Voyage en Orient (Nerval)/La montagne/V

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 273-278).


V — LES BAZARS — LE PORT


Je sortis de la cour du palais, traversant une foule compacte, qui toutefois ne semblait attirée que par la curiosité. En pénétrant dans les rues sombres que forment les hautes maisons de Beyrouth, bâties toutes comme des forteresses, et que relient çà et là des passages voûtés, je retrouvai le mouvement, suspendu pendant les heures de la sieste ; les montagnards encombraient l’immense bazar qui occupe les quartiers du centre, et qui se divise par ordre de denrées et de marchandises. La présence des femmes dans quelques boutiques est une particularité remarquable pour l’Orient, et qu’explique la rareté, dans cette population, de la race musulmane.

Rien n’est plus amusant à parcourir que ces longues allées d’étalages protégées par des tentures de diverses couleurs, qui n’empêchent pas quelques rayons de soleil de se jouer sur les fruits et sur la verdure aux teintes éclatantes, ou d’aller plus loin faire scintiller les broderies des riches vêtements suspendus aux portes des fripiers. J’avais grande envie d’ajouter à mon costume un détail de parure spécialement syrienne, et qui consiste à se draper le front et les tempes d’un mouchoir de soie rayé d’or, qu’on appelle caffiéh, et qu’on fait tenir sur la tête en l’entourant d’une corde de crin tordu ; l’utilité de cet ajustement est de préserver les oreilles et le col des courants d’air, si dangereux dans un pays de montagnes. On m’en vendit un fort brillant pour quarante piastres, et, l’ayant essayé chez un barbier, je me trouvai la mine d’un roi d’Orient.

Ces mouchoirs se font à Damas ; quelques-uns viennent de Brousse, quelques-uns aussi de Lyon. De longs cordons de soie avec des nœuds et des houppes se répandent avec grâce sur le dos et sur les épaules, et satisfont cette coquetterie de l’homme, si naturelle dans les pays où l’on peut encore revêtir de beaux costumes. Ceci peut sembler puéril ; pourtant il me semble que la dignité de l’extérieur rejaillit sur les pensées et sur les actes de la vie ; il s’y joint encore, en Orient, une certaine assurance mâle, qui tient à l’usage de porter des armes à la ceinture : on sent qu’on doit être en toute occasion respectable et respecté ; aussi la brusquerie et les querelles sont-elles rares, parce que chacun sait bien qu’à la moindre insulte il peut y avoir du sang de versé.

Jamais je n’ai vu d’aussi beaux enfants que ceux qui couraient et jouaient dans la plus belle allée du bazar. Des jeunes filles sveltes et rieuses se pressaient autour des élégantes fontaines de marbre ornées à la moresque, et s’en éloignaient tour à tour en portant sur leur tête de grands vases de forme antique. On distingue dans ce pays beaucoup de chevelures rousses, dont la teinte, plus foncée que chez nous, a quelque chose de la pourpre ou du cramoisi. Cette couleur est tellement une beauté en Syrie, que beaucoup de femmes teignent leurs cheveux blonds ou noirs avec le henné, qui, partout ailleurs, ne sert qu’à rougir la plante des pieds, les ongles et la paume des mains.

Il y avait encore, aux diverses places où se croisent les allées, des vendeurs de glaces et de sorbets, composant à mesure ces breuvages avec la neige recueillie au sommet du Sannin. Un brillant café, fréquenté principalement par les militaires, fournit aussi, au point central du bazar, des boissons glacées et parfumées. Je m’y arrêtai quelque temps, ne pouvant me lasser du mouvement de cette foule active, qui réunissait sur un seul point tous les costumes, si variés de la montagne. Il y a, du reste, quelque chose de comique à voir s’agiter dans les discussions d’achat et de vente les cornes d’orfèvrerie (tantour), hautes de plus d’un pied, que les femmes druses et maronites portent sur la tête et qui balancent sur leur figure un long voile qu’elles y ramènent à volonté. La position de cet ornement leur donne l’air de ces fabuleuses licornes qui servent de support à l’écusson d’Angleterre. Leur costume extérieur est uniformément blanc ou noir.

La principale mosquée de la ville, qui donne sur l’une des rues du bazar, est une ancienne église des croisades où l’on voit encore le tombeau d’un chevalier breton. En sortant de ce quartier pour se rendre vers le port, on descend une large rue, consacrée au commerce franc. Là, Marseille lutte assez heureusement avec le commerce de Londres. À droite est le quartier des Grecs, rempli de cafés et de cabarets, où le goût de cette nation pour les arts se manifeste par une multitude de gravures en bois coloriées, qui égayent les murs avec les principales scènes de la vie de Napoléon et de la révolution de 1830. Pour contempler à loisir ce musée, je demandai une bouteille de vin de Chypre, qu’on m’apporta bientôt à l’endroit où j’étais assis, en me recommandant de la tenir cachée à l’ombre de la table. Il ne faut pas donner aux musulmans qui passent le scandale de voir que l’on boit du vin. Toutefois, l’aqua vitæ, qui est de l’anisette, se consomme ostensiblement.

Le quartier grec communique avec le port par une rue qu’habitent les banquiers et les changeurs. De hautes murailles de pierre, à peine percées de quelques fenêtres ou baies grillées, entourent et cachent des cours et des intérieurs construits dans le style vénitien ; c’est un reste de la splendeur que Beyrouth a due pendant longtemps au gouvernement des émirs druses et à ses relations de commerce avec l’Europe. Les consulats sont pour la plupart établis dans ce quartier, que je traversai rapidement. J’avais hâte d’arriver au port et de m’abandonner entièrement à l’impression du splendide spectacle qui m’y attendait.

Ô nature ! beauté, grâce ineffable des cités d’Orient bâties aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie, spectacle des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant sur des flots d’azur, comment peindre l’impression que vous causez à tout rêveur, et qui n’est pourtant que la réalité d’un sentiment prévu ? On a déjà lu cela dans les livres, on l’a admiré dans les tableaux, surtout dans ces vieilles peintures italiennes qui se rapportent à l’époque de la puissance maritime des Vénitiens et des Génois ; mais ce qui surprend aujourd’hui, c’est de le trouver encore si pareil à l’idée qu’on s’en était formée. On coudoie avec surprise cette foule bigarrée, qui semble dater de deux siècles, comme si l’esprit remontait les âges, comme si le passé splendide des temps écoulés s’était reformé pour un instant. Suis-je bien le fils d’un pays grave, d’un siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l’ont précédé ? Me voilà transformé moi-même, observant et posant à la fois, figure découpée d’une marine de Joseph Vernet.

J’ai pris place dans un café établi sur une estrade que soutiennent comme des pilotis des tronçons de colonnes enfoncées dans la grève. À travers les fentes des planches, on voit le flot verdâtre qui bat la rive sous nos pieds. Des matelots de tous pays, des montagnards, des Bédouins au vêtement blanc, des Maltais et quelques Grecs à mine de forban fument et causent autour de moi ; deux ou trois jeunes cafédjis servent et renouvellent çà et là les finejanes pleines d’un moka écumant, dans leurs enveloppes de filigrane doré ; le soleil, qui descend vers les monts de Chypre, à peine cachés par la ligne extrême des flots, allume çà et là ces pittoresques broderies qui brillent encore sur les pauvres haillons ; il découpe, à droite du quai, l’ombre immense du château maritime qui protège le port, amas de tours groupées sur des rocs, dont le bombardement anglais de 1840 a troué et déchiqueté les murailles. Ce n’est plus qu’un débris qui se soutient par sa masse et qui atteste l’iniquité d’un ravage inutile. À gauche, une jetée s’avance dans la mer, soutenant les bâtiments blancs de la douane ; comme le quai même, elle est formée presque entièrement des débris de colonnes de l’ancienne Béryte ou de la cité romaine de Julia Félix.

Beyrouth retrouvera-t-elle les splendeurs qui trois fois l’ont faite reine du Liban ? Aujourd’hui, c’est sa situation au pied de monts verdoyants, au milieu de jardins et de plaines fertiles, au fond d’un golfe gracieux que l’Europe emplit continuellement de ses vaisseaux, c’est le commerce de Damas et le rendez-vous central des populations industrieuses de la montagne, qui font encore la puissance et l’avenir de Beyrouth. Je ne connais rien de plus animé, de plus vivant que ce port, ni qui réalise mieux l’ancienne idée que se fait l’Europe de ces échelles du Levant, où se passaient des romans ou des comédies. Ne rêve-t-on pas des aventures et des mystères à la vue de ces hautes maisons, de ces fenêtres grillées où l’on voit s’allumer souvent l’œil curieux des jeunes filles. Qui oserait pénétrer dans ces forteresses du pouvoir marital et paternel, ou plutôt qui n’aurait la tentation de l’oser ? Mais, hélas ! les aventures, ici, sont plus rares qu’au Caire ; la population est sérieuse autant qu’affairée ; la tenue des femmes annonce le travail et l’aisance. Quelque chose de biblique et d’austère résulte de l’impression générale du tableau : cette mer encaissée dans les hauts promontoires, ces grandes lignes de paysage qui se développent sur les divers plans des montagnes, ces tours à créneaux, ces constructions ogivales, portent l’esprit à la méditation, à la rêverie.

Pour voir s’agrandir encore ce beau spectacle, j’avais quitté le café et je me dirigeais vers la promenade du Raz-Beyrouth, située à gauche de la ville. Les feux rougeâtres du couchant teignaient de reflets charmants la chaîne de montagnes qui descend vers Sidon ; tout le bord de la mer forme à droite des découpures de rochers, et çà et là des bassins naturels qu’a remplis le flot dans les jours d’orage ; des femmes et des jeunes filles y plongeaient leurs pieds en faisant baigner de petits enfants. Il y a beaucoup de ces bassins qui semblent des restes de bains antiques dont le fond est pavé de marbre. À gauche, près d’une petite mosquée qui domine un cimetière turc, on voit quelques énormes colonnes de granit rouge couchées à terre ; est-ce là, comme on le dit, que fut le cirque d’Hérode Agrippa ?