Voyage en Orient (Lamartine)/Syrie. — Galilée

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Chez l’auteur (p. 333-413).


SYRIE — GALILÉE




15 octobre 1832.


La mer de Galilée, large d’environ une lieue à l’extrémité méridionale où nous l’avions abordée, s’élargit d’abord insensiblement jusqu’à la hauteur d’Emmaüs, extrémité du promontoire qui nous cachait la ville de Tibériade ; puis tout à coup les montagnes qui la resserrent jusque-là s’ouvrent en larges golfes, des deux côtés, et lui forment un vaste bassin presque rond, où elle s’étend et se développe dans un lit d’environ douze à quinze lieues de tour.

Ce bassin n’est pas régulier dans sa forme ; les montagnes ne descendent pas partout jusqu’à ses ondes : — tantôt elles s’écartent à quelque distance du rivage, et laissent entre elles et cette mer une petite plaine basse, fertile et verte comme les plaines de Génésareth ; tantôt elles se séparent et s’entr’ouvrent, pour laisser pénétrer ses flots bleus dans des golfes creusés à leurs pieds et ombragés de leur ombre. — La main du peintre le plus suave ne dessinerait pas des contours plus arrondis, plus indécis et plus variés que ceux que la main créatrice a donnés à ces eaux et à ces montagnes ; elle semble avoir préparé la scène évangélique pour l’œuvre de grâce, de paix, de réconciliation et d’amour qui devait une fois s’y accomplir !

À l’orient, les montagnes forment, depuis les cimes du Gelboé qu’on entrevoit du côté du midi, jusqu’aux cimes du Liban qui se montrent au nord, une chaîne serrée, mais ondulée et flexible, dont les sombres anneaux semblent de temps en temps prêts à se détendre, et se brisent même çà et là pour laisser passer un peu de ciel. — Ces montagnes ne sont pas terminées à leurs sommets par ces dents aiguës, par ces rochers aiguisés par les tempêtes qui présentent leurs pointes émoussées à la foudre et aux vents, et donnent toujours à l’aspect des hautes chaînes quelque chose de vieux, de terrible, de ruiné, qui attriste le cœur en élevant la pensée. — Elles s’amoindrissent mollement en croupes plus ou moins larges, plus ou moins rapides, vêtues, les unes de quelques chênes disséminés, les autres de broussailles verdoyantes ; celles-ci d’une terre nue, mais fertile, qui offre encore les traces d’une culture variée ; quelques autres enfin, de la seule lumière du soir ou du matin qui glisse sur leur surface et les colore d’un jaune clair, ou d’une teinte bleue et violette plus riche que le pinceau ne pourrait la retrouver. — Leurs flancs, quoiqu’ils ne laissent passage à aucune véritable vallée, ne forment pas un rempart toujours égal ; ils sont creusés, de distance en distance, de profondes et larges ravines, comme si les montagnes avaient éclaté sous leur propre poids ; et les accidents naturels de la lumière et de l’ombre font de ces ravines des taches lumineuses, ou plus souvent obscures, qui attirent l’œil, et rompent l’uniformité des contours et de la couleur. — Plus bas, elles s’affaissent sur elles-mêmes, et avancent çà et là, sur le lac, des mamelons ou des monticules arrondis : transition douce et gracieuse entre les sommets et les eaux qui les réfléchissent. Presque nulle part, du côté de l’orient, le rocher ne perce la couche végétale dont elles sont grassement revêtues ; et cette Arcadie de la Judée réunit ainsi toujours, à la majesté et à la gravité des contrées montagneuses, l’image de la fertilité et de l’abondance variées de la terre. Si les rosées de l’Hermon tombaient encore sur son sein ! — Au bout du lac, vers le nord, cette chaîne de montagnes s’abaisse en s’éloignant ; on distingue de loin une plaine qui vient mourir dans les flots, et, à l’extrémité de cette plaine, une masse blanche d’écume qui semble rouler d’assez haut dans la mer. — C’est le Jourdain qui se précipite de là dans le lac, qu’il traverse sans y mêler ses eaux, et qui va en sortir tranquille, silencieux et pur, à l’endroit où nous l’avons décrit.

Toute cette extrémité nord de la mer de Galilée est bordée d’une lisière de champs qui paraissent cultivés ; on y distingue des chaumes jaunissants de la dernière récolte, et de vastes champs de joncs que les Arabes cultivent partout où il se trouve une source pour en arroser le pied. — Du côté occidental, j’ai peint les chaînes de monticules volcaniques que nous suivions depuis le lever du jour. — Elles règnent uniformément jusqu’à Tibériade. — Des avalanches de pierres noires, vomies par les gueules encore entr’ouvertes d’une centaine de cônes volcaniques éteints, traversent à chaque instant les pentes ardues de cette côte sombre et funèbre. — La route n’était variée pour nous que par la forme bizarre et les couleurs étranges des hautes masses de lave durcie qui étaient éparses autour de nous, et par les débris de murailles, de portes de villes détruites et de colonnes couchées à terre, que nos chevaux franchissaient à chaque pas. — Les bords de la mer de Galilée de ce côté de la Judée n’étaient, pour ainsi dire, qu’une seule ville. — Ces débris multipliés devant nous, et la multitude des villes, et la magnificence de constructions que leurs fragments mutilés témoignent, rappellent à ma mémoire la route qui longe le pied du mont Vésuve, de Castellamare à Portici. — Comme là, les bords du lac de Génésareth semblaient porter des villes au lieu de moissons et de forêts.

Après deux heures de marche, nous arrivâmes à l’extrémité d’un promontoire qui s’avance dans le lac ; et la ville de Tibériade se montra tout à coup devant nous, comme une apparition vivante et éclatante d’une ville de deux mille ans. — Elle couvre la pente d’une colline noire et nue, qui s’incline rapidement vers le lac. Elle est entourée d’une haute muraille carrée, flanquée de quinze à vingt tours crénelées. Les pointes de deux blancs minarets se dressent seules au-dessus de ces murs et de ces tours, et tout le reste de la ville semble se cacher de l’Arabe à l’abri de ces hautes murailles, et ne présenter à l’œil que la voûte basse et uniforme de ses toits gris, semblables à l’écaille découpée d’une tortue.

Arrêté là, au bain minéral turc d’Emmaüs. — Coupole isolée, et entourée de superbes débris de bains romains ou hébreux. — Nous nous établissons dans la salle même du bain. — Bassin rempli d’eau courante, chaude de 100 degrés Fahrenheit. — Pris un bain. — Dormi une heure. — Remonté à cheval. — Tempête sur le lac, que je désirais vivement voir. — Eau verte comme les feuilles du jonc qui l’entoure. — Écume livide et éblouissante. — Vagues assez hautes et très-pressées. — Grand bruit des lames sur les cailloux volcaniques qu’elles roulent, mais point de barques en péril ni en vue. — Il n’y en a pas une seule sur le lac. — Entré à Tibériade par un orage et une pluie du midi. — Réfugié dans l’église latine. — Fait apporter du feu allumé au milieu de l’église déserte, la première église du christianisme.

Tibériade ne vaut pas même pour l’intérieur ce coup d’œil rapide ; — assemblage confus et boueux de quelques centaines de maisons, semblables aux cahutes arabes de boue et de paille. Nous sommes salués en italien et en allemand par plusieurs juifs polonais ou allemands qui, sur la fin de leurs jours, lorsqu’ils n’ont plus rien à attendre que l’heure incertaine de la mort, viennent passer leurs derniers instants à Tibériade, sur les bords de leur mer, au cœur même de leur cher pays, afin de mourir sous leur soleil et d’être ensevelis dans leur terre, comme Abraham et Jacob. — Dormir dans la couche de ses pères : témoignage de l’inextinguible amour de la patrie. — On le nierait en vain. — Il y a sympathie, il y a affinité entre l’homme et la terre dont il fut formé, dont il est sorti. — Il est bien, il est doux de lui rapporter à sa place ce peu de poussière qu’on lui a empruntée pour quelques jours. Faites que je dorme aussi, ô mon Dieu, dans la terre et auprès de la poussière de mes pères !

Neuf heures de marche sans repos nous ramènent à Nazareth par Cana, lieu du premier miracle du Sauveur. Un joli village turc, gracieusement penché sur les deux bords d’un bassin de terre fertile, entouré de collines couvertes de nopals, de chênes et d’oliviers. — Des grenadiers, trois palmiers, des figuiers alentour. — Des femmes et des troupeaux autour des auges de la fontaine. — Maison de saint Barthélemy, apôtre, dans le village. — À côté, maison où eut lieu le miracle de l’eau changée en vin : elle est en ruines et sans toit. — Les religieux montrent encore les jarres qui continrent le vin du prodige. — Broderies monacales qui déparent partout la simple et riche étoffe des traditions religieuses.

Après nous être reposés et désaltérés un moment au bord de la fontaine de Cana, nous nous remettons en marche, par un clair de lune, vers Nazareth. Nous traversons quelques plaines assez bien cultivées, puis une série de collines boisées qui s’élèvent à mesure qu’elles s’approchent de Nazareth. Après trois heures et demie de marche, nous arrivons aux portes du couvent latin, où nous sommes reçus de nouveau à Nazareth.

À mon réveil, je fus étonné d’entendre une voix qui me saluait en italien : c’était celle d’un ancien vice-consul de France à Saint-Jean d’Acre, M. Cattafago, personnage très-connu et très-important dans toute la Syrie, où son titre d’agent des Européens, son amitié avec Abdalla, pacha d’Acre, son commerce et ses richesses, l’ont rendu célèbre et puissant. Il est encore consul d’Autriche à Saint-Jean d’Acre. Son costume répondait à sa double nature d’Arabe et d’Européen. Il était vêtu de la pelisse rouge fourrée d’hermine, et portait un immense chapeau à trois cornes, signe distinctif des agents français en Orient : ce chapeau date du temps de la guerre d’Égypte ; c’est la défroque religieusement conservée de quelque général de brigade de Bonaparte : on ne le met sur la tête que dans les occasions officielles, dans les audiences du pacha, ou lorsqu’un Européen passe dans le pays. Ce sont ses dieux pénates qu’on s’imagine lui faire revoir. M. Cattafago était un petit vieillard, à la physionomie spirituelle, forte et perçante des Arabes ; ses yeux, pleins d’un feu adouci par la bienveillance et la politesse, éclairaient sa figure d’un rayon d’une intelligence supérieure. On concevait, au premier coup d’œil, l’ascendant qu’un pareil homme avait dû prendre sur des Arabes et des Turcs, qui manquent en général de ce principe d’activité qui petillait dans les regards et se trahissait dans les mouvements et dans les gestes de M. Cattafago. Il tenait à la main un paquet de lettres pour moi, qu’il venait de recevoir de la côte de Syrie par un courrier d’Ibrahim-Pacha, et une série de journaux français qu’il reçoit lui-même. Il avait pensé avec raison qu’il y aurait pour un voyageur français surprise et plaisir à trouver ainsi au milieu du désert, et à mille lieues de sa patrie, des nouvelles fraîches de l’Europe. Je lus les lettres, qui me donnaient toujours quelques inquiétudes sur la santé de Julia. M. Cattafago me laissa, en me priant d’aller déjeuner dans un pavillon qu’il avait construit à Nazareth, et où il passait seul les jours brûlants de l’été ; et j’ouvris les journaux. Mon nom fut le premier qui me frappa : c’était un feuilleton du Journal des Débats, où l’on citait des vers que j’avais adressés, en partant de France, à Walter Scott. Je tombai sur ceux-ci, dont le sens triste et inquiet convenait si bien à la scène où le hasard me les envoyait ; scène des plus grandes révolutions de l’esprit humain, scène où l’esprit de Dieu avait si puissamment remué les hommes, et dont l’idée rénovatrice du christianisme avait pris son vol sur le monde, comme une idée, fille encore du christianisme, remuait l’autre rivage de ces mers d’où mes accents m’étaient revenus.


Spectateur fatigué du grand spectacle humain,
Tu nous laisses pourtant dans un rude chemin ;
Les nations n’ont plus ni barde ni prophète
Pour enchanter leur route et marcher à leur tête,
Un tremblement de trône a secoué les rois ;
Les chefs comptent par jour, et les règnes par mois ;
Le souffle impétueux de l’humaine pensée,
Équinoxe brûlant dont l’âme est renversée,
Ne permet à personne, et pas même en espoir,
De se tenir debout au sommet du pouvoir ;
Mais, poussant tour à tour les plus forts sur la cime,
Les frappe de vertige et les jette à l’abîme.
En vain le monde invoque un sauveur, un appui :
Le temps, plus fort que nous, nous entraîne sous lui.
Lorsque la mer est basse, un enfant la gourmande ;
Mais tout homme est petit quand une époque est grande !

Regarde ! citoyens, rois, soldat ou tribun,
Dieu met la main sur tous et n’en choisit pas un ;
Et le pouvoir, rapide et brûlant météore,
En tombant sur nos fronts, nous juge et nous dévore.
C’en est fait : la parole a soufflé sur les mers,
Le chaos bout, et couve un second univers ;
Et pour le genre humain, que le sceptre abandonne,
Le salut est dans tous, et n’est plus dans personne !
À l’immense roulis d’un océan nouveau,
Aux oscillations du ciel et du vaisseau,
Aux gigantesques flots qui croulent sur nos têtes,
On sent que l’homme aussi double un cap des Tempêtes,
Et passe, sous la foudre et dans l’obscurité,
Le tropique orageux d’une autre humanité !


Je relus ces vers comme s’ils eussent été d’un autre, tant je les avais complètement effacés de ma mémoire. Je fus frappé de nouveau de ce sentiment qui me les avait inspirés ailleurs ; de ce sentiment du tremblement général des choses, du vertige, de l’éblouissement universel de l’esprit humain, qui court avec trop de rapidité pour se rendre compte de sa marche même, mais qui a l’instinct d’un but nouveau, inconnu, où Dieu le mène par la voie rude et précipiteuse des catastrophes sociales. J’admirai aussi cette puissance merveilleuse de la locomotion de la pensée humaine, de la presse et du journalisme, par lesquels une pensée qui m’était venue au front six mois auparavant, dans un bois de Saint-Point, venait me retrouver comme une fille qui cherche son père, et frapper les vieux échos des rochers de Nazareth des sons d’une langue jeune et déjà universelle.




20 octobre 1832.


Déjeuné au pavillon de M. Cattafago, avec un de ses frères et quelques Arabes. Parcouru de nouveau les environs de Nazareth ; visité la pierre dans la montagne où Jésus allait, selon les traditions, prendre ses repas avec ses premiers disciples. M. Cattafago me remet des lettres pour Saint-Jean d’Acre et pour le mutzelin de Jérusalem.

Le 21, à six heures du matin, nous partons de Nazareth. Tous les Pères espagnols et italiens du couvent, réunis dans la cour, se pressent autour de nos chevaux, et nous offrent, les uns des vœux et des prières pour notre voyage, les autres des provisions fraîches, du pain excellent cuit pendant la nuit, des olives, et du chocolat d’Espagne. Je donne cinq cents piastres au supérieur pour payer son hospitalité. Cela n’empêche pas quelques-uns des jeunes Pères espagnols de me glisser tout bas leur requête à l’oreille, et de recevoir furtivement quelques poignées de piastres pour s’acheter le tabac et les autres petites douceurs monacales qui distraient leur solitude. Les voyageurs ont fait une peinture romanesque et fausse de ces couvents de terre sainte. Rien n’est moins poétique ni moins religieux, vu de près. La pensée en est grande et belle. Des hommes s’arrachent aux délices de la civilisation d’Occident pour aller exposer leur existence ou mener une vie de privations et de martyre parmi les persécuteurs de leur culte, sur les lieux mêmes où les mystères de leur religion ont consacré la terre. Ils jeûnent, ils veillent, ils prient, au milieu des blasphèmes des Turcs et des Arabes, pour qu’un peu d’encens chrétien fume encore sur chaque site où le christianisme est né. Ils sont les gardiens du berceau et du tombeau sacrés ; l’ange du jugement les retrouvera seuls à cette place, comme ces saintes femmes qui veillaient et pleuraient près du sépulcre vide. Tout cela est beau et grand dans la pensée ; mais dans le fait il faut en rabattre presque tout le grandiose. Il n’y a point de persécution, il n’y a plus de martyre ; tout autour de ces hospices une population chrétienne est aux ordres et au service des moines de ces couvents. Les Turcs ne les inquiètent nullement ; au contraire, ils les protégent. C’est le peuple qui comprend le mieux le culte et la prière, dans quelque langue ou sous quelque forme qu’ils se montrent à lui. Il ne hait que l’athéisme, qu’il trouve, avec raison, une dégradation de l’intelligence humaine, une insulte à l’humanité bien plus qu’à l’être évident, Dieu. Ces couvents sont, de plus, sous la protection redoutée et inviolable des puissances chrétiennes, et représentées par leurs consuls. Sur une plainte du supérieur, le consul écrit au pacha, et justice est faite à l’instant même.

Les moines que j’ai vus dans la terre sainte, bien loin de me présenter l’image du long martyre dont on leur fait honneur, m’ont paru les plus heureux, les plus respectés, les plus redoutés des habitants de ces contrées. Ils occupent des espèces de châteaux forts, semblables à nos vieux castels du moyen âge ; ces demeures sont inviolables, entourées de murs et fermées de portes de fer. Ces portes ne s’ouvrent que pour la population catholique du voisinage, qui vient assister aux offices, recevoir un peu d’instruction pieuse et payer, en respects et en dévouement aux moines, le salaire de l’autel. Je ne suis jamais sorti accompagné d’un des Pères, dans les rues d’une des villes de Syrie, sans que les enfants et les femmes vinssent s’incliner sous la main du prêtre, baiser cette main et le bas de sa robe. Les Turcs même, bien loin de les insulter, semblaient partager le respect qu’ils imprimaient sur leur passage.

Maintenant qui sont ces moines ? En général, des paysans d’Espagne et d’Italie, entrés jeunes dans les couvents de leurs patries, et qui, s’ennuyant de la vie monacale, désirent la diversifier au moins par l’aspect de contrées nouvelles, et demandent à être envoyés en terre sainte. Leur résidence dans les maisons de leur ordre établies en Orient ne dure en général que deux ou trois ans. Un vaisseau vient les reprendre, et en ramène d’autres. Ceux qui apprennent l’arabe et se consacrent au service de la population catholique des villes y restent davantage, et y consument souvent toute leur vie. Ils ont les occupations et la vie de nos curés de campagne ; mais ils sont entourés de plus de vénération et de dévouement. Les autres restent renfermés dans l’enceinte du couvent, ou passent, pour faire leur pèlerinage, d’une maison dans une autre, tantôt à Nazareth, tantôt à Bethléem, quelque temps à Rome, quelque temps à Jaffa ou au couvent de Saint-Jean, dans le désert. Ils n’ont d’autre occupation que les offices de l’Église, la promenade dans les jardins ou sur les terrasses du couvent. Point de livres, nulles études, aucune fonction utile. L’ennui les dévore ; des cabales se forment dans l’intérieur du couvent ; les Espagnols médisent des Italiens, les Italiens des Espagnols. Nous fûmes peu édifiés des propos que tenaient les uns sur les autres les moines de Nazareth. Nous n’en trouvâmes pas un seul qui pût soutenir la moindre conversation raisonnable sur les sujets même que leur vocation devait leur rendre le plus familiers. Aucune connaissance de l’antiquité sacrée, des Pères, de l’histoire des lieux qu’ils habitent. Tout se réduit à un certain nombre de traditions populaires et ridicules qu’ils se transmettent sans examen, et qu’ils donnent aux voyageurs comme ils les ont reçues de l’ignorance et de la crédulité des Arabes chrétiens du pays. Ils soupirent tous après le moment de leur délivrance, et retournent en Italie ou en Espagne sans aucun fruit pour eux ni pour la religion.

Du reste, les greniers du couvent sont bien remplis ; les caves renferment les meilleurs vins que cette terre produise. Eux seuls savent le faire. Tous les deux ans un vaisseau arrive d’Espagne, apportant au Père supérieur le revenu que les puissances catholiques, l’Espagne, le Portugal et l’Italie, leur envoient. Cette somme, grossie des aumônes pieuses des chrétiens d’Égypte, de la Grèce, de Constantinople et de la Syrie, leur fournit, dit-on, un revenu de trois à quatre cent mille francs. Cela se divise entre les différents couvents, selon le nombre des moines et les besoins de la communauté. Les édifices sont bien entretenus, et tout indique l’aisance et même la richesse relative dans les maisons que j’ai visitées.

Je n’ai vu aucun scandale dans ces maisons des moines de terre sainte. L’ignorance, l’oisiveté, l’ennui, voilà les trois plaies qu’il faudrait et qu’on pourrait guérir.

Ces hommes m’ont paru simples, et sincèrement mais fanatiquement crédules. Quelques-uns même, à Nazareth, m’ont semblé de véritables saints, animés de la foi la plus ardente et de la charité la plus active ; humbles, doux, patients, serviteurs volontaires de leurs frères et des étrangers. J’emporte leurs physionomies de paix et de candeur dans ma mémoire, et leur hospitalité dans mon cœur. J’ai bien aussi leurs noms ; mais que leur importe que leurs noms courent la terre, pourvu que le ciel les connaisse, et que leurs vertus demeurent ensevelies dans l’ombre du cloître où leur plaisir est de les cacher ?




Même date.


À la sortie de Nazareth, nous côtoyons une montagne revêtue de figuiers et de nopals. À gauche s’ouvre une vallée verte et ombreuse ; une jolie maison de campagne, rappelant à l’œil nos maisons d’Europe, est assise seule sur une des pentes de cette vallée. Elle appartient à un négociant arabe de Saint-Jean d’Acre. Les Européens ne courent aucun danger dans les environs de Nazareth ; une population presque toute chrétienne est à leur service. En deux heures de marche nous atteignons une série de petites vallées circulant gracieusement entre des monticules couverts de belles forêts de chênes verts. Ces forêts séparent la plaine de Kaïpha du pays de Nazareth et du désert du mont Thabor. Le mont Carmel, chaîne élevée de montagnes qui part du cours du Jourdain et vient finir à pic sur la mer, commence à se dessiner sur notre gauche. Sa ligne, d’un vert sombre, se détache sur un ciel d’un bleu foncé tout ondoyant de vapeurs chaudes, comme la vapeur qui sort de la gueule d’un four. Ses flancs ardus sont semés d’une forte et mâle végétation. C’est partout une couche fourrée d’arbustes, dominés çà et là par les têtes élancées des chênes ; des roches grises, taillées par la nature en formes bizarres et colossales, percent de temps en temps cette verdure, et réfléchissent les rayons éclatants du soleil.

Voilà l’aspect que nous avions à perte de vue sur notre gauche ; à nos pieds, les vallées que nous suivions descendaient en douces pentes, et commençaient à s’ouvrir sur la belle plaine de Kaïpha. Nous gravissions les derniers mamelons qui nous en séparaient, et nous ne la perdions de vue un moment que pour la retrouver bientôt. Ces mamelons, entre la Palestine et la Syrie maritime, sont un des sites les plus doux et les plus solennels à la fois que nous ayons contemplés. Çà et là, les forêts de chênes abandonnés à leur seule végétation forment des clairières étendues, couvertes d’une pelouse aussi veloutée que dans nos prairies d’Occident ; derrière la cime du Thabor s’élève comme un majestueux autel couronné de guirlandes vertes dans un ciel de feu : plus loin, la cime bleue des monts de Gelboé et des collines de Samarie tremble dans le vague de l’horizon. Le Carmel jette son rideau sombre à grands plis sur un des côtés de la scène, et le regard, en le suivant, arrive jusqu’à la mer, qui termine tout, comme le ciel dans les beaux paysages. Combien de sites n’ai-je pas choisis là, dans ma pensée, pour y élever une maison, une forteresse agricole, et y fonder une colonie avec quelques amis d’Europe et quelques centaines de ces jeunes hommes déshérités de tout avenir dans nos contrées trop pleines ! La beauté des lieux, la beauté du ciel, la fertilité prodigieuse du sol, la variété des produits équinoxiaux qu’on peut y demander à la terre ; la facilité de s’y procurer des travailleurs à bas prix ; le voisinage de deux plaines immenses, fécondes, arrosées et incultes ; la proximité de la mer pour l’exportation des denrées ; la sécurité qu’on obtiendrait aisément contre les Arabes du Jourdain, en élevant de légères fortifications à l’issue des gorges de ces collines : tout m’a fait choisir cette partie de la Syrie pour l’entreprise agricole et civilisatrice que j’ai arrêtée depuis.




Même date, le soir.


Nous avons été surpris par un orage au milieu du jour. J’en ai peu vu de si terribles. Les nuages se sont élevés perpendiculairement, comme des tours, au-dessus du mont Carmel ; bientôt ils ont couvert toute la longue crête de cette chaîne de montagnes ; la montagne, tout à l’heure si sereine et si éclatante, a été plongée peu à peu dans des vagues roulantes de ténèbres fendues çà et là par des traînées de feu. Tout l’horizon s’est abaissé en peu de moments, et s’est rétréci sur nous. Le tonnerre n’avait point d’éclats ; c’était un seul roulement majestueux, continu, et assourdissant comme le bruit des vagues au bord de la mer, pendant une forte tempête. Les éclairs ruisselaient véritablement, comme des torrents de feu du ciel, sur les flancs noirs du Carmel ; les chênes de la montagne et ceux des collines, où nous étions encore, ployaient comme des roseaux ; le vent qui sortait des gorges et des cavernes nous aurait renversés, si nous n’étions pas descendus de nos chevaux, et si nous n’avions pas trouvé un peu d’abri derrière les parois d’un rocher, dans le lit à sec d’un torrent. Les feuilles sèches, soulevées par l’orage, roulaient sur nos têtes comme des nuages, et les rameaux d’arbres pleuvaient autour de nous. Je me souvins de la Bible et des prodiges d’Élie, ce prophète exterminateur sur sa montagne : sa grotte n’était pas loin.

L’orage ne dura qu’une demi-heure. Nous bûmes l’eau de sa pluie, recueillie dans les couvertures de feutre de nos chevaux. Nous nous reposâmes quelques moments, à peu près à moitié chemin de Nazareth à Kaïpha, et nous reprîmes notre route en longeant le pied du mont Carmel ; la montagne sur notre gauche, une vaste plaine avec une rivière à droite. Le Carmel, que nous suivîmes ainsi pendant environ quatre heures de marche, nous présenta partout le même aspect sévère et solennel. C’est un mur gigantesque et presque à pic, revêtu partout d’un lit d’arbustes et d’herbes odoriférantes. Nulle part la roche n’y est à nu ; quelques débris, détachés de la montagne, ont glissé jusque dans la plaine. Ils sont comme des citadelles données par la nature pour servir de base et d’abri à des villages d’Arabes cultivateurs. Nous ne rencontrâmes qu’un de ces villages, deux heures environ avant d’apercevoir la ville de Kaïpha. Les maisons sont basses, sans fenêtres, et couvertes d’un terrassement qui les garantit de la pluie. Au-dessus, les Arabes élèvent, en feuillage soutenu par des troncs d’arbres, un second étage de verdure qu’ils habitent pendant l’été. Ces terrasses étaient couvertes d’hommes et de femmes qui nous regardaient passer, et nous criaient des injures. L’aspect de cette population est féroce : aucun d’eux pourtant n’osa descendre du mamelon pour nous insulter de plus près.

À sept heures, nous approchions de Kaïpha, dont les dômes, les minarets et les murailles blanches forment, comme dans toutes les villes de l’Orient, un aspect brillant et gai à une certaine distance. Kaïpha s’élève au pied du Carmel, sur une grève de sable blanc, au bord de la mer. Cette ville forme l’extrémité d’un arc, dont Saint-Jean d’Acre est l’autre extrémité. Un golfe de deux lieues de large les sépare : ce golfe est un des plus délicieux rivages de la mer sur lesquels l’œil des marins puisse se reposer. Saint-Jean d’Acre, avec ses fortifications dentelées par le canon d’Ibrahim-Pacha et de Napoléon, avec le dôme percé à jour de sa belle mosquée écroulée, avec les voiles qui entrent et sortent de son port, attire l’œil sur un des points les plus importants et les plus illustrés par la guerre : au fond du golfe, une vaste plaine cultivée ; le mont Carmel jetant sa grande ombre sur cette plaine ; puis Kaïpha, comme une sœur de Saint-Jean d’Acre, embrassant l’autre côté du golfe, et s’avançant dans la mer avec son petit môle, où se balancent quelques bricks arabes ; au-dessus de Kaïpha, une forêt de gros oliviers ; plus haut encore, un chemin taillé dans le roc, aboutissant au sommet du cap du Carmel ; là, deux vastes édifices couronnant la montagne : l’un, maison de plaisance d’Abdalla, pacha d’Acre ; l’autre, couvent des religieux du mont Carmel, élevé récemment par les aumônes de la chrétienté, et surmonté d’un large drapeau tricolore, pour nous annoncer l’asile et la protection des Français ; un peu plus bas que le couvent, d’immenses cavernes creusées dans le granit de la montagne : ce sont les fameuses grottes des prophètes. Voilà le paysage qui nous frappe en entrant dans les rues poudreuses et étroites de Kaïpha. Les habitants étonnés regardaient avec terreur défiler notre longue caravane. Nous ne connaissions personne ; nous n’avions aucun gîte, aucune hospitalité à réclamer.

Le hasard nous fit rencontrer un jeune Piémontais qui faisait les fonctions de vice-consul à Kaïpha, depuis la prise et le renversement d’Acre. M. Bianco, consul de Sardaigne en Syrie, lui avait écrit à notre insu, et l’avait prié de nous accueillir si nous venions à passer par Kaïpha. Il nous aborda, s’informa de nos noms, et nous conduisit à la porte de la petite maison en ruine où il vivait avec sa mère et deux jeunes sœurs. Nous laissâmes nos chevaux et nos Arabes camper sur le bord de la mer, près de la ville, et nous entrâmes chez M. Malagamba : c’est le nom de ce jeune et aimable vice-consul, le seul Européen qui reste dans ce champ de bataille désolé, depuis la ruine complète d’Acre par les Égyptiens.

Une petite cour, un escalier en bois, conduisent à une petite terrasse recouverte en feuilles de palmier : derrière cette terrasse, deux chambres nues et environnées seulement d’un divan, seul meuble indispensable du riche et du pauvre dans tout l’Orient ; quelques pots de fleurs sur la terrasse, une volière peuplée de jolies colombes grises, nourries par les sœurs de M. Malagamba ; des étagères autour des murs, sur lesquelles sont rangés avec ordre des tasses, des pipes, des verres à liqueur, des cassolettes d’argent pour les parfums, et des crucifix de bois incrustés de nacre, faits à Bethléem : — voilà tout l’ameublement de cette pauvre maison, où une famille délaissée représente, pour mille piastres de traitement (environ trois cents francs), une des puissances de notre Europe.

Madame Malagamba, la mère, nous reçut avec les cérémonies usitées dans le pays. Elle nous présenta les parfums et les eaux de senteur ; et nous étions à peine assis sur le divan, essuyant la sueur de nos fronts, que ses filles, deux apparitions célestes, sortirent de la chambre voisine, et nous présentèrent l’eau de fleurs d’oranger et les confitures, sur des plateaux de porcelaine de la Chine. L’empire de la beauté est tel sur notre âme, que, quoique dévorés de soif et accablés d’une marche de douze heures, nous serions restés en contemplation muette devant ces deux jeunes filles sans porter le verre à nos lèvres, si la mère ne nous eût pressés par ses instances d’accepter ce que ses filles nous présentaient. L’Orient tout entier était là, tel que je l’avais rêvé dans mes belles années, la pensée remplie des images enchantées de ses conteurs et de ses poëtes. L’une des jeunes filles n’était qu’un enfant ; ce n’était que l’accompagnement gracieux de sa sœur, comme ces images qui en reflètent une autre. Après nous avoir offert tous les soins de l’hospitalité la plus simple et la plus poétique cependant, les jeunes filles vinrent prendre aussi leur place à côté de leur mère, sur le divan, en face de nous.

C’est ce tableau que je voudrais pouvoir rendre avec des paroles, pour le conserver dans ces notes comme je le vois dans ma pensée ; mais nous avons en nous de quoi sentir la beauté dans toutes ses nuances, dans toutes ses délicatesses, dans tous ses mystères, et nous n’avons qu’un mot vague et abstrait pour dire ce qu’est la beauté. C’est là le triomphe de la peinture : elle rend d’un trait, elle conserve pour des siècles cette impression ravissante d’un visage de femme, dont le poëte ne peut que dire : Elle est belle ; et il faut le croire sur parole ; mais sa parole ne peint pas.

La jeune fille était donc assise sur les tapis, les jambes repliées sous elle, le coude appuyé sur les genoux de sa mère, le visage un peu penché en arrière, tantôt levant ses yeux bleus pour exprimer à sa mère son naïf étonnement de notre aspect et de nos paroles, tantôt les reportant sur nous avec une curiosité gracieuse, puis les abaissant involontairement et les cachant sous les longues soies de ses cils noirs, pendant qu’une rougeur nouvelle colorait ses joues, ou qu’un léger sourire mal contenu effleurait ses lèvres. Notre singulier costume était nouveau pour elle, et la bizarrerie de nos usages lui causait un étonnement toujours nouveau ; sa mère lui faisait en vain signe de ne pas témoigner sa surprise, de peur de nous offenser : la simplicité et la naïveté de ses impressions se faisaient jour malgré elle sur cette figure de seize ans, et son âme se peignait dans chaque expression de ses traits avec une telle grâce, avec une telle transparence, qu’on voyait sa pensée sous sa peau avant qu’elle en eût elle-même la conscience. Le jeu des rayons du soleil, qui glissent à travers l’ombre sur une eau limpide, est moins mobile et moins transparent que cette physionomie. Nous ne pouvions en détacher nos yeux, et nous étions déjà reposés par le seul aspect de cette figure, qu’aucun de nous n’oubliera jamais.

Mademoiselle Malagamba a ce genre de beauté que l’on ne peut guère rencontrer que dans l’Orient : la forme accomplie, comme elle l’est dans la statue grecque ; l’âme révélée dans le regard, comme elle l’est dans les races du Midi ; et la simplicité dans l’expression, comme elle n’existe plus que chez les peuples primitifs, quand ces trois conditions de la beauté se rencontrent dans une seule figure de femme, et s’harmonisent sur un visage avec la première fleur de l’adolescence ; quand la pensée rêveuse et errante dans le regard éclaire doucement, de ses rayons humides, des yeux qui se laissent lire jusqu’au fond de l’âme, parce que l’innocence ne soupçonne rien à voiler ; quand la délicatesse des contours, la pureté virginale des lignes, l’élégance et la souplesse des formes, révèlent à l’œil cette voluptueuse sensibilité de l’être né pour aimer, et mêlent tellement l’âme et les sens, qu’on ne sait, en regardant, si l’on sent ou si l’on admire : alors la beauté est complète, et l’on éprouve à son aspect cette complète satisfaction des sens et du cœur, cette harmonie de jouissance qui n’est pas ce que nous appelons l’amour, mais qui est l’amour de l’intelligence, l’amour de l’artiste, l’amour du génie pour une œuvre parfaite. On se dit : Il fait bon ici ; et l’on ne peut s’arracher de cette place où l’on vient de s’asseoir tout à l’heure avec indifférence, tant le beau est la lumière de l’esprit et l’invincible attrait du cœur.

Son costume oriental ajoutait encore aux charmes de sa personne : ses longs cheveux, d’un blond foncé et légèrement dorés, étaient nattés sur sa tête en mille tresses qui retombaient des deux côtés sur ses épaules nues ; un confus mélange de perles, de sequins d’or enfilés, de fleurs blanches et de fleurs rouges, était répandu sur ses cheveux, comme si une main pleine de ce qu’elle aurait puisé dans un écrin s’était ouverte au hasard sur cette tête, et y avait laissé tomber sans choix cette pluie de fleurs et de bijoux. Tout lui allait bien : rien ne peut déparer une tête de quinze ans. Sa poitrine était découverte, selon la coutume des femmes d’Arabie ; une tunique de mousseline brodée de fleurs d’argent était nouée par un châle autour de sa ceinture ; ses bras étaient passés dans les manches flottantes et ouvertes jusqu’au coude d’une veste de drap vert, dont les deux basques pendaient librement sur les hanches ; de larges pantalons à mille plis complétaient ce costume ; et ses jambes nues étaient embrassées au-dessus de la cheville du pied par deux bracelets d’argent ciselé. L’un de ces bracelets était orné de petits grelots d’argent, dont le bruit accompagnait le mouvement de ses pieds. Aucun poëte n’a jamais dépeint une si ravissante apparition. L’Aïdé de lord Byron, dans Don Juan, a quelque chose de mademoiselle Malagamba ; mais elle est loin encore de cette perfection de grâce, d’innocence, de douce confusion, de voluptueuse langueur et d’éclatante sérénité, qui se confondent dans ces traits encore enfantins. Je la grave dans mon souvenir pour la peindre plus tard, comme le type de la beauté et de l’amour purs, dans le poëme où je veux consacrer mes impressions.

Ce devait être un beau tableau à faire pour un peintre, s’il y en eût eu un parmi nous, que cette scène de voyage : nos costumes turcs, riches et pittoresques ; nos armes de toute espèce, répandues sur le plancher autour de nous ; nos lévriers couchés à nos pieds ; ces trois figures de femmes accroupies en face de nous sur un tapis d’Alep ; leurs attitudes pleines de simplicité, d’étrangeté et d’abandon ; l’expression de leurs physionomies pendant que je leur racontais mes voyages, ou que nous comparions nos usages d’Europe avec le genre d’hospitalité qu’elles nous offraient ; les cassolettes de parfums qui brûlaient dans un coin en embaumant l’air du soir ; les formes antiques des vases dans lesquels on nous offrait le sorbet ou les boissons aromatisées : tout cela au milieu d’une chambre délabrée, ouverte sur la mer, et où les branches d’un palmier, croissant dans la cour, s’introduisaient par de larges ouvertures sans fenêtres.

Je regrette de ne pas emporter ce souvenir pour mes amis, comme je l’emporte dans mon imagination.

Madame Malagamba la mère est Grecque, et née dans l’île de Chypre : elle y épousa, à quatorze ans, M. Malagamba, riche négociant franc, qui était en même temps consul à Larnaca. Des malheurs et des révolutions renversèrent la fortune de M. Malagamba ; il vint chercher une petite place d’agent consulaire à Acre, et y mourut, laissant sa femme et ses quatre enfants dans le dénûment le plus absolu. Son fils, jeune homme remarquable par l’honnêteté et l’intelligence, fut employé par quelques consuls, et obtint enfin la place d’agent consulaire de Sardaigne à Kaïpha. C’est avec les faibles appointements de cet emploi précaire qu’il soutient sa mère et ses sœurs.

La sœur aînée de mademoiselle Malagamba, aussi belle que celle que nous avons tant admirée, avait inspiré, nous dit-on, une telle passion à un des jeunes religieux du couvent de Kaïpha, qui avait eu occasion de la voir de la terrasse du couvent, qu’il s’était enfui sur un bâtiment anglais, avait embrassé la religion protestante afin de pouvoir la demander en mariage, et avait tenté tous les moyens de l’enlever sous divers déguisements. On le croyait encore, à cette époque, caché dans quelque ville de la côte de Syrie pour exécuter son projet ; mais les autorités turques veillaient à la sûreté de cette famille ; et si les moines, qui exercent sur les religieux de leur ordre la justice la plus arbitraire et la plus inflexible, parvenaient à découvrir le fugitif, il expierait, dans une éternelle captivité, l’amour insensé que cette beauté fatale a allumé dans son cœur. Nous ne vîmes point cette sœur.

La nuit tombait ; il fallait enfin nous arracher à l’enchantement de cette réception, et aller chercher un asile au couvent du mont Carmel. M. Malagamba était allé prévenir les Pères des hôtes nombreux qui leur arrivaient. Nous nous levâmes, et nous fûmes forcés, pour obéir aux usages du pays, de laisser madame et mademoiselle Malagamba approcher leurs lèvres de nos mains, et nous remontâmes à cheval.

Le mont Carmel commence à s’élever, à quelques minutes de marche de Kaïpha : nous le gravîmes par une route assez belle, taillée dans le rocher sur la pointe même du cap ; — chaque pas que nous faisions nous découvrait un horizon nouveau sur la mer, sur les collines de la Palestine et sur les rivages de l’Idumée. À moitié chemin, nous rencontrâmes un des Pères du Carmel, qui, depuis quarante ans, habite une petite maisonnette qui sert d’hospice aux pauvres dans la ville de Kaïpha, et qui monte et descend deux fois par jour la montagne, pour aller prier avec ses frères. La douce expression de sérénité d’âme et de gaieté de cœur qui brillait dans tous ses traits nous frappa. Ces expressions de bonheur paisible et inaltérable ne se rencontrent jamais que dans les hommes à vie simple et rude et à généreuses résolutions. L’échelle du bonheur est une échelle descendante ; on en trouve bien plus dans les humbles situations de la vie que dans les positions élevées. Dieu donne aux uns en félicité intérieure ce qu’il donne aux autres en éclat, en nom, en fortune. J’en ai fait maintes fois l’épreuve. Entrez dans un salon, cherchez l’homme dont le visage respire le plus de contentement intime, demandez son nom : c’est un inconnu, pauvre et négligé du monde. La Providence se révèle partout.

À la porte du beau monastère qui s’élève aujourd’hui, tout construit à neuf, tout éblouissant de blancheur, sur le sommet le plus aigu du cap du Carmel, deux Pères nous attendaient. C’étaient les seuls habitants de cette vaste et magnifique retraite de cénobites. Nous fûmes accueillis par eux comme des compatriotes et des amis. Ils mirent à notre disposition trois cellules pourvues chacune d’un lit, meuble rare en Orient, d’une chaise et d’une table. Nos Arabes s’établirent avec nos chevaux dans les vastes cours intérieures du monastère. On nous servit un souper composé de poisson frais et de légumes cultivés parmi les rochers de la montagne. Nous passâmes une soirée délicieuse, après tant de fatigues, assis sur les larges balcons qui dominent la mer et les cavernes des prophètes. Une lune sereine flottait sur les vagues, dont le murmure et la fraîcheur montaient jusqu’à nous. Nous nous promîmes de passer dans cet asile la journée du lendemain, pour reposer nos chevaux et refaire nos provisions. Nous allions entrer dans une contrée nouvelle, où nous ne trouverions plus ni ville ni village, rarement des sources d’eau douce : nous voyions cinq journées de désert s’étendre devant nous.




22 octobre 1832.


Journée de repos passée au monastère du mont Carmel, ou à parcourir les sites de la montagne et les grottes d’Élie et des prophètes. La principale de ces grottes, évidemment taillée de main d’homme dans le roc le plus dur, est une salle d’une prodigieuse élévation ; elle n’a d’autre vue que la mer sans bornes, et on n’y entend d’autre bruit que celui des flots qui se brisent continuellement contre l’arête du cap. Les traditions disent que c’était là l’école où Élie enseignait les sciences des mystères et des hautes poésies. L’endroit était admirablement choisi, et la voix du vieux prophète, maître de toute une innombrable génération de prophètes, devait majestueusement retentir dans le sein creusé de la montagne qu’il sillonnait de tant de prodiges, et à laquelle il a laissé son nom. L’histoire d’Élie est une des plus merveilleuses histoires de l’antiquité sacrée : c’est le géant des bardes sacrés. À lire sa vie et ses terribles vengeances, il semble que cet homme avait la foudre du Seigneur pour âme, et que l’élément sur lequel il fut enlevé au ciel était son élément natal. C’est une belle figure lyrique ou épique à jeter dans le poëme des vieux mystères de la civilisation judaïque. En tout, l’époque des prophètes, à la considérer historiquement, est une des époques les moins intelligibles de la vie de ce peuple fugitif. On aperçoit cependant, et surtout dans l’époque d’Élie, la clef de cette singulière organisation du corps des prophètes. C’était évidemment une classe sainte et lettrée, toujours en opposition avec les rois ; tribuns sacrés du peuple, le soulevant ou l’apaisant avec des chants, des paraboles, des menaces ; formant des factions dans Israël, comme la parole et la presse en forment parmi nous ; se combattant les uns les autres, d’abord avec le glaive de leur parole, puis avec la lapidation ou l’épée ; s’exterminant de la face de la terre, comme on voit Élie en exterminer par centaines ; puis succombant eux-mêmes à leur tour, et faisant place à d’autres dominateurs du peuple. Jamais la poésie proprement dite n’a joué un si grand rôle dans le drame politique, dans les destinées de la civilisation. La raison ou la passion, selon qu’ils étaient faux ou vrais prophètes, ne parlait, par leur bouche, que la langue énergique et harmonieuse des images. Il n’y avait point d’orateurs comme à Athènes ou à Rome ; l’orateur est trop homme ! il n’y avait que des hymnes et des lamentations : le poëte est divin.

Quelle imagination ardente, colorée, délirante, ne suppose pas dans un pareil peuple une pareille domination de la parole chantée ? et comment s’étonner qu’indépendamment du haut sens religieux que ces poésies renfermaient, elles aient été un monument aussi accompli, aussi inimitable, de génie et de grâce ? Le prix des poëtes alors, c’était la société même. Leur inspiration leur soumettait le peuple ; ils l’entraînaient à leur gré au crime ou à l’héroïsme ; ils faisaient trembler les rois coupables ; leur jetaient la cendre sur le front, ou, réveillant le patriotisme dans le cœur de leurs concitoyens, ils les faisaient triompher de leurs ennemis, ou leur rappelaient, dans l’exil et dans l’esclavage, les collines de Sion et la liberté des enfants de Dieu. Je suis étonné que, parmi tous les grands drames que la poésie moderne a puisés dans l’histoire des Juifs, elle n’ait pas conçu encore ce drame merveilleux des prophètes. C’est un beau chant de l’histoire du monde.




Même date.


Je reviens de me promener seul sur les pentes embaumées du Carmel. J’étais assis sous un arbousier, un peu au-dessus du sentier à pic qui monte au sommet de la montagne et aboutit au couvent, regardant la mer qui me sépare de tant de choses et de tant d’êtres que j’ai connus et aimés, mais qui ne me sépare pas de leur souvenir. Je repassais ma vie écoulée, je me rappelais des heures pareilles passées sur tant de rivages divers et avec des pensées si différentes ; je me demandais si c’était bien moi qui étais là au sommet isolé du mont Carmel, à quelques lieues de l’Arabie et du désert, et pourquoi j’y étais ; et où j’allais ; et où je reviendrais ; et quelle main me conduisait ; et qu’est-ce que je cherchais sciemment, ou à mon insu, dans ces courses éternelles à travers le monde. J’avais peine à recomposer un seul être de moi-même avec les phases si opposées et si imprévues de ma courte existence ; mais les impressions si vives, si lucides, si présentes, de tous les êtres que j’ai aimés et perdus, retentissaient toutes avec une profonde angoisse dans le même cœur, et me prouvaient trop que cette unité, que je ne retrouvais pas dans ma vie, se retrouvait tout entière dans mon cœur ; et je sentais mes yeux se mouiller en regardant le passé, où je n’apercevais déjà que cinq ou six tombeaux, où mon bonheur s’était déjà cinq ou six fois englouti. Puis, selon mon instinct, quand mes impressions deviennent trop fortes et sont près d’écraser ma pensée, je les soulevais d’un élan religieux vers Dieu, vers cet infini qui reçoit tout, qui absorbe tout, qui rend tout ; je le priais, je me soumettais à sa volonté toujours bonne ; je lui disais : « Tout est bien, puisque vous l’avez voulu. Me voici encore ; continuez à me conduire par vos voies et non par les miennes ; menez-moi où vous voudrez et comme vous voudrez, pourvu que je me sente conduit par vous ; pourvu que vous vous révéliez de temps en temps à mes ténèbres par un de ces rayons de l’âme qui nous montrent, comme l’éclair, un horizon d’un moment au milieu de notre nuit profonde ; pourvu que je me sente soutenu par cette espérance immortelle que vous avez laissée sur la terre comme une voix de ceux qui n’y sont plus ; pourvu que je les retrouve en vous, et qu’ils me reconnaissent, et que nous nous aimions dans cette ineffable unité que nous formerions, vous, eux et nous ! Cela me suffit pour avancer encore, pour marcher jusqu’au bout dans ce chemin qui semble sans but. Mais faites que le chemin ne soit pas trop rude à des pieds déjà blessés ! »

Je me suis relevé plus léger, et me suis pris à cueillir des poignées d’herbes odoriférantes dont le Carmel est tout embaumé. Les Pères du couvent en font une espèce de thé plus parfumé que la menthe et la sauge de nos jardins. J’ai été distrait de mes pensées et de mon herborisation par le pas de deux ânes dont les fers retentissaient sur les rocs polis du sentier. Deux femmes, enveloppées de la tête aux pieds d’un long drap blanc, étaient assises sur les ânes ; un jeune homme tenait la bride du premier de ces animaux, et deux Arabes marchaient derrière, la tête chargée de larges corbeilles de roseaux, recouvertes de serviettes de mousseline brodée. C’était M. Malagamba, sa mère et sa sœur, qui montaient au monastère pour m’offrir des provisions de route qu’elles nous avaient préparées pendant la nuit. Une des corbeilles était remplie de petits pains jaunes comme l’or, et d’une saveur exquise ; précieuse rencontre dans une contrée où le pain est inconnu. L’autre était pleine de fruits de tous genres, de quelques bouteilles d’excellents vins de Chypre et du Liban, et de ces confitures innombrables, délices des Orientaux. Je reçus avec reconnaissance le présent de ces aimables femmes. J’envoyai les Arabes porter les corbeilles au monastère, et nous nous assîmes, pour causer un moment des infortunes de madame Malagamba. L’endroit était charmant : c’était sous deux ou trois grands oliviers qui ombragent un des bassins que la source du prophète Élie s’est creusée en tombant de roc en roc dans un petit ravin du mont Carmel. Les Arabes avaient étendu les tapis de leurs ânes sur le gazon qui entoure la source ; et les deux femmes, qui avaient repoussé leurs longs voiles sur leurs épaules, assises sur le divan du voyageur, au bord de l’eau, dans leur costume le plus riche et le plus éclatant, formaient un groupe digne de l’œil d’un peintre. J’étais assis moi-même, vis-à-vis d’elles, sur une corniche du rocher d’où tombait la source. Bien des larmes mouillèrent les yeux de madame Malagamba en repassant ainsi devant moi le temps de ses prospérités, et sa chute dans l’infortune, et ses misères présentes, et sa fuite de Saint-Jean d’Acre, et ses préoccupations maternelles sur l’avenir de son fils et de ses charmantes filles.

Mademoiselle Malagamba écoutait ce récit avec l’insouciance tranquille de la première jeunesse ; elle s’amusait à réunir en bouquets les fleurs sur lesquelles elle était assise : seulement, lorsque la voix de sa mère s’altérait en parlant, et que des larmes tombaient de ses yeux, sa fille passait son bras autour du cou de sa mère, et essuyait ses pleurs avec le mouchoir de mousseline brodée d’argent qu’elle tenait à la main ; puis, quand le sourire revenait sur le visage de sa mère, elle reprenait sa distraction enfantine, et assortissait de nouveau les nuances de son bouquet. Je promis à ces pauvres femmes de me souvenir d’elles et de leur hospitalité si inattendue, à mon retour en Europe, et de solliciter un peu d’avancement de mes amis à Turin pour le jeune agent consulaire de Kaïpha. L’espérance, quoique bien éloignée et bien incertaine, rentra dans le cœur de Madame Malagamba, et la conversation prit un autre tour. Nous parlâmes des mœurs du pays et de la monotonie de la vie des femmes arabes, dont les femmes européennes qui vivent en Arabie sont obligées de contracter aussi les habitudes. Mais Mademoiselle Malagamba et sa mère n’avaient jamais connu d’autre genre de vie, et s’étonnaient au contraire de ce que je leur racontais de l’Europe. Vivre pour un seul homme et d’une seule pensée dans l’intérieur de leurs appartements ; passer la journée sur un divan à tresser ses cheveux, à disposer avec grâce les nombreux bijoux dont elles se parent ; respirer l’air frais de la montagne ou de la mer, du haut d’une terrasse ou à travers les treillis d’une fenêtre grillée ; faire quelques pas sous les orangers et les grenadiers d’un petit jardin, pour aller rêver au bord d’un bassin que le jet d’eau anime de son murmure ; soigner le ménage, faire de ses mains la pâte du pain, le sorbet, les confitures ; une fois par semaine, aller passer la journée au bain public en compagnie de toutes les jeunes filles de la ville, et chanter quelques strophes des poëtes arabes en s’accompagnant sur la guitare : voilà toute la vie de l’Orient pour les femmes. La société n’existe pas pour elles ; aussi n’ont-elles aucune de ces passions factices de l’amour-propre que la société produit ; elles sont tout à l’amour quand elles sont jeunes et belles, et, plus tard, tout aux soins domestiques et à leurs enfants. Cette civilisation en vaut-elle une autre ?

Comme nous étions à causer ainsi de choses au hasard, mon drogman, jeune homme né en Arabie et très-versé dans les lettres arabes, me cherchait aux alentours du monastère, et me découvrit auprès de la fontaine ; il m’amenait un autre jeune Arabe qui avait appris mon arrivée à Kaïpha, et qui était venu de Saint-Jean d’Acre pour faire connaissance avec un poëte de l’Occident. Ce jeune homme, né dans le Liban et élevé à Alep, était célèbre déjà par son talent poétique. J’en avais souvent entendu parler moi-même, et je m’étais fait traduire plusieurs de ses compositions. Il m’en apportait quelques-unes, dont je donnerai plus loin la traduction. Il s’assit avec nous auprès de la fontaine, et nous causâmes assez longtemps, avec l’aide de mon drogman. Cependant le jour baissait, il fallait nous séparer. « Puisque nous sommes ici deux poëtes, lui dis-je, et que le hasard nous réunit de deux points du monde si opposés dans un lieu si charmant, dans une si belle heure, et en présence d’une beauté si accomplie, nous devrions consacrer, chacun dans notre langue, par quelques vers, notre rencontre et les impressions que ce moment nous inspire. » Il sourit ; il tira de sa ceinture l’écritoire et la plume de roseau, qui ne quittent pas plus un écrivain arabe que le sabre ne quitte le cavalier. Nous nous écartâmes tous les deux de quelques pas, pour aller méditer un moment nos vers. Il eut fini bien avant moi. Voici ses vers, et voici les miens. On y reconnaîtra le caractère des deux poésies ; mais je n’ai pas besoin d’avertir combien toutes les langues perdent à passer dans une autre.

« Dans les jardins de Kaïpha, il y a une fleur que le rayon du soleil cherche à travers le treillis des feuilles de palmier.

» Cette fleur a des yeux plus doux que la gazelle, des yeux qui ressemblent à une goutte d’eau de la mer dans un coquillage.

» Cette fleur a un parfum si enivrant, que le scheik qui s’enfuit devant la lance d’une autre tribu, sur sa jument plus rapide que la chute des eaux, la sent au passage, et s’arrête pour la respirer.

» Le vent de simoun enlève des habits du voyageur tous les autres parfums ; mais il n’enlève jamais du cœur l’odeur de cette fleur merveilleuse.

» On la trouve au bord d’une source qui coule sans murmure à ses pieds.

» Jeune fille, dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur. »

Voici ceux que je rapportai moi-même, et que je fis traduire aussitôt en arabe par mon drogman :


 
Fontaine au bleu miroir, quand sur ton vert rivage
La rêveuse Lilla dans l’ombre vient s’asseoir,
Et sur tes flots penchée y jette son image,
Comme au golfe immobile une étoile du soir,

D’un mobile frisson tes flots dormants se plissent,
On n’en voit plus le fond de sable ou de roseaux ;
Mais de charme et de jour tes ondes se remplissent,
Et l’œil ne cherche plus son ciel que dans tes eaux !

 

Tu n’es plus qu’un reflet de ravissantes choses,
Yeux bleus comme ces fleurs qui bordent ton bassin,
Dents de nacre riant entre des lèvres roses,
Globes qu’un souffle pur soulève avec le sein,

Cheveux nattés de fleurs et que leur poids fait pendre,
Anneaux qui de ses doigts relèvent le carmin,
Perles brillant sous l’onde et que l’on croit y prendre,
Comme son sable d’or, en y plongeant la main.

Ma main s’étend sur toi, source où cette ombre nage,
De peur que par le vent tout ne soit effacé ;
Et mes lèvres voudraient, jalouses du rivage,
Boire ces flots heureux où l’image a passé !

Mais quand Lilla, riant, se lève et suit sa mère,
Ce n’est plus qu’un peu d’eau dans un bassin obscur.
Je goûte en vain les flots du doigt ; l’onde est amère,
Et la vase et l’insecte en ternissent l’azur.

Eh bien ! ce que tu fais pour ces flots, jeune fille,
Sur mon âme à jamais la beauté le produit :
Il y fait joie et jour tant que son œil y brille ;
Dès que son œil se voile, hélas ! il y fait nuit.


Or, la jeune fille pour qui nous venions de faire ces vers, en français et en arabe littéral, n’entendait ni le français ni l’arabe, et ne comprenait qu’un peu l’italien.




23 octobre 1832.


Au lever du soleil, nous avons quitté, frais et dispos, le couvent du mont Carmel et ses deux excellents religieux, et nous nous sommes acheminés par des sentiers escarpés qui descendent du cap à la mer. Là, nous sommes entrés dans le désert ; il règne entre la mer de la Syrie, dont les côtes ici sont en général plates, sablonneuses et découpées en petits golfes, et les montagnes qui font suite au mont Carmel. Ces montagnes s’abaissent, par degrés insensibles, en se rapprochant de la Galilée ; elles sont noires et nues ; les rochers percent souvent l’enveloppe de terre et d’arbustes qui leur reste ; leur aspect est sombre et morne ; elles n’ont que leur vêtement de lumière éblouissante et la majesté idéale du passé qui les entoure ; de temps en temps la chaîne, qu’elles continuent pendant environ dix lieues, est brisée, et quelque vallée peu profonde s’entr’ouvre au regard ; au fond ou sur les flancs d’une de ces vallées, nous voyons distinctement les restes d’un château fort, et un grand village arabe qui s’étend sous les murs du château ; la fumée des maisons s’élève et serpente le long des flancs du Carmel, et de longues files de chameaux, de chèvres noires et de vaches rouges, se prolongent du village dans la plaine que nous traversons ; quelques Arabes à cheval, armés de lances et vêtus seulement de leur couverture de laine blanche, les jambes et les bras nus, marchent en tête et en flanc de ces caravanes de pasteurs qui vont mener les troupeaux à la seule source que nous ayons rencontrée depuis quatre heures. Les sources ont été découvertes et creusées autrefois par les habitants des villes situées toutes au bord de la mer : les Arabes actuels ont abandonné ces villes depuis des siècles ; il n’y reste que la fontaine, et ils font tous les jours ce voyage d’une heure ou deux, pour venir chercher l’eau et abreuver des troupeaux. Nous avons marché tout le jour sur des débris de murailles, sur des mosaïques qui percent le sable ; la route est jalonnée de ruines qui attestent la splendeur et l’immense population de ces rivages dans les temps reculés.

Nous avions depuis le matin à l’horizon devant nous, au bord de la mer, une immense colonne sur laquelle les rayons du soleil étaient répercutés, et qui semblait grandir et sortir des flots à mesure que nous avancions. En approchant, nous reconnaissons que cette colonne est une masse confuse de magnifiques ruines appartenant à différentes époques ; nous distinguons d’abord une immense muraille, toute semblable, par sa forme, sa couleur, et la taille des pierres, à un pan du Colisée à Rome. Cette muraille, d’une prodigieuse hauteur, se dresse, seule et échancrée, sur un monceau d’autres ruines de constructions grecques et romaines : bientôt nous découvrons, au delà de ce pan de mur, les restes élégants et découpés à jour, comme une dentelle de pierre, d’un monument moresque, église ou mosquée, ou peut-être tous les deux tour à tour ; puis une série d’autres débris debout, et d’une belle conservation, de plusieurs autres constructions antiques. Le chemin de sable que suivaient nos moukres nous menait assez près de ces curieux débris du passé, dont nous ignorions complétement l’existence, le nom et la date.

À environ un demi-mille de ce groupe de monuments, la côte de la mer s’élève et le sable se change en rocher ; ce rocher a été taillé partout par la main des hommes sur une étendue d’environ un mille de circuit : on dirait une ville primitive creusée dans le roc avant que les hommes eussent appris l’art d’arracher la pierre à la terre et de s’élever des demeures à sa surface. C’est en effet une des villes souterraines dont parlent les premières histoires, ou tout au moins une de ces vastes nécropoles, ville des morts, qui creusaient en tout sens la terre ou le rocher aux environs des grandes cités des vivants ; mais la forme des rochers et des cavernes sans nombre taillées dans leurs flancs indique plutôt, à mon avis, la demeure des vivants. Ces cavernes sont vastes, les portes en sont élevées ; des escaliers nombreux et larges conduisent à ces portes ; des fenêtres sont percées aussi dans la roche vive pour donner de la lumière à ces habitations, et ces portes et ces fenêtres donnent sur des rues taillées profondément dans les entrailles de la colline. Nous avons suivi plusieurs de ces rues profondes et larges, et où des ornières indiquent la trace de la roue des chars. Une multitude d’aigles, de vautours, et des nuées innombrables d’étourneaux, s’élevaient, à notre approche, de l’ombre de ces rochers creusés ; des arbustes grimpants, des fleurs pariétaires, des touffes de myrte et de figuier, ont pris racine dans la poussière de ces rues de pierres, et tapissent ces longues avenues. Dans quelques endroits, les anciens habitants avaient entièrement fendu la colline avec le ciseau, et percé des canaux qui laissent venir l’eau de la mer, et permettent au regard d’embrasser une partie du golfe qu’elle forme derrière la ville. C’est un paysage d’un caractère entièrement neuf, à la fois grave et dur comme le rocher, riant et lumineux comme ces percées aériennes sur le bleu de la mer, et comme ces forêts de plantes nées d’elles-mêmes dans les fentes du granit.

Nous marchâmes quelque temps dans ces labyrinthes merveilleux, et nous arrivâmes enfin au pied de la grande muraille et des monuments moresques que nous avions devant nous ; là, nous nous arrêtâmes un instant pour délibérer. Ces ruines ont une mauvaise renommée ; c’est là que se cachent souvent des bandes d’Arabes voleurs qui pillent et massacrent les caravanes. On nous avait avertis à Kaïpha de les éviter, ou de les passer en ordre de bataille, et sans permettre à aucun de nos hommes de s’écarter du corps de la caravane. La curiosité l’avait emporté ; nous n’avions pu résister au désir de visiter des monuments dont l’histoire ancienne et moderne ne connaît rien : nous ignorions s’ils étaient déserts ou habités. Arrivés au pied des murs d’enceinte qui les enveloppent encore, nous aperçûmes la brèche par laquelle nous devions y pénétrer. Au même moment, un groupe d’Arabes à cheval parut, la lance à la main, sur le sable qui nous séparait encore de l’entrée, et fondit sur nous : nous fûmes surpris, mais nous étions prêts ; nous avions à la main nos fusils à deux coups chargés et armés, et des pistolets à la ceinture. Nous avançâmes sur les Arabes, ils s’arrêtèrent court ; je me détachai de la caravane, en lui ordonnant de rester sous les armes ; je m’avançai avec mes deux compagnons et mon drogman ; nous parlementâmes ; et le scheik avec ses principaux cavaliers nous escortèrent eux-mêmes jusqu’à la brèche, en donnant ordre aux Arabes de l’intérieur de nous respecter, et de nous laisser examiner les monuments. Je jugeai prudent néanmoins de ne laisser entrer avec nous qu’une partie de mon monde ; le reste demeura campé à une portée de fusil du tertre, prêt à venir à notre secours si nous fussions tombés dans une embûche. Cette précaution n’était pas inutile, car nous trouvâmes dans l’intérieur des murs une population de deux à trois cents Arabes Bédouins, y compris les femmes et les enfants. Il n’y a qu’une issue pour sortir de ces ruines, et nous aurions été facilement pris et égorgés, si ces barbares n’eussent été tenus en respect par la force qui nous restait dehors, et qu’ils pouvaient supposer plus considérable qu’elle ne l’était réellement : nous avions eu soin de ne pas montrer tout notre monde, et quelques moukres étaient restés exprès en arrière, campés sur un mamelon où l’on pouvait les apercevoir.

Aussitôt que nous eûmes franchi la brèche, nous nous trouvâmes dans un dédale de sentiers tournant autour des débris écroulés de la grande muraille et des autres édifices antiques que nous découvrions successivement. Ces sentiers ou ces rues n’avaient aucune percée régulière : mais le pied des Arabes, des chameaux et des chèvres, les avait tracés au hasard parmi ces décombres. Les familles de la tribu n’avaient elles-mêmes rien édifié ; elles avaient profité seulement de toutes les cavités que la chute des pierres gigantesques avait formées çà et là, pour s’y abriter, les unes à l’ombre même des fûts des colonnes ou des chapiteaux arrêtés dans leur chute par d’autres débris ; les autres, par un morceau d’étoffe de poil de chèvre noire, tendu d’un pilier à l’autre, et formant ainsi le toit.

Le scheik lui-même, ses femmes et ses enfants, qui occupaient sans doute le palais du village, avaient tous leur demeure à l’entrée de la ville, dans les décombres d’un temple romain, sur un tertre très-élevé, au-dessus du sentier où nous entrions, et leur maison était formée par un bloc immense de pierre sculptée qui pendait presque perpendiculairement, appuyé par un de ses angles sur d’autres blocs roulés pêle-mêle, et comme arrêtés dans leur chute. Ce chaos de pierres semblait véritablement s’écrouler encore, et prêt à écraser les femmes et les enfants du scheik, qui montraient leurs têtes au-dessus de nous, hors de cette caverne artificielle. Les femmes n’étaient pas voilées ; elles n’avaient pour vêtement qu’une chemise de coton bleu, qui laisse la poitrine découverte et les jambes nues ; cette chemise est serrée autour du corps par une ceinture de cuir. Ces femmes nous parurent belles, malgré les anneaux qui perçaient leurs narines, et les tatouages bizarres dont leurs joues et leur gorge étaient sillonnées. Les enfants étaient nus, assis ou à cheval sur les blocs de pierres taillées qui formaient la terrasse de ces effrayantes demeures ; et quelques chèvres noires, aux longues oreilles pendantes, étaient grimpées, à côté des enfants, sur la porte de ces grottes, et nous regardaient passer, ou bondissaient au-dessus de nos têtes, en franchissant d’un bloc à l’autre le sentier profond où nous marchions. Nous vîmes quelques chameaux couchés çà et là dans le creux frais formé par les interstices des débris, et dressant leur tête pensive et calme au-dessus des tronçons de colonnes et de chapiteaux éboulés. À chaque pas, la scène était nouvelle, et attirait plus vivement notre attention. Un peintre trouverait mille sujets d’un pittoresque inconnu dans la forme sans cesse neuve et inattendue dont les demeures de la tribu sont mêlées et confondues avec les restes des théâtres, des bains, des églises, des mosquées, qui jonchent ce coin de terre. Moins l’homme a travaillé pour se créer un asile dans ce chaos d’une ville renversée, plus ces habitations sont improvisées par le hasard bizarre de la chute des monuments, plus aussi la scène est poétique et frappante. Des femmes trayaient leurs chèvres sur les gradins de l’amphithéâtre ; des troupeaux de moutons sautaient un à un de la fenêtre en ogive du palais d’un émir ou d’une église gothique de l’époque des croisés. Des scheiks accroupis fumaient leurs pipes sous l’arche ciselée d’un arc romain, et des chameaux avaient leurs longes attachées aux colonnettes moresques de la porte d’un harem. Nous descendîmes de cheval pour visiter en détail les principaux restes.

Les Arabes nous firent de grandes difficultés quand nous témoignâmes la volonté d’entrer dans l’enceinte du grand temple qui est au bout de la ville, sur un rocher au bord de la mer. Il nous fallut une contestation nouvelle à chaque cour, à chaque mur que nous avions à franchir pour y pénétrer ; nous fûmes obligés d’employer même la menace pour les forcer à nous céder le passage. Les femmes et les enfants s’éloignèrent, en nous lançant des imprécations ; le scheik se retira un moment, et les autres Arabes montrèrent sur leurs figures et dans leurs gestes tous les signes du mécontentement ; mais l’air d’indécision et de timidité mal déguisé que nous aperçûmes aussi dans leurs manières nous encouragea à insister, et nous entrâmes, moitié de gré, moitié de force, dans l’intérieur même de ce dernier et de ce plus étonnant des monuments.

Je ne puis dire ce que c’est ; il y a de tout dans sa construction, dans sa forme et dans ses ornements ; je penche à croire que c’est un temple antique que les croisés ont converti en église à l’époque où ils possédèrent Césarée de Syrie et les rivages qui l’avoisinent, et que les Arabes ont converti plus tard en mosquée. Le temps, qui se joue de l’œuvre et des pensées des hommes, le convertit maintenant en poussière, et le genou du chameau se plie sur ces dalles où les genoux de trois ou quatre générations de religion se sont pliés tour à tour devant des dieux différents. Les bases de l’édifice sont évidemment d’architecture grecque d’une époque de décadence ; à la naissance des voûtes, l’architecture prend le type moresque ; des fenêtres, primitivement corinthiennes, ont été converties, avec beaucoup d’art et de goût, en fenêtres moresques à ogives et à légères colonnes accouplées ; ce qui subsiste des voûtes est brodé d’arabesques d’un fini et d’une délicatesse exquis. L’édifice a huit faces, et chacun des enfoncements produits par cette forme octogone renfermait sans doute un autel, si l’on en juge par les niches qui décorent la partie des murs où ces autels devaient être appuyés. La partie centrale du monument était occupée aussi par un principal autel ; on le devine aisément à l’élévation du terrain dans cet endroit du temple. Cette élévation doit être produite par les marches qui entouraient l’autel. Les pans de cette église sont à demi écroulés, et laissent à l’œil des échappées de vue sur la mer et les écueils qui la bordent ; des plantes grimpantes pendent en touffes de feuillage et de fleurs du haut des voûtes déchirées, et des oiseaux au collier rouge, et des nuées de petites hirondelles bleues, gazouillaient dans ces bosquets aériens, ou voltigeaient le long des corniches. La nature reprend son hymne là où l’homme a fini le sien.

En sortant de ce temple inconnu, nous parcourûmes à pied les différentes ruelles du village, trouvant à chaque pas des débris curieux et des scènes inattendues, formées par ce mélange de mœurs sauvages avec les beaux témoignages de civilisations mortes. Nous vîmes un grand nombre de femmes et de filles arabes occupées, dans les petites cours de leurs cahutes, aux différentes occupations de la vie pastorale : les unes tissaient des étoffes de poil de chèvre ; les autres étaient employées à moudre l’orge ou à faire cuire le riz ; elles sont généralement très-belles, grandes, fortes, le teint brûlé par le soleil, mais avec l’apparence de la vigueur et de la santé. Leurs cheveux noirs étaient couverts de piastres d’argent enfilées ; elles avaient des boucles d’oreilles et des colliers garnis du même ornement ; elles jetaient des cris de surprise en nous voyant passer, et nous suivaient jusqu’à d’autres maisons. Aucun des Arabes ne nous offrit le moindre présent ; nous ne jugeâmes pas devoir en offrir nous-mêmes. Nous sortîmes avec précaution de l’enceinte ; personne de la tribu ne nous suivit, et nous allâmes planter nos tentes à un quart de lieue de la grande muraille, au fond d’un petit golfe entouré aussi de murs antiques, et qui fut jadis le port de cette ville inconnue. La chaleur était de trente-deux degrés ; nous nous baignâmes dans la mer, à l’ombre d’un vieux môle que la vague n’a pas encore complétement emporté, pendant que nos saïs dressaient nos tentes, donnaient un peu d’orge à nos chevaux, et allumaient le feu contre une arche qui servit sans doute de porte à ce port.

Les Arabes appellent ce lieu d’un nom qui veut dire rocher coupé. Les croisés le nomment dans leurs chroniques Castel Peregrino (Château des Pèlerins) ; mais je n’ai pu découvrir le nom de la ville intermédiaire, grecque, juive ou romaine, à laquelle appartenaient les grands restes qui nous avaient attirés. Le lendemain, nous continuâmes à longer les rives de la mer jusqu’à Césarée, où nous arrivâmes vers le milieu du jour ; nous avions traversé le matin un fleuve que les Arabes appellent Zirka, et qui est le fleuve des Crocodiles, de Pline.

Césarée, l’ancienne et splendide capitale d’Hérode, n’a plus un seul habitant ; ses murailles, relevées par saint Louis pendant sa croisade, sont néanmoins intactes, et serviraient encore aujourd’hui de fortifications excellentes à une ville moderne. Nous franchîmes le fossé profond qui les entoure, sur un pont de pierre à peu près au milieu de l’enceinte, et nous entrâmes dans le dédale de pierres, de caveaux entr’ouverts, de restes d’édifices, de fragments de marbre et de porphyre, dont le sol de l’ancienne ville est jonché. Nous fîmes lever trois chacals du sein des décombres qui retentissaient sous les pieds de nos chevaux ; nous cherchions la fontaine qu’on nous avait indiquée, nous la trouvâmes avec peine à l’extrémité orientale de ces ruines ; nous y campâmes.

Vers le soir, un jeune pasteur arabe y arriva avec un troupeau innombrable de vaches noires, de moutons et de chèvres ; il passa environ deux heures à puiser constamment de l’eau de la fontaine pour abreuver ces animaux, qui attendaient patiemment leur tour, et se retiraient en ordre après avoir bu, comme s’ils eussent été dirigés par des bergers. Cet enfant, absolument nu, était monté sur un âne ; il sortit le dernier des ruines de Césarée, et nous dit qu’il venait ainsi tous les jours, d’environ deux lieues, conduire à l’abreuvoir les troupeaux de sa tribu, établie dans la montagne. Voilà la seule rencontre que nous fîmes à Césarée, dans cette ville où Hérode, suivant Josèphe, avait accumulé toutes les merveilles des arts grecs et romains, où il avait creusé un port artificiel qui servait d’abri à toute la marine de Syrie. Césarée est la ville où saint Paul fut prisonnier, et fit, pour sa défense et celle du christianisme naissant, cette belle harangue conservée dans le vingt-sixième chapitre des Actes des Apôtres. Cornélius le centurion et Philippe l’évangéliste étaient de Césarée, et c’est aussi du port de Césarée que les apôtres s’embarquèrent pour aller semer la parole évangélique dans la Grèce et en Italie.

Nous passons la soirée à parcourir les masures de la ville, et à recueillir des fragments de sculpture, que nous sommes obligés de laisser ensuite sur la place, faute de moyens de transport. — Belle nuit passée à l’abri de l’aqueduc de Césarée.

Route continuée à travers un désert de sable, couvert en quelques endroits d’arbustes et même de forêts de chênes verts qui servent de repaire aux Arabes. M. de Parseval s’endort à cheval ; la caravane le devance ; nous nous apercevons qu’il est en arrière ; deux coups de fusil retentissent dans le lointain : nous partons au galop pour aller à son secours, en tirant nous-mêmes des coups de pistolet, afin d’effrayer les Arabes. Heureusement il n’avait point été attaqué ; il avait tiré ses deux coups sur des gazelles qui traversaient la plaine. Nous arrivons le soir, sans avoir rencontré une seule goutte d’eau, près du village arabe de El-Mukhalid. Un immense sycomore, jeté comme une tente naturelle, sur le flanc d’une colline nue et poudreuse, nous attire et nous sert d’abri. Nos Arabes vont au village demander le chemin de la fontaine ; on la leur indique ; nous y courons tous. Nous buvons, nous nous baignons la tête et les bras ; nous revenons à notre camp, où notre cuisinier a allumé le feu au pied de l’arbre. Son tronc est déjà calciné par les feux successifs des milliers de caravanes qui ont goûté successivement son ombre. Toutes nos tentes et tous nos chevaux sont à l’abri de ses rameaux immenses. Le scheik de El-Mukhalid vient m’apporter des melons ; il s’assied sous ma tente, et me demande des nouvelles d’Ibrahim-Pacha, et quelques remèdes pour lui et pour ses femmes. Je lui donne quelques gouttes d’eau de Cologne, et l’engage à souper avec nous. Il accepte. Nous avons toutes les peines du monde à le congédier.

La nuit est brûlante. Je ne puis tenir sous la tente ; je me lève, et vais m’asseoir auprès de la fontaine, sous un olivier. La lune éclaire toute la chaîne des montagnes de Galilée, qui ondule gracieusement à l’horizon, à deux lieues environ de l’endroit où je suis campé. C’est la plus belle ligne d’horizon qui ait encore frappé mes regards. Les premières branches de lilas de Perse qui pendent en grappes au printemps n’ont pas une teinte violette plus fraîche et plus nuancée que ces montagnes à l’heure où je les contemple. À mesure que la lune monte et s’en approche, leur nuance s’assombrit et devient plus pourpre ; les formes en paraissent mobiles comme celles des grandes vagues qu’on voit par un beau coucher du soleil en pleine mer. Toutes ces montagnes ont de plus un nom et un récit dans la première histoire que nos yeux d’enfants ont lue sur les genoux de notre mère. Je sais que la Judée est là, avec ses prodiges et ses ruines ; que Jérusalem est assise derrière un de ces mamelons ; que je n’en suis plus séparé que par quelques heures de marche ; que je touche ainsi à un des termes les plus désirés de mon long voyage. Je jouis de cette pensée, comme l’homme jouit toujours toutes les fois qu’il touche à un des buts, même insignifiants, qu’une passion quelconque lui a assignés ; je reste une ou deux heures à graver ces lignes, ces couleurs, ce ciel transparent et rosé, cette solitude, ce silence, dans mon souvenir.

L’humidité de la nuit tombe, et mouille mon manteau ; je rentre dans la tente, et je m’endors. Il y avait à peine une heure que j’étais endormi, quand je fus réveillé par un léger bruit ; je me soulève sur le coude, et je regarde autour de moi. Un des coins du rideau de la tente était relevé pour laisser entrer la brise de la nuit ; la lune éclairait en plein l’intérieur ; je vois un énorme chacal qui entrait avec précaution, et regardait de mon côté avec ses yeux de feu ; je saisis mon fusil, le mouvement l’effraye, il part au galop. Je me rendors. Réveillé une seconde fois, je vois le chacal à mes pieds, fouillant du museau les plis de mon manteau, et prêt à saisir mon beau lévrier qui dormait sur la même natte que moi ; charmant animal, qui ne m’a pas quitté un jour depuis huit ans, et que je défendrais, comme une part de ma vie, au péril de mes jours. Je l’avais recouvert heureusement d’un pan du manteau, et il dormait si profondément qu’il n’avait rien entendu, rien senti, et ne se doutait pas du danger qu’il courait : une seconde plus tard, le chacal l’emportait, et l’égorgeait dans son terrier. Je jette un cri, mes compagnons s’éveillent ; j’étais déjà hors de la tente, et j’avais tiré un coup de fusil ; mais le chacal était loin, et le lendemain aucune trace de sang ne témoignait de ma vengeance.

Nous partons aux premiers rayons qui blanchissent les collines de Judée ; nous suivons des collines ondoyantes hors de la vue de la mer ; la chaleur nous fatigue beaucoup, et le silence le plus profond règne dans toute la marche ; à onze heures nous arrivons, accablés de soif et de lassitude, près des rives escarpées d’un fleuve qui roule lentement des eaux sombres entre deux falaises bordées de longs roseaux : il faut toucher ses eaux pour les apercevoir. Des troupeaux de buffles sauvages sont couchés dans les roseaux et dans le fleuve, et montrent leurs têtes hors des flots ; immobiles, ils passent ainsi les heures brûlantes du jour. Ils nous regardent sans faire un mouvement ; nous traversons à gué le fleuve, et nous atteignons un kan abandonné. Ce fleuve est nommé aujourd’hui par les Arabes Nahr-El-Arsouf. L’ancienne Apollonie devait être placée à peu près ici, à moins que sa situation ne soit déterminée par un autre fleuve que nous traversâmes une heure après, et qu’on appelle maintenant Nahr-El-Petras.

Nous nous étendons sur nos nattes, sous les caves fraîches et sombres qui restent seules de l’ancien kan. À peine étions-nous assis autour d’un plat de riz froid que le cuisinier nous avait apporté pour déjeuner, qu’un énorme serpent de huit pieds de long, et gros comme le bras, sortit d’un des trous du vieux mur qui nous abritait, et vint se déplier entre nos jambes : nous nous précipitâmes pour le fuir vers l’entrée du souterrain ; il y fut avant nous, et se perdit lentement, en faisant vibrer sa queue comme la corde d’un arc, dans les roseaux qui bordaient le fleuve. Sa peau était du plus beau bleu foncé. Nous répugnions à reprendre notre gîte ; mais la chaleur était si forte qu’il fallut nous y résigner, et nous nous endormîmes sur nos selles, sans souci des visites semblables qui pourraient interrompre notre sommeil.

À quatre heures après midi, nous remontons à cheval. J’aperçois sur un monticule, à peu de distance du fleuve, un cavalier arabe, un fusil à la main, et accompagné d’un jeune esclave à pied. Le cavalier arabe semblait chasser : il arrêtait à chaque instant son cheval, et nous regardait défiler avec un air d’incertitude et de préoccupation. Tout à coup il met sa jument au galop, s’avance sur moi, et, m’adressant la parole en italien, il me demande si je ne suis pas le voyageur qui parcourt en ce moment l’Arabie, et dont les consuls européens ont annoncé la prochaine arrivée à Jaffa. Je me nomme, il saute à bas de son cheval et veut me baiser la main. « Je suis, nous dit-il, le fils de M. Damiani, vice-consul de France à Jaffa. Prévenu de votre arrivée par des lettres apportées de Saïde par un bâtiment anglais, je viens depuis plusieurs jours à la chasse des gazelles de ce côté, pour vous découvrir et vous conduire à la maison de mon père. Notre nom est italien, notre famille est originaire d’Europe ; depuis un temps immémorial elle est établie en Arabie : nous sommes Arabes, mais nous avons le cœur français, et nous regarderions comme une honte et comme une insulte à nos sentiments, si vous acceptiez l’hospitalité d’une autre maison que la nôtre. Souvenez-vous que nous vous avons touché les premiers, et qu’en Orient celui qui touche le premier un étranger a le droit d’être son hôte. Je vous en préviens, ajouta-t-il, parce que beaucoup d’autres maisons de Jaffa ont été informées de votre passage par des lettres venues sur le même bâtiment, et vont accourir au-devant de vous aussitôt que mon esclave aura informé la ville de votre approche. »

À peine avait-il terminé son discours, qu’il dit quelques mots en arabe au jeune esclave, et que celui-ci, montant sur la jument de son maître, avait disparu en un clin d’œil derrière les monticules de sable qui bornaient l’horizon. Je fis donner à M. Damiani un de mes chevaux de main qui m’accompagnait sans être monté, et nous prîmes lentement la route de Jaffa, que nous n’apercevions pas encore. Après deux heures de marche, nous vîmes, de l’autre côté d’un fleuve qui nous restait à franchir, une trentaine de cavaliers revêtus des plus riches costumes et d’armes étincelantes, et montés sur des chevaux arabes de toute beauté, qui caracolaient sur la plage du fleuve. Ils lancèrent leurs chevaux jusque dans l’eau, en poussant des cris et en tirant des coups de pistolet pour nous saluer : c’étaient les fils, les parents, les amis des principaux habitants de Jaffa, qui venaient au-devant de nous. Chacun d’eux s’approcha de moi, me fit son compliment, auquel je répondis par l’organe de mon drogman, ou en italien pour ceux qui l’entendaient. Ils se rangèrent autour de nous, et, courant çà et là sur le sable, ils nous donnèrent le spectacle de ces courses de djérid, où les cavaliers arabes déploient toute la vigueur de leurs chevaux et toute l’adresse de leurs bras. Nous approchions de Jaffa, et la ville commençait à se lever devant nous sur la colline qui s’avance dans la mer. Le coup d’œil en est magique quand on l’aborde de ce côté du désert. Les pieds de la ville sont baignés au couchant par la mer, qui déroule toujours là d’immenses lames écumeuses sur des écueils qui forment l’enceinte de son port ; du côté du nord, celui par lequel nous arrivions, elle est entourée de jardins délicieux, qui semblent sortir par enchantement du désert, pour couronner et ombrager ses remparts : on marche sous la voûte élevée et odorante d’une forêt de palmiers, de grenadiers chargés de leurs étoiles rouges, de cèdres maritimes au feuillage de dentelle, de citronniers, d’orangers, de figuiers, de limoniers, grands comme des noyers d’Europe, et pliant sous leurs fruits et sous leurs fleurs ; l’air n’est qu’un parfum soulevé et répandu par la brise de la mer ; le sol est tout blanc de fleurs d’oranger, et le vent les balaye comme chez nous les feuilles mortes en automne ; de distance en distance des fontaines turques en mosaïque de marbres de diverses couleurs, avec des tasses de cuivre attachées à des chaînes, offrent leur eau limpide au passant, et sont toujours entourées d’un groupe de femmes qui se lavent les pieds et puisent l’eau dans des urnes aux formes antiques. La ville élève ses blancs minarets, ses terrasses crénelées, ses balcons en ogive moresque, du sein de cet océan d’arbustes embaumés, et se détache, à l’orient, du fond blanc de sable qu’étend immédiatement derrière elle l’immense désert qui la sépare de l’Égypte.

C’est près d’une de ces fontaines que nous découvrîmes tout à coup une troisième cavalcade, à la tête de laquelle s’avançait, sur une jument blanche, M. Damiani le père, agent consulaire de plusieurs nations européennes, et l’un des personnages les plus importants de Jaffa. Son costume grotesque nous fit sourire : il était vêtu d’un vieux cafetan bleu de ciel, doublé d’hermine, et serré par une ceinture de soie cramoisie ; ses jambes nues sortaient d’un large pantalon de mousseline sale, et il était coiffé d’un immense chapeau à trois cornes, lissé par les années et imbibé de sueur et de poussière, attestant de nombreux services pendant la campagne d’Égypte. Mais l’excellent accueil et la cordialité patriarcale de notre vieux vice-consul arrêtèrent le sourire sur nos lèvres, et ne laissèrent place dans nos cœurs qu’à la reconnaissance que nous lui témoignâmes. Il était accompagné de plusieurs de ses gendres et de ses enfants et petits-enfants, tous à cheval comme lui. Un de ses petits-fils, enfant de douze à quatorze ans, qui caracolait sur une jument arabe, sans bride, autour de son grand-père, est bien la plus admirable figure d’enfant que j’aie vue de ma vie.

M. Damiani marcha devant nous, et nous conduisit, au milieu d’une immense population pressée autour de nos chevaux, jusqu’à la porte de sa maison, où nos nouveaux amis nous saluèrent et nous laissèrent aux soins de notre hôte.

La maison de M. Damiani est petite, mais admirablement assise au sommet de la ville, et dominant les trois horizons de la mer, de la côte de Gaza et d’Ascalon vers l’Égypte, et du rivage de Syrie du côté du nord. Les chambres sont entourées et surmontées de terrasses découvertes où joue la brise de mer, et d’où l’on découvre, à dix lieues en mer, la moindre voile qui traverse le golfe de Damiette. Ces chambres n’ont pas de fenêtres, le climat les rend superflues : l’air a toujours la tiédeur de nos plus belles journées de printemps ; un mauvais abat-jour mal joint est le seul rempart que l’on interpose entre le soleil et soi. On partage avec les oiseaux du ciel ces demeures que l’homme s’est préparées : et dans le salon de M. Damiani, sur les étagères de bois qui règnent autour de l’appartement, des centaines de petites hirondelles au collier rouge étaient posées à côté des porcelaines de la Chine, des tasses d’argent et des tuyaux de pipe qui décorent les corniches. Elles voltigeaient tout le jour au-dessus de nos têtes, et venaient, pendant le souper, se suspendre jusque sur les branches de cuivre de la lampe qui éclairait le repas.

La famille se compose de M. Damiani père, figure indécise entre le patriarche et le marchand italien, mais où le patriarche prédomine ; de Madame Damiani la mère, belle femme arabe, mère de douze enfants, mais conservant encore dans ses formes et dans son teint l’éclat et la fraîcheur de la beauté turque ; de plusieurs jeunes filles presque toutes d’une beauté remarquable, et de trois fils, dont nous connaissons déjà l’aîné. Les deux autres furent pour nous de la même prévenance et de la même utilité. Les femmes ne montaient pas dans les appartements. Elles ne parurent qu’une fois en habits de cérémonie et couvertes de leurs plus riches bijoux, et se mirent à table à un seul repas avec nous. Le reste du temps, elles étaient occupées à nous préparer nos repas dans une petite cour intérieure, où nous les apercevions en sortant de la maison et en y entrant. Les jeunes gens, élevés dans le respect que les coutumes orientales commandaient aux fils pour leur père, ne s’asseyaient jamais non plus avec nous pendant le repas. Ils se tenaient debout derrière leur père, et veillaient à ce que rien ne manquât aux convives.

À peine entrés dans la maison, nous reçûmes la visite d’un grand nombre d’habitants du pays, qui vinrent nous féliciter et nous offrir leurs services. On prit le café, on apporta les pipes, et la soirée se passa dans les conversations, intéressantes pour nous, que notre curiosité provoquait. Le gouverneur de Jaffa, que j’avais envoyé complimenter par mon interprète, ne tarda pas à venir lui-même nous rendre visite. C’était un jeune et bel Arabe, revêtu du plus riche costume, et dont les manières et le langage attestaient la noblesse du cœur et l’élégance exquise des habitudes. J’ai peu vu de plus belles têtes d’homme. Sa barbe noire et soignée descendait en ondes luisantes et s’étendait en éventail sur sa poitrine ; sa main, dont les doigts étincelaient d’énormes diamants, jouait sans cesse dans les flots de cette barbe, et y passait et repassait constamment pour l’assouplir et la peigner. Son regard était fier, doux et ouvert, comme le regard de tous les Turcs en général. On sent que ces hommes n’ont rien à cacher ; ils sont francs parce qu’ils sont forts : ils sont forts parce qu’ils ne s’appuient jamais sur eux-mêmes et sur une vaine habileté, mais toujours sur l’idée de Dieu qui dirige tout, sur la providence qu’ils appellent Fatalité. Placez un Turc entre dix Européens, vous le reconnaîtrez toujours à l’élévation du regard, à la gravité de la pensée imprimée sur ses traits par l’habitude, et à la noble simplicité de l’expression. Le gouverneur avait reçu de Méhémet-Ali et d’Ibrahim-Pacha des lettres qui me recommandaient fortement à lui. J’ai ces lettres. Je lui en fis lire une autre d’Ibrahim, que je portais avec moi. En voici le sens :

« Je suis informé que notre ami (ici mon nom) est arrivé de France avec sa famille et plusieurs compagnons de voyage, pour parcourir les pays soumis à mes armes, et connaître nos lois et nos mœurs. Mon intention est que toi, et tous mes gouverneurs de ville ou de province, les commandants de mes flottes, les généraux et officiers commandant mes armées, vous lui donniez toutes les marques d’amitié, vous lui rendiez tous les services que mon affection pour lui et pour sa nation me commande. Vous lui fournirez, s’il le demande, les maisons, les chevaux, les vivres dont il aura besoin, lui et sa suite ; vous lui procurerez les moyens de visiter toutes les parties de nos États qu’il désirera voir ; vous lui donnerez des escortes aussi nombreuses que sa sûreté, dont vous répondez sur votre tête, l’exigera ; et si même il éprouvait des difficultés à pénétrer dans certaines provinces de notre domination par le fait des Arabes, vous ferez marcher vos troupes pour assurer ses excursions, etc. »

Le gouverneur porta cette lettre à son front après l’avoir lue, et me la remit. Il me demanda ce qu’il pouvait faire pour obéir convenablement aux injonctions de son maître, et s’informa des lieux où je désirais aller. Je nommai Jérusalem et la Judée. À ces mots, lui, ses officiers, MM. Damiani, les pères du couvent de Terre-Sainte à Jaffa, qui étaient présents, se récrièrent, et me dirent que la chose était impossible ; que la peste venait d’éclater, avec l’intensité la plus alarmante, à Jérusalem, à Bethléem et sur toute la route ; qu’elle était même à Ramla, première ville qu’on a à traverser pour aller à Jérusalem ; que le pacha venait de mettre en quarantaine tout ce qui revenait de la Palestine ; qu’à supposer que je fusse assez téméraire pour y pénétrer et assez heureux pour échapper à la peste, je ne pourrais peut-être pas rentrer en Syrie de plusieurs mois ; qu’enfin les couvents, où les étrangers reçoivent l’hospitalité dans la terre sainte, étaient tous fermés ; que nous ne serions reçus dans aucun, et qu’il fallait de toute nécessité remettre à une autre époque et à une saison plus favorable le voyage que je projetais dans l’intérieur de la Judée.

Ces nouvelles m’affligèrent vivement, mais n’ébranlèrent pas ma résolution. Je répondis au gouverneur que, bien que je fusse né dans une autre religion que la sienne, je n’en adorais pas moins que lui la souveraine volonté d’Allah : que son culte à lui s’appelait Fatalité, et le mien Providence ; mais que ces deux mots différents n’exprimaient qu’une même pensée : Dieu est grand ! Dieu est le maître ! Allah kérim ! que j’étais venu de si loin, à travers tant de mers, tant de montagnes et tant de plaines, pour visiter les sources d’où le christianisme avait coulé sur le monde, pour voir la ville sainte des chrétiens, et comparer les lieux avec les histoires ; que j’étais trop avancé pour reculer, et remettre à l’incertitude des temps et des choses un projet presque accompli ; que la vie d’un homme n’était qu’une goutte d’eau dans la mer, un grain de sable dans le désert, et ne valait pas la peine d’être comptée ; que d’ailleurs ce qui était écrit était écrit, et que si Allah voulait me garder de la peste au milieu des pestiférés de Judée, cela lui était aussi aisé que de me garder de la vague au milieu de la tempête, ou des balles des Arabes sur les bords du Jourdain : qu’en conséquence je persistais à vouloir pénétrer dans l’intérieur et entrer même à Jérusalem, quel qu’en fût le péril pour moi ; mais que ce que je pouvais décider de moi, je ne pouvais et ne voulais le décider des autres, et que je laissais tous mes amis, tous mes serviteurs, tous les Arabes qui m’accompagnaient, maîtres de me suivre ou de rester à Jaffa, selon la pensée de leurs cœurs.

Le gouverneur alors se récria sur ma soumission à la volonté d’Allah, me dit qu’il ne souffrirait pas que je m’exposasse seul aux dangers de la route et de la peste, et qu’il allait faire choisir, dans les troupes en garnison à Jaffa, quelques soldats courageux et disciplinés qu’il mettrait entièrement sous mon commandement, et qui garderaient ma caravane pendant la marche et mes tentes pendant la nuit, pour nous préserver du contact avec les pestiférés. Il dépêcha aussi à l’instant même un cavalier au gouverneur de Jérusalem, son ami, pour lui annoncer mon voyage et me recommander à lui, et il se retira. Nous délibérâmes alors, mes amis et moi ; nos domestiques même furent appelés à ce conseil sur ce que chacun de nous voulait faire. Après quelques hésitations, tous résolurent à l’unanimité de tenter la fortune et de courir la chance de la peste, plutôt que de renoncer à voir Jérusalem. Le départ fut arrêté pour le surlendemain. Nous nous couchâmes sur les nattes et sur les divans de la salle de M. Damiani, et nous nous réveillâmes au gazouillement des innombrables hirondelles qui voltigeaient sur nos têtes dans l’appartement.

La journée se passa à rendre les visites que nous avions reçues, au gouverneur et au supérieur du couvent de Terre-Sainte à Jaffa, vénérable religieux espagnol qui habite Jaffa depuis l’époque où les Français y vinrent, et qui nous certifia la vérité de l’empoisonnement des pestiférés.

Jaffa ou Yaffa, l’ancienne Joppé de l’Écriture, est un des plus anciens et des plus célèbres ports de l’univers. Pline en parle comme d’une cité antédiluvienne. C’est là, selon les traditions, qu’Andromède fut attachée au roc et exposée au monstre marin ; c’est là que Noé construisit l’arche ; c’est là que les cèdres du mont Liban abordaient par ordre de Salomon, pour servir à la construction du temple. Jonas, le prophète, s’y embarqua huit cent soixante-deux ans avant le Christ. Saint Pierre y ressuscita Tabitha. La ville fut fortifiée par saint Louis, dans le temps des croisades. En 1799, Bonaparte la prit d’assaut, et y massacra les prisonniers turcs. Elle a un méchant port pour les barques seulement, et une rade très-dangereuse, comme nous l’éprouvâmes nous-mêmes à notre second voyage par mer. On compte à Jaffa cinq à six mille habitants, Turcs, Arabes, Arméniens, Grecs, Catholiques et Maronites. Chacune de ces communions y a une église. Le couvent latin est magnifique. On l’embellissait encore à notre passage ; mais nous n’éprouvâmes pas l’hospitalité de ces religieux : leurs vastes appartements ne s’ouvrirent ni pour nous ni pour aucun des étrangers que nous rencontrâmes à Jaffa. Ils restent déserts, pendant que les pèlerins cherchent avec peine l’abri de quelque misérable kan turc, ou l’hospitalité onéreuse de quelque pauvre toit de Juif ou d’Arménien habitant de Jaffa.

Aussitôt hors des murs de Jaffa, on entre dans le grand désert d’Égypte. Décidé alors à aller au Caire par cette route, je fis partir un courrier pour El-Arich, afin d’y louer des dromadaires pour passer le désert. La route de Jaffa au Caire peut se faire ainsi en douze ou quinze jours ; mais elle offre de grandes privations et de grandes difficultés. Les ordres du gouverneur de Jaffa, et l’obligeance des principaux habitants de la ville en relation avec ceux de Gaza et d’El-Arich, les avaient beaucoup aplanies pour moi.

Le gouverneur nous envoya quelques cavaliers et huit fantassins, choisis parmi les hommes les plus braves et les plus policés du dépôt de troupes égyptiennes qui lui restaient. Ils campèrent cette nuit même à notre porte. Au lever de l’aurore, nous étions à cheval. Nous trouvâmes à la porte de la ville, du côté de Ramla, une foule de cavaliers appartenant à toutes les nations qui habitent Jaffa. Ils coururent le djérid autour de nous, et nous accompagnèrent jusqu’à une magnifique fontaine, ombragée de sycomores et de palmiers, qu’on rencontre à une heure de marche. Là, ils déchargèrent leurs pistolets en notre honneur, et reprirent le chemin de la ville. Il est impossible de décrire la nouveauté et la magnificence de végétation qui se déploie des deux côtés de cette route, en quittant Jaffa. À droite et à gauche, c’est une forêt variée de tous les arbres fruitiers et de tous les arbustes à fleurs de l’Orient. Cette forêt, divisée en compartiments par des haies de myrtes, de jasmins et de grenadiers, est arrosée de filets d’eau échappés des belles fontaines turques dont j’ai parlé. Dans chacun de ces enclos on voit un pavillon ouvert ou une tente, sous lesquels la famille qui les possède vient passer quelques semaines au printemps ou en automne. Trois piquets et un morceau de toile forment une maison de campagne pour ces heureuses familles. Les femmes couchent sur des nattes et sur des coussins sous la tente ; les hommes couchent en plein air sous la voûte des citronniers et des grenadiers. Les melons, les pastèques, les figues de trente-deux espèces, qui ombragent ces lieux enchantés, fournissent les tables ; à peine y ajoute-t-on, de temps en temps, un agneau élevé par les enfants, et dont on fait, comme du temps de la Bible, le sacrifice aux jours solennels. Jaffa est le lieu de tout l’Orient qu’un amant de la nature et de la solitude devrait choisir pour passer les hivers. Le climat est la transition la plus indécise entre les déserts dévorants de l’Égypte et les pluies des côtes de Syrie, en automne. Si j’étais maître de choisir mon séjour, j’habiterais le pied du Liban, Saïde, Bayruth ou Latakieh pendant le printemps et l’automne ; les hauteurs du Liban pendant les chaleurs de l’été, rafraîchies par les vents de mer, par le souffle qui sort de la vallée des Cèdres, et par le voisinage des neiges ; et l’hiver, les jardins de Jaffa.

Jaffa a quelque chose, dans son ciel et dans son sol, de plus grandiose, de plus solennel, de plus coloré, qu’aucun des sites que j’aie parcourus. L’œil ne s’y repose que sur une mer sans limites et bleue comme son ciel ; sur les immenses grèves du désert d’Égypte, où l’horizon n’est interrompu de temps en temps que par le profil d’un chameau qui s’avance avec l’ondoiement d’une vague ; et sur les cimes vertes et jaunes des innombrables bois d’orangers qui se pressent autour de la ville. Tous les costumes des habitants ou des voyageurs qui animent ces routes sont pittoresques et étranges. Ce sont des Bédouins de Jéricho ou de Tibériade, revêtus de l’immense plaid de laine blanche ; des Arméniens aux longues robes rayées de bleu et de blanc ; des Juifs de toutes les parties du globe et sous tous les vêtements du monde, caractérisés seulement par leurs longues barbes, et par la noblesse et la majesté de leurs traits : peuple roi, mal habitué à son esclavage, et dans les regards duquel on découvre le souvenir et la certitude de grandes destinées, derrière l’apparente humiliation du maintien et l’abaissement de la fortune présente ; des soldats égyptiens vêtus de vestes rouges, et tout à fait semblables à nos conscrits français par la vivacité de l’œil et la rapidité de la marche. On sent que le génie et l’activité d’un grand homme ont passé en eux, et les animent pour un but inconnu. Enfin ce sont des agas turcs passant fièrement sur le chemin, montés sur des chevaux du désert, et suivis d’Arabes et d’esclaves noirs ; de pauvres familles de pèlerins grecs assis au coin d’une rue, mangeant dans une écuelle de bois le riz ou l’orge bouillis, qu’ils ménagent pour arriver jusqu’à la ville sainte ; et de pauvres femmes juives à demi vêtues, et succombant sous l’énorme fardeau d’un sac de haillons, chassant devant elles des ânes dont les deux paniers sont pleins d’enfants de tout âge. Mais revenons à nous.

Nous marchions gaiement, essayant de temps en temps la vitesse de nos chevaux contre celle des chevaux arabes que montaient MM. Damiani et les fils du vice-consul de Sardaigne. Ces deux jeunes gens, fils d’un riche négociant arabe de Ramla établi maintenant à Jaffa, avaient voulu nous accompagner jusqu’à Ramla : ils avaient envoyé, le matin, leurs esclaves pour nous préparer la maison de leur père et le souper. Nous étions suivis encore d’un autre personnage qui s’était joint volontairement à notre caravane, et qui nous surprit par la bizarre magnificence de son costume européen : c’était un petit jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, d’une figure joviale et grotesque, mais fine et spirituelle. Il avait un immense turban de mousseline jaune, un habit vert de la forme de nos habits de cour, à collet droit et à larges basques, brodé de larges galons d’or sur toutes les coutures ; des pantalons collants de velours blanc, et des bottes à revers, ornées d’une paire d’éperons à chaînes d’argent. Un kandgiar lui servait de couteau de chasse, et une paire de pistolets, incrustés de ciselures d’argent, sortaient de sa ceinture et battaient contre sa poitrine.

Sorti d’Italie dans son enfance, il avait été jeté en Égypte par je ne sais quelle vague de fortune, et se trouvait, depuis quelques années, à Jaffa ou à Ramla, exerçant son art dans les montagnes de Judée aux dépens des scheiks et des Bédouins, qui ne faisaient pas sa fortune. Sa conversation nous amusa beaucoup, et j’aurais désiré l’emmener avec moi à Jérusalem et dans les montagnes de la mer Morte, qu’il paraissait connaître parfaitement ; mais ayant vécu en Orient depuis plusieurs années, il y avait contracté l’invincible terreur que les Francs y prennent de la peste, et aucune de mes offres ne parvint à le séduire. « En temps de peste, me dit-il, je ne suis plus médecin ; je n’y connais qu’un remède : partir assez vite, aller assez loin, et demeurer assez longtemps pour que le mal ne puisse vous atteindre. » Il avait l’air de nous regarder avec pitié, comme des victimes prédestinées à aller chercher la mort à Jérusalem ; et d’un si grand nombre d’hommes que nous étions, il ne comptait en revoir que bien peu au retour. « Il y a quelques jours, me dit-il, que je me trouvais à Acre ; un voyageur revenant de Bethléem frappa à la porte du couvent des pères de Saint-François, ils ouvrirent ; ils étaient sept. Le surlendemain, les portes du couvent étaient murées par l’ordre du gouverneur ; le pèlerin et les sept religieux étaient morts dans les vingt-quatre heures. »

Cependant nous commencions à apercevoir la tour et les minarets de Ramla, qui s’élevaient devant nous du milieu d’un bois d’oliviers dont les troncs sont aussi gros que ceux de nos plus vieux chênes.

Ramla, anciennement Rama Éphraïm, est l’ancienne Arimathie du Nouveau Testament ; elle renferme environ deux mille familles. Philippe le Bon, duc de Bourgogne, vint y fonder un couvent latin qui subsiste encore : les Arméniens et les Grecs y possèdent aussi des couvents pour le secours des pèlerins de leurs nations qui vont en terre sainte. Les anciennes églises ont été converties en mosquées ; dans une des mosquées se trouve le tombeau en marbre blanc du mameluk Ayoud-Bey, qui s’enfuit d’Égypte à l’arrivée des Français, et mourut à Ramla.

En entrant dans la ville, nous nous informons si la peste y exerçait déjà ses ravages : deux religieux, arrivés de Jérusalem, venaient d’y mourir dans la journée ; le couvent était en quarantaine. Nos nouveaux amis de Jaffa nous conduisirent à leur maison, située au milieu de la ville. Un Arabe, ancien chaudronnier, dit-on, mais aimable et excellent homme, habitait la moitié de cette maison, et exerçait les fonctions d’agent consulaire pour je ne sais quelle nation d’Europe ; cela lui donnait le droit d’avoir un drapeau européen sur le toit de sa maison : c’est la sauvegarde la plus certaine contre les avanies des Turcs et des Arabes. Un excellent souper nous attendait : nous eûmes le plaisir de trouver des chaises, des lits, des tables, tous les ustensiles de l’Europe, et nous emportâmes encore une provision de pains frais que nous dûmes à l’obligeance de nos hôtes. Le lendemain matin, nous prîmes congé de tous nos amis de Jaffa et de Ramla, qui ne nous accompagnèrent pas plus loin, et nous partîmes, escortés seulement de nos cavaliers et de nos fantassins égyptiens.

J’établis ainsi l’ordre de la marche : deux cavaliers en avant, à environ cinquante pas de la caravane, pour écarter les Arabes ou les pèlerins juifs que nous aurions pu rencontrer, et les tenir à distance de nos hommes et de nos chevaux ; à droite et à gauche, sur nos flancs, les soldats à pied : nous marchions un à un à la file, sans déranger l’ordre, les bagages au milieu. Une petite escouade de nos meilleurs cavaliers formait l’arrière-garde, avec ordre de ne laisser ni homme ni mulet en arrière. À l’aspect d’un corps d’Arabes suspect, la caravane devait faire halte et se mettre en bataille, pendant que les cavaliers, les interprètes et moi, nous irions faire une reconnaissance. De cette manière, nous avions peu à craindre des Bédouins et de la peste ; et je dois dire que cet ordre de marche fut observé par nos soldats égyptiens, par nos cavaliers turcs et par nos propres Arabes, avec un scrupule d’obéissance et d’attention qui ferait honneur au corps le mieux discipliné de l’Europe. Nous le conservâmes pendant plus de vingt-cinq jours de route, et dans les positions les plus embarrassantes. Je n’eus jamais une réprimande à adresser à personne : c’est à ces mesures que nous dûmes notre salut.

Quelque temps après le coucher du soleil, nous arrivâmes au bout de la plaine de Ramla, auprès d’une fontaine creusée dans le roc, qui arrose un petit champ de courges. Nous étions au pied des montagnes de Judée ; une petite vallée, de cent pas de largeur, s’ouvrait à notre droite ; nous y descendîmes : c’est là que commence la domination des Arabes brigands de ces montagnes. Comme la nuit s’approchait, nous jugeâmes prudent d’établir notre camp dans cette vallée : nous plantâmes nos tentes à environ deux cents pas de la fontaine. Nous posâmes une garde avancée sur un mamelon qui domine la route de Jérusalem ; et pendant qu’on nous préparait à souper, nous allâmes chasser des perdrix sur des collines en vue de nos tentes ; nous en tuâmes quelques-unes, et nous fîmes partir, du sein des rochers, une multitude de petits aigles qui les habitent. Ils s’élevaient en tournoyant et en criant sur nos têtes, et revenaient sur nous après que nous avions tiré sur eux.

Tous les animaux ont peur du feu et de l’explosion des armes ; l’aigle seul paraît les dédaigner et jouer avec le péril, soit qu’il l’ignore, soit qu’il le brave. J’ai admiré, du haut d’une de ces collines, le coup d’œil pittoresque de notre camp, avec nos piquets de cavaliers arabes sur le mamelon, nos chevaux attachés çà et là autour de nos tentes, nos moukres assis à terre et occupés à nettoyer nos harnais et nos armes, et la flamme de notre feu perçant à travers la toile d’une de nos tentes, et répandant sa légère fumée bleue en colonne que le vent inclinait. Combien j’aimerais cette vie nomade sous un pareil ciel, si l’on pouvait conduire avec soi tous ceux qu’on aime et qu’on regrette sur la terre ! La terre entière appartient aux peuples pasteurs et errants comme les Arabes de Mésopotamie. Il y a plus de poésie dans une de leurs journées que dans des années entières de nos vies de cités. En demandant trop de choses à la vie civilisée, l’homme se cloue lui-même à la terre ; il ne peut s’en détacher sans perdre ces innombrables superfluités dont l’usage lui a fait des besoins. Nos maisons sont des prisons volontaires. Je voudrais que la vie fût un voyage sans fin, comme celui-ci ; et si je ne tenais à l’Europe par des affections, je le continuerais tant que mes forces et ma fortune le comporteraient.

Nous étions là sur les confins des tribus d’Éphraïm et de Benjamin. Le puits près duquel nos tentes étaient dressées s’appelle encore le Puits de Job.

Nous partons avant le jour ; nous suivons, pendant deux heures, une vallée étroite, stérile et rocailleuse, célèbre par les déprédations des Arabes. C’est le lieu des environs le plus exposé à leurs courses : ils peuvent y arriver par une multitude de petites vallées sinueuses, cachées par le dos des collines inhabitées ; se tenir en embuscade derrière les rochers et les arbustes, et fondre à l’improviste sur les caravanes. Le célèbre Abougosh, chef des tribus arabes de ces montagnes, tient la clef de ces défilés, qui conduisent à Jérusalem : il les ouvre ou les ferme à son gré, et rançonne les voyageurs. Son quartier général est à quelques lieues de nous, au village de Jérémie. Nous nous attendons à chaque instant à voir paraître ses cavaliers : nous ne rencontrons personne, excepté un jeune aga, parent du gouverneur de Jérusalem, monté sur une jument de toute beauté, et accompagné de sept ou huit cavaliers. Il nous salua poliment, et se rangea, avec sa suite, pour nous laisser passer, sans toucher nos chevaux ni nos vêtements.

Environ à une heure de Jérémie, la vallée se rétrécit davantage, et des arbres couvrent le chemin de leurs rameaux. Il y a là une ancienne fontaine et les restes d’un kiosque ruiné ; on gravit pendant une heure par un sentier escarpé et inégal, creusé dans le rocher, au milieu des bois, et l’on aperçoit tout à coup le village et l’église de Jérémie à ses pieds, sur le revers de la colline. L’église, maintenant mosquée, paraît avoir été construite avec magnificence dans le temps du royaume de Jérusalem, sous les Lusignan. Le village est composé de quarante à cinquante maisons, assez vastes, suspendues sur le penchant de deux coteaux qui embrassent la vallée. Quelques figuiers disséminés et quelques champs de vigne annoncent une espèce de culture : nous voyons des troupeaux répandus autour des maisons ; quelques Arabes, revêtus de magnifiques cafetans, fument leurs pipes sur la terrasse de la maison principale, à cent pas du chemin par lequel nous descendons. Quinze à vingt chevaux, sellés et bridés, sont attachés dans la cour de la maison. Aussitôt que les Arabes nous aperçoivent, ils descendent de la terrasse, montent à cheval, et s’avancent au petit pas vers nous. Nous nous rencontrons sur une grande place inculte qui fait face au village, et qu’ombragent cinq ou six beaux figuiers.

C’était le fameux Abougosh et sa famille. Il s’avança seul avec son frère au-devant de moi : sa suite resta en arrière. Je fis à l’instant arrêter aussi la mienne, et je m’approchai avec mon interprète. Après les saluts d’usage et les compliments interminables qui précèdent toute conversation avec les Arabes, Abougosh me demanda si je n’étais pas l’émir franc que son amie lady Stanhope, la reine de Palmyre, avait mis sous sa protection, et au nom de qui elle lui avait envoyé la superbe veste de drap d’or dont il était vêtu, et qu’il me montra avec orgueil et reconnaissance. J’ignorais ce don de lady Stanhope, fait si obligeamment en mon nom ; mais je répondis que j’étais en effet l’étranger que cette femme illustre avait confié à la générosité de ses amis de Jérémie ; que j’allais visiter toute la Palestine, où la domination d’Abougosh était reconnue, et que je le priais de donner les ordres nécessaires pour que lady Stanhope n’eût pas de reproches à lui adresser. À ces mots, il descendit de cheval, ainsi que son frère ; il appela quelques cavaliers de sa suite, et leur ordonna d’apporter des nattes, des tapis et des coussins, qu’il fit étendre sous l’ombre d’un grand figuier dans le champ même où nous étions, et nous pria avec de si vives instances de descendre nous-mêmes de cheval et de nous asseoir sur ce divan rustique, qu’il nous fut impossible de nous y refuser.

Comme la peste régnait à Jérémie, Abougosh, qui savait que les Européens étaient en quarantaine, eut soin de ne pas toucher nos vêtements, et il établit son divan et celui de ses frères vis-à-vis de nous, à une certaine distance : quant à nous, nous n’acceptâmes que les nattes de paille et de jonc, parce qu’elles sont censées ne pas communiquer la contagion. On apporta le café et les sorbets. Nous eûmes une assez longue conversation générale ; puis Abougosh me pria d’éloigner ma suite et éloigna lui-même la sienne, pour me communiquer quelques renseignements secrets que je ne puis consigner ici. Après avoir causé ainsi quelques minutes, nous fîmes rapprocher, lui ses frères, moi mes amis. « Connaît-on mon nom en Europe ? me demanda-t-il. — Oui, lui dis-je : les uns disent que vous êtes un brigand, pillant et massacrant les caravanes, emmenant les Francs en esclavage, et l’ennemi féroce des chrétiens ; les autres assurent que vous êtes un prince vaillant et généreux, réprimant le brigandage des Arabes des montagnes, assurant les routes, protégeant les caravanes, l’ami de tous les Francs qui sont dignes de votre amitié. — Et vous, me dit-il en riant, que direz-vous de moi ? — Je dirai ce que j’ai vu, lui répondis-je : que vous êtes aussi puissant et aussi hospitalier qu’un prince des Francs, qu’on vous a calomnié, et que vous méritez d’avoir pour amis tous les Européens qui, comme moi, ont éprouvé votre bienveillance et la protection de votre sabre. » Abougosh parut enchanté. Son frère et lui me firent encore un grand nombre de questions sur les usages des Européens, sur nos habits, sur nos armes, qu’ils admiraient beaucoup ; et nous nous séparâmes. Au moment de nous quitter, il donna ordre à un de ses neveux et à quelques cavaliers de se mettre à la tête de notre caravane, et de ne pas me quitter pendant tout le temps que je resterais, soit à Jérusalem, soit dans les environs. Je le remerciai, et nous partîmes.

Abougosh règne de fait sur environ quarante mille Arabes des montagnes de la Judée, depuis Ramla jusqu’à Jérusalem, depuis Hébron jusqu’aux montagnes de Jéricho. Cette domination, qui s’est perpétuée dans sa famille depuis quelques générations, n’a d’autre titre que sa puissance même. En Arabie, on ne discute pas l’origine ou la légitimité du pouvoir ; on le reconnaît, on lui est soumis pendant qu’il existe. Une famille est plus ancienne, plus nombreuse, plus riche, plus brave que les autres : le chef de cette famille devient naturellement plus influent sur la tribu ; la tribu elle-même, mieux gouvernée, plus habilement ou plus vaillamment conduite à la guerre, devient dominante sans contestation.

Telle est l’origine de toutes ces suprématies de chefs et de tribus que l’on reconnaît partout en Asie. La puissance se forme et se conserve comme une chose naturelle ; tout découle de la famille, et, une fois le fait de cet ascendant reconnu et constaté dans les mœurs et les habitudes, nul ne le conteste ; l’obéissance devient quelque chose de filial et de religieux. Il faut de grands événements et d’immenses infortunes pour renverser une famille ; et cette noblesse, pour ainsi dire volontaire, se conserve pendant des siècles. On ne comprend bien le régime féodal qu’après avoir visité ces contrées ; on voit comment s’étaient formées, dans le moyen âge, toutes ces familles, toutes ces puissances locales qui régnaient sur des châteaux, sur des villages, sur des provinces : c’est le premier degré de civilisation. À mesure que la société se perfectionne, ces petites puissances sont absorbées par de plus grandes ; les municipalités naissent, pour protéger le droit des villes contre l’ascendant décroissant des maisons féodales. Les grandes royautés s’élèvent, qui détruisent à leur tour les priviléges municipaux sans utilité ; puis viennent les autres phases sociales, dont les phénomènes sont innombrables et ne nous sont pas encore tous connus.

Nous voilà bien loin d’Abougosh et de son peuple de brigands organisés. Son neveu marchait devant nous sur la route de Jérusalem. À un mille environ de Jérémie, il quitta la route et se jeta sur la droite, dans des sentiers de rochers qui sillonnent une montagne couverte de myrtes et de térébinthes. Nous le suivîmes. Les nouvelles de Jérusalem, que nous avait données Abougosh, étaient telles, qu’il y avait pour nous impossibilité absolue d’y entrer. La peste y augmentait à chaque instant ; soixante à quatre-vingts personnes y succombaient tous les jours ; tous les hospices, tous les couvents étaient fermés. Nous avions pris la résolution d’aller d’abord dans le désert de Saint-Jean-Baptiste, à deux lieues environ de Jérusalem, dans les montagnes les plus escarpées de la Judée ; de demander là un asile de quelques jours au couvent des religieux latins qui y résident, et d’agir ensuite selon les circonstances. C’était la route de cette solitude que le neveu d’Abougosh nous faisait prendre.

Après avoir marché environ deux heures par des sentiers affreux et sous un soleil dévorant, nous trouvâmes, au revers de la montagne, une petite source et l’ombre de quelques oliviers : nous y fîmes halte. Le site était sublime : nous dominions la noire et profonde vallée de Térébinthe, où David, avec sa fronde, tua le géant philistin. La position des deux armées est tellement décrite dans la circonscription de la vallée et dans la pente et la disposition du terrain, qu’il est impossible à l’œil d’hésiter. Le torrent à sec sur les bords duquel David ramassa la pierre traçait sa ligne blanchâtre au milieu de l’étroite vallée, et marquait, comme dans le récit de la Bible, la séparation des deux camps. Je n’avais là ni Bible ni voyage à la main, personne pour me donner la clef des lieux et le nom antique des vallées et des montagnes ; mais mon imagination d’enfant s’était si vivement et avec tant de vérité représenté la forme des lieux, l’aspect physique des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, d’après les récits et les gravures des livres saints, que je reconnus tout de suite la vallée de Térébinthe et le champ de bataille de Saül. Quand nous fûmes au couvent, je n’eus qu’à me faire confirmer par les Pères l’exactitude de mes prévisions. Mes compagnons de voyage ne pouvaient le croire.

La même chose m’était arrivée à Séphora, au milieu des collines de la Galilée. J’avais désigné du doigt et nommé par son nom une colline surmontée d’un château ruiné, comme le lieu probable de la naissance de la Vierge. Le lendemain, la même chose encore m’arriva pour la demeure des Machabées à Modin : en passant au pied d’une montagne aride surmontée de quelques débris d’aqueduc, je reconnus le tombeau des derniers grands citoyens du peuple juif, et je disais vrai sans le savoir. L’imagination de l’homme est plus vraie qu’on ne le pense ; elle ne bâtit pas toujours avec des rêves, mais elle procède par des assimilations instinctives de choses et d’images qui lui donnent des résultats plus sûrs et plus évidents que la science et la logique. Excepté les vallées du Liban, les ruines de Balbek, les rives du Bosphore à Constantinople, et le premier aspect de Damas du haut de l’Anti-Liban, je n’ai presque jamais rencontré un lieu et une chose dont la première vue ne fût pour moi comme un souvenir. Avons-nous vécu deux fois ou mille fois ? notre mémoire n’est-elle qu’une glace ternie que le souffle de Dieu ravive ? ou bien avons-nous, dans notre imagination, la puissance de pressentir et de voir avant que nous voyions réellement ? Questions insolubles !

À deux heures après midi, nous descendons les pentes escarpées de la vallée de Térébinthe, nous passons à sec le lit du torrent, et nous montons, par des escaliers taillés dans le roc, au village arabe de Saint-Jean-Baptiste, que nous apercevons devant nous.

Des Arabes à la physionomie féroce nous regardent du haut des terrasses de leurs maisons ; les enfants et les femmes se pressent autour de nous dans les rues étroites du village ; les religieux, épouvantés du tumulte qu’ils voient du haut de leur toit, du nombre de nos chevaux et de nos hommes, et de la peste que nous leur apportons, refusent d’ouvrir les portes de fer du monastère. Nous revenons sur nos pas, pour aller camper sur une colline voisine du village ; nous maudissons la dureté de cœur des moines ; j’envoie mon drogman parlementer encore avec eux et leur adresser les reproches qu’ils méritent. Pendant ce temps, la population tout entière descend des toits ; les scheiks nous enveloppent, et mêlent leurs cris sauvages aux hennissements de nos chevaux épouvantés ; une horrible confusion règne dans toute notre caravane ; nous armons nos fusils. Le neveu d’Abougosh, monté sur le toit d’une maison voisine du couvent, s’adresse tour à tour aux religieux et au peuple. Enfin nous obtenons, par capitulation, l’entrée du couvent : une petite porte de fer s’ouvre pour nous ; nous passons, en nous courbant, un à un ; nous déchargeons nos chevaux, que nous faisons passer après nous. Le neveu d’Abougosh et ses cavaliers arabes restent dehors, et campent à la porte. Les religieux, pâles et troublés, tremblent de nous toucher ; nous les rassurons en leur donnant notre parole que nous n’avons communiqué avec personne depuis Jaffa, et que nous n’entrerons pas à Jérusalem tant que nous serons dans l’asile que nous leur empruntons. Sur cette assurance les visages irrités reprennent de la sérénité ; on nous introduit dans les vastes corridors du monastère ; chacun de nous est conduit dans une petite cellule pourvue d’un lit et d’une table, et ornée de quelques gravures espagnoles de sujets pieux. On fait camper nos soldats, nos Arabes et nos chevaux dans un jardin inculte du couvent ; l’orge et la paille sont jetées par-dessus les murailles ; on tue pour nous, dans la rue, des moutons et un veau envoyés en présents par Abougosh ; et, pendant que mon cuisinier arabe prépare, avec les frères servants, notre repas dans la cuisine du couvent, chacun de nous va prendre un moment de repos dans sa cellule rafraîchie par la brise des montagnes, ou contempler la vue étrange qui entoure le monastère.

Le couvent de Saint-Jean dans le désert est une succursale du couvent latin de Terre-Sainte à Jérusalem. Ceux des religieux dont l’âge, les infirmités, ou les goûts de retraite plus profonde, font des cénobites plus volontaires, sont envoyés dans cette maison. La maison est grande et belle, entourée de jardins taillés dans le rocher, de cours, de pressoirs pour faire l’excellent vin de Jérusalem ; il y avait une vingtaine de religieux quand nous y vînmes ; la plupart étaient des vieillards espagnols ayant passé la plus grande partie de leur vie dans l’exercice des fonctions de curé, soit à Jérusalem, soit à Bethléem, soit dans les autres villes de la Palestine. Quelques-uns étaient des novices assez récemment arrivés de leurs couvents d’Espagne ; les huit ou dix jours que nous avons passés avec eux nous ont laissé la meilleure impression de leur caractère, de leur charité et de la pureté de leur vie. Le père supérieur surtout est le modèle le plus accompli des vertus du chrétien : simplicité, douceur, humilité, patience inaltérable, obligeance toujours gracieuse, zèle toujours opportun, soins infatigables des frères et des étrangers sans acception de rang ou de richesse, foi naturelle, agissante et contemplative à la fois, sérénité d’humeur, et de parole et de visage, qu’aucune contrariété ne pouvait jamais altérer. C’est un de ces rares exemples de ce que peut produire la perfection du principe religieux sur une âme d’homme : l’homme n’existe plus que dans sa forme visible ; l’âme est déjà transformée en quelque chose de surhumain, d’angélique, de déifié, qui fuit l’admiration, mais qui la commande. Nous fûmes tous également frappés, maîtres et domestiques, chrétiens ou Arabes, de la sainteté communicative de cet excellent religieux ; son âme semblait s’être répandue sur tous les pères et les frères du couvent ; car, à des degrés différents, nous admirâmes dans tous un peu des qualités du supérieur, et cette maison de charité et de paix nous a laissé un ineffaçable souvenir. L’état monacal, dans l’époque où nous sommes, a toujours profondément répugné à mon intelligence et à ma raison ; mais l’aspect du couvent de Saint-Jean-Baptiste serait propre à détruire ces répugnances s’il n’était une exception, et si ce qui est contraire à la nature, à la famille, à la société, pouvait jamais être une institution justifiable. Les couvents de terre sainte ne sont pas au reste dans ce cas ; ils sont utiles au monde par l’asile qu’ils offrent aux pèlerins d’Occident, par l’exemple des vertus chrétiennes qu’ils peuvent donner aux peuples qui ignorent ces vertus ; enfin par les rapports qu’ils entretiennent seuls entre certaines parties de l’Orient et les nations de l’Occident.

Les pères nous réveillèrent vers le soir pour nous conduire au réfectoire, où leurs serviteurs et les nôtres avaient préparé notre repas. Ce repas, comme celui de tous les jours que nous passâmes dans ce couvent, consistait en omelettes, en morceaux de mouton enfilés dans une brochette de fer et rôtis au feu, et en pilau de riz. On nous donna, pour la première fois, d’excellent vin blanc des vignes des environs : c’est le seul vin qui soit connu en Judée. Les pères du désert de Saint-Jean-Baptiste sont les seuls qui sachent le faire ; ils en fournissent à tous les couvents de la Palestine : j’en achetai un petit baril, que j’expédiai en Europe. Pendant le repas, tous les religieux se promenaient dans le réfectoire, causant tour à tour avec nous ; le père supérieur veillait à ce que rien ne nous manquât, nous servait souvent de ses propres mains, et allait nous chercher, dans les armoires du couvent, les liqueurs, le chocolat, et toutes les petites friandises qui lui restaient du dernier vaisseau arrivé d’Espagne. Après le souper, nous montâmes avec eux sur les terrasses du monastère : c’est la promenade habituelle des religieux en temps de peste, et ils restent souvent reclus ainsi pendant plusieurs mois de l’année. « Au reste, nous disaient-ils, cette réclusion nous est moins pénible que vous ne pensez ; car elle nous donne le droit de fermer nos portes de fer aux Arabes du pays, qui nous importunent sans cesse de leurs visites et de leurs demandes. Lorsque la quarantaine est levée, le couvent est toujours plein de ces hommes insatiables : nous aimons mieux la peste que la nécessité de les voir. » Je le compris après les avoir moi-même connus.

Le village de Saint-Jean du désert est sur un mamelon entouré de toutes parts de profondes et sombres vallées dont on n’aperçoit pas le fond. Les flancs de ces vallées, qui font face de tous les côtés aux fenêtres du couvent, sont taillés presque à pic dans le rocher gris qui leur sert de base. Ces rochers sont percés de profondes cavernes que la nature a creusées, et que les solitaires des premiers siècles ont approfondies pour y mener la vie des aigles ou des colombes. çà et là, sur des pentes un peu moins roides, on voit quelques plantations de vignes qui s’élèvent sur les troncs des petits figuiers, et retombent en rampant sur le roc. Voilà l’aspect de toutes ces solitudes. Une teinte grise, tachetée d’un vert jaune, couvre tout le paysage ; du toit du couvent, on plonge de toutes parts sur des abîmes sans fond ; quelques pauvres maisons d’Arabes mahométans et chrétiens sont groupées sur les rochers, à l’ombre du monastère. Ces Arabes sont les plus féroces et les plus perfides de tous les hommes. Ils reconnaissent l’autorité d’Abougosh. Le nom d’Abougosh fait pâlir les moines. Ils ne pouvaient comprendre par quelle puissance de séduction ou d’autorité ce chef nous avait accueillis ainsi, et donné son propre neveu pour guide ; ils soupçonnaient en ceci quelque grande intelligence diplomatique, et ne cessaient de me demander ma protection auprès du tyran de leurs tyrans.

Nous rentrâmes lorsque la nuit fut venue, et passâmes la soirée dans le corridor du couvent, dans de douces conversations avec l’excellent supérieur et les bons pères espagnols. Ils étaient étrangers à tout ; aucunes nouvelles d’Europe ne franchissent ces inaccessibles montagnes. Il leur était impossible de comprendre quelque chose à la nouvelle révolution française. « Enfin, disaient-ils pour conclusion à tous nos récits, pourvu que le roi de France soit catholique et que la France continue à protéger les couvents de terre sainte, tout va bien. » Ils nous firent voir leur église, charmante petite nef bâtie à l’endroit où naquit le précurseur du Christ, et ornée d’un orgue, ainsi que de plusieurs tableaux médiocres de l’école espagnole.

Le lendemain, nous ne pûmes résister au désir de jeter au loin un regard sur Jérusalem.

Nous fîmes nos conditions avec les pères ; il fut convenu que nous laisserions au monastère une partie de nos gens, de nos chevaux et de nos bagages ; que nous ne prendrions avec nous que les cavaliers d’Abougosh, les soldats égyptiens, et les domestiques arabes indispensables aux soins de nos chevaux de selle ; que nous n’entrerions pas dans la ville ; que nous nous bornerions à en faire le tour, en évitant le contact avec les habitants ; que dans le cas où, par accident ou autrement, ce contact aurait eu lieu, nous ne demanderions plus à rentrer au couvent, mais que nous retirerions nos effets et notre monde, et camperions dans les environs de Jérusalem. Ces conditions acceptées, et sans autre gage que notre parole et notre véracité, nous partîmes.