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Voyages aux Montagnes Rocheuses/11

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Victor Devaux & Cie (p. 203-212).

SIXIÈME LETTRE.

À

Madame van Mossevelde, à Termonde..
Séparateur


Porte de l’enfer, 21 septembre 1841.
Chère sœur,

« Il faut voyager dans le désert pour voir combien la Providence est attentive aux besoins de l’homme. » Je répète avec plaisir cette pensée du jeune Anglais dont j’ai parlé dans mes lettres à Charles et à François, parce que cette vérité si consolante est mise dans tout son jour dans le récit que j’ai commencé, et plus encore dans ce qui me reste à ajouter. Aujourd’hui je me bornerai à quelques détails sur les dangers que j’ai courus depuis mon entrée sur le territoire des sauvages.

Quand je ne dirais qu’un mot sur chaque passage de rivière, l’énumération serait encore longue ; puisque dans l’espace de cinq jours seulement nous en avons traversé dix-huit, et jusqu’à cinq fois la même en cinq quarts d’heure. Je ne parlerai donc que de ceux qui nous ont présenté le plus de difficultés. Le premier passage vraiment difficile fut celui de la fourche du sud de la Platte ; mais comme nous étions avertis depuis longtemps des difficultés qu’il offrait, nous avions pris nos précautions d’avance, et nos jeunes Canadiens en explorèrent si bien le fond, que nous le traversâmes, sinon sans tumulte et grande peine, du moins sans grave accident. Les chiens de la caravane eurent à faire le plus d’efforts ; laissés sans bateau sur l’autre rive, il fallut à ces pauvres bêtes une bien grande fidélité à leurs maîtres, pour les déterminer à passer à la nage une rivière de près d’un mille de large, et dont le courant est si rapide, qu’il eût emporté les charrettes si on ne les eût soutenues de tous les côtés pendant que les mulets tiraient de toutes leurs forces pour les faire avancer. Aussi nos chiens ne la traversèrent-ils que lorsqu’ils eurent vu qu’il n’y avait plus pour eux d’autre alternative que de vaincre les flots ou de perdre leurs maîtres. Comme nous, ils furent heureux dans leur traversée. Ordinairement on passe cette fourche en bullboat, c’est le nom qu’on donne à des bateaux construits sur les lieux avec des peaux de buffle crues ; quand l’eau est grosse ou qu’on ne trouve pas de gué, leur emploi est absolument nécessaire : il ne le fut pour nous ni dans cette occasion, ni dans d’autres semblables.

Le second passage est celui de la fourche du nord de la Platte, moins large, mais plus rapide et plus profonde que celle du sud. Nous avions passé celle-ci dans nos charrettes ; devenus un peu plus hardis, nous résolûmes de passer l’autre à cheval. Ce qui nous détermina à cette tentative, ce fut l’exemple de notre chasseur, qui, portant sur son dos une petite fille d’un an, chassait encore devant lui un autre cheval sur lequel était sa femme, et se faisait suivre d’un petit poulain, dont on ne voyait que la tête lorsqu’il se dressait dans les flots. Reculer en pareille conjoncture eût été honteux pour des Missionnaires. Nous nous avançâmes donc, les frères dans leurs charrettes, les PP. Point, Mengarini et moi, sur nos coursiers. Après la traversée, des voyageurs nous dirent qu’ils nous avaient vu pâlir au plus fort du courant, et je le crois sans peine ; toutefois nous en fûmes quittes pour la peur, et après avoir nagé quelque temps sur nos montures, nous arrivâmes au rivage, n’ayant de mouillé que les jambes, et pour être témoins de la scène du monde la plus risible, si elle n’avait été la plus sérieuse. Dans un même instant, nous vîmes le plus grand wagon emporté par le courant, malgré les efforts, les cris, l’adresse, le sang-froid, enfin tout ce que peuvent dire ou faire les gens d’un attelage qui pensent se noyer ; une autre charrette renversée de fond en comble ; un mulet n’ayant hors de l’eau que les quatre pattes ; d’autres allant à la dérive embarrassés dans leurs traits ; ici un colonel américain, les bras étendus et criant au secours ; là un petit voyageur allemand et sa faible monture disparaissant ensemble pour se montrer un moment après, l’un à droite et l’autre à gauche ; ailleurs un cheval abordant seul au rivage ; plus loin deux cavaliers ensemble sur la même monture ; enfin le bon frère Joseph et son cheval faisant le plongeon, le P. Mengarini faisant chose une et indivisible avec le cou du sien ; et au milieu de la bagarre un seul mulet noyé ; il appartenait à celui de nous tous qui avait montré le plus de dévouement pour sauver et montures et cavaliers. En reconnaissance, la caravane, s’étant cotisée, lui fit présent d’un autre mulet.

Vous vous rappellerez que dans une de mes lettres précédentes, parlant de notre arrivée sur les bords de la Rivière-aux-serpents, je disais que là nous attendaient un grand danger et une bonne leçon ; je pourrais ajouter, et de beaux exemples. Cette rivière, beaucoup moins large, et, au gué que nous traversions, moins profonde que la Platte, ne pouvait être dangereuse que pour des gens inattentifs. Ses eaux étaient si limpides, que partout on pouvait en voir le fond ; il n’y avait donc rien de plus facile que d’éviter les encombres ; mais soit inadvertance ou distraction, soit désobéissance de l’attelage, la charrette du frère Charles se trouva tout à coup sur la pente d’un roc et déjà trop avancée pour pouvoir reculer : mulets, voiture et voiturier, tout fit la culbute, et malheureusement dans un trou assez profond pour ne laisser aucune espérance de salut, si d’un côté notre chasseur ne se fût jeté à la nage, au risque de la vie, pour aller tirer du fond de sa voiture le pauvre frère qui s’y tenait blotti dans un coin ; tandis que de l’autre tous les Têtes-plates présents plongeaient pour sauver la voiture, le bagage et les mulets. Le bagage, à peu de chose près, fut sauvé. À force d’efforts on était parvenu à relever la charrette, lorsqu’un pauvre sauvage, qui seul la soutenait en ce moment, s’écria, n’en pouvant plus : « Je me noie ! » De son côté le chasseur, chargé du poids du frère qui faisait sans cesse des efforts pour se tenir sur l’eau, était sur le point de périr victime de son dévouement. Enfin tout ce qui savait nager, hommes, femmes, enfants, ayant fait des prodiges pour nous donner des preuves de leur attachement, il se trouva que nous n’eûmes à regretter la perte de personne ; l’attelage seul périt, lui qui paraissait avoir dû se sauver de lui-même, puisqu’on avait pris la précaution de couper les traits ; mais les mulets, dit-on, une fois les oreilles dans l’eau, ne s’en tirent plus. La perte de ces trois mulets, les plus beaux de notre caravane, quoique considérable, fut bientôt réparée. Pendant qu’on s’occupait à faire sécher le bagage, je retournai au Fort-Hall, où, retrouvant dans M. Ermatinger la même sympathie et la même générosité qu’il m’avait toujours témoignées, je fis l’acquisition de trois autres mulets pour une somme modique, en comparaison de ce que j’eusse dû payer si j’avais eu affaire à des gens capables de profiter de la circonstance. Voilà le danger évité ; voici la leçon. On fit la remarque que ce jour avait été le seul dans tout le cours de notre voyage, où, à cause de l’embarras du départ et des adieux que nous faisions à nos amis, nous nous étions mis en marche sans songer à réciter l’itinéraire, ou les prières que l’Église prescrit aux voyageurs.

Dangers d’une autre nature, encore évités par la grâce de Dieu, je n’en doute nullement. Nous cheminions tranquillement sur les bords de la Platte. Malgré les avis du capitaine Fitz-Patrick, qui dirigeait la caravane, plusieurs jeunes gens s’étaient écartés de la bande, pendant que le capitaine, le P. Point et moi, nous avions pris les devants pour chercher un endroit propre à asseoir le camp. Nous venions précisément de le trouver et de desseller nos chevaux, lorsque tout à coup nous entendîmes le terrible cri d’alarme : Les Indiens ! les Indiens ! et en effet nous vîmes dans le lointain un grand nombre de sauvages se grouper d’abord, puis se diriger vers nous à toute bride. Sur ces entrefaites arrive à la caravane un jeune Américain à pied et sans armes ; il s’était laissé surprendre par les sauvages, qui lui avaient tout enlevé. Pendant qu’il se lamente de la perte qu’il vient de faire, et surtout qu’il s’indigne des coups qu’il a reçus, il saisit brusquement la carabine chargée de l’un de ses amis, et déclare qu’il retourne à l’ennemi pour tirer de l’offense une vengeance éclatante. À cette vue, tout le monde s’émeut, la jeunesse américaine veut se battre ; le colonel, en sa qualité d’homme de guerre, range les wagons sur deux lignes et fait placer au milieu tout ce qui peut courir ailleurs quelque risque ; tout se prépare pour une action d’eclat. De son côté, l’escadron des sauvages, considérablement grossi, s’avance fièrement, présentant un large front de bataille, comme s’ils avaient l’intention d’envelopper notre phalange ; mais à notre bonne contenance, et à la vue du capitaine qui s’avance vers eux, bientôt ils ralentissent le pas et finissent par s’arrêter ; on parlemente, et le résultat de la négociation ayant été qu’on rendrait au jeune Américain tout ce qu’on lui avait pris, à condition que lui ne rendrait pas les coups qu’il avait reçus, tout s’apaisa, et l’on convint de part et d’autre de fumer le calumet. Ces sauvages étaient un parti d’environ quatre-vingts Sheyennes ; leur tribu passe pour la plus brave de la prairie ; ils suivirent notre camp deux ou trois jours ; leurs chefs furent admis à notre table, et tout se passa à la satisfaction générale.

Une autre fois, comme nous étions avec l’avant-garde des Têtes-plates, mais acculés dans une gorge de montagnes, après avoir marché inutilement une journée entière, nous fumes obligés de retourner sur nos pas. Le soir, on s’aperçut qu’il y avait dans les environs un parti de Ranax, sauvages qui encore cette année ont tué plusieurs blancs ; trois ou quatre de leurs loges étaient dressées dans le voisinage ; mais il paraît qu’ils avaient plus peur que nous : avant le jour ils avaient disparu.

Nous avions évité sans le savoir un plus grand danger sur les bords de la Rivière-verte ; nous ne le sûmes qua notre arrivée au Fort-Hall. Voici le fait. À peine avions-nous quitté la caravane à ce commun rendez-vous, que le camp de la Californie, avec lequel nous avions voyagé jusqu’alors, se divisa en deux fractions ; celles-ci se subdivisèrent encore, une partie allant à la chasse, tandis que les autres gardaient le camp, les chevaux et le bagage. Le camp des hommes civilisés n’avait en tout que cinq ou six individus et quelques femmes pour garder une masse d’objets et quatre-vingt-dix chevaux. Une proie si riche et si facile devait tenter les sauvages ; en effet elle attira bientôt ceux qui, selon leur coutume, rôdaient dans le voisinage, épiant une occasion favorable. Au moment où l’on s’y attendait le moins, ils fondirent avec impétuosité, d’abord sur les chevaux, ensuite sur les loges ; et malgré la défense courageuse des gardiens, dont plusieurs firent payer chèrement leurs vies, ils brûlèrent, pillèrent, emmenèrent tout ce qui leur tomba sous la main, donnant ainsi une terrible leçon à ceux qui, loin de s’unir plus étroitement contre l’ennemi commun, se divisent au point de se mettre dans le cas de tout perdre à la première occasion.

Quelques jours seulement après la réception de cette nouvelle, nous pensâmes un instant que nous allions avoir à nous défendre nous-mêmes contre un grand parti de Pieds-noirs. Nous étions sur les terres que leurs guerriers infestent le plus souvent ; déjà l’on croyait les avoir vus en grand nombre derrière la montagne en face de nous. Mais incapables de s’effrayer à la vue des Piedsnoirs, eussent-ils été cent fois plus nombreux, nos braves Têtes-plates, dont le courage était centuplé par le désir de nous introduire chez eux, se montrèrent tout disposés à se défendre. Pilchimoe, élevant en l’air sa carabine, part comme un éclair, se dirige droit vers le lieu où il suppose l’ennemi, escalade la montagne et disparaît à nos yeux, suivi de loin par trois ou quatre de ses camarades. Cependant le camp se préparait à soutenir l’assaut, les chevaux étaient attachés, les armes prêtes, lorsque nous vîmes descendre de la montagne, non des Pieds-noirs, mais nos braves Indiens suivis d’une douzaine de Ranax. Un parti de ces sauvages se trouvait dans les environs ; en nous apercevant dans le lointain, ils s’étaient rassemblés, beaucoup plus pour s’enfuir que pour nous attaquer. Il y avait parmi eux un chef qui nous parut avoir les meilleures dispositions en faveur de la religion. J’eus avec lui une longue conférence, dans laquelle je reçus la promesse formelle que tous ses efforts tendraient à inspirer à ses gens les sentiments que je lui inculquais. Il nous quitta avec sa suite, le lendemain du jour où les quatre chefs Têtes-plates arrivèrent pour nous féliciter de l’heureuse issue de notre voyage.

Nous vîmes en cette occasion combien la raison sait rendre un sauvage maître de lui-même. Ce chef Ranax était le frère d’un Ranax tué par l’un des chefs Têtes-plates qui venaient d’arriver. Ils se saluèrent devant nous en se voyant, et se séparèrent au départ, comme l’eussent fait deux nobles chevaliers chrétiens qui n’ont d’animosité contre l’ennemi que sur le champ de bataille. Cependant les Têtes-plates ne fumèrent pas avec les Ranax, qui les avaient indignement trahis en plusieurs circonstances. Je pense qu’il ne nous sera pas difficile de les réconcilier enfin une bonne fois. Les Têtes-plates feront assurément ce qui leur sera conseillé, et je suis sûr que les autres n’en exigeront pas davantage.

Je me recommande à votre bon souvenir, particulièrement dans vos prières.


Votre très-attaché frère
P. J. De Smet, S. J.