Voyage en Orient (Nerval)/La montagne/VI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 278-283).


VI — LE TOMBEAU DU SANTON


Je cherchais en moi-même à résoudre cette question, quand j’entendis des chants et des bruits d’instruments dans un ravin qui borde les murailles de la ville. Il me sembla que c’était peut-être un mariage, car le caractère des chants était joyeux ; mais je vis bientôt paraître un groupe de musulmans agitant des drapeaux, puis d’autres qui portaient sur leurs épaules un corps couché sur une sorte de litière ; quelques femmes suivaient en poussant des cris, puis une foule d’hommes encore avec des drapeaux et des branches d’arbre.

Ils s’arrêtèrent tous dans le cimetière et déposèrent à terre le corps entièrement couvert de fleurs ; le voisinage de la mer donnait de la grandeur à cette scène et même à l’impression des chants bizarres qu’ils entonnaient d’une voix traînante. La foule des promeneurs s’était réunie sur ce point et contemplait avec respect cette cérémonie. Un négociant italien près duquel je me trouvais me dit que ce n’était pas là un enterrement ordinaire, et que le défunt était un santon qui vivait depuis longtemps à Beyrouth, où les Francs le regardaient comme un fou, et les musulmans comme un saint. Sa résidence avait été, dans les derniers temps, une grotte située sous une terrasse dans un des jardins de la ville ; c’était là qu’il vivait tout nu, avec des airs de bête fauve, et qu’on venait le consulter de toutes parts.

De temps en temps, il faisait une tournée dans la ville et prenait tout ce qui était à sa convenance dans les boutiques des marchands arabes. Dans ce cas, ces derniers sont pleins de reconnaissance, et pensent que cela leur portera bonheur ; mais, les Européens n’étant pas de cet avis, après quelques visites de cette pratique singulière, ils s’étaient plaints au pacha et avaient obtenu qu’on ne laissât plus sortir le santon de son jardin. Les Turcs, peu nombreux à Beyrouth, ne s’étaient pas opposés à cette mesure et se bornaient à entretenir le santon de provisions et de présents. Maintenant, le personnage étant mort, le peuple se livrait à la joie, attendu qu’on ne pleure pas un saint turc comme les mortels ordinaires. La certitude qu’après bien des macérations, il a enfin conquis la béatitude éternelle, fait qu’on regarde cet événement comme heureux, et qu’on le célèbre au bruit des instruments ; autrefois, il y avait même, en pareil cas, des danses, des chants d’almées et des banquets publics.

Cependant l’on avait ouvert la porte d’une petite construction carrée avec dôme destinée à être le tombeau du santon, et les derviches, placés au milieu de la foule, avaient repris le corps sur leurs épaules. Au moment d’entrer, ils semblèrent repoussés par une force inconnue, et tombèrent presque à la renverse. Il y eut un cri de stupéfaction dans l’assemblée. Ils se retournèrent vers la foule avec colère et prétendirent que les pleureuses qui suivaient le corps et les chanteurs d’hymnes avaient interrompu un instant leurs chants et leurs cris. On recommença avec plus d’ensemble ; mais, au moment de franchir la porte, le même obstacle se renouvela. Des vieillards élevèrent alors la voix.

— C’est, dirent-ils, un caprice du vénérable santon, il ne veut pas entrer les pieds en avant dans le tombeau. On retourna le corps, les chants reprirent de nouveau ; autre caprice, autre chute des derviches qui portaient le cercueil.

On se consulta.

— C’est peut-être, dirent quelques croyants, que le saint ne trouve pas cette tombe digne de lui ; il faudra lui en construire une plus belle.

— Non, non, dirent quelques Turcs, il ne faut pas non plus obéir à toutes ses idées ; le saint homme a toujours été d’une humeur inégale. Tâchons de le faire entrer ; une fois qu’il sera dedans, peut-être s’y plaira-t-il ; autrement, il sera toujours temps de le mettre ailleurs.

— Comment faire ? dirent les derviches.

— Eh bien, il faut tourner rapidement pour l’étourdir un peu, et puis, sans lui donner le temps de se reconnaître, vous le pousserez dans l’ouverture.

Ce conseil réunit tous les suffrages ; les chants retentirent avec une nouvelle ardeur, et les derviches, prenant le cercueil par les deux bouts, le firent tourner pendant quelques minutes ; puis, par un mouvement subit, ils se précipitèrent vers la porte, et cette fois avec un plein succès. Le peuple attendait avec anxiété le résultat de cette manœuvre hardie ; on craignit un instant que les derviches ne fussent victimes de leur audace et que les murs ne s’écroulassent sur eux ; mais ils ne tardèrent pas à sortir en triomphe, annonçant qu’après quelques difficultés, le saint s’était tenu tranquille : sur quoi, la foule poussa des cris de joie et se dispersa, soit dans la campagne, soit dans les deux cafés qui dominent la côte du Raz-Beyrouth.

C’était le second miracle turc que j’eusse été admis à voir (on se souvient de celui de la Dhossa, où le chérif de la Mecque passe à cheval sur un chemin pavé par les corps des croyants) ; mais ici le spectacle de ce mort capricieux, qui s’agitait dans les bras des porteurs et refusait d’entrer dans son tombeau, me remit en mémoire un passage de Lucien, qui attribue les mêmes fantaisies à une statue de bronze de l’Apollon Syrien. C’était dans un temple situé à l’est du Liban, et dont les prêtres, une fois par année, allaient, selon l’usage, laver leurs idoles dans un lac sacré. Apollon se refusait toujours longtemps à cette cérémonie… Il n’aimait pas l’eau, sans doute en qualité de prince des feux célestes, et s’agitait visiblement sur les épaules des porteurs, qu’il renversait à plusieurs reprises.

Selon Lucien, cette manœuvre tenait à une certaine habileté gymnastique des prêtres ; mais faut-il avoir pleine confiance en cette assertion du Voltaire de l’antiquité ? Pour moi, j’ai toujours été plus disposé à tout croire qu’à tout nier, et, la Bible admettant les prodiges attribués à l’Apollon Syrien, lequel n’est autre que Baal, je ne vois pas pourquoi cette puissance accordée aux génies rebelles et aux esprits de Python n’aurait pas produit de tels effets ; je ne vois pas non plus pourquoi l’âme immortelle d’un pauvre santon n’exercerait pas une action magnétique sur les croyants convaincus de sa sainteté.

Et, d’ailleurs, qui oserait faire du scepticisme au pied du Liban ? Ce rivage n’est-il pas le berceau même de toutes les croyances du monde ? Interrogez le premier montagnard qui passe : il vous dira que c’est sur ce point de la terre qu’eurent lieu les scènes primitives de la Bible ; il vous conduira à l’endroit où fumèrent les premiers sacrifices ; il vous montrera le rocher taché du sang d’Abel ; plus loin existait la ville d’Énochia, bâtie par les géants, et dont on distingue encore les traces ; ailleurs, c’est le tombeau de Chanaan, fils de Cham. Placez-vous au point de vue de l’antiquité grecque, et vous verrez aussi descendre de ces monts tout le riant cortège des divinités dont la Grèce accepta et transforma le culte, propagé par les émigrations phéniciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti des cris de Vénus pleurant Adonis, et c’était dans ces grottes mystérieuses, où quelques sectes idolâtres célèbrent encore des orgies nocturnes, qu’on allait prier et pleurer sur l’image de la victime, pâle idole de marbre ou d’ivoire aux blessures saignantes, autour de laquelle les femmes éplorées imitaient les cris plaintifs de la déesse. Les chrétiens de Syrie ont des solennités pareilles dans la nuit du vendredi saint : une mère en pleurs tient la place de l’amante, mais l’imitation plastique n’est pas moins saisissante ; on a conservé les formes de la fête décrite si poétiquement dans l’idylle de Théocrite.

Croyez aussi que bien des traditions primitives n’ont fait que se transformer ou se renouveler dans les cultes nouveaux. Je ne sais trop si notre Église tient beaucoup à la légende de Siméon Stylite, et je pense bien que l’on peut, sans irrévérence, trouver exagéré le système de mortification de ce saint ; mais Lucien nous apprend encore que certains dévots de l’antiquité se tenaient debout plusieurs jours sur de hautes colonnes de pierre que Bacchus avait élevées, à peu de distance de Beyrouth, en l’honneur de Priape et de Junon.

Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs antiques et de rêveries religieuses où conduisent si invinciblement l’aspect des lieux et le mélange de ces populations, qui résument peut-être en elles toutes les croyances et toutes les superstitions de la terre. Moïse, Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet, et jusqu’au Bouddha indien, ont ici des disciples plus ou moins nombreux… Ne croirait-on pas que tout cela doit animer la ville, remplir de cérémonies et de fêtes, et en faire une sorte d’Alexandrie de l’époque romaine ? Mais non, tout est calme et morne aujourd’hui sous l’influence des idées modernes. C’est dans la montagne, où leur pouvoir se fait moins sentir, que nous retrouverons sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges contrastes que tant d’auteurs ont indiqués, et que si peu ont été à même d’observer.