Voyages dans le Harz/03

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Promenades dans le Harz (suite)
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 65-80).
Promenades dans le Harz (suite)


VOYAGES DANS LE HARZ.




II

PROMENADES DANS LE HARZ,

PAR M. STROOBANT[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Cathédrale de Halberstadt (suite). — Tombeaux anciens. — Église de Notre-Dame. — Ovation faite à un prince allemand.

La cathédrale primitive avait été construite par Charlemagne et détruite au douzième siècle par Henri le Lion, duc de Saxe et de Bavière, qui assiégea la ville, la prit d’assaut et ruina dans un immense incendie plusieurs églises et quatre monastères. Les prêtres et la foule des fidèles qui s’y étaient réfugiés périrent dans les flammes.

L’église de Notre-Dame, du côté opposé de la place, est un des monuments byzantins les mieux conservés de l’Allemagne ; les anciennes peintures à l’intérieur de l’église ont été restaurées récemment, mais d’une manière très-incomplète.

La ville a généralement un aspect calme et silencieux. Cependant j’y fus témoin d’un événement qui prouve combien cette population peut être susceptible d’enthousiasme quand ses passions politiques sont excitées.

Une nuit je fus réveillé en sursaut par une grande rumeur ; je me levai à la hâte, j’ouvris ma fenêtre et je vis un grand nombre de personnes entourant une voiture arrêtée devant l’hôtel du Prince-Eugène. Deux personnes en descendirent, et aussitôt mille bras se levèrent et un cri formidable sortit de toutes les poitrines. Quelques instants après, j’entendis des pas dans les corridors de la maison, puis le calme se fit, et la foule se retira silencieuse. Le lendemain matin, on m’apprit que l’on avait acclamé le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, qui arrivait à Halberstadt pour y passer en revue le régiment des cuirassiers prussiens dont il est le colonel.

« On aime donc bien le duc ? dis-je à la personne que je questionnai.

— Oh ! oui, monsieur ; on aime le prince parce que c’est un homme libéral. »

Pendant toute la journée la ville fut en fête, et, le soir, plusieurs sociétés chorales donnèrent au prince une de ces sérénades allemandes dans lesquelles le dialogue aux allusions politiques a plus d’importance que la partie musicale. Les vieilles bannières déployées dominaient la foule et cent flambeaux éclairaient cette scène vraiment originale. Les Thurners, dans leur costume pittoresque, applaudirent avec enthousiasme un discours que leur chef prononça d’une voix forte et vibrante.

Je quittai Halberstadt le lendemain, bien décidé à y revenir après avoir parcouru les montagnes du Harz inférieur.


III
Quedlinbourg. — Le château. — Église de Quedlinbourg ; crypte ; origine du monastère ; sépulture des abbesses ; momie de la belle Marie-Aurore, comtesse de Kœningsmark. — Maison de Klopstock.

Anciennement une voiture conduisait en deux heures à Quedlinbourg ; aujourd’hui on y va moins vite en chemin de fer. On m’a bien certifié que cela n’arrivait pas toujours ainsi ; mais j’ai parcouru cette route plusieurs fois et j’affirme qu’il n’est pas possible de trouver en aucun pays du monde un chemin de fer dont le service soit plus lent.

Le château de Quedlinbourg est bâti sur un rocher de grès. Dans l’église, dont quelques parties sont très-anciennes, on voit une crypte du dixième siècle des mieux conservées. Les chapiteaux des colonnes sont d’une rare richesse de dessin ; ils offrent, ainsi que quelques restes de pavement, un grand intérêt pour l’étude archéologique. Si je ne craignais de me mettre en contradiction avec les renseignements qui m’ont été fournis, j’attribuerais la construction de certaines parties du monument à une date plus reculée. Un petit portail gothique, qui sert d’entrée à l’église souterraine, est d’un caractère saisissant. Devant l’ancien autel se trouvent les tombeaux de Henri l’Oiseleur et de l’impératrice Mathilde, protectrice du couvent, qui s’y retira après la mort de son mari[2]. « Ce monastère fut, à ce qu’il paraît, édifié lentement. Commencé en 937, aussitôt après la mort de Henri Ier, il ne fut achevé et dédié qu’en 1021, en présence de l’empereur Henri II et de l’impératrice Cunégonde. L’acte de cette cérémonie contient des détails précieux : la basilique et le grand autel (supremum) furent consacrés par l’évêque de Halberstadt ; l’autel du milieu de l’église (in medio ecclesiæ), par l’archevêque de Magdebourg ; celui du milieu (australe), par l’évêque de Paderborn ; celui du nord (aquilonare), par l’évêque de Misnie. La manière dont les deux derniers autels sont désignés et le nom de basilique décèlent suffisamment que l’église primitive, dotée d’un transept, avait la forme léguée aux anciens temples du christianisme par les édifices civils des Romains. Mais comment entendre la disposition du grand autel et de l’autel du milieu de l’église ? Ne faut-il pas comprendre que le premier était au fond de l’abside, et le second à la rencontre du transept et de la nef, sur la place ou les coupoles s’élevèrent plus tard ? Voilà l’image complète d’une basilique latine. »

Dans les caveaux de l’église sont enterrées les abbesses de Quedlinbourg ; on s’y arrête malgré soi devant la dépouille mortelle de la belle Marie-Aurore de Kœningsmark, aimée d’Auguste le Fort, roi de Pologne, mère du maréchal de Saxe. Son cadavre est momifié et dans un état parfait de conservation, ainsi que ses vêtements garnis de nombreuses dentelles dont elle aimait à se couvrir. C’est un spectacle navrant. Pour quelques pièces de monnaie, le concierge du château enlève le couvercle du cercueil.

Église souterraine du château de Quedimbourg.

Le château date de plusieurs époques et n’offre pas le moindre intérêt ; les appartements sont nus, blanchis à la chaux, et ne renferment que quelques mauvais portraits au pastel ; dans une rue voisine, on remarque une maison d’aspect pittoresque : c’est là que naquit Klopstock, en 1724.


IV
Environs de Quedlinbourg. — Blankenburg. — Le Teufelsmauer ; le château de Blankenburg. — Le Regenstein. — Le Hoppelberg ; panorama. — Montagnes volcaniques. — Rochers de l’Ermite.

Les environs de Quedlinbourg ont un aspect gai et animé. On arrive à Blankenburg par de charmants sentiers le long de plusieurs ruisseaux qui serpentent capricieusement et se jettent dans la Bode.

Blankenburg est moins pittoresque que les autres localités que j’ai visitées, malgré le Teufelsmauer ou la muraille du Diable. La ville est vivante et les promenades sont jolies, mais le château qui la domine est d’un aspect lourd et massif et n’offre pas grand intérêt ; il appartient actuellement au duc de Brunswick. Mon hôte m’assura que le roi Louis XVIII l’a habité en 1798 ; il voulut même m’accompagner au château pour me faire donner des renseignements exacts sur ce sujet ; il y mit une insistance extrême, et j’eus beaucoup de mal à lui faire comprendre que sa parole me suffisait parfaitement. Je lui demandai en échange une visite aux ruines de Regenstein.

Ce château fort, perché au sommet d’un rocher escarpé, a été bâti en 919 par Henri l’Oiseleur. Aujourd’hui, l’édifice et le rocher ne forment plus qu’une masse de pierres qui se confondent. La couleur uniforme du paysage rappelle ces nombreuses ruines grisâtres que l’on rencontre dans le midi de la France.

Le Regenstein, château de Henri l’Oiseleur.

Plus loin, on aperçoit le Hoppelberg ou montagne du Cercueil, appelée ainsi à cause de sa forme étrange. C’est le point le plus élevé du Harz inférieur ; l’ascension en est facile, et l’on y découvre du côté du nord le Broken et un horizon très-étendu.

En descendant la montagne de ce côté on arrive à un singulier assemblage de rochers qu’on appelle les montagnes volcaniques et qui ressemblent à des dunes colossales ; un rocher bizarre et isolé termine cette chaîne de montagnes. Vers le soir, ou par un temps sombre, cette grande ligne dentelée qui fuit à l’horizon semble se continuer à l’infini, assombrie par les bandes grises du ciel qui donnent au paysage un aspect triste et sévère. Au retour, mon guide s’égara dans ces vallées innombrables et la nuit arriva avant que nous nous fussions orientés. Heureusement le bruit d’une voiture nous ramena vers la route qui devait nous conduire à Blankenburg après une rude journée de marche.

Le lendemain, j’allai visiter les rochers de l’Ermite qui se trouvent dans la même direction. Ces énormes blocs dénudés ont un caractère monumental. Lorsqu’on les voit en plein soleil, par une journée brûlante, on pourrait se croire transporté en Orient devant une de ces vieilles constructions couvertes d’inscriptions hiéroglyphiques.

Les Rochers de l’Ermite.


V
La Rosstrappe. — Effet d’un beau jour. — Légende. — Descente de la montagne. — Vallée des sorcières. — Superstition des paysans du Harz. — L’Hexen-tanz-platz. — Symphonie imaginaire. — Retour à Thale.

Visite à la Rosstrappe par un temps admirable ; les nombreuses caravanes se mettent gaiement en route ; la journée promet d’être belle. Le ciel est d’un bleu clair, les feuilles luisantes des arbres reflètent une partie de cette lumière fine et scintillante. La nature entière paraît joyeuse : c’est une de ces journées exceptionnelles où il semble que tous les hommes sont bons et heureux. Une cigogne perchée sur une cheminée regarde d’un air grave et soucieux ces groupes qui passent, au-dessous d’elle, la gaieté au cœur. Des moineaux, qui ont élu domicile dans son nid et qui se débattent et crient auprès d’elle, ne parviennent pas à détourner son œil attentif et fixé d’un air résigné sur ces scènes de bonheur qui l’entourent.

Le chemin qui conduit à la Rosstrappe est roide mais facile. Lorsque nous fûmes arrivés à la partie la plus élevée, le guide nous montra une empreinte qui à la forme d’un fer à cheval et qui a donné à cette localité le nom de Rosstrappe (voy. p. 59).

La princesse Hildegarde habitait avec son père un château des environs de la Bode ; cette jeune fille était d’une grande beauté et d’un caractère hardi. Elle aimait à faire de longues courses montée sur son cheval favori. Un jour qu’elle s’était approchée d’une grotte habitée par un géant, celui-ci, qui l’avait déjà épiée plusieurs fois, eut la mauvaise pensée de la poursuivre. Le cheval de la princesse, lancé à toute vitesse, franchit d’un bond la vallée et alla retomber sur une énorme pierre faisant saillie sur le précipice. Les deux jambes de derrière ne trouvèrent pas de point d’appui et le cheval alla avec sa maîtresse rouler au fond du gouffre dans le trou de Créfal, excavation de la Bode. Quand les eaux sont basses on découvre quelquefois, dit-on, la couronne de la princesse, toujours vivante et debout au fond de la rivière. On raconte qu’un jour quarante bûcherons se trouvant réunis en cet endroit, l’un d’eux voulut tenter de tirer la princesse hors de l’eau ; il plongea à plusieurs reprises pour la ramener à la surface, mais chaque fois un courant impétueux le forçait de s’éloigner ; à la troisième tentative, il était près de réussir, lorsque tout à coup il disparut dans les flots, entraîné par une main invisible. Quelques instants après les spectateurs virent avec effroi un jet de sang sortir des ondes. La princesse en sacrifiant une victime exprimait sa volonté qu’on ne troublât plus le lieu de sa sépulture. Les paysans s’enfuirent épouvantés, et aujourd’hui encore ils font un détour pour éviter cet endroit maudit. L’imagination aidant on retrouve sur le rocher l’empreinte du pied du cheval.

Pour descendre dans la vallée, le rocher est pour ainsi dire à pic ; on y arrive par un escalier, si l’on peut appeler ainsi un amas de pierres jetées les unes au-dessus des autres ; un étroit sentier conduit au Pont du Diable. Un peu au delà l’encaissement des rochers devient des plus sauvages, surtout en suivant le chemin des Chèvres sur lequel il est bon de ne pas s’aventurer si l’on est sujet au vertige.

En repassant la Bode, on trouve un coin très-remarquable appelé la Vallée des Sorcières ; on y arrive en sautant sur les rochers qui sortent du lit de la rivière : cet exercice très-fatigant oblige aussi à de grandes précautions si l’on ne veut pas s’exposer à glisser sur ces pierres polies par le courant de l’eau. Généralement peu de touristes se hasardent à satisfaire leur curiosité à ce prix.

La vallée est très-resserrée, et en certains endroits il semble que la rivière n’ait plus d’issue ; les rochers qui sortent de la montagne prennent les formes les plus fantastiques. On croit y voir des figures colossales, les unes couchées, les autres debout. Ces masses énormes ont chacune leur histoire imaginaire. Tout dans ce pays est sujet de légende, et il n’est pas étonnant que les paysans du Harz, qui s’entretiennent constamment de ces fabuleuses histoires, soient superstitieux et inquiets lorsqu’il s’agit des Hexen ou du diable en personne.

Un escalier d’environ douze cents marches conduit à l’Hexen-tanz-platz (plateau de la danse des sorcières. À moitié chemin de la montagne, je me reposai sur un des rochers qui surplombent la vallée ; un calme parfait régnait au loin, et, chose bizarre, le bruit de l’eau qui arrivait jusqu’à moi me produisait l’impression d’une harmonie parfaite. J’écoutais attentivement, et il me semblait que le son d’un instrument se mêlait au bouillonnement de l’eau ; ce que je croyais entendre était un chef-d’œuvre d’orchestration. Plus tard, en rencontrant dans la montagne des chèvres ayant au cou des clochettes qui se balançaient à chacun de leurs mouvements, j’eus l’explication de cette symphonie imaginaire.

Le plateau de la Danse-des-Sorcières ou l’Hexen-tantz-platz.

J’arrivai le soir à Thale. La journée avait été bonne et elle comptera parmi les meilleures de mon voyage.


VI
Une dernière visite à Halberstadt. — Un intérieur de famille. — Une patache. — Wernigerode. — Hôtel de ville. — Place du Marché. — Château du comte de Stolberg-Wernigerode. — Elbingerode.

De Thale je partis pour Wernigerode en repassant par Halberstadt ; j’ai voulu dire un dernier adieu à cette bonne ville et à sa vieille cathédrale. Le kuester de l’église fut si heureux de me revoir, en souvenir de mon admiration pour son vieux monument, qu’il voulut m’introduire dans son intérieur pour me présenter à sa femme et à sa fille. Le vieux bonhomme portait à sa boutonnière un ordre prussien, et quand je lui demandai s’il l’avait gagné sur le champ de bataille, son regard avait quelque chose de si triste que je ne pus m’empêcher de lui en faire la remarque ; il me répondit, d’un air embarrassé, par ce seul mot : « Waterloo ! » Je lui tendis la main et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde. Il oubliera certainement ce voyageur qui visitait tous les jours la cathédrale et qui de grand matin venait frapper sur les petits carreaux en losanges de sa fenêtre, où deux magnifiques géraniums rouges étaient rangés avec soin. Pour ma part, je me rappellerai toujours ce vieux soldat, vivant en paix entre sa bonne et vieille compagne et leur douce et blonde jeune fille, qui me chantait des lieder du pays en s’accompagnant sur une vieille épinette sur laquelle s’étalait avec orgueil le nom du fabricant, au-dessus de l’inscription de rigueur piano forte, le tout entouré de parafes dont le modèle avait bien certainement été fourni par un ancien maître de calligraphie d’Halberstadt.

Le lendemain, je partis pour Wernigerode dans une patache, en compagnie d’un marchand de bestiaux, d’un professeur de rhétorique et d’un pharmacien ; l’un parlait de ses bêtes, l’autre de ses élèves et le troisième de ses drogues. Quant à moi, je parlais du Broken pour obtenir quelques renseignements ; mais mes trois compagnons étaient si désireux de me faire connaître leurs talents et leurs produits, qu’il me fut impossible d’en tirer rien d’utile pour moi pendant tout le voyage.

La diligence débarqua les voyageurs et leurs bagages dans une rue devant l’hôtel de la Poste. Je me suis installé au Weisser Hirsch sur la place. L’hôtel de ville que je vois de mes fenêtres a beaucoup d’aspect ; sa construction date du seizième siècle. Deux tourelles s’élèvent sur les angles du bâtiment et sont reliées par un balcon sous lequel se trouvent quelques sculptures en bois parfaitement exécutées (voy. p. 57). Un escalier à deux rampes conduit à l’intérieur de l’édifice qui est plus pittoresque que monumental. Quelques vieilles maisons et une fontaine en bronze complètent la décoration de cette place, qui est charmante lorsqu’elle est peuplée des paysans des environs avec leurs costumes variés.

Le château du comte de Stolberg-Wernigerode est bien situé. De ses fenêtres on découvre une belle vue, et il renferme des collections très-remarquables.

Excursion à Elbingerode, aux grottes de BRübeland, et retour par Schierke et la vallée de Rennekenberg ; cette dernière localité est remarquable par ses sites variés, les deux autres sont sans intérêt.


VII
Arrivée à Ilsenburg. — Un guide du Broken. — Départ. — L’Ilsenstein. — Description de l’Ise. — Orage dans la montagne. — Effet imposant. — Le Brokenhaus. — Hauteur du Broken. — Contes populaires. — Spectre du Broken. — Descente. — Charbonniers du Harz. — Harzbourg.

Me voici en route pour le Broken. Le temps, qui a été très-beau depuis mon arrivée dans le Harz, devient sombre : la chaleur est accablante et quelques larges gouttes de pluie tombent lourdement sur la poussière du chemin où elles sont immédiatement absorbées. Pas une feuille ne tremble ; les arbres qui bordent la route sont silencieux et paraissent inquiets ; de grandes bandes de nuages d’un gris verdâtre rayent l’horizon. À gauche du chemin, le Broken se montre au-dessus d’un encaissement de montagnes dont la partie supérieure se découpe fortement sur le ciel ; une brume d’un ton sale et plombé s’étend sur la vallée où tous les détails se confondent. Je hâte le pas, et après une bonne marche, j’arrive à Ilsenburg au moment où la pluie commence à tomber abondamment. Je trouve plusieurs touristes déjà installés à l’auberge : ce temps menaçant les a engagés à attendre jusqu’au lendemain pour faire l’ascension du Broken ; ils me conseillent tous d’en faire autant.

La pluie, torrentielle en ce moment, me rend indécis ; je m’installe sous un auvent où je passe une longue heure à regarder l’eau descendre des montagnes environnantes. La monotonie de cette contemplation me rend plus incapable encore de prendre une résolution, et je rentre à l’auberge : la vue de tous ces gens ennuyés et maussades me rend un peu de mon énergie.

Bientôt je me dirigeai vers la chambre où se tenaient les guides ; tous se levèrent et me firent leurs offres de service pour le lendemain, à l’exception d’un petit homme trapu et robuste qui se trouvait dans un coin de la chambre. Il me regardait d’un air indifférent, puis reprenait sa pose première, les coudes sur les genoux et la tête renfermée dans ses deux larges mains. Ses cheveux roux taillés en brosse et sa barbe d’un ton fauve lui donnaient une physionomie sauvage. Ce fut à lui que je demandai de me conduire sur-le-champ au Broken. Il me répondit brusquement : « Êtes-vous donc bon marcheur pour me faire cette proposition par le temps qu’il fait ? — Oui. — Passerez-vous par les sentiers au lieu de prendre la vilaine grand’route ? — Certainement. — Mais je ne pourrai plus descendre la montagne aujourd’hui. — Soit, je vous garde pour quelques jours. » Il se leva lentement, boucla ses grosses guêtres et prit son crochet pour y mettre mes bagages.

En me voyant arriver, accompagné de mon homme, les touristes rirent sous cape ; l’hôte y prit même une large part et pour cause ; je feignis de ne rien voir et je me mis bravement en marche.

La pluie cessait par moments ; mais l’orage était continu et faisait le bruit d’un chariot roulant sur la grand’route. De temps en temps survenaient quelques éclaircies et nous en profitâmes pour passer sur l’Ilsenstein.

Un guide dans le Harz.

L’Ilsenstein est un immense rocher dressé à pic, d’une hauteur d’environ deux mille cinq cents pieds ; au bas de ce bloc colossal de granit serpente avec mille détours la rivière l’Isle dont parle Henri Heine : « On ne saurait décrire l’enjouement, la naïveté, la grâce avec lesquels l’Ilsle descend follement sur les groupes bizarres de roches qu’elle rencontre dans son cours. L’eau siffle sauvagement ici, ou se roule en écumant, jaillit plus loin en arcs purs par une foule de crevasses, comme par les yeux d’un arrosoir, et plus bas court, en sautillant, sur les petites pierres comme une jeune fille pimpante. Oui, la tradition a raison, l’Isle est une princesse qui descend avec le rire et la fraîcheur de la jeunesse les pentes de la montagne. Comme sa blanche robe d’écume éclate au soleil ! comme les rubans argentés de son sein voltigent au gré du vent ! comme ses diamants étincellent ! Les grands hêtres sont debout près d’elle comme des pères sérieux qui sourient intérieurement aux espiègleries de l’aimable enfant ; les bouleaux blanchâtres se balancent avec la satisfaction de bonnes tantes qui redoutent pourtant les sauts périlleux ; le chêne orgueilleux regarde tous ces jeux comme un oncle chagrin qui doit payer les frais de la partie de campagne, les petits oiseaux de l’air applaudissent en chants joyeux, et les fleurs du rivage murmurent tendrement : « Oh ! emmène-nous, emmène-nous avec toi, bonne petite Sœur !… » Mais la folâtre jeune fille s’éloigne en sautant sans relâche. »

Nous descendîmes rapidement dans la vallée vers un sentier escarpé qui devait abréger la route et nous conduire en trois heures au sommet du Broken. Pendant la première heure de marche tout alla pour le mieux, et ma sécurité était si grande que je demandai plusieurs fois au guide quelques moments de repos ; pour toute réponse il hâtait le pas ; je m’expliquai bientôt cette obstination. Lorsque nous arrivâmes près d’un amas de rochers séparés les uns des autres, l’orage qui n’avait fait jusque-là que menacer, éclata dans toute sa fureur. Un vent affreux nous coupait le visage, la pluie tombait lourde et compacte, l’eau descendait de la montagne en torrents impétueux, des arbres brisés étaient entraînés par le courant, et le fracas du tonnerre semblait faire trembler la montagne. Par moments nous étions enveloppés dans des tourbillons si violents que, pour y résister, il fallait marcher serrés l’un contre l’autre. Arrivés à la hauteur où cesse toute végétation, les rafales redoublèrent ; les éclairs paraissaient glisser devant nous le long de la montagne. Nous montions toujours d’un pas ferme et régulier, sans échanger une parole. Après une heure de marche, un nouveau et magnifique spectacle se déroula devant nous : au-dessus de nos têtes nous avions un soleil splendide et l’orage à nos pieds ; la scène était grande, majestueuse ; les nuages roulaient les uns au-dessus des autres. De temps en temps une pointe de rocher apparaissait, puis disparaissait immédiatement comme dans une mer furieuse. Le froid que nous ressentîmes vint nous tirer de cette contemplation, et nous nous dirigeâmes en toute hâte vers le Brokenhaus dont le toit se montrait au-dessus d’un mouvement de terrain ; nous y arrivâmes bientôt trempés jusqu’aux os. Le maître de l’auberge nous avait vus de loin et nous attendait à l’entrée de son logis ; une bonne chambre et un bon feu étaient préparés, et nous eûmes bientôt oublié la rude ascension que nous venions de faire.

Dans l’après-midi, j’explorai le sommet de la montagne afin de prendre connaissance des différents points que je comptais visiter le lendemain.

Le Broken, qui s’élève à trois mille cinq cent quatre-vingts pieds au-dessus du niveau de la mer, est la plus haute montagne de cette partie de l’Allemagne ; elle passe dans l’opinion des gens du pays pour être un lieu de rendez-vous des sorcières. D’après un conte populaire dont la tradition vient des temps les plus reculés, les sorcières se réunissaient, chaque année, au sommet du Broken dans la nuit du 1er mai, appelée en Allemagne Walpurgisnacht, sous la présidence de leur seigneur et maître Satan. Les rochers du Broken ont tous un nom qui rappelle ces scènes nocturnes : la Chaire du diable, l’Autel des sorcières, la Salle de danse des sorcières, etc. promenade d’hiver ou au retour qu’il écrivit une poésie un peu vague dont voici un fragment[3] :

« Semblable au vautour, qui, sur les pesantes nuées du matin reposant son aile légère, épie sa proie, que ma chanson plane dans les airs !…

« Dans le hallier sombre se presse le gibier sauvage, et, avec les bruants, les hérons se sont depuis longtemps plongés dans leurs marais…

« Mais qui vois-je à l’écart ? Sa trace se perd dans le fourré ; derrière lui les buissons agitent leurs branches, le garou se relève, la solitude l’engloutit.

« Ah ! comment guérir les douleurs de celui pour qui le baume est devenu un poison ; qui, dans les flots de l’amour, s’est abreuvé de misanthropie ! Méprisé des hommes, qu’il méprise à son tour, il dévore secrètement son génie dans un égoïsme insatiable.

« S’il est sur ta lyre, ô père de l’amour, des sons accessibles à son oreille, apaise son cœur ! Découvre à son regard enveloppé de nuages les mille sources qui jaillissent dans le désert auprès de l’homme altéré…

« … Enveloppe le solitaire dans tes nuages dorés, et en attendant que la rose refleurisse, amour, couronne de feuilles hivernales l’humide chevelure de ton poëte !

« À la lueur de ton flambeau tu l’éclaires, la nuit, à travers les ruisseaux, dans les routes impraticables et les campagnes désertes ; avec l’aurore aux mille couleurs, tu souris à son âme ; avec la furieuse tempête, tu l’emportes sur les hauteurs ; les torrents de l’hiver se précipitent du rocher et répondent à ses cantiques ; — elle devient pour lui l’autel de la plus tendre reconnaissance, la tête neigeuse du sommet redouté, que les peuples crédules ont couronnée de rondes fantastiques.

« Montagne aux flancs inexplorés, tu te lèves mystérieuse et dévoilée sur le monde étonné, et tu contemples, des nuages, ses royaumes et leur gloire, où tu verses les flots que tes sœurs voisines épanchent de leurs veines. »

Une des scènes les plus fantastiques de Faust se passe dans le Harz, au-dessus des mines et au sommet du Brocken. Faust traverse les airs avec Satan :

méphistophélès.

Tiens-toi ferme au par de mon manteau. Voici, dans le centre, un sommet, d’où l’on voit avec étonnement Mammon resplendir dans la montagne[4].

faust.

Une lueur crépusculaire vacille tristement au fond des vallées ! elle se glisse jusqu’aux profondeurs des abîmes ! Là monte une fumée. Plus loin filent des exhalaisons malsaines. Ici brille une flamme au sein de vapeurs sombres ; puis elle jaillit comme une source. Ailleurs elle serpente en mille veines à travers la vallée. Là, dans cet étroit espace, près de nous, elle se rassemble tout à coup. Près de nous jaillissent des étincelles comme une pluie de sable d’or. Mais, regarde, dans toute la hauteur s’enflamment les parois des rochers.

méphistophélès.

Le seigneur Mammon n’éclaire-t-il pas magnifiquement le palais pour cette fête ? C”est un bonheur que tu aies vu ces choses ; je pressens déjà de turbulents convives.

faust.

Comme l’orage se déchaîne dans l’air ! avec quelle violence il frappe mes épaules !

méphistophélès.

Accroche-toi aux vieilles aspérités de la roche, sinon l’orage te précipitera dans le fond de ces abîmes. Un brouillard obscurcit la nuit. Entends les craquements dans les bois ! Les hibous s’envolent épouvantés. Entends éclater les colonnes des palais toujours verts, et les gémissements, le fracas des rameaux, le puissant murmure des tiges, les cris et les plaintes des racines ! Dans leur chute effroyable, confuse, les arbres se brisent les uns sur les autres, et, à travers les gouffres jonchés de débris, sifflent et mugissent dans les airs. Entends-tu ces voix sur la hauteur, au loin et dans le voisinage ? Oui, tout le long de la montagne un chant magique roule avec fureur.

chœur des sorcières.

Au Brocken montent les sorcières.
Le chanvre est jaune, le blé vert ;
Là s’assemble la grande troupe ;
Le seigneur Uriel trône sur la cime.
Ainsi l’on va par monts et vaux…

une voix.

Par quel chemin arrives-tu ?

autre voix.

Par l’Ilsenstein. Là j’ai lorgné dans le nid du hibou. Il m’a fait des yeux !…

une voix.

Va au diable ! Pourquoi courir si vite ?

autre voix.

Il m’a écorchée ! Vois donc la blessure !

chœur des sorcières.

La route est large, la route est longue :
Quelle est cette furieuse presse ?
La fourche pique, le balai gratte…

demi-chœur des sorciers.

Nous rampons comme l’escargot avec sa maison :
Toutes les femmes sont devant ;
Car s’il s’agit d’aller chez le diable,
La femme a mille pas d’avance.

deuxième demi-chœur.

Nous n’y regardons pas de si près :
La femme le fait en mille pas ;
Mais, si fort qu’elle puisse courir,
L’homme le fait d’un bond.

les deux chœurs.

Le vent se tait, l’étoile fuit,
La brume sombre s’arrête ;
Le mont magique, en bourdonnant,
Fait jaillir mille étincelles.

une voix d’en bas.

Arrête ! arrête !

une voix d’en haut.

Qui appelle là-bas de la caverne ?

une voix d’en bas.

Avec vous prenez-moi, prenez-moi ! Voici trois cents ans que je monte, et je ne puis atteindre le sommet.

Les deux chœurs.

Le balai porte, le bâton aussi ;
La fourche porte, le bouc de même ;
Qui ne pourra s’élever aujourd’hui
Est à jamais un homme perdu !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand nous serons autour du sommet,
Alors traînez-vous par terre,
Et couvrez la bruyère au loiu
De votre essaim de sorcières.

méphistophélès.

Cela presse et pousse ; cela murmure et cliquette ; cela siffle et remue ; cela passe et bavarde ; cela brille, étincelle, sent mauvais et brûle. Véritable élement de sorcières ! Tiens-moi ferme, autrement nous serons bientôt séparés !

(Le bal des sorciers et des sorcières commence sur le Brocken. Faust danse avec une jeune fille.)

méphistophélès.

Pourquoi laisses-tu partir la belle fille qui t’animait à la danse par de si jolis chants ?

faust.

Ah ! au milieu de son chant, une souris rouge s’est élancée de sa bouche.

méphistophélès.

Voilà bien de quoi s’effrayer ? On n’y prend pas garde. Il suffisait que la souris ne fût pas grosse…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

orchestre, pianissimo.

Les nuages, les vapeurs
Éclairent leurs cimes ;
Le vent caresse feuillage et roseaux,
Et tout vole en poussière.

J’avais relu cette scène avant de m’endormir, et toute ma nuit fut agitée des songes les plus fantastiques.

Le lendemain matin, je me fis réveiller vers deux heures. Les nuages couvraient comme la veille la vallée du côté d’Ilsenburg, le froid était vif et une lueur blafarde s’étendait sur tout le paysage environnant. Nous contournâmes la montagne pour revoir ces amas de pierres gigantesques que nous n’avions fait qu’entrevoir la veille. Après avoir parcouru une partie du chemin qui descend vers Schierke, nous arrivâmes au plateau principal au moment où les premières lueurs du soleil levant nous permirent de distinguer avec netteté les objets qui se trouvaient à une assez grande distance. Mon guide, qui depuis quelque temps marchait le nez au vent, regardant tantôt à droite, tantôt à gauche, m’entraîna tout à coup sur une élévation d’où j’eus le rare bonheur de contempler pendant quelques instants ce magnifique effet de mirage qu’on appelle le spectre du Broken. L’effet en est saisissant. Un brouillard épais, nommé en allemand hoehen rauch, qui semblait sortir des nuages comme un immense rideau, s’éleva tout à coup à l’ouest de la montagne, un arc-en-ciel se forma, puis certaines formes indécises se dessinèrent ; c’était d’abord la grande tour de l’auberge qui s’y trouvait reproduite dans des proportions gigantesques, puis nos deux silhouettes plus vagues et moins correctes ; toutes ces ombres portées étaient entourées des couleurs de l’arc-en-ciel servant de cadre à ce tableau féerique. Quelques touristes qui se trouvaient à l’hôtel avaient vu, de leur fenêtre, apparaître l’astre à l’horizon, mais personne n’avait aperçu la grande scène qui se passait de l’autre côté de la montagne.

Le spectre du Broken, vu et dessiné par M. Stroobant, dans l’été de 1862 (voy. p. 75).

Vers midi, nous nous mîmes en route. Avant notre départ, mon guide avait, pour suivre une ancienne coutume, orné mon chapeau de l’anémone du Broken que les paysans appellent la fleur des sorcières.

La descente du Broken fut agréable et l’effet tout différent de la veille ; le temps était clair, ce qui nous permit de découvrir une grande étendue de pays. Plus tard nous traversâmes ces immenses forêts de sapins dans lesquelles se sont établis, depuis un temps immémorial, les charbonniers du Harz qui ont fourni les sujets d’une foule de légendes curieuses.

Les charbonniers du Harz.

Nous passâmes la nuit à Harzbourg, et le lendemain soir nous fîmes notre entrée dans l’ancienne résidence des empereurs d’Allemagne.


VIII

Goslar. — Chapelle ; portail. — Ancien palais des empereurs. — Le Kaiserworth. — Palais du roi de Hanovre. — Excursion aux mines du Rammelsberg. — Aspect du pays. — Descente dans les mines ; leurs produits. — Effets de lumière à la sortie. — Travaux extérieurs. — Mines de Clausthal. — Mœurs des mineurs. — Vallée de l’Ocker. — Viennebourg. — Brunswick.

En entrant à Goslar, je fus pris d’un sentiment de tristesse que je ne pus m’expliquer. Cette impression ne m’a pas quitté pendant tout le séjour que j’y ai fait. Goslar n’a pas, à beaucoup près, l’animation et l’aspect hospitalier des autres villes du Harz. Mon hôte surtout n’avait point cette figure bienveillante qui rassure le voyageur, le met à l’aise et lui rappelle un peu le bien-être que l’on trouve dans la famille.

Je m’attendais à voir dans cette ville un ensemble de monuments curieux, mais je fus désappointé. De l’ancienne et splendide cathédrale démolie en 1820, il n’existe plus qu’une petite chapelle où l’on conserve quelques beaux vitraux, des sculptures en bois bien travaillées et un ancien monument dont on ignore l’origine et que l’on appelle l’autel de l’idole Crodo. Deux grands arbres cachent en partie un portail du onzième siècle et des bas-reliefs bien conservés. L’ancien palais des empereurs d’Allemagne est converti en magasin. Sur la place du Marché se trouvent l’hôtel de ville, édifice affreusement badigeonné, qui date du quinzième siècle, et l’ancienne maison des corporations, ou l’hôtel du Kaiserworth, nouvellement restaurée dans un goût déplorable. À l’angle de la place on remarque une grande et vilaine maison dont toute la façade est couverte en ardoises et sans la moindre ornementation ; des rideaux rouges éclatants garnissent les fenêtres, des domestiques en habits non moins éclatants attirent les regards des étrangers. C’est le palais du roi de Hanovre. Une musique militaire qui s’est installée près du perron entonne le God save the King, dans un mouvement de marche funèbre. Mon impression de tristesse augmente, et je m’empresse de rentrer à l’hôtel pour faire mes préparatifs de visite aux mines du Rammelsberg.

Avant d’entreprendre ce voyage souterrain, je tâchai d’obtenir de mon hôte les renseignements qui pouvaient m’être nécessaires ; malgré toutes les formes polies que j’employai pour arriver à mon but, je ne pus rien obtenir de raisonnable ; la réponse était toujours la même : « Puisque vous descendez dans la mine, vous pourrez juger si cela est beau ou non. »

Je sortis de l’hôtel, et m’adressant à un jeune garçon, je lui demandai de m’indiquer le chemin des mines. Au bout de vingt minutes de marche, il me laissa au milieu d’un sentier qui traversait une superbe prairie, et me montrant une maison qui se trouvait à une petite distance de là, il me dit : « C’est là le Rammelsberg. »

Le Rocher du Moine.

J’avais lu dans un guide du Harz que la végétation était complétement détruite aux environs des mines par les émanations arsenicales, et me trouvant entouré d’un paysage ravissant, je me vis dans une grande perplexité ; à tout hasard je m’acheminai vers la maison que mon jeune guide m’avait montrée et qui avait un aspect des plus riants : une haie parfaitement entretenue séparait la maison d’un verger plein de gros pommiers couverts de fruits magnifiques, et sous lesquels de belles vaches blanches étaient paisiblement couchées. Une porte en bois donnait accès dans un petit jardin dont le chemin principal conduisait à l’habitation ; les murs étaient d’une blancheur irréprochable, mais les persiennes vertes étaient d’un ton cru qui hurlait sous les tons rougeâtres des vignes vierges serpentant autour des fenêtres du premier étage. Ce calme absolu faisait ressembler l’habitation à celle d’un pasteur de village, et ne rappelait en rien l’animation bruyante qui caractérise ordinairement le voisinage de grands travaux industriels. Mon embarras fut plus grand encore quand, au lieu d’une figure de mineur que je m’attendais à voir, ce fut une dame qui m’ouvrit la porte et me pria d’entrer. Je m’excusai de mon mieux en lui débitant en allemand tous les mots de politesse que je connaissais, et je cherchai à lui faire comprendre que j’avais probablement été mal renseigné et que mon intention était de visiter les mines du Rammelsberg. Elle me prit des mains la permission que je m’étais procurée la veille à Goslar, la lut et m’introduisit dans un petit salon où elle me laissa seul. Au bout de dix minutes, elle revint accompagnée d’un mineur qui portait sous le bras le costume traditionnel destiné aux étrangers ; ma toilette terminée, on me fit traverser la cuisine et l’on me conduisit dans une chambre voisine où une nouvelle surprise m’était réservée : le mineur alluma sa lampe, alla dans un coin de la pièce, souleva une petite trappe large comme une cheminée, y descendit le premier et m’invita à le suivre ; puis la respectable dame ferma la planchette en me souhaitant un bon retour.

Lorsque je regardai sous moi, je vis à une assez grande distance déjà la lumière tremblotante de mon guide que je suivis machinalement en m’accrochant de mon mieux aux échelles posées droites le long des parois du puits. Cette première impression est très-désagréable : l’eau vous tombe en masse sur la tête ; les échelons, couverts d’une boue argileuse, semblent glisser sous la main ; de temps en temps le guide crie : « Il n’y a pas de danger, mais tenez-vous ferme !… » Ce puits s’arrête à une galerie qui porte la date de 1582 ; elle est longue de trois mille cinq cents pieds et conduit aux premiers travaux. Le produit du Rammelsberg, qui appartient au Hanovre et au Brunswick, est annuellement de dix à douze marcs d’or, quatre mille marcs d’argent, six mille quintaux de plomb, cinq mille quintaux de cuivre et sept mille quintaux de vitriol. Cent quatre vingt-dix mineurs sont journellement occupés à l’extraction du minerai. Tout cela est très-curieux à voir ; il faut de quatre à cinq heures pour tout visiter en détail. Après être monté, descendu, puis remonté encore, je vis tout à coup, au fond d’une galerie, un point d’une clarté éblouissante ; mon guide me dit : « Das ist Tageslicht. » Je crus que j’allais assister à des travaux exécutés à la lumière électrique, tant, à ce moment, la galerie fut inondée de lumière ; c’était le jour qui venait au travers d’une porte qu’un ouvrier ouvrait pour laisser passer un wagon chargé. Les travaux à ciel ouvert sont également très-intéressants ; ils offrent des tableaux d’un caractère très-pittoresque et agréables à voir après une demi-journée passée sous terre à des profondeurs considérables. Au bout d’un certain temps de marche, on retrouve la petite maisonnette du chef mineur, dans laquelle on répare avec plaisir le désordre de sa toilette[5].

Le lendemain, j’allai visiter les mines de Clausthal, décrites par M. A. Laugel dans un article publié par la Revue des Deux Mondes et dont je ne saurais mieux faire que de rappeler quelques passages :

« En approchant de Clausthal on remarque, dans les anfractuosités des vallées, des étangs retenus par des digues fort élevées : ce sont les réservoirs de l’eau destinée aux mines ; on l’économise et on l’emmagasine avec le plus grand soin, c’est la seule force qu’on puisse utiliser pour faire mouvoir les pompes d’épuisement et les machines d’extraction, ainsi que les appareils divers employés dans les ateliers métallurgiques. J’arrivai enfin à Zellerfeld, puis à Clausthal. La rue principale, qui n’est autre que la route elle-même, s’étend sur une très-grande longueur ; elle est bordée de maisons propres, bâties en bois, et d’ordinaire à deux étages. Les fenêtres sont presque toujours décorées de pots de fleurs, derrière lesquels on aperçoit la figure blonde et étonnée d’un enfant, souvent un mineur fumant tranquillement sa pipe et jetant sur la voiture qui passe un regard mélancolique. Une fois à Clausthal, je me trouvais sur le théâtre de mes recherches, et ce n’était plus l’aspect seulement du pays, c’étaient aussi les conditions d’existence des populations que j’allais étudier. Tout en explorant les richesses de ce district métallurgique du Harz, depuis longtemps célèbre, je m’étais promis d’observer, dans son action sur la vie sociale, le régime économique tout spécial qui s’y maintient depuis tant d’années.

« Toutes les usines d’argent du Harz réunies produisent aujourd’hui annuellement de quarante-cinq mille à quarante-six mille marcs d’argent, valant de deux millions cent soixante-treize mille sept cent cinquante francs à deux millions deux cent vingt-deux mille deux cent cinquante francs ; cinq cent quatre-vingt-quatre mille six cent vingt-cinq kilogrammes de litharge, valant deux cent trois mille cent vingt-cinq francs ; trois millions cinq cent trente-neuf mille huit cent soixante kilogrammes de plomb, valant un million cent quatre vingt-trois mille neuf cent quatre francs ; quarante-deux mille quatre-vingt-treize kilogrammes de cuivre, valant cent vingt et un mille trois cent soixante-quinze francs, et douze mille cent soixante-deux kilogrammes d’arsenic, valant sept mille cinq cent un francs. Le chiffre total de cette production atteint trois millions sept cent trente-huit mille cent cinquante-cinq francs.

« Les enfants des mineurs reçoivent, dans les écoles, les éléments de l’instruction primaire ; leur éducation religieuse se fait dans le temple luthérien. On les voit partir le matin pour aller souvent à une grande distance, un livre et une ardoise sous le bras, avec cette gravité précoce particulière aux enfants qui sont habitués de très-bonne heure à se passer de guides et à se suffire à eux-mêmes. L’enfance se partage ainsi entre l’école et le foyer domestique. La mère vague seule à tous les soins du ménage, et le père, revenu de la mine, reste au logis dans un complet repos, qui lui est bien nécessaire après son pénible travail. Cette vie intérieure et paisible a sa poésie et ses touchants épisodes, souvent reproduits dans des gravures qu’on voit presque partout dans le Harz. L’une de ces compositions naïves m’a toujours frappé : on y voit le mineur en costume de travail, ses outils au côté, quittant la chambre ou s’écoulent toutes les heures fortunées de sa vie. Une petite horloge en bois, quelques gravures enluminées, ornent seules les murs ; mais, sur le sol, des enfants se roulent parmi des jouets, et la jeune mère présente au mineur son dernier né, dont les petits bras semblent chercher le baiser d’adieu. Ce dessin me rappelait les célèbres adieux d’Andromaque et d’Hector ; j’y retrouvais les mêmes sentiments, la sombre inquiétude qui naît de l’idée d’une mort peut-être prochaine, l’enfance mêlant ses grâces ignorantes aux troubles de l’âge mûr. Ce qui donne au poëme homérique une jeunesse éternelle, n’est-ce pas la peinture des passions que l’homme éprouvera toujours, dans tous les pays, tant qu’il saura aimer et souffrir ?

« Le jeune mineur, après avoir terminé son apprentissage dans les ateliers extérieurs des mines, commence enfin son existence souterraine : chaque semaine, il doit descendre six fois dans les mines et y demeurer pendant huit heures ; il arrive à l’entrée du puits en costume de travail, avec un bonnet de feutre épais pour garantir sa tête contre les coups, et autour des reins un morceau de cuir pour travailler assis dans des terres mouillées par des eaux vitrioliques. Un habit de toile grise, une petite lampe qu’on suspend par un crochet, des outils de forage complètent son équipement. Quand les mines n’ont pas une profondeur excessive, on y descend simplement par des échelles. Tout le long du puits, creusé dans le rocher, sont de petits planchers reliés par des échelles droites ; on descend sur l’une d’elles et l’on arrive sur le plancher inférieur, percé d’un trou assez large pour laisser passer un homme ; on descend par ce trou sur l’échelle suivante, et ainsi de suite. Qu’on se figure un tel exercice prolongé pendant une ou deux heures ; les barreaux des échelles sont sales et fangeux, l’eau suinte de toutes parts, la lampe fumeuse ne jette qu’une lueur rouge et vacillante. L’on descend, l’on descend toujours, et le mineur est déjà épuisé avant de commencer son véritable travail. La montée et la descente ne sont pas la partie la moins pénible de son existence ; ce n’est pas une distance de quelques mètres qui le sépare de son chantier, ce sont des distances effrayantes de plusieurs centaines de mètres. À Andreasberg, localité depuis longtemps célèbre pour ses minerais d’argent, le puits Samson, le plus profond qui existe au monde, descend à deux cent trente mètres au-dessous du niveau de la mer du Nord, et à sept cent quatre-vingt-onze mètres au-dessous du sol. Le puits du comte George-Guillaume, à Clausthal, a six cent quatre mètres de profondeur. Une invention extrêmement ingénieuse, qui remonte à l’année 1833, a diminué en grande partie la fatigue des descentes et des ascensions perpétuelles : c’est celle des machines nommées fahrkunst. On la doit à un simple bergmeister (maître mineur) du Harz, nommé Dörell.

Descente aux échelles dans les mines du Harz.

« Aujourd’hui les fahrkunst sont établis au Harz dans toutes les mines dont la profondeur est très-considérable.

« Arrivé dans les galeries souterraines, le mineur se dirige souvent par un véritable dédale vers le point où il attaque le filon, et pendant huit heures il est occupé à forer des trous dans la roche pour la faire sauter à la poudre. Quand toutes les précautions ont été prises et qu’il vient d’allumer la mèche, il s’éloigne rapidement et attend l’explosion en avertissant tous ceux qu’il rencontre. On entend bientôt un bruit sourd : dès que le nuage de vapeurs s’est un peu dissipé, le mineur va détacher de la roche à grands coups de maillet tous les débris qui y adhèrent encore, il sépare les morceaux qui contiennent une portion de filon de ceux qui sont tout à fait stériles et qui servent à combler les anciennes galeries épuisées. Le minerai, placé dans de petits chars qu’on nomme chiens de mine, est porté, par des chemins de fer, à l’orifice des puits, d’où on l’extrait.

« Il arrive quelquefois que la charge de poudre fait explosion pendant que le mineur est encore au milieu de ses préparatifs, surtout au moment où il retire du trou de forage déjà rempli de poudre la tige en fer qui doit donner place à la mèche, et qui peut faire jaillir une étincelle au frottement de la pierre. Le malheureux ouvrier est alors brûlé, mutilé et souvent tué sous les débris qui l’écrasent. Je rencontrai un jour au milieu d’un vallon solitaire, sur la route de Lauthenthal à Grund, un pauvre homme horriblement défiguré ; il me raconta qu’il avait été brûlé par une semblable explosion et n’avait échappé que par miracle. Il était infirme et incapable de travail, passait sa vie à garder des vaches dans la forêt, et offrait des bouquets de fraises aux rares voyageurs qui traversent cette partie de la montagne.

« Faut-il s’étonner de la joie que le mineur ressent à quitter les sombres abîmes où son labeur l’appelle ? Un dessin bien connu dans le Harz représente le mineur à ce moment souhaité : il vient de sortir du puits, il se tient debout, ôte son bonnet comme pour prier et regarde le ciel : Glüch auf ! Rentré pour seize heures dans sa famille, il n’éprouve qu’un besoin, celui du repos. On a souvent essayé d’introduire parmi la population ouvrière des industries de montagne qui pourraient en donnant une occupation aux mineurs, durant leurs moments perdus, leur permettre de gagner davantage et d’introduire un peu de bien-être dans leur vie domestique. Ces essais n’ont jamais réussi. Tous les soins de la maison sont abandonnés à la femme ; c’est elle qui va chercher les provisions, souvent à de très-longues distances ; elle s’occupe seule de tous les détails du ménage. Le mineur passe le temps devant sa fenêtre, presque toujours ornée de quelques fleurs ; quelquefois il s’amuse à élever des oiseaux. Les occupations qui permettent la rêverie sont les seules qui lui conviennent. Il fume pendant de longues heures sans parler, et sa taciturnité croît à mesure qu’il a travaillé plus longtemps dans les mines. Jeune, on le voit encore gai, alerte, remuant ; peu à peu il tombe dans une mélancolie qui n’a rien de sombre, mais qui s’étend autour de lui comme un voile et se trahit par le sérieux du visage et la gravité de ses rares propos.

« L’assistance de l’État, dont il est sûr en cas d’accident et de maladie, l’empêche de se préoccuper de l’avenir et de chercher une condition meilleure. Il ne connaît pas non plus les désordres qui règnent dans un si grand nombre de districts industriels ; il ne s’enivre jamais et se fait une loi de ne point boire d’eau-de-vie dans les mines. Ses plaisirs mêmes ont quelque chose de retenu et de décent.

« Entre un passé et un avenir tout semblables, également tristes et pénibles, il se réfugie dans la contemplation ; il aime les fumées énervantes du tabac, les émotions vagues que procure la musique. Les sociétés chorales sont en honneur dans le Harz comme dans tout le reste de l’Allemagne, et pendant la belle saison des musiciens viennent donner des concerts devant les portes de Clausthal et de Zellerfeld. »

Je fus un matin réveillé par une de ces petites troupes ambulantes. J’ignore quels étaient les airs qui parvenaient à mon oreille à travers le voile d’un demi-sommeil, mais je sais qu’ils avaient une douceur, une simplicité, une étrangeté particulière. Ces artistes forains gardaient sans doute pour les joyeux villages de la plaine les valses au rhythme entraînant ; leur musique aux formes vieillies était empreinte d’une mélancolie pénétrante, qui semblait s’inspirer de ce ciel froid, encore à demi assombri par les brumes matinales.

Malgré la grande fatigue que les voyages souterrains m’avaient causée, je traversai la magnifique vallée de l’Ocker pour me rendre à Goslar où j’arrivai dans la soirée ; la patache qui m’y avait mené s’arrêta devant l’hôtel où j’étais descendu deux jours auparavant ; mon intention n’était pas d’y retourner ; mais je me soumis au hasard qui m’y avait conduit.

Le lendemain, je pris la voiture de la poste pour Vienenbourg, et de là le chemin de fer de Wolfenbuttel à Brunswick. Cette charmante ville termine parfaitement un voyage dans le Hart ; on s’y repose volontiers. Le Musée est très-beau et renferme des toiles remarquables ; on y admire surtout un tableau qui passe pour un Rembrandt et qui doit représenter sa famille ; c’est un chef-d’œuvre, mais je doute qu’il soit de ce maître. Lucas Granach, Jan Steen, Pieter Miereveld, Raphon, Ruysdael et Everdingen y sont parfaitement représentés.

La place du Marché est riche en monuments. Les promenades autour de la ville sont des plus agréables. Le soir, on peut aller au théâtre, où l’opéra est parfaitement joué. La pièce commence à six heures et se termine à huit. Au sortir du spectacle, on va souper dans les restaurants qui se trouvent en face du théâtre ou le long de la promenade principale. La musique militaire ducale donne toutes les semaines un concert dans un beau jardin qui se trouve à une petite distance de la ville.

Brunswick est une de ces bonnes villes d’où l’on ne s’éloigne jamais sans se bien promettre d’y revenir.

Stroobant.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 49 et la note 2, et 62.
  2. De l’art en Allemagne, M. Fortoul.
  3. Traduction de M. Jacques Porchat, 1er volume des Œuvres de Gœthe, page 193. — Paris, Hachette.
  4. Allusion aux mines.
  5. Suivant une traduction publiée par les frères Grimm, voici comment la mine du Rammelsberg aurait été découverte :

    « Dans le temps que l’empereur Otto Ier habitait le Harzburg, il donnait souvent de grandes chasses sur le Harz. Or, il arriva que Ramm (selon d’autres Remme), l’un de ses meilleurs veneurs, chassant un jour au pied de la montagne, vers la partie occidentale du château, rencontra une bête fauve et se mit à sa poursuite. Mais bientôt, la campagne devenant trop escarpée, il descendit de son cheval, l’attacha à un arbre et courut à pied sur les traces de l’animal. Son cheval, resté derrière, frappait la terre avec impatience, et de ses pieds de devant creusait le sol. Lorsque son maître. le chasseur Ramm, revint de poursuivre sa proie, il vit avec étonnement que son cheval, en frappant ainsi la terre, avait découvert une belle mine. Il prit quelques échantillons du minerai et les porta à l’empereur, qui mit aussitôt des ouvriers à cette mine et la fit sonder. On trouva une immense quantité de métal, et la montagne prit en l’honneur du chasseur le nom de Rammelsberg (montagne de Ramm). La femme du chasseur s’appelait Goza, et ce serait d’elle que la ville bâtie dans le voisinage aurait reçu le nom de Goslar.

    « Le chasseur fut enterré dans la chapelle de Saint-Augustin, et sur la pierre de ce tombeau on tailla deux images de grandeur naturelle qui le représentaient lui et sa femme ; Ramm porte dans la main droite une épée, et Goza une couronne sur la tête.

    « Selon d’autres, ce n’est point le chasseur qui s’appelait Rammel, mais bien le cheval du jeune chasseur. Ce cheval ayant été une fois attaché sur la montagne, se démena (rammelte) tellement qu’à force de battre la terre du pied, les clous aigus de ses fers mirent à découvert une mine d’or.

    « L’empereur Otto doit avoir eu sur le haut de la montagne, à l’endroit nommé Werl, un château ou une salle devant laquelle il fit un jour trancher la tête à un roi son prisonnier. Plus tard, la mine s’éboula et fit périr tant de travailleurs que trois cent cinquante veuves vinrent devant la mine pleurer leurs morts. Après ce malheur, la mine resta cent ans abandonnée, et Goslar devint si désert que l’herbe croissait à une grande hauteur dans toutes les rues. »