de l’Homme-Dieu qui les choisit pour cacher ses divines angoisses. Leur aspect confirmerait au besoin la tradition qui les vénère ; leurs immenses racines, comme les accroissements séculaires, ont soulevé la terre et les pierres qui les recouvraient, et, s’élevant de plusieurs pieds au-dessus du niveau du sol, présentent au pèlerin des siéges naturels, où il peut s’agenouiller ou s’asseoir pour recueillir les saintes pensées qui descendent de leurs cimes silencieuses. Un tronc noueux, cannelé, creusé par la vieillesse comme par des rides profondes, s’élève en large colonne sur ces groupes de racines, et, comme accablé et penché par le poids des jours, s’incline à droite ou à gauche, et laisse pendre ses vastes rameaux entrelacés, que la hache a cent fois retranchés pour les rajeunir. Ces rameaux vieux et lourds, qui s’inclinent sur le tronc, en portent d’autres plus jeunes qui s’élèvent un peu vers le ciel, et d’où s’échappent quelques tiges d’une ou deux années, couronnées de quelques touffes de feuilles, et noircies de quelques petites olives bleues qui tombent, comme des reliques célestes, sur les pieds du voyageur chrétien. Je m’écartai de la caravane, qui était restée autour du tombeau de la Vierge, et je m’assis un moment sur les racines du plus solitaire et du plus vieux de ces oliviers ; son ombre me cachait les murs de Jérusalem ; son large tronc me dérobait aux regards des bergers, qui paissaient des brebis noires sur le penchant du mont des Olives. Je n’avais sous les yeux que le ravin profond et déchiré du Cédron, et les cimes de quelques autres oliviers qui couvrent en cet endroit toute la largeur de la vallée de Josaphat. Nul bruit ne s’élevait du lit du torrent à sec, nulle feuille ne frémissait sur l’arbre. Je fermai un moment les yeux, je me reportai en pensée à cette nuit, veille de la rédemption du genre humain, où le Messager divin avait bu jusqu’à la lie le calice de l’agonie, avant de recevoir la mort de la main des hommes, pour salaire de son céleste message.

Je demandai ma part de ce salut qu’il était venu apporter au monde à un si haut prix ; je me représentai l’océan d’angoisses qui dut inonder le cœur du Fils de l’homme quand il contempla d’un seul regard toutes les misères, toutes les ténèbres, toutes les amertumes, toutes les vanités, toutes les iniquités du sort de l’homme ; quand il voulut soulever seul ce fardeau de crimes et de malheurs sous lequel l’humanité tout entière passe courbée et gémissante dans cette étroite vallée de larmes ; quand il comprit qu’on ne pouvait apporter même une vérité et une consolation nouvelle à l’homme qu’au prix de sa vie ; quand, reculant d’effroi devant l’ombre de la mort qu’il sentait déjà sur lui, il dit à son père : « Que ce calice passe loin de moi ! » Et moi, homme misérable, ignorant et faible, je pourrais donc m’écrier aussi, au pied de l’arbre de la faiblesse humaine : Seigneur, que tous ces calices d’amertume s’éloignent de moi, et soient reversés par vous dans ce calice déjà bu pour nous tous ! — Lui, avait la force de le boire jusqu’à la lie ; — il vous connaissait, il vous avait vu ; il savait pourquoi il allait le boire ; il savait quelle vie immortelle l’attendait au fond de son tombeau de trois jours ; — mais moi, Seigneur, que sais-je, si ce n’est la souffrance qui brise mon cœur, et l’espérance qu’il m’a apprise ?

Je me relevai, et j’admirai combien ce lieu avait été divinement prédestiné et choisi pour la scène la plus douloureuse de la passion de l’Homme-Dieu. C’était une vallée étroite, encaissée, profonde ; fermée au nord par des hauteurs sombres et nues qui portaient les tombeaux des rois ; ombragée à l’ouest par l’ombre des murs sombres et gigantesques d’une ville d’iniquités ; couverte à l’orient par la cime de la montagne des Oliviers, et traversée par un torrent qui roulait ses ondes amères et jaunâtres sur les rochers brisés de la vallée de Josaphat. À quelques pas de là, un rocher noir et nu se détache, comme un promontoire, du pied de la montagne, et, suspendu sur le Cédron et sur la vallée, porte quelques vieux tombeaux des rois et des patriarches, taillés en architecture gigantesque et bizarre, et s’élance, comme le pont de la mort, sur la vallée des lamentations.

À cette époque, sans doute, les flancs, aujourd’hui demi-nus, de la montagne des Oliviers étaient arrosés par l’eau des piscines et par les flots encore coulants du Cédron. Des jardins de grenadiers, d’orangers et d’oliviers, couvraient d’une ombre plus épaisse l’étroite vallée de Gethsemani, qui se creuse, comme un nid de douleur, dans le fond le plus rétréci et le plus ténébreux de celle de Josaphat. L’homme d’opprobre, l’homme de douleur pouvait s’y cacher comme un criminel, entre les racines de quelques arbres, entre les roches du torrent, sous les triples ombres de la ville, de la montagne et de la nuit ; il pouvait entendre de là les pas secrets de sa mère et de ses disciples, qui passaient sur le chemin en cherchant leur fils et leur maître ; les bruits confus, les acclamations stupides de la ville, qui s’élevaient au-dessus de sa tête, pour se réjouir d’avoir vaincu la vérité et chassé la justice ; et le gémissement du Cédron, qui roulait ses ondes sous ses pieds, et qui bientôt allait voir sa ville renversée et ses sources brisées par la ruine d’une nation coupable et aveugle. Le Christ pouvait-il mieux choisir le lieu de ses larmes ? pouvait-il arroser de la sueur de sang une terre plus labourée de misères, plus abreuvée de tristesses, plus imbibée de lamentations ?

Je remontai à cheval, et, tournant à chaque instant la tête pour apercevoir quelque chose de plus de la vallée et de la ville, je gravis en un quart d’heure la montagne des Oliviers : chaque pas que faisait mon cheval sur le sentier qui y monte me découvrait un quartier, un édifice de plus de Jérusalem. J’arrivai au sommet couronné d’une mosquée en ruines qui couvre la place où le Christ s’éleva au ciel après sa résurrection ; je déclinai un peu vers la droite de cette mosquée pour arriver auprès de deux colonnes brisées, couchées à terre aux pieds de quelques oliviers, sur un plateau qui regarde à la fois Jérusalem, Sion, les vallées de Saint-Saba qui mènent à la mer Morte ; la mer Morte elle-même, brillant de là entre les cimes des montagnes et l’horizon immense et sillonné de cimes diverses qui se termine aux montagnes d’Arabie : là, je m’assis. — Voici la scène devant moi :

La montagne des Oliviers, au sommet de laquelle je suis assis, descend, en pente brusque et rapide, jusque dans le profond abîme qui la sépare de Jérusalem et qui s’appelle la vallée de Josaphat. Du fond de cette sombre et étroite vallée dont les flancs nus sont tachetés de pierres noires et blanches, pierres funèbres de la mort, dont ils sont presque partout pavés, s’élève une immense et large colline dont l’inclinaison rapide ressemble à celle d’un haut rempart éboulé ; nul arbre n’y peut planter ses racines, nulle mousse même n’y peut accrocher ses filaments ; la pente est si roide, que la terre et les pierres y croulent sans cesse, et elle ne présente à l’œil qu’une surface de poussière aride et desséchée, semblable à des monceaux de cendres jetées du haut de la ville. Vers le milieu de cette colline ou de ce rempart naturel, de hautes et fortes murailles de pierres larges et non taillées sur leur face extérieure prennent naissance, cachant leurs fondations romaines et hébraïques sous cette cendre même qui recouvre leurs pieds, et s’élèvent ici de cinquante, de cent, et, plus loin, de deux à trois cents pieds au-dessus de cette base de terre. — Les murailles sont coupées de trois portes de ville, dont deux sont murées, et dont la seule ouverture devant nous semble aussi vide et aussi déserte que si elle ne donnait entrée que dans une ville inhabitée. Les murs s’élèvent encore au-dessus de ces portes, et soutiennent une large et vaste terrasse qui s’étend sur les deux tiers de la longueur de Jérusalem, du côté qui regarde l’orient. Cette terrasse peut avoir à vue d’œil mille pieds de long sur cinq à six cents pieds de large ; elle est d’un niveau à peu près parfait, sauf à son centre où elle se creuse insensiblement, comme pour rappeler à l’œil la vallée peu profonde qui séparait jadis la colline de Sion de la ville de Jérusalem. Cette magnifique plate-forme, préparée sans doute par la nature, mais évidemment achevée par la main des hommes, était le piédestal sublime sur lequel s’élevait le temple de Salomon ; elle porte aujourd’hui deux mosquées turques : l’une, El-Sakara, au centre de la plate-forme, sur l’emplacement même où devait s’étendre le temple ; l’autre, à l’extrémité sud-est de la terrasse, touchant aux murs de la ville. La mosquée d’Omar, ou El-Sakara, édifice admirable d’architecture arabe, est un bloc de pierre et de marbre d’immenses dimensions, à huit pans, chaque pan orné de sept arcades terminées en ogive ; au-dessus de ce premier ordre d’architecture, un toit en terrasse, d’où part tout un autre ordre d’arcades plus rétrécies, terminées par un dôme gracieux couvert en cuivre, autrefois doré. — Les murs de la mosquée sont revêtus d’émail bleu ; à droite et à gauche s’étendent de larges parois terminées par de légères colonnades moresques, correspondant aux huit portes de la mosquée. Au delà de ces arches détachées de tout autre édifice, les plates-formes continuent et se terminent, l’une à la partie nord de la ville, l’autre aux murs du côté du midi. De hauts cyprès disséminés comme au hasard, quelques oliviers, et des arbustes verts et gracieux, croissant çà et là entre les mosquées, relèvent leur élégante architecture et la couleur éclatante de leurs murailles, par la forme pyramidale et la sombre verdure qui se découpent sur la façade des temples et des dômes de la ville. Au delà des deux mosquées et de l’emplacement du temple, Jérusalem tout entière s’étend et jaillit, pour ainsi dire, devant nous, sans que l’œil puisse en perdre un toit ou une pierre, et comme le plan d’une ville en relief que l’artiste étalerait sur une table. Cette ville, non pas comme on nous l’a représentée, amas informe et confus de ruines et de cendres sur lequel sont jetées quelques chaumières d’Arabes, ou plantées quelques tentes de Bédouins ; non pas comme Athènes, chaos de poussière et de murs écroulés, où le voyageur cherche en vain l’ombre des édifices, la trace des rues, la vision d’une ville : mais ville brillante de lumière et de couleur, — présentant noblement aux regards ses murs intacts et crénelés, sa mosquée bleue avec ses colonnades blanches, ses milliers de dômes resplendissants, sur lesquels la lumière d’un soleil d’automne tombe et rejaillit en vapeur éblouissante ; les façades de ses maisons teintes, par le temps et par les étés, de la couleur jaune et dorée des édifices de Pæstum ou de Rome ; ses vieilles tours, gardiennes de ses murailles, auxquelles il ne manque ni une pierre, ni une meurtrière, ni un créneau ; et enfin, au milieu de cet océan de maisons et de cette nuée de petits dômes qui les recouvrent, un dôme noir et surbaissé, plus large que les autres, dominé par un autre dôme blanc : c’est le saint sépulcre et le calvaire ; ils sont confondus et comme noyés, de là, dans l’immense dédale de dômes, d’édifices et de rues qui les environnent ; et il est difficile de se rendre compte ainsi de l’emplacement du Calvaire et de celui du sépulcre, qui, selon les idées que nous donne l’Évangile, devraient se trouver sur une colline écartée hors des murs, et non dans le centre de Jérusalem. La ville, rétrécie du côté de Sion, se sera sans doute agrandie du côté du nord pour embrasser, dans son enceinte, les deux sites qui font sa honte et sa gloire, le site du supplice du Juste, et celui de la résurrection de l’Homme-Dieu.

Voilà la ville du haut de la montagne des Oliviers ! Elle n’a pas d’horizon derrière elle, ni du côté de l’occident ni du côté du nord. La ligne de ses murs et de ses tours, les aiguilles de ses nombreux minarets, les cintres de ses dômes éclatants, se découpent à nu et crûment sur le bleu d’un ciel d’Orient ; et la ville, ainsi portée et présentée sur son plateau large et élevé, semble briller encore de toute l’antique splendeur de ses prophéties, ou n’attendre qu’une parole pour sortir tout éblouissante de ses dix-sept ruines successives, et devenir cette Jérusalem nouvelle qui sort du sein du désert, brillante de clarté !

C’est la vision la plus éclatante que l’œil puisse avoir d’une ville qui n’est plus ; car elle semble être encore, et rayonner comme une ville pleine de jeunesse et de vie ; et cependant, si l’on y regarde avec plus d’attention, on sent que ce n’est plus en effet qu’une belle vision de la ville de David et de Salomon. Aucun bruit ne s’élève de ses places et de ses rues ; il n’y a plus de routes qui mènent à ses portes de l’orient ou de l’occident, du midi ou du septentrion ; il n’y a que quelques sentiers serpentant au hasard entre les rochers, où l’on ne rencontre que quelques Arabes demi-nus, montés sur leurs ânes, et quelques chameliers de Damas, ou quelques femmes de Bethléem ou de Jéricho, portant sur leurs têtes un panier de raisins d’Engaddi, ou une corbeille de colombes qu’elles vont vendre le matin, sous les térébinthes, hors des portes de la ville.

Nous fûmes assis tout le jour en face des portes principales de Jérusalem ; nous fîmes le tour des murs, en passant devant toutes les autres portes de la ville. Personne n’entrait, personne ne sortait ; le mendiant même n’était pas assis contre les bornes, la sentinelle ne se montrait pas sur le seuil ; nous ne vîmes rien, nous n’entendîmes rien ; le même vide, le même silence à l’entrée d’une ville de trente mille âmes, pendant les douze heures du jour, que si nous eussions passé devant les portes mortes de Pompéi ou d’Herculanum ! Nous ne vîmes que quatre convois funèbres sortir en silence de la porte de Damas, et s’acheminer le long des murs vers les cimetières turcs ; et de la porte de Sion, lorsque nous y passâmes, qu’un pauvre chrétien mort de la peste le matin, et que quatre fossoyeurs emportaient au cimetière des Grecs. Ils passèrent près de nous, étendirent le corps du pestiféré sur la terre, enveloppé de ses habits, et se mirent à creuser en silence son dernier lit, sous les pieds de nos chevaux. La terre autour de la ville était fraîchement remuée par de semblables sépultures que la peste multipliait chaque jour, et le seul bruit sensible, hors des murailles de Jérusalem, était la complainte monotone des femmes turques qui pleuraient leurs morts. Je ne sais si la peste était la seule cause de la nudité des chemins et du silence profond autour de Jérusalem et dedans. Je ne le crois pas, car les Turcs et les Arabes ne se détournent pas des fléaux de Dieu, convaincus qu’ils peuvent les atteindre partout, et qu’aucune route ne leur échappe. — Sublime raison de leur part, mais qui les mène à de funestes conséquences !

À gauche de la plate-forme, du temple et des murs de Jérusalem, la colline qui porte la ville s’affaisse tout à coup, s’élargit, se développe à l’œil en pentes douces, soutenues çà et là par quelques terrasses de pierres roulantes. Cette colline porte à son sommet, à quelques cents pas de Jérusalem, une mosquée et un groupe d’édifices turcs assez semblables à un hameau d’Europe, couronné de son église et de son clocher. C’est Sion ! C’est le palais ! — c’est le tombeau de David ! C’est le lieu de ses inspirations et de ses délices, de sa vie et de son repos ! lieu doublement sacré pour moi, dont ce chantre divin a si souvent touché le cœur et ravi la pensée. C’est le premier des poëtes du sentiment ! c’est le roi des lyriques ! Jamais la fibre humaine n’a résonné d’accords si intimes, si pénétrants et si graves ; jamais la pensée du poëte ne s’est adressée si haut et n’a crié si juste ; jamais l’âme de l’homme ne s’est répandue devant l’homme et devant Dieu en expressions et en sentiments si tendres, si sympathiques et si déchirants. Tous les gémissements les plus secrets du cœur humain ont trouvé leurs voix et leurs notes sur les lèvres et sur la harpe de cet homme ; et si l’on remonte à l’époque reculée où de tels chants retentissaient sur la terre ; si l’on pense qu’alors la poésie lyrique des nations les plus cultivées ne chantait que le vin, l’amour, le sang, et les victoires des muses et des coursiers dans les jeux de l’Élide, on est saisi d’un profond étonnement aux accents mystiques du roi-prophète, qui parle au Dieu créateur comme un ami à son ami, qui comprend et loue ses merveilles, qui admire ses justices, qui implore ses miséricordes, et semble un écho anticipé de la poésie évangélique, répétant les douces paroles du Christ avant de les avoir entendues. Prophète ou non, selon qu’il sera considéré par le philosophe ou le chrétien, aucun d’eux ne pourra refuser au poëte-roi une inspiration qui ne fut donnée à aucun autre homme. Lisez de l’Horace ou du Pindare après un psaume ! Pour moi, je ne le peux plus.

J’aurais, moi, humble poëte d’un temps de décadence et de silence, j’aurais, si j’avais vécu à Jérusalem, choisi le lieu de mon séjour et la pierre de mon repos précisément où David choisit le sien à Sion. C’est la plus belle vue de la Judée, et de la Palestine, et de la Galilée. Jérusalem est à gauche avec le temple et ses édifices, sur lesquels le regard du roi ou du poëte pouvait plonger sans en être vu. Devant lui, les jardins fertiles, descendant en pentes mourantes, le pouvaient conduire jusqu’au fond du lit du torrent dont il aimait l’écume et la voix. — Plus bas, la vallée s’ouvre et s’étend ; les figuiers, les grenadiers, les oliviers l’ombragent : c’est sur quelques-uns de ces rochers suspendus sur l’eau courante ; c’est dans quelques-unes de ces grottes sonores, rafraîchies par l’haleine et par le murmure des eaux ; c’est au pied de quelques-uns de ces térébinthes aïeux du térébinthe qui me couvre, que le poëte sacré venait sans doute attendre le souffle qui l’inspirait si mélodieusement. Que ne puis-je l’y retrouver, pour chanter les tristesses de mon cœur et celles du cœur de tous les hommes dans cet âge inquiet, comme il chantait ses espérances dans un âge de jeunesse et de foi ! Mais il n’y a plus de chant dans le cœur de l’homme, les lyres restent muettes, et l’homme passe en silence entre deux abîmes de doute, sans avoir ni aimé, ni prié, ni chanté ! — Mais je remonte au palais de David. Il plonge ses regards sur la ravine alors verdoyante et arrosée de Josaphat ; une large ouverture dans les collines de l’est conduit de pente en pente, de cime en cime, d’ondulation en ondulation, jusqu’au bassin de la mer Morte, qui réfléchit là-bas les rayons du soir dans ses eaux pesantes et épaisses, comme une épaisse glace de Venise qui donne une teinte mate et plombée à la lumière qui l’effleure. Ce n’est point ce que la pensée se figure, un lac pétrifié dans un horizon triste et sans couleur. C’est d’ici un des plus beaux lacs de Suisse ou d’Italie, laissant dormir ses eaux tranquilles entre l’ombre des hautes montagnes d’Arabie qui s’étendent, comme des Alpes, à perte de vue derrière ses flots, et entre les cimes élancées, pyramidales, coniques, légères, dentelées et étincelantes des dernières montagnes de la Judée. Voilà la vue de Sion ! — Passons.

Il y a une autre scène de paysage de Jérusalem que je voudrais me graver à moi-même dans la mémoire ; mais je n’ai ni pinceau ni couleur. C’est la vallée de Josaphat ! vallée célèbre dans les traditions de trois religions, où les Juifs, les chrétiens et les mahométans s’accordent à placer la scène terrible du jugement suprême ! — vallée qui a vu déjà sur ses bords la plus grande scène du drame évangélique : les larmes, les gémissements et la mort du Christ ! vallée où tous les prophètes ont passé tour à tour, en jetant un cri de tristesse et d’horreur qui semble y retentir encore ! vallée qui doit entendre une fois le grand bruit du torrent des âmes roulant devant Dieu, et se présentant d’elles-mêmes à leur fatal jugement !




Même date.



Nous rentrons, sans avoir violé aucune condition du pacte conclu avec les religieux au couvent de Saint-Jean dans le désert. Nous sommes reçus avec une confiance et une charité qui nous attendrissent ; car si nous n’étions pas des hommes d’honneur, si un de nos Arabes seulement avait échappé à notre surveillance et communiqué avec ceux qui portaient les pestiférés tout au milieu de nous, ce serait la mort que nous rapporterions peut-être à tout le couvent.




29 octobre 1832.


Parti à cinq heures du matin du désert de Saint-Jean, avec tous nos chevaux, escortes, Arabes d’Abougosh et quatre cavaliers envoyés par le gouverneur de Jérusalem. Nous établissons notre camp à deux portées de fusil des murs, à côté du cimetière turc, tout couvert de petites tentes où les femmes viennent pleurer. Ces tentes sont pleines de femmes, d’enfants et d’esclaves, portant des corbeilles de fleurs qu’elles plantent pour la journée autour du tombeau.

Nos cavaliers de Naplouse entrent seuls dans la ville, et vont avertir le gouverneur de notre arrivée. Pendant qu’ils portent notre message, nous ôtons nos souliers, nos bottes et nos sous-pieds de drap, qui sont susceptibles de prendre la peste, et nous chaussons des babouches de maroquin, nous nous frottons d’huile et d’ail, préservatif que j’ai imaginé d’après le fait connu à Constantinople, que les marchands et les porteurs d’huile sont moins sujets à la contagion. Au bout d’une demi-heure, nous voyons sortir de la porte de Bethléem le kiaya du gouverneur, l’interprète du couvent des moines latins, cinq ou six cavaliers revêtus de costumes éclatants et portant des cannes à pommeaux d’or et d’argent, enfin nos propres cavaliers de Naplouse et quelques jeunes pages aussi à cheval. Nous allons à leur rencontre, ils forment la haie autour de nous, et nous entrons par la porte de Bethléem. Trois pestiférés, morts de la nuit, en sortaient au même moment, et nous disputent un instant le passage avec leurs porteurs, sous la voûte sombre de l’entrée de la ville. Immédiatement après avoir franchi cette voûte, nous nous trouvons dans un carrefour composé de petites et misérables maisons, et de quelques jardins incultes, dont les murs d’enceinte sont éboulés. Nous suivons un moment le chemin le plus large de ce carrefour : il nous mène à une ou deux petites rues aussi obscures, aussi étroites, aussi sales ; nous ne voyons, dans ces rues, que des convois de morts qui passent d’un pas précipité en se rangeant contre les murailles, à la voix et sous le bâton levé des janissaires du gouverneur. Ça et là, quelques marchands de pain et de fruits, couverts de haillons, assis sur le seuil de petites échoppes, avec leurs paniers sur leurs genoux, et criant leurs marchandises à la manière de nos halles de grandes villes. De temps en temps une femme voilée paraît à la fenêtre grillée en bois de ces maisons ; un enfant ouvre une porte basse et sombre, et vient acheter, pour la famille, la provision du jour. Ces rues sont partout obstruées de décombres, d’immondices amoncelées, et surtout de tas de chiffons de drap ou d’étoffe de coton teinte en bleu, que le vent balaye comme les feuilles mortes, et dont nous ne pouvons éviter le contact. C’est par ces immondices et ces lambeaux d’étoffes, dont le pavé des villes d’Orient est couvert, que la peste se communique le plus.

Jusqu’ici nous ne voyons, dans les rues de Jérusalem, rien qui annonce la demeure d’une nation ; aucun signe de richesse, de mouvement et de vie ; l’aspect extérieur nous avait trompés comme nous l’avions été si souvent déjà dans d’autres villes de la Grèce ou de la Syrie. La plus misérable bourgade des Alpes ou des Pyrénées, les ruelles les plus négligées de nos faubourgs abandonnés aux dernières classes de nos populations d’ouvriers, ont plus de propreté, de luxe et d’élégance que ces rues désertes de la reine des villes. Nous ne rencontrons que quelques cavaliers bédouins, montés sur des juments arabes, dont le pied glisse, ou s’enfonce dans les trous dont le pavé est labouré. Ces hommes n’ont pas l’air noble et chevaleresque des scheiks arabes de la Syrie et du Liban. Ils ont la physionomie féroce, l’œil du vautour et le costume du brigand.

Après avoir circulé quelque temps dans ces rues toutes semblables, arrêtés de temps en temps par l’interprète du couvent latin, qui, en nous montrant une maison turque en décombres, une vieille porte en bois vermoulu, les débris d’une fenêtre moresque, nous disait : « voilà la maison de Véronique, la porte du Juif-Errant, la fenêtre du Prétoire ; » paroles qui ne faisaient qu’une pénible impression sur nous, démenties qu’elles étaient par l’aspect évidemment moderne et par l’invraisemblance parlante de ces démonstrations arbitraires ; pieuses fraudes dont personne n’est coupable, parce qu’elles datent de je ne sais qui, et qu’on les répète peut-être depuis des siècles aux pèlerins, dont la crédulité ignorante les a elle-même inventées. — On nous montre enfin le toit du couvent latin, mais nous ne pouvons y entrer. Les religieux sont en quarantaine, le monastère est fermé en temps de peste. Une petite maison qui en dépend reste seulement ouverte aux étrangers, sous la direction du religieux, curé de Jérusalem ; elle n’a qu’une ou deux chambres ; elles sont occupées, nous n’y allons pas. On nous introduit dans une petite cour carrée, enceinte de toutes parts par de hautes arcades qui portent des terrasses ; c’est la cour d’un couvent. Les religieux viennent sur les terrasses, et s’entretiennent quelques moments avec nous en espagnol et en italien. Aucun d’eux ne parle français ; ceux que nous voyons sont presque tous des vieillards à la physionomie douce, vénérable et heureuse. Ils nous accueillent avec gaieté et cordialité, et paraissent regretter beaucoup que la calamité régnante leur interdise toute communication avec des hôtes exposés comme nous à prendre et à donner la peste. Nous leur apprenons des nouvelles d’Europe ; ils nous offrent les secours que leur pays comporte. Un boucher tue des moutons pour nous dans la cour. On nous descend des pains frais par une corde, du haut des terrasses. Nous recevons d’eux, par la même voie, une provision de croix, de chapelets, et d’autres pieuses curiosités, dont ils ont toujours des magasins abondamment fournis ; nous leur remettons en échange quelques aumônes, et des lettres dont leurs amis de Chypre et de Syrie nous ont chargés pour eux. Chaque objet qui passe de nous à eux est soumis d’abord à une rigoureuse fumigation, puis plongé dans un vase d’eau froide, et hissé enfin au sommet de la terrasse, dans un bassin de cuivre suspendu à une corde. Ces pauvres religieux paraissent plus terrifiés que nous du danger qui les environne. Ils ont si souvent éprouvé qu’une légère imprudence dans l’observation des règles sanitaires enlevait en peu de moments un couvent tout entier, qu’ils les observent avec une rigoureuse fidélité. Ils ne peuvent comprendre comment nous nous sommes jetés volontairement et de gaieté de cœur dans cet océan de contagion, dont une seule goutte fait pâlir. Le curé de Jérusalem, au contraire, forcé par état de courir les chances de ses paroissiens, veut nous persuader qu’il n’y a point de peste.

Après une demi-heure de conversation avec ces religieux, la cloche les appelle à la messe. Nous leur faisons nos remercîments ; ils nous adressent leurs vœux de bon voyage ; nous envoyons à notre camp les provisions et les vivres dont nous nous sommes pourvus, et nous sortons de la cour du couvent.

Après avoir descendu quelques autres rues semblables à celles que je viens de décrire, nous nous trouvâmes sur une petite place, ouverte au nord sur un coin du ciel et de la colline des Oliviers ; à notre gauche, quelques marches à descendre nous conduisirent sur un parvis découvert. La façade de l’église du Saint-Sépulcre donnait sur ce parvis. L’église du Saint-Sépulcre a été tant et si bien décrite, que je ne la décrirai pas de nouveau. C’est, à l’extérieur surtout, un vaste et beau monument de l’époque byzantine ; l’architecture en est grave, solennelle, grandiose et riche, pour le temps où elle fut construite ; c’est un digne pavillon jeté par la piété des hommes sur le tombeau du Fils de l’homme. À comparer cette église avec ce que le même temps a produit, on la trouve supérieure à tout. Sainte-Sophie, bien plus colossale, est bien plus barbare dans sa forme : ce n’est au dehors qu’une montagne de pierres flanquée de collines de pierres ; le Saint-Sépulcre, au contraire, est une coupole aérienne et ciselée, où la taille savante et gracieuse des portes, des fenêtres, des chapiteaux et des corniches, ajoute à la masse l’inestimable prix d’un travail habile ; où la pierre est devenue dentelle pour être digne d’entrer dans ce monument élevé à la plus grande pensée humaine ; où la pensée même qui l’a élevé est écrite dans les détails comme dans l’ensemble de l’édifice. Il est vrai que l’église du Saint-Sépulcre n’est pas telle aujourd’hui que sainte Hélène, mère de Constantin, la construisit ; les rois de Jérusalem la retouchèrent, et l’embellirent des ornements de cette architecture semi-occidentale, semi-moresque, dont ils avaient trouvé le goût et les modèles en Orient. Mais telle qu’elle est maintenant à l’extérieur, avec sa masse byzantine et ses décorations grecques, gothiques et arabesques, avec les déchirures même, stigmates du temps et des barbares, qui restent imprimées sur sa façade, elle ne fait point contraste avec la pensée qu’on y apporte, avec la pensée qu’elle exprime ; on n’éprouve pas, à son aspect, cette pénible impression d’une grande idée mal rendue, d’un grand souvenir profané par la main des hommes : au contraire, on se dit involontairement : Voilà ce que j’attendais. L’homme a fait ce qu’il a pu de mieux. Le monument n’est pas digne du tombeau, mais il est digne de cette race humaine qui a voulu honorer ce grand sépulcre ; et l’on entre dans le vestibule voûté et sombre de la nef, sous le coup de cette première et grave impression.

À gauche, en entrant sous ce vestibule qui ouvre sur le parvis même de la nef, dans l’enfoncement d’une large et profonde niche qui portait jadis des statues, les Turcs ont établi leur divan ; ils sont les gardiens du Saint-Sépulcre, qu’eux seuls ont le droit de fermer ou d’ouvrir. Quand je passai, cinq ou six figures vénérables de Turcs, à longues barbes blanches, étaient accroupies sur ce divan, recouvert de riches tapis d’Alep ; des tasses à café et des pipes étaient autour d’eux sur ces tapis ; ils nous saluèrent avec dignité et grâce, et donnèrent ordre à un des surveillants de nous accompagner dans toutes les parties de l’église. Je ne vis rien sur leurs visages, dans leurs propos ou dans leurs gestes, de cette irrévérence dont on les accuse. Ils n’entrent pas dans l’église, ils sont à la porte ; ils parlent aux chrétiens avec la gravité et le respect que le lieu et l’objet de la visite comportent. Possesseurs, par la guerre, du monument sacré des chrétiens, ils ne le détruisent pas, ils n’en jettent pas la cendre au vent ; ils le conservent, ils y maintiennent un ordre, une police, une révérence silencieuse que les communions chrétiennes, qui se le disputent, sont bien loin d’y garder elles-mêmes. Ils veillent à ce que la relique commune de tout ce qui porte le nom de chrétien soit préservée pour tous, afin que chaque communion jouisse, à son tour, du culte qu’elle veut rendre au saint tombeau. Sans les Turcs, ce tombeau que se disputent les grecs et les catholiques, et les innombrables ramifications de l’idée chrétienne, aurait déjà été cent fois un objet de lutte entre ces communions haineuses et rivales, aurait tour à tour passé exclusivement de l’une à l’autre, et aurait été interdit, sans doute, aux ennemis de la communion triomphante. Je ne vois pas là de quoi accuser et injurier les Turcs. Cette prétendue intolérance brutale, dont les ignorants les accusent, ne se manifeste que par de la tolérance et du respect pour ce que d’autres hommes vénèrent et adorent. Partout où le musulman voit l’idée de Dieu dans la pensée de ses frères, il s’incline et il respecte. Il pense que l’idée sanctifie la forme. C’est le seul peuple tolérant. Que les chrétiens s’interrogent, et se demandent de bonne foi ce qu’ils auraient fait si les destinées de la guerre leur avaient livré la Mecque et la Kaaba. Les Turcs viendraient-ils de toutes les parties de l’Europe et de l’Asie y vénérer en paix les monuments conservés de l’islamisme.

Au bout de ce vestibule, nous nous trouvâmes sous la large coupole de l’église. Le centre de cette coupole, que les traditions locales donnent pour le centre de la terre, est occupé par un petit monument renfermé dans le grand, comme une pierre précieuse enchâssée dans une autre. Ce monument intérieur est un carré long, orné de quelques pilastres, d’une corniche et d’une coupole de marbre, le tout de mauvais goût et d’un dessin tourmenté et bizarre ; il a été reconstruit, en 1817, par un architecte européen, aux frais de l’Église grecque, qui le possède maintenant. Tout autour de ce pavillon intérieur du sépulcre, règne le vide de la grande coupole extérieure ; on y circule librement, et on trouve, de piliers en piliers, des chapelles vastes et profondes qui sont affectées chacune à un des mystères de la passion du Christ ; elles renferment toutes quelques témoignages réels ou supposés des scènes de la rédemption ; la partie de l’église du Saint-Sépulcre qui n’est pas sous la coupole est exclusivement réservée aux Grecs schismatiques ; une séparation en bois peint, et couverte de tableaux de l’école grecque, divise cette nef de l’autre. Malgré la bizarre profusion de mauvaises peintures et d’ornements de tous genres dont les murs et l’autel sont surchargés, son ensemble est d’un effet grave et religieux ; on sent que la prière, sous toutes les formes, a envahi ce sanctuaire, et accumulé tout ce que des générations superstitieuses, mais ferventes, ont cru avoir de précieux devant Dieu ; un escalier taillé dans le roc conduit de là au sommet du Calvaire, où les trois croix furent plantées : le Calvaire, le tombeau, et plusieurs autres sites du drame de la rédemption, se trouvent ainsi accumulés sous le toit d’un seul édifice d’une médiocre étendue ; cela semble peu conforme aux récits des évangiles, et l’on est loin de s’attendre à trouver le tombeau de Joseph d’Arimathie taillé dans le roc hors des murs de Sion, à cinquante pas du Calvaire, lieu des exécutions, renfermé dans l’enceinte des murailles modernes ; mais les traditions sont telles, et elles ont prévalu. L’esprit ne conteste pas sur une pareille scène, pour quelques pas de différence entre les vraisemblances historiques et les traditions : que ce fût ici ou là, toujours est-il que ce ne fut pas loin des sites qu’on nous désigne.

Après un moment de méditation profonde et silencieuse donné, dans chacun de ces lieux sacrés, au souvenir qu’il retraçait, nous redescendîmes dans l’enceinte de l’église, et nous pénétrâmes dans le monument intérieur qui sert de rideau de pierre ou d’enveloppe au tombeau même : il est divisé en deux petits sanctuaires ; dans le premier se trouve la pierre où les anges étaient assis quand ils répondirent aux saintes femmes : Il n’est plus là, il est ressuscité ; le second et dernier sanctuaire renferme le sépulcre, recouvert encore d’une espèce de sarcophage de marbre blanc qui entoure et cache entièrement à l’œil la substance même du rocher primitif dans lequel le sépulcre était creusé. Des lampes d’or et d’argent, alimentées éternellement, éclairent cette chapelle, et des parfums y brûlent nuit et jour ; l’air qu’on y respire est tiède et embaumé. Nous y entrâmes un à un séparément, sans permettre à aucun des desservants du temple d’y pénétrer avec nous, et séparés par un rideau de soie cramoisie du premier sanctuaire. Nous ne voulions pas qu’aucun regard troublât la solennité du lieu, ni l’intimité des impressions qu’il pourrait inspirer à chacun selon sa pensée et selon la mesure et la nature de sa foi dans le grand événement que ce tombeau rappelle ; chacun de nous y resta environ un quart d’heure, et nul n’en sortit les yeux secs.

Quelle que soit la forme que les méditations intérieures, la lecture de l’histoire, les années, les vicissitudes du cœur et de l’esprit de l’homme, aient donnée au sentiment religieux dans son âme, soit qu’il ait gardé la lettre du christianisme, les dogmes de sa mère, soit qu’il n’ait qu’un christianisme philosophique et selon l’esprit, soit que le Christ pour lui soit un Dieu crucifié, soit qu’il ne voie en lui que le plus saint des hommes divinisé par la vertu, inspiré par la vérité suprême, et mourant pour rendre témoignage à son Père ; que Jésus soit à ses yeux le Fils de Dieu ou le Fils de l’homme, la Divinité faite homme ou l’humanité divinisée, toujours est-il que le christianisme est la religion de ses souvenirs, de son cœur et de son imagination ; qu’il ne s’est pas tellement évaporé au vent du siècle et de la vie, que l’âme où on le versa n’en conserve la première odeur, et que l’aspect des lieux et des monuments visibles de son premier culte ne rajeunisse en lui ses impressions, et ne l’ébranle d’un solennel frémissement. Pour le chrétien ou pour le philosophe, pour le moraliste ou pour l’historien, ce tombeau est la borne qui sépare deux mondes, le monde ancien et le monde nouveau ; c’est le point de départ d’une idée qui a renouvelé l’univers, d’une civilisation qui a tout transformé, d’une parole qui a retenti sur tout le globe : ce tombeau est le sépulcre du vieux monde et le berceau du monde nouveau ; aucune pierre ici-bas n’a été le fondement d’un si vaste édifice ; aucune tombe n’a été si féconde ; aucune doctrine ensevelie trois jours ou trois siècles n’a brisé d’une manière aussi victorieuse le rocher que l’homme avait scellé sur elle, et n’a donné un démenti à la mort par une si éclatante et si perpétuelle résurrection !

J’entrai à mon tour et le dernier dans le saint sépulcre, l’esprit assiégé de ces idées immenses, le cœur ému d’impressions plus intimes, qui restent mystère entre l’homme et son âme, entre l’insecte pensant et le Créateur : ces impressions ne s’écrivent point ; elles s’exhalent avec la fumée des lampes pieuses, avec les parfums des encensoirs, avec le murmure vague et confus des soupirs ; elles tombent avec les larmes qui viennent aux yeux au souvenir des premiers noms que nous avons balbutiés dans notre enfance, du père et de la mère qui nous les ont enseignés, des frères, des sœurs, des amis avec lesquels nous les avons murmurés ; toutes les impressions pieuses qui ont remué notre âme à toutes les époques de la vie, toutes les prières qui sont sorties de notre cœur et de nos lèvres au nom de celui qui nous apprit à prier son Père et le nôtre ; toutes les joies, toutes les tristesses de la pensée dont ces prières furent le langage, se réveillent au fond de l’âme, et produisent, par leur retentissement, par leur confusion, cet éblouissement de l’intelligence, cet attendrissement du cœur, qui ne cherchent point de paroles, mais qui se résolvent dans des yeux mouillés, dans une poitrine oppressée, dans un front qui s’incline, et dans une bouche qui se colle silencieusement sur la pierre d’un sépulcre. Je restai longtemps ainsi, priant le ciel, le Père, là, dans le lieu même où la plus belle des prières monta pour la première fois vers le ciel ; priant pour mon père ici-bas, pour ma mère dans un autre monde, pour tous ceux qui sont ou qui ne sont plus, mais avec qui le lien invisible n’est jamais rompu : la communion de l’amour existe toujours ; le nom de tous les êtres que j’ai connus, aimés, dont j’ai été aimé, passa de mes lèvres sur la pierre du saint sépulcre. Je ne priai qu’après pour moi-même ; ma prière fut ardente et forte ; je demandai de la vérité et du courage devant le tombeau de celui qui jeta le plus de vérité dans ce monde, et mourut avec le plus de dévouement à cette vérité dont il était le verbe ; je me souviendrai à jamais des paroles que je murmurai dans cette heure de crise morale. Peut-être fus-je exaucé : une grande lumière de raison et de conviction se répandit dans mon intelligence, et sépara plus clairement le jour des ténèbres, les erreurs des vérités ; il y a des moments dans la vie où les pensées de l’homme, longtemps vagues et douteuses, et flottantes comme des flots sans lit, finissent par toucher un rivage, où elles se brisent et reviennent sur elles-mêmes avec des formes nouvelles. Ce fut là pour moi un de ces moments : Celui qui sonde les pensées et les cœurs le sait, et je le comprendrai peut-être moi-même un jour. Ce fut un mystère dans ma vie, qui se révélera plus tard.




Même date.


Au sortir de l’église du Saint-Sépulcre, nous suivîmes la voie Douloureuse, dont M. de Chateaubriand a donné un si poétique itinéraire. Rien de frappant, rien de constaté, rien de vraisemblable ; des masures de construction moderne, données partout, par les moines aux pèlerins, pour des vestiges incontestés des diverses stations du Christ. L’œil ne peut avoir même un doute, et toute confiance dans ces traditions locales est détruite d’avance par l’histoire des premières années du christianisme, où Jérusalem ne conserva pas pierre sur pierre ; où les chrétiens furent ensuite bannis de la ville pendant de nombreuses années. Jérusalem, à l’exception de ses piscines et des tombeaux des rois, ne conserve aucun monument d’aucune de ces grandes époques : quelques sites seulement sont reconnaissables, comme le site du temple, dessiné par ses terrasses, et portant aujourd’hui l’immense et belle mosquée d’Omar-el-Sakara ; le mont de Sion, occupé par le couvent des Arméniens et le tombeau de David ; mais ce n’est même que l’histoire à la main et avec l’œil du doute que la plupart de ces sites peuvent être assignés avec une certaine précision. Hormis les murs de terrasses sur la vallée de Josaphat, aucune pierre ne porte sa date dans sa forme et dans sa couleur ; tout est en poudre, ou tout est moderne. L’esprit erre incertain sur l’horizon de la ville, sans savoir où se poser ; mais la ville tout entière, dessinée par la colline circonscrite qui la porte, par les différentes vallées qui l’enceignent, et surtout par la profonde vallée du Cédron, est un monument auquel l’œil ne peut se tromper : c’est bien là que Sion était assise ; site bizarre et malheureux pour la capitale d’un grand peuple : c’est plutôt la forteresse naturelle d’un petit peuple chassé de la terre, et se réfugiant avec son Dieu et son temple sur un sol que nul n’a intérêt à lui disputer, sur des rochers qu’aucunes routes ne peuvent rendre accessibles, dans des vallées sans eau, dans un climat rude et stérile, n’ayant pour horizon que les montagnes calcinées par le feu intérieur des volcans, les montagnes d’Arabie et de Jéricho, et qu’une mer infecte, sans rivage et sans navigation, la mer Morte !

Voilà la Judée, voilà le site de ce peuple dont le destin est d’être proscrit à toutes les époques de son histoire, et à qui les nations ont disputé même cette capitale de ses proscriptions, jetée, comme un nid d’aigle, au sommet de ce groupe de montagnes : et cependant ce peuple portait avec lui la grande idée de l’unité de Dieu, et ce qu’il y avait de vérité dans cette idée élémentaire suffisait pour le séparer des autres peuples, et pour le rendre fier de ses proscriptions et confiant dans ses doctrines providentielles.




Même date.


Après avoir parcouru les différents quartiers de la ville, tous aussi nus, tous aussi misérables, tous aussi démantelés que ceux par lesquels nous étions entrés, nous descendîmes du côté de la fameuse mosquée qui tient la place du temple de Salomon. Le gouverneur de Jérusalem a son sérail dans un édifice attenant aux jardins et aux murs de la mosquée. Nous allions lui faire notre visite de remercîment. La cour du sérail était entourée de cachots grillés, où nous aperçûmes quelques figures de bandits de Jéricho et de Samarie, qui attendaient leur délivrance ou le sabre du pacha. Des cavaliers couchés aux pieds de leurs chevaux, des scheiks du désert et des Arabes de Naplouse, étaient groupés çà et là sur les escaliers ou sous les hangars, attendant l’heure du divan. Le gouverneur, apprenant notre arrivée, nous envoya son fils pour nous engager à monter. Ce jeune homme, d’environ trente ans, est le plus beau des Arabes, et peut-être des hommes que j’aie vus en ma vie. La force, la grâce, l’intelligence et la douceur sont fondues avec une telle harmonie dans ses traits, et brillent à la fois dans son œil bleu avec une si attrayante évidence, que nous restâmes tous frappés de son aspect. C’est un Samaritain. Le gouverneur de Jérusalem, son père, est le plus puissant des Arabes de Naplouse. Persécuté par Abdalla, pacha d’Acre, et souvent en guerre avec lui pendant la domination des Turcs, il avait été forcé de se réfugier, avec sa famille, dans les montagnes au delà de la mer Morte ; la victoire d’Ibrahim-Pacha sur Abdalla l’avait ramené dans sa patrie. Il y avait retrouvé ses richesses et son influence ; il avait chassé ses ennemis du pays, et le pacha d’Égypte, pour suppléer à l’insuffisance de ses troupes égyptiennes en Judée, lui avait confié le gouvernement de Samarie et de Jérusalem. Il n’avait d’autres troupes que quelques centaines de cavaliers de sa tribu, à l’aide desquels il maintenait l’ordre et la domination d’Ibrahim sur toutes les populations d’alentour. Nous entrâmes dans le divan, grande salle sans aucun ornement que quelques tapis sur des nattes, des pipes et des tasses de café sur le sol. Le gouverneur, entouré d’un grand nombre d’esclaves, d’Arabes armés, et de quelques secrétaires à genoux, écrivant sur leurs mains, était occupé à rendre la justice et à expédier ses ordres. Il se leva à notre approche, et vint au-devant de nous. Il fit enlever les tapis du divan, susceptibles de donner la peste, et y fit substituer des nattes d’Égypte, qui ne la communiquent pas. Nous nous assîmes. On nous présenta les pipes et le café. Mon drogman lui fit en mon nom les compliments d’usage, et je le remerciai moi-même de tous les soins qu’il avait bien voulu prendre pour que des étrangers comme nous pussent visiter sans péril les lieux consacrés par leur religion. Il me répondit avec un sourire obligeant qu’il ne faisait que son devoir ; que les amis d’Ibrahim étaient ses amis ; qu’il répondait d’un cheveu de leurs têtes ; qu’il était prêt, non-seulement à faire pour moi ce qu’il avait fait, mais encore à marcher lui-même, si je l’ordonnais, avec ses troupes, et à m’accompagner partout où ma curiosité ou ma religion m’inspirerait le désir d’aller, dans les limites de son gouvernement ; que tel était l’ordre du pacha. Puis il s’informa de nous, des nouvelles de la guerre, et de la part que les puissances de l’Europe prenaient à la fortune d’Ibrahim. Je lui répondis de manière à satisfaire ses pensées secrètes : que l’Europe admirait dans Ibrahim-Pacha un conquérant civilisateur ; que, sous ce rapport, elle prenait intérêt à ses victoires ; qu’il était temps que l’Orient participât aux bienfaits d’une meilleure administration ; que le pacha d’Égypte était le missionnaire armé de la civilisation européenne en Arabie ; que sa bravoure et la tactique qu’il nous empruntait lui donnaient la certitude de vaincre le grand vizir, qui s’avançait à sa rencontre en Caramanie ; que, selon toute apparence, il remporterait là une grande victoire, et marcherait sur Constantinople ; qu’il n’y entrerait pas, parce que les Européens ne le lui permettraient pas encore, mais qu’il ferait la paix avec leur médiation, et garderait l’Arabie et la Syrie en souveraineté permanente. C’était là ce qui touchait au cœur du vieux révolté de Naplouse : ses regards buvaient mes paroles, et son fils et ses amis penchaient leurs têtes au-dessus de la mienne pour ne pas perdre un mot de cette conversation, qui était pour eux l’augure d’une longue et paisible domination dans Samarie. Quand je vis le gouverneur si bien disposé, je lui témoignai le désir, non pas d’entrer dans la mosquée d’Omar, puisque je savais qu’une telle démarche eût été contraire aux mœurs du pays, mais d’en contempler l’extérieur. « Si vous l’exigez, me répondit-il, tout vous sera ouvert ; mais je m’exposerais à irriter profondément les musulmans de la ville : ils sont encore ignorants ; ils croient que la présence d’un chrétien dans l’enceinte de la mosquée leur ferait courir de grands périls, parce qu’une prophétie dit que tout ce qu’un chrétien demanderait à Dieu dans l’intérieur d’El-Sakara, il l’obtiendrait ; et ils ne doutent pas qu’un chrétien n’y demandât à Dieu la ruine de la religion du Prophète et l’extermination des musulmans. Pour moi, ajouta-t-il, je n’en crois rien : tous les hommes sont frères, bien qu’ils adorent, chacun dans leur langue, le Père commun ; il ne donne rien aux uns aux dépens des autres ; il fait luire son soleil sur les adorateurs de tous les prophètes ; les hommes ne savent rien, mais Dieu sait tout ; Allah kérim ! Dieu est grand ! » et il inclina sa tête en souriant. « Dieu me préserve, lui dis-je, d’abuser de votre hospitalité, et de vous exposer pour satisfaire une vaine curiosité de voyageur ! Si j’étais dans la mosquée d’El-Sakara, je ne prierais pour l’extermination d’aucun peuple, mais pour la lumière et le bonheur de tous les enfants d’Allah. » À ces mots, nous nous levâmes ; il nous conduisit par un corridor à une fenêtre de son sérail, qui donnait sur les cours extérieures de la mosquée. Nous ne pûmes pas en saisir aussi bien l’ensemble en cet endroit, qu’on le fait du haut de la montagne des Oliviers : nous ne vîmes que les murs de la coupole, quelques portiques moresques de l’architecture la plus élégante, et les cimes des cyprès qui croissent dans les jardins intérieurs.

Je pris congé du gouverneur en lui annonçant que mon projet était de passer huit ou dix jours campé aux environs de la ville, et de partir le lendemain pour aller à la mer Morte, au Jourdain, à Jéricho, et jusqu’au pied des montagnes de l’Arabie Pétrée ; que je rentrerais plusieurs fois, comme aujourd’hui, dans l’intérieur de Jérusalem, et que je n’avais à lui demander que le nombre de cavaliers suffisant pour garantir notre sûreté dans les différentes excursions que nous nous proposions de faire en Judée. Nous sortîmes de Jérusalem par la même porte de Bethléem, près de laquelle nos tentes étaient dressées ce jour-là ; et nous achevâmes de visiter, dans la soirée, tous les sites remarquables ou consacrés autour des murs de la ville.




Même date.


Soirée passée à parcourir les pentes qui s’étendent, au sud de Jérusalem, entre le tombeau de David et la vallée de Josaphat. Ces pentes sont le seul côté de la ville qui présente l’apparence d’un peu de végétation. Au coucher du soleil, je m’assieds en face de la colline des Oliviers, à quatre ou cinq cents pas au-dessus de la fontaine de Siloé, à peu près où étaient les jardins de David : Josaphat est à mes pieds ; les hautes murailles des terrasses du temple sont un peu au-dessus de moi à ma gauche ; je vois les cimes des beaux cyprès qui élèvent leurs têtes pyramidales au-dessus des portiques de la mosquée El-Aksa, et les dômes des orangers qui recouvrent la belle fontaine du temple appelée la Fontaine de l’Oranger. Cette fontaine me rappelle une des plus délicieuses traditions orientales inventées, transmises ou conservées par les Arabes. Voici comment ils racontent que Salomon choisit le sol de la mosquée :

« Jérusalem était un champ labouré ; deux frères possédaient la partie de terrain où s’élève aujourd’hui le temple ; l’un de ces frères était marié et avait plusieurs enfants, l’autre vivait seul ; ils cultivaient en commun le champ qu’ils avaient hérité de leur mère ; le temps de la moisson venu, les deux frères lièrent leurs gerbes, et en firent deux tas égaux qu’ils laissèrent sur le champ. Pendant la nuit, celui des deux frères qui n’était pas marié eut une bonne pensée ; il se dit à lui-même : « Mon frère a une femme et des enfants à nourrir, il n’est pas juste que ma part soit aussi forte que la sienne ; allons, prenons de mon tas quelques gerbes que j’ajouterai secrètement aux siennes ; il ne s’en apercevra pas, et ne pourra ainsi refuser. » Et il fit comme il avait pensé. La même nuit, l’autre frère se réveilla, et dit à sa femme : « Mon frère est jeune, il vit seul et sans compagne, il n’a personne pour l’assister dans son travail et pour le consoler dans ses fatigues, il n’est pas juste que nous prenions du champ commun autant de gerbes que lui ; levons-nous, allons, et portons secrètement à son tas un certain nombre de gerbes, il ne s’en apercevra pas demain, et ne pourra ainsi les refuser. » Et ils firent comme ils avaient pensé. Le lendemain, chacun des frères se rendit au champ, et fut bien surpris de voir que les deux tas étaient toujours pareils : ni l’un ni l’autre ne pouvait intérieurement se rendre compte de ce prodige ; ils firent de même pendant plusieurs nuits de suite ; mais comme chacun d’eux portait au tas de son frère le même nombre de gerbes, les tas demeuraient toujours égaux, jusqu’à ce qu’une nuit, tous deux s’étant mis en sentinelle pour approfondir la cause de ce miracle, ils se rencontrèrent portant chacun les gerbes qu’ils se destinaient mutuellement.

» Or, le lieu où une si bonne pensée était venue à la fois et si persévéramment à deux hommes devait être une place agréable à Dieu ; et les hommes la bénirent, et la choisirent pour y bâtir une maison de Dieu. »

Quelle charmante tradition ! Comme elle respire la naïve bonté des mœurs patriarcales ! comme l’inspiration qui vient aux hommes de consacrer à Dieu un lieu où la vertu a germé sur la terre est simple, antique et naturelle ! J’ai entendu chez les Arabes des centaines de légendes de cette nature. On respire l’air de la Bible dans toutes les parties de cet Orient.

L’aspect de la vallée de Josaphat est conforme à la destination que les idées chrétiennes lui assignent. Elle ressemble à un vaste sépulcre, trop étroit cependant pour les flots du genre humain qui doivent s’y accumuler. Dominée de toutes parts elle-même par des monuments funèbres ; encaissée à son extrémité méridionale dans le rocher de Silhoa, tout percé de caves sépulcrales comme une ruche de la mort ; ayant çà et là pour bornes tumulaires les tombeaux de Josaphat et celui d’Absalon, taillés en pyramides dans le roc vif et ombragés d’un côté par les noires collines du mont des Offenses, de l’autre par les remparts du temple écroulé ; ce fut un lieu naturellement imprégné d’une sainte horreur, destiné de bonne heure à devenir les gémonies d’une grande ville, et où l’imagination des prophètes dut placer sans efforts les scènes de mort, de résurrection et de jugement. On se figure la vallée de Josaphat comme un vaste encaissement de montagnes où le Cédron, large et noir torrent aux eaux lugubres, coule avec des murmures lamentables ; où de larges gorges, ouvertes sur les quatre vents, s’élargissent pour laisser passer les quatre torrents des morts venant de l’orient et de l’occident, du septentrion et du midi ; les immenses gradins des collines s’y étendent en amphithéâtre pour faire place aux enfants innombrables d’Adam, venant assister, chacun pour sa part, au dénoûment final du grand drame de l’humanité : rien de tout cela.

La vallée de Josaphat n’est qu’un fossé naturel creusé entre deux monticules de quelques cents pieds d’élévation, dont l’un porte Jérusalem et l’autre la cime du mont des Olives ; les remparts de Jérusalem, en s’écroulant, en combleraient la plus grande partie ; nulle gorge n’y a son embouchure ; le Cédron, qui sort de terre à quelques pas au-dessus de la vallée, n’est qu’un torrent formé en hiver par l’écoulement des eaux pluviales qui dégouttent de quelques champs d’oliviers au-dessous des tombeaux des rois, et il est traversé par un pont au milieu de la vallée, en face d’une des portes de Jérusalem ; il a quelques pas de large, et la vallée, dans cet endroit, n’est pas plus large que son fleuve. Ce fleuve, sans eau, trace seulement un lit rapide de cailloux blancs au fond de cette gorge. La vallée de Josaphat, en un mot, ressemble tout à fait à un de ces fossés creusés au pied des hautes fortifications d’une grande ville, où l’égout de la ville roule en hiver ses immondices, où quelques pauvres habitants des faubourgs disputent un coin de terre aux remparts pour cultiver quelques légumes, où les chèvres et les ânes abandonnés vont brouter, sur les pentes escarpées, l’herbe flétrie par les immondices et la poussière. Semez le sol de pierres sépulcrales appartenant à tous les cultes du monde, et vous aurez devant les yeux la vallée du Jugement.




Même date.


Voici la fontaine de Siloé, la source unique de la vallée, la source inspiratrice des rois et des prophètes ; je ne sais comment tant de voyageurs ont eu de la peine à la découvrir, et se disputent encore sur le site qu’elle occupait. La voilà tout entière pleine d’eau limpide et savoureuse, répandant l’haleine des eaux dans cet air embrasé et poudreux de la vallée, creusée de vingt marches dans le rocher dont la cime portait le palais de David, avec sa voûte de blocs de pierre polis par les siècles, et tapissés, dans leurs jointures, de mousses humides et de lierre éternel. Les marches de ses escaliers, usées par le pied des femmes qui viennent du village de Silhoa y remplir leurs cruches, sont luisantes comme le marbre. J’y descends ; je m’assieds un moment sur ces fraîches dalles ; j’écoute, pour m’en souvenir, le léger suintement de la source ; je lave mes mains et mon front dans ses eaux ; je répète les vers de Milton, pour invoquer, à mon tour, ses inspirations depuis si longtemps muettes.

C’est le seul endroit des environs de Jérusalem où le voyageur trouve à mouiller son doigt, à étancher sa soif, à reposer sa tête à l’ombre du rocher rafraîchi et de deux ou trois touffes de verdure. Quelques petits jardins, plantés de grenadiers et d’autres arbrisseaux par les Arabes de Silhoa, jettent autour de la fontaine un bouquet de pâle verdure. Elle la nourrit du superflu de ses eaux. C’est là que finit la vallée de Josaphat. Plus bas, une petite plaine à pente douce entraîne le regard dans les larges et profondes gorges des montagnes volcaniques de Jéricho et de Saint-Saba, et la mer Morte finit l’horizon.