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Voyages aux Montagnes Rocheuses/10

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Victor Devaux & Cie (p. 176-202).

CINQUIÈME LETTRE

À

M. ROLLIER, avocat à Opdorp, près de Termonde..
Séparateur


Rivière Saint-Ignace, 10 septembre 1841.
Mon très-cher oncle,

Sans autre préambule qu’une simple excuse de mon long silence, je viens vous offrir mes observations en fait d’histoire naturelle, sachant que les fleurs, les arbres, les animaux ne sont pas sans charmes pour vous.

Fleurs. Nous nous trouvions dans les environs de la Cheminée, lorsque le P. Point fit son beau bouquet en l’honneur du sacré Cœur. De là, en s’avançant vers les Côtes-noires, les fleurs deviennent plus rares ; cependant de loin en loin nous en rencontrâmes que nous n’avions vues nulle part ailleurs. Parmi les doubles, les plus communes et les plus caractéristiques du sol où elles prennent naissance, sont : en deçà de la Platte, les Lupins roses ; dans les plaines de la Platte jusqu’à la Cheminée, l’Épinette des prairies, fleur jaune à cinq feuilles (plante médicinale) ; et au delà, dans le sol le plus stérile, trois espèces de cactus ; elles sont connues parmi les botanistes sous le nom de Cactus americana, et déjà naturalisées dans les parterres d’Europe. Je n’ai rien vu, même dans les plus belles roses, de si pur ni de si vif que l’incarnat de cette charmante fleur ; toutes les nuances du rose et du vert décorent l’extérieur de son calice qui va en s’évasant comme celui du lis ; beaucoup mieux que la rose, elle pourrait être l’emblème des plaisirs de ce bas monde : elle est environnée de beaucoup plus d’épines et ne s’élève pas à deux pouces de terre.

Parmi les fleurs simples, la plus élégante ressemble à la Cloche bleue de nos parterres, mais elle la surpasse de beaucoup par l’agrément de ses formes et la délicatesse de ses teintes, qui varient depuis le blanc pur jusqu’à l’azur sombre. l’Aiguille d’Adam, qui ne croît que sur les côtes stériles, est la plus noble parmi les pyramidales : sa tige s’élève à près de trois pieds ; à mi-hauteur commence une pyramide de fleurs fort serrées les unes contre les autres, sous la forme d’un diadème renversé, légèrement nuancées de rouge, et diminuant de grosseur à mesure qu’elles s’approchent de leur commun sommet qui se termine en pointe. Sa base est défendue par une espèce de feuilles dures, fibrées, oblongues et aiguës : c’est ce qui lui a fait donner le nom d’Aiguille. Sa racine, blanche et semblable dans sa forme à une carotte, a ordinairement six pouces de diamètre ; les sauvages s’en nourrissent au besoin, et les Mexicains en fabriquent une espèce de savon.

Il est encore trois autres espèces de fleurs très-remarquables ; elles sont rares, même en Amérique, et leurs noms sont inconnus du commun des voyageurs. La première, dont les feuilles bronzées sont disposées de manière à imiter le chapiteau corinthien, a reçu de nous le nom de Corinthienne ; la deuxième, couleur de paille, rappelle, par sa tige environnée de onze branches comme d’autant de satellites, le fameux songe de Joseph ; elle a été nommée la Joséphine, la troisième, la plus belle des reines-marguerites que j’aie vues, avant autour d’un disque jaune, nuancé de noir et de rouge, sept à huit rayons dont chacun serait à lui seul une belle fleur, a été appelée la Dominicale, non-seulement parce qu’elle nous a paru la maîtresse-fleur de ces parages, mais encore parce que nous l’avons rencontrée un dimanche.

Arbustes. Les arbustes qui portent des fruits sont en petit nombre. Les plus communs sont le groseillier, le cerisier, le cormier, le houx et le framboisier. Les groseilles, grosses et petites, sont, comme en Europe, de différentes couleurs, blanches, rouges, orange, jaunes, noires ; on les rencontre en grande quantité dans presque toutes les parties des montagnes, ainsi que dans les plaines, où elles sont meilleures, étant plus exposées au soleil. J’ai rangé les cerisiers et les cormiers parmi les arbustes, parce qu’en effet la tige qui les porte n’atteint jamais la hauteur moyenne d’un arbre. Le cormier, qui se présente sous la forme d’un buisson, porte un fruit excellent que les voyageurs appellent la poire des montagnes ; mais il n’a rien de commun avec ce fruit, et n’excède pas la grosseur d’une cerise ordinaire. La cerise d’Amérique diffère de celle d’Europe, en ce qu’elle forme des grappes sur la tige, à peu près comme nos groseilles noires, et qu’elle n’a que la grosseur de nos fraises des bois. La corme et la cerise constituent en partie la nourriture des sauvages dans la saison, et ils les sèchent pour leurs provisions d’hiver. Les cenelles, fruit du houx, sont de deux sortes, blanches et rouges. Voyez, à la fin de ma lettre, la liste des fruits, plantes et racines qui croissent spontanément dans les différentes parties de l’Ouest, et qui, à défaut d’autre chose, tiennent lieu de nourriture.

Le lin est fort commun dans nos vallées ; la même racine (ce qui est fort remarquable) est assez féconde pour pousser de nouveaux jets pendant un certain nombre d’années. Nous en avons eu la preuve sous les yeux, dans une racine à laquelle sont encore attachées une trentaine de tiges de différentes crues. Le chanvre est plus rare que le lin.

Arbres. Comme nous avons presque toujours côtoyé les rivières, nous n’avons pu rencontrer une grande variété d’arbres. On n’y voit guère que des buissons, des saules, des bouleaux, ainsi que l’aune, le sureau, le cotonnier ou peuplier blanc dont l’écorce sert en hiver de nourriture aux chevaux, le tremble dont la feuille est toujours en mouvement : les Canadiens y attachent une idée superstitieuse, ils disent que c’est sur ce bois qu’on a crucifié Notre-Seigneur, et que, depuis, la feuille ne cesse de trembler. Sur les montagnes, on ne trouve de haute futaie que le pin et le cèdre blanc et rouge, ce dernier est le plus en usage pour les meubles ; c’est, après le cyprès, le bois le plus durable de l’Ouest. Il y a cinq espèces de pins : le pin de Norvège, le résineux, le blanc, le pin à goudron, et le pin élastique, dont les sauvages se servent pour faire des arcs. L’if, quoique rare, se trouve sur les montagnes, ainsi que l’érable blanc ; les tamarins y viennent en abondance. Vers les Côtes-noires, la violence des vents est telle, que les cotonniers, qui y croissent à ] exclusion de presque tout autre arbre, revêtent les formes les plus étranges. J’en ai vu dont les branches tordues rentraient dans le tronc principal, et finissaient par prendre de si singulières positions qu’il eût été impossible à une certaine distance de dire quelle partie visible de l’arbre touchait immédiatement la racine.

Oiseaux. Les oiseaux ne sont pas moins variés que les fleurs ; on en voit de toute forme, de toute grandeur et de tout plumage, depuis le pélican blanc et le cygne, jusqu’au roitelet et à l’oiseaumouche. Muratori, dans sa relation du Paraguay, fait chanter ce dernier comme un rossignol, et s’étonne à juste titre que d’un corps aussi petit il paisse sortir des sons aussi forts. À moins que l’oiseau-mouche de l’Amérique du Sud ne soit pas celui des montagnes Rocheuses, ni même celui des États-Unis, on doit dire que c’est par erreur que le célèbre auteur a ajouté la beauté du chant à celle du plumage. Le seul son que l’on entende, lorsque cet oiseau voltige d’une fleur à une autre, est une espèce de bourdonnement semblable à celui de l’abeille ; encore n’est-il produit que par la rapidité avec laquelle l’air est frappé de ses petites ailes. Le Noutka est une nouvelle espèce d’oiseau-mouche propre à l’Orégon. Toute la partie supérieure de l’oiseau est rougeâtre, la couleur de la tête tire sur le vert, le cou cuivré et cramoisi varie selon l’incidence de la lumière. Par la gorge, il ressemble à l’oiseau-mouche commun, connu à l’est des montagnes ; mais il est plus riche dans ses couleurs, et ses plumes, qui semblent métalliques, sont disposées en un large collier dans la partie inférieure du cou, au lieu de former une partie principale de tout le plumage.

Insectes, reptiles. Je ne ferai mention des reptiles, que pour remercier Dieu de nous avoir servi contre eux de bouclier impénétrable à leurs dards, et surtout contre le plus terrible de tous, le fameux serpent à sonnettes. En effet, comment s’est-il fait que pas un homme de la caravane, ni même un cheval ou un mulet, n’ait été piqué une seule fois, lorsque, dans un seul jour, sans quitter, pour ainsi dire, leurs charrettes, nos charretiers en tuaient jusqu’à douze à coups de fouet ?

Il est un point controversé entre les naturalistes au sujet dés fourmis, c’est de savoir si le grain qu’elles ramassent doit servir à leur nourriture d’hiver, ou seulement à la construction de leurs cellules. Peut-être nos remarques pourront-elles servir à résoudre la difficulté. Il n’y a ici dans les fourmilières ni froment, ni grain qui en tienne lieu, par conséquent point de provision de bouche de cette nature ; à leur place, ce sont de petits cailloux, que ces insectes laborieux élèvent en monceaux de trois à quatre pieds de diamètre sur un pied de haut ; d’où il est, ce semble, permis de conclure que le grain, employé ailleurs au même usage que ces petits cailloux, n’est point destiné à nourrir la fourmi, mais bien plutôt à lui bâtir une demeure.

Chose étonnante ! la puce n’a pas encore fait son apparition dans les montagnes ; la vermine, au contraire, ronge les pauvres sauvages ; et ce qu’il y a de plus triste, c’est que, loin de songer à s’en débarrasser, ils l’entretiennent par leur malpropreté.

On a souvent parlé des maringouins : ils m’ont tant tourmenté dans ce voyage, que je puis bien contribuer pour ma part à publier leur méchanceté. Quand il s’agit de nuire à l’homme, il n’y a point d’animal qui l’emporte sur ces insectes. Au milieu de la journée, ils ne vous inquiéteront pas, mais à condition que vous quittiez l’ombre, et que vous alliez vous exposer aux ardeurs du soleil. Le soir, le matin, la nuit, leur bourdonnement aux oreilles ne cesse pas un instant ; ils s’attachent avec avidité à la peau comme des sangsues, et enfoncent dans la chair leur dard empoisonné. Il n’y a point contre eux d’autre moyen de défense que de se cacher entièrement sous sa couverture, ou de s’envelopper la tête de quelque tissu impénétrable, au risque d’étouffer. C’est surtout pendant le repas qu’ils sont incommodes ; alors, pour s’en débarrasser, il faut produire, à l’aide de bois pourri ou d’herbes vertes, une épaisse fumée sans flamme ; ce remède est vraiment efficace ; mais on ne l’emploie qu’en désespoir de cause, car on est presque suffoqué par les nuages épais qui vous environnent. On pourrait donner à ces sortes de repas le nom de festins à tristes figures ; chacun fait la grimace, et les plus insensibles mêmes ont les larmes aux yeux. Tant que la fumée dure, ces petits trouble-tout voltigent alentour, mais aussitôt que l’atmosphère s’éclaircit, ils reviennent à la charge dans toutes les directions et s’attachent au visage, aux mains, aux pieds, aux jambes, jusqu’à ce qu’un autre tas de bois pourri, jeté sur les charbons ardents, les mette de nouveau en fuite.

Les frappe-d’abord ou brûlots se trouvent par myriades au désert, et ne sont pas moins nuisibles que les maringouins. Comme ils sont si petits que l’œil peut à peine les apercevoir, ils attaquent aisément la peau, et se glissent jusque dans les yeux, les narines et les oreilles. Pour s’en débarrasser, on met des gants, et sur la tête un mouchoir qui couvre le front, le cou et les oreilles ; on garantit le visage par la fumée d’une courte pipe.

Les mouches-à-feu ou vers luisants des montagnes ne sont pas nuisibles, leur grosseur est à peu près celle de l’abeille. Lorsqu’on les aperçoit en grand nombre le soir, c’est un signe certain de pluie ; alors, n’importe l’obscurité de la nuit, sillonnant l’air comme autant d’étoiles errantes ou de feux follets, leurs belles lueurs phosphoriques vous rendent la route distincte et visible. Les sauvages s’en frottent parfois le visage, et par plaisanterie, ou pour faire peur aux enfants, ils se promènent le soir comme des météores dans les environs du village.

Comme le gibier a manqué rarement à nos chasseurs, nous n’avons guère eu recours à la pêche que pour les jours maigres. Il est cependant arrivé que, nos vivres commençant à faire défaut, nous eûmes recours à nos lignes, plus heureuses que nos fusils. Les poissons que nous prîmes le plus souvent sont : les mulets, deux espèces de truites, les carpes, et deux ou trois différentes espèces inconnues. Un jour, campé sur les bords de la Rivière-aux-serpents, je pris à la ligne plus de cent poissons en moins d’une heure. L’anchois, l’esturgeon, abondent dans un grand nombre de rivières de l’Orégon, ainsi que six différentes espèces de saumons. Ces derniers remontent les rivières vers latin d’avril, pour ne plus les redescendre. Les jeunes descendent au mois de septembre vers l’Océan, et les sauvages croient qu’ils ne remontent que quatre ans après.

Nous avons vu les ouvrages des castors ; la contrée où nous sommes est leur pays par excellence. Tout le monde sait l’emploi qu’ils font de leurs dents et de leur queue ; mais ce qu’on ignore peut-être, et ce qui nous a été assuré par les trappeurs, c’est que pour faire tomber l’arbre qu’ils abattent du côté où ils veulent construire leur digue, ils choisissent parmi les arbres du rivage celui qui penche le plus sur l’eau, et s’il ne s’en trouve pas qui ait une inclinaison suffisante, ils attendent qu’un bon vent vienne à leur secours. Qu’on ne s’étonne donc pas qu’une tribu indienne considère les castors comme une race dégradée d’êtres humains, dont les crimes et les vices avaient irrité le Grand-Esprit ; celui-ci, pour les punir, les réduisit pour un temps à la condition des brutes ; mais tôt ou tard ils seront rendus à leur forme primitive ; et même dans leur état actuel ils ont une espèce de langage ; car on les a vus, disent les Indiens, s’entretenir, se consulter, délibérer sur le sort d’un criminel de leur communauté. Tous les trappeurs nous assurent que les castors qui refusent de travailler sont chassés de la république à l’unanimité des voix et à coups de dents ; ces proscrits sont obligés de passer un hiver misérable, à moitié affamés dans quelque trou abandonné d’une rivière, où on les prend facilement. Les trappeurs les appellent castors paresseux, et disent que leur peau ne vaut pas la moitié de la peau de ceux que l’industrie persévérante et la prévoyance ont munis d’abondantes provisions et mis à l’abri des rigueurs de l’hiver. La chair du castor est grasse et délicate ; on en sert la queue comme en Europe le beurre. Leur peau, si recherchée, se paye sur les lieux de neuf à dix piastres, mais en marchandises, ce qui ne revient pas à une piastre en argent ; car une seule pinte de genièvre par exemple, qui ne coûte pas 50 centimes aux vendeurs, se vend ici jusqu’à vingt francs. Est-il étonnant que certaines gens amassent des richesses colossales ; tandis que des employés, à qui l’on donne jusqu’à neuf cents piastres par an, n’ont pas même une chemise à la fin de l’année ? Dans cette catégorie de vendeurs n’est pas comprise l’honorable Compagnie de la baie d’Hudson, dans l’Orégon ; le débit de toute liqueur y est strictement défendu.

La loutre, brune et noire, abonde dans les rivières voisines de nos montagnes, mais, comme le castor, elle est poursuivie avec avidité par les chasseurs. À propos des amphibies, un mot de la grenouille. La plus ordinaire est celle que l’on voit en Europe ; mais il y en a une autre qui en diffère du tout au tout, en ce qu’elle porte une queue et dés cornes, et qu’elle ne se trouve que dans les sables arides. Des voyageurs donnent à cette espèce le nom de salamandre.

Le rat des bois, espèce de blaireau, est très-commun ; on le trouve ordinairement dans les endroits marécageux, où il se nourrit de petites écrevisses. Voici le stratagème dont il se sert pour obtenir son mets favori : placé sur le bord d’un étang, il laisse tomber dans l’eau sa longue queue dépourvue de poil ; les écrevisses, avides d’un si bon morceau, s’en saisissent. Aussitôt que le rat sent leurs pinces acérées, il donne une forte secousse de sa queue, les écrevisses ne lâchent prise qu’en quittant leur élément ; alors le rat s’en empare, les met en sûreté à une petite distance de l’eau, puis les dévore avec avidité. Il a toujours soin de les prendre par derrière, les tenant de travers pour garantir sa bouche de leurs pinces.

Le blaireau proprement dit habite dans toute l’étendue du désert, mais il ne se montre guère ; il se tient toujours près de son gîte, et à l’approche du moindre danger, il y rentre au plus vite. Il est à peu près de la grosseur de la marmotte ; sa couleur est un gris argenté ; ses pattes sont courtes ; sa force est prodigieuse. Un jour nous en surprimes un assez éloigné de son trou pour qu’on pût l’empêcher d’y rentrer ; il se réfugia dans le creux d’un rocher ; un Canadien le saisit aussitôt par la patte de derrière, mais il eut besoin de l’assistance d’un camarade pour l’en retirer.

D’où vient le nom qu’on a donné au chien-de-prairie ? Personne n’a pu nous le dire. Pour la forme, la grosseur, la couleur, l’agilité, il ressemble à l’écureuil, et habite en communauté, dans des villages qui ont parfois plusieurs milliers de loges ; la terre répandue autour de chaque trou fait un talus qui facilite l’écoulement de la pluie. À l’approche de l’homme, ce petit animal se hâte de rentrer dans sa retraite en jetant un cri perçant, qui, répété de loge en loge, avertit la peuplade de se tenir sur ses gardes. Au bout de quelques minutes, on voit les plus hardis ou les plus curieux mettre le nez à la fenêtre ; le chasseur qui les guette choisit ce moment pour lâcher son coup, ce qui demande beaucoup d’adresse, vu qu’ils n’exposent à l’air que le sommet d’une tête fort petite et fort mobile. Quelquefois ils sortent tous ensemble ; c’est, au dire des sauvages, pour s’assembler en conseil. Quel est alors l’objet de leurs délibérations ? Il n’est pas facile de le deviner ; nos pareils sont des profanes dont ils évitent la présence ; seulement à en juger par les hôtes qu’ils reçoivent, il faut croire que la sagesse y préside. Les habitués du logis sont le pigeon, l’écureuil barré, le serpent à sonnettes ; sympathie singulière qu’on ne peut guère expliquer que par la différence des appétits. Cet animal ne se nourrit, dit-on, que de rosée et de racine de gazon. Ce qui confirmerait cette opinion, c’est la position de leur village, toujours éloigné des eaux, et l’herbe menue qui en tapisse le sol.

Le mephitis americana, ou la bête puante, est un gentil quadrupède de la grosseur d’un chat ordinaire, bigarré de différentes couleurs. Lorsqu’il est poursuivi, il dresse sa belle queue touffue, et lance à diverses reprises, à mesure qu’il s’éloigne, une décharge du fluide que la nature lui a donné pour sa défense ; cette liqueur est si infecte, qu’il n’y a ni homme ni animal capable d’y résister.

Le bon Père Van Quickenborne en fit un jour l’expérience lorsque nous étions ensemble à Saint-Louis. En revenant avec moi d’une excursion, il vit deux mephitis sur sa route, et comme c’était la première fois qu’il faisait une pareille rencontre, il crut avoir trouvé deux tout petits ours. L’envie lui prit de s’en rendre maître et de les emporter dans son énorme chapeau ; il descendit de cheval, s’approcha lentement et avec prudence pour s’assurer de la proie qu’il guettait : il n’avait plus qu’un pas à faire, il étendait déjà les bras et le chapeau ; tout à coup la décharge du fluide eut lieu ; il en fut inondé. Bien qu’il fût encore à cent verges de nous, déjà nous sentions cette insupportable odeur ; pendant plusieurs jours il n’y eut presque pas moyen de l’approcher ; toute la maison était infectée ; à la fin on se vit obligé de détruire tous ses vêtements.

Le cabri, pour la forme et la grosseur, tient du chevreuil ; seulement le bois du mâle est plus petit et n’a que deux branches. Son poil, imitant celui du cerf, est nuancé de blanc sur la croupe et sous le ventre ; ses jeux sont grands et très-perçants ; quand il traverse le désert, son allure ordinaire est un petit galop fort élégant ; de temps en temps il s’arrête tout court, se tourne et dresse la tête pour mieux voir ; c’est le bon moment pour le chasseur. S’il manque son coup, le cabri part comme un trait ; mais sa curiosité le porte à regarder encore : le chasseur, qui connaît son faible, paraît s’amuser en agitant quelque objet de couleur tranchante ; l’animal s’approche de plus près ; mais son imprudence cause sa perte. Le cabri est la gazelle ou l’élan des naturalistes. La chair en est saine, mais de moindre qualité que celle du cerf ou du chevreuil ; on ne le tue que lorsque le chevreuil, la grosse-corne, la biche, la vache de buffle manquent.

La grande chasse au cabri est très-remarquable ; les sauvages en font un jour de réjouissance. Ils choisissent d’abord un carré de cinquante à quatre-vingts pieds qu’ils entourent de perches et de branches d’arbres, n’y laissant qu’une petite entrée de deux à trois pieds. Des deux bouts de cette entrée, comme du sommet d’un angle aigu, partent en ligne droite deux haies très-serrées, qu’ils forment avec des branches, et qu’ils continuent jusqu’à une distance de plusieurs milles. Alors de nombreux coureurs donnent la chasse aux cabris et les poussent devant eux, jusqu’à ce que, les ayant engagés entre les deux haies, ils les serrent de si près, qu’ils sont obligés de se jeter pêle-mêle par la petite entrée dans l’enclos préparé pour les recevoir : là les Indiens les assomment à coups de massue. On m’a assuré que souvent en une seule fois les sauvages tuent ainsi jusqu’à deux cents cabris et au delà.

La chair de la femelle du buffle est la plus saine et la plus délicate des viandes de l’Ouest, et en même temps si commune qu’on peut l’appeler le pain quotidien des sauvages ; ils ne s’en dégoûtent jamais, et se la procurent avec la plus grande facilité. Elle est bonne dans toutes ses parties, mais pas également pour tous : les uns préfèrent la langue, d’autres la bosse ou les broches, d’autres les plats côtés ; chacun a son morceau favori. Pour conserver les viandes, on en fait des tranches assez minces qu’on sèche au soleil, ou bien une sorte de hachis qu’on pétrit avec la moelle des plus gros os, la plus exquise de toutes les graisses. Ce hachis, auquel on donne les singuliers noms de taureau et de fromage, se mange ordinairement cru ; mais cuit, il est moins indigeste et de meilleur goût pour les bouches civilisées.

Les formes et la grosseur du buffle sont connues. Cette Majesté du désert de l’Ouest aime la nombreuse compagnie ; rarement on le rencontre seul. Très-souvent on en voit plusieurs milliers réunis ; les mâles d’un côté, les femelles de l’autre, excepté pendant l’été, où le mélange a lieu. Dans le courant de juin nous en vîmes aux environs de la Platte une si prodigieuse quantité, qu’elle devait surpasser, ce me semble (pour me servir encore de l’expression de ma lettre de l’année passée) le nombre des animaux réunis de toutes les foires de l’Europe. C’est en pareille circonstance qu’a lieu la grande chasse. Au signal donné, les chasseurs, tous montés sur des coursiers rapides, se précipitent vers le troupeau qui se disperse à l’instant ; chacun choisit des yeux sa victime, c’est à qui l’abattra le premier, car, aux yeux du chasseur, avoir abattu le premier buffle, ou plutôt la première vache, plus estimée que le bœuf, c’est un coup de maître. Mais pour l’abattre plus sûrement, il doit caracoler autour de l’animal jusqu’à ce qu’il soit à portée de le blesser à mort ; malheur à lui si la blessure qu’il lui fait n’est pas mortelle ! la crainte alors se changeant en fureur, le buffle se retourne brusquement et poursuit à outrance le chasseur. Un jour nous fûmes témoins d’un de ces revers de fortune qui faillit coûter la vie à un jeune Américain. Il avait poussé l’imprudence jusqu’à se dépouiller de ses habits et passer une rivière à la nage et sans armes, dans la pensée que son couteau lui suffirait pour achever une vache blessée. Mais à peine eut-il atteint le rivage, que la vache, en l’apercevant, se retourna vers lui avec furie. Malgré sa prompte fuite, il se vit poursuivi de si près, qu’il allait être la victime de sa témérité, lorsque le jeune Anglais qui nous accompagnait vint heureusement à son secours. Il ajusta l’animal de la rive opposée et d’un coup de fusil l’étendit roide mort.

Quand un de ces fiers animaux est blessé, le comble de la gloire pour le chasseur, c’est de le conduire par une fuite simulée dans un endroit où il peut facilement s’en rendre maître. Le nôtre, nommé John Gray, était réputé le meilleur chasseur des montagnes ; il avait donné plus d’une fois des preuves d’une adresse et d’un courage vraiment extraordinaires, jusqu’à attaquer cinq ours à la fois. Un jour, voulant nous régaler d’un plat de son métier, il se fit suivre, jusqu’au milieu de notre caravane, par un buffle énorme qu’il avait blessé mortellement ; cet animal essuya le feu de plus de cinquante fusils, plus de vingt balles l’atteignirent ; trois fois il roula par terre ; mais la fureur lui donnant de nouvelles forces, trois fois il se releva menaçant des cornes le premier qui oserait continuer à l’attaquer.

La petite chasse se fait à pied. Un chasseur adroit et expérimenté affronte seul tout un troupeau. Pour s’en approcher suffisamment sans être aperçu, il faut qu’il prenne le dessous du vent ; car le buffle a l’odorat si fin que, sans cette précaution, il est capable de sentir l’ennemi à plusieurs milles de distance. Il doit ensuite marcher lentement, courbé le plus possible, avec une casquette à poils sur la tête, de manière à ressembler de loin aux animaux qu’il poursuit. Enfin lorsqu’il est arrivé à la portée du fusil, il doit s’embusquer dans quelque bas-fond, ou derrière un objet quelconque, afin de rester inaperçu aussi longtemps que possible. C’est alors que le chasseur tire à coup sûr. La chute d’un buffle tué et le bruit de l’arme à feu ne font qu’étonner le reste du troupeau ; le chasseur a le temps de recharger et de tirer successivement plusieurs coups, aussi longtemps que les buffles hésitent entre la surprise et la peur ; de cette manière il en abat cinq, six, et quelquefois davantage, sans changer de place. Un de nos chasseurs en tua un jour jusqu’à treize. Les sauvages croient que chez les buffles, comme chez les abeilles, chaque troupeau a sa reine, et que, lorsque la reine tombe, tout le troupeau l’environne pour la secourir ; si le fait est vrai, on conçoit que le chasseur assez heureux pour abattre la reine a ensuite beau jeu avec la multitude de ses sujets. Quand l’animal est tué, on l’accommode, c’est-à-dire, on le dépouille de sa peau, on le dépèce, on en prend les meilleurs morceaux, dont on charge sa monture ; quelquefois on ne prend que la langue, et l’on abandonne le reste à la voracité des loups. Ceux-ci ne tardent pas à se rendre au festin qui leur est préparé, à moins qu’ils n’en soient empêchés par la proximité du camp ; dans ce cas ils remettent la partie à la nuit close. Alors le voyageur novice doit renoncer au sommeil : leurs hurlements se font entendre sur tous les tons et presque sans interruption tant que dure le festin. À la longue, on s’y habitue, et au milieu de tous les loups de la contrée on finit par dormir aussi tranquillement que si l’on était seul.

Il y a différentes espèces de loups, gris, noirs, blancs et bleus. Les loups gris sont les plus communs, du moins ceux qu’on voit le plus souvent. Le noir est très-grand et féroce ; quelquefois il s’insinue dans un troupeau de buffles de l’air le plus paisible du monde ; on ne s’aperçoit pas de sa présence ; mais malheur au jeune veau qu’il rencontre éloigné de sa mère : il est aussitôt terrassé et mis en pièces. S’ils découvrent dans le voisinage d’un précipice quelque vieil ours estropié, ils le fatiguent par leurs assauts réitérés, et le forcent à chercher son salut dans le gouffre, où ils n’ont pas de peine à l’achever. Les loups sont très-nombreux dans ces parages ; la surface des plaines est remplie de trous, où ils se retirent lorsque la nécessité ne les oblige pas à rôder. Ces trous, ordinairement profonds, sont pour eux des abris sûrs contre les chasseurs.

Un petit loup, surnommé le loup de médecine, passe pour une espèce de manitou parmi les sauvages ; ils attachent une idée superstitieuse à son aboiement, qui se fait surtout entendre le soir et pendant la nuit. Leurs jongleurs prétendent comprendre les nouvelles qu’il vient leur annoncer ; le nombre et la lenteur ou la rapidité de ses hurlements servent de règles à leurs interprétations. Ce sont, ou bien des amis qui approchent de leur camp, ou des blancs qui se trouvent dans le voisinage, ou des ennemis aux aguets prêts à fondre sur eux. Et aussitôt chacun s’arrange en conséquence. Pour une nouvelle vraie que le loup annonce, les sauvages, comme toutes les dupes, en oublieront cent autres controuvées.

Les montagnes surtout renferment quatre espèces d’ours, le gris, le blanc, le noir et le brun ; les deux premiers sont ici les rois des animaux, comme le lion l’est en Asie ; ils ne lui cèdent guère en force et en courage. Cette année, je me suis trouvé plusieurs fois en personne à la chasse aux ours, j’y ai même pris part, dans la compagnie de quatre chasseurs Têtes-plates qui couraient autour de la bête en jetant de hauts cris. Cette chasse est fort dangereuse, parce que l’ours blessé devient furieux comme le buffle et poursuit à toute outrance son agresseur. En moins d’un quart d’heure, j’en vis tomber deux sous les coups de mes camarades, mais si bien atteints, qu’ils avaient perdu tout pouvoir de nuire.

Les capitaines Lewis et Clarke, dans la relation de leurs voyages aux sources du Missouri, donnent un exemple frappant de la force physique de cet animal. Un soir, les hommes du dernier canot découvrirent un ours, couché dans la prairie, à peu près à trois cents verges de la rivière : six d’entre eux, tous chasseurs adroits, s’avancèrent pour lui livrer bataille. Cachés derrière une petite éminence, ils s’approchèrent à la distance de quarante pas sans être aperçus. Quatre lâchèrent alors leur coup de fusil, et les quatre balles se logèrent dans le corps de l’animal, deux passèrent à travers les poumons. L’ours furieux se leva en sursaut, et, la gueule béante, se précipita vers ses ennemis. Comme il approchait, les deux chasseurs qui avaient réservé leur feu lui tirent deux nouvelles blessures, dont l’une, lui cassant l’épaule, retarda un instant ses mouvements ; néanmoins avant qu’ils eussent le temps de recharger leurs armes, il était déjà si près d’eux qu’ils furent obligés de courir à toutes jambes vers la rivière. Deux eurent le temps de se réfugier dans le canot, les quatre autres se séparèrent, et, se cachant derrière les saules, tirèrent coup sur coup aussi vite qu’ils purent recharger ; toutes ces blessures ne firent que l’exaspérer davantage ; à la fin il en poursuivit deux de si près, qu’ils cherchèrent leur salut dans la rivière en s’élançant d’une hauteur d’environ vingt pieds. L’ours plongea après eux ; il ne se trouvait plus qu’à quelques pieds du dernier, lorsqu’un des chasseurs, sorti des saules, lui tira un coup dans la tête qui l’acheva. Ils le traînèrent ensuite sur le bord de la rivière : huit balles l’avaient percé de part en part.

Tous les sauvages des montagnes confirment l’opinion qu’en hiver l’ours suce sa patte et vit de sa propre graisse ; les Indiens ajoutent qu’avant d’entrer dans ses quartiers d’hiver, c’est-à-dire, dans le creux d’un rocher ou d’un arbre, ou dans quelque cavité souterraine, il se purge, puis se remplit de semences sèches qu’il ne digère point. Alors il reste couché pendant plusieurs semaines sur le même côté, le talon d’une patte toujours dans la gueule ; puis il se retourne, ce qu’il ne fait que quatre fois de tout l’hiver.

Les tigres sont très-nombreux dans les parages d’où j’écris, mais il paraît que la peur de l’homme ne les domine pas moins que les autres animaux. Il n’y a que quelques jours, un chasseur indien revenait au camp avec trois belles peaux de tigres, de huit à neuf pieds de long depuis l’extrémité de la queue jusqu’au nez. Il avait découvert leurs traces, et quoiqu’il ne fût armé que d’un arc et de flèches, et accompagné seulement de deux petits chiens, il s’était mis hardiment à leur poursuite, jusqu’à ce que, les ayant aperçus sur une hauteur, il réussit à les tuer. Les tigres ont une force extraordinaire dans la queue et s’en servent adroitement pour étrangler les chevreuils, les grosses-cornes, les cerfs et les autres animaux dont la chair leur sert de nourriture.

Ci-joint vous trouverez la liste des animaux, poissons, oiseaux, arbres, arbustes, fleurs et fruits, que nous avons vus pendant notre voyage.

Je suis, etc.

Votre dévoué neveu,
P. J. De Smet, S. J.


ARBRES.
Aulne.
Bouleau.
Cèdres (rouge et blanc).
Chênes.
Cotonniers (3 espèces).
Cyprès.
Frêne. Érable blanc.
Hêtre.
Mûrier.
Noyer (de différentes espèces).
Rabajadières.
Sapin et pin (cinq espèces).
Saules.
Sureau.
Trembles.


ARBUSTES ET PLANTES.
Absinthe.
Baume.
Cerisier.
Cormier.
Epinette.
Framboisier.
Genévrier.
Groseillier.
Herbe à la puce.
Houblon.
Houx.
If.
Kinnekenic.
Menthe.
Salsepareille.
Tamarin.
Vignes (fruit rouge).


FRUITS.
Aiguille d’Adam.
Biscuit (racine).
Cactus americana.
Cerises.
Champignons.
Cotonnier.
Écorce de sapin.
Framboises.
Gadelles.
Gland d’églantier.
Graine de buffle.
Graines blanches.
Graines du bois gris.
Groseilles.
Kamath.
Kinnekenic (fruit de).
Mûres.
Oignon doux.
Patates.
Plantain.
Pomme de sapin.
Pommes blanches.
Poires.
Pois.
Prunes de prairie.
Racine amère.
Racine du chardon.
Tabac.
Tournesol.
Vignes.


FLEURS.
Aiguille d’Adam.
Cactus (trois espèces).
Campanule.
Chanvre.
Chardons (trois espèces).
Corinthienne.
Dominicale.
Éléphantide.
Épinettes.
Fleur bleu d’azur.
Fleur bleue de kamath.
Gueules de lion.
Iris (trois espèces).
Joséphine.
Lin.
Lupin (œillet).
Lychnis.
Lis roses.
Lis St-Jean.
Marguerites.
Marianne.
Oignon doux.
Racine amère.
Renoncule.
Sonentes.
Tournesol.


ANIMAUX.
Blaireau (deux espèces).
Buffle.
Cabri.
Carcajou.
Cerf de biche.
Chat sauvage.
Chat souris.
Cheval sauvage.

Chevreuil à mulet.
Chevreuil à queue noire.
Chevreuil commun.
Chien de prairie.
Chien sauvage.
Cochon de terre.
Écureuil (dix espèces).
Grosse-corne.
Lapin.
Lièvre.
Loups (cinq espèces).
Martre.
Mephitis americana.
Mouton blanc.
Orignal.
Ours (quatre espèces).
Porc-épic.
Rat des bois.
Renard (quatre espèces).
Renne.
Taupe.
Tigre rouge.


OISEAUX.
Aigle noir.
Aigle nonne.
Alouette.
Avocette.
Bec à l’envers.
Bécassines.
Bois-pourri.
Butor.
Canards.
Carancro.
Cardinal.
Coq des plaines.
Corbeaux.
Cormoran.
Dindons.
Épervier.
Étourneaux.
Faisans.
Geai.
Grue.
Hiboux.
Hirondelles.
Mangeurs des maringouins.
Martin-pêcheur.
Moqueur.
Noutka.
Oies.
Oiseau-bleu.
Oiseau-buffle.
Oiseau-jaune.
Oiseau-mouche.
Oiseau-noir.
Oiseau-rouge.
Outarde.
Pélican.
Perroquets.
Pie.
Pique-bois.
Pivert.
Pluvier.
Poule des prairies.
Robin.
Roitelet.
Rossignol.
Sarcelle.
Tourterelle.


AMPHIBIES.
Castor.
Crapaud.
Grenouille à queue.
Grenouille commune.
Loutre.
Rat musqué.
Salamandre.
Tortue.


POISSONS.
Anchois.
Carpes.
Esturgeons.
Mulets.
Saumons (six espèces).
Truites (trois espèces).