Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/7

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Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 133-142).
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LE CHAMP DE HARICOTS


En attendant, mes haricots, dont les rangs, additionnés ensemble, formaient une longueur de sept milles déjà cultivés, attendaient impatiemment le sarcloir, car les premiers semés avaient considérablement poussé avant que les derniers fussent dans le sol ; oui, il n’était guère aisé de différer. Quel était le sens de ce travail si assidu, si respectueux de lui-même, ce petit travail d’Hercule, je ne savais pas. J’en vins à aimer mes rangs, mes haricots, tout en tel surplus de mes besoins qu’ils fussent. Ils m’attachèrent à la terre, si bien que j’acquis de la force à la façon d’Antée. Mais pourquoi les cultiver ? Dieu seul le sait. Ce fut mon étrange labeur tout l’été, – de faire que ce coin de la surface terrestre, qui n’avait donné que potentille, ronces, herbe de la Saint-Jean, et leurs pareilles auparavant, doux fruits sauvages et aimables fleurs, produisît à la place cette gousse. Qu’apprendrai-je des haricots ou les haricots de moi ? Je les choie, je les sarcle, matin et soir j’ai l’œil sur eux ; tel est mon travail journalier. C’est une belle feuille large à regarder. J’ai pour auxiliaires les rosées et les pluies qui abreuvent ce sol desséché, et ce que possède de fertilité le sol même, qui en général est maigre et épuisé. J’ai pour ennemis les vers, les journées froides, et par-dessus tout les marmottes. Ces dernières ont grignoté pour moi le quart d’un acre à blanc. Mais de quel droit avais-je expulsé l’herbe de la Saint-Jean et le reste, et retourné leur ancien potager ? Bientôt, toutefois, les haricots qu’elles ont laissés ne tarderont pas à être trop coriaces pour elles, et iront à la rencontre de nouveaux ennemis.

Lorsque j’avais quatre ans, je m’en souviens bien, je fus amené de Boston à cette ville-ci[1], ma ville natale, à travers ces mêmes bois et ce champ, jusqu’à l’étang. C’est une des plus vieilles scènes restées gravées en ma mémoire. Et voici que ce soir ma flûte[2] a réveillé les échos au-dessus de ces mêmes eaux. Les pins se dressent encore ici, plus vieux que moi ; ou s’il en est tombé quelques-uns, j’ai fait cuire mon souper à l’aide de leurs souches, et une nouvelle végétation croît à l’entour, préparant un autre aspect pour de nouveaux yeux de petit enfant. C’est presque la même herbe de la Saint-Jean qui jaillit de la même perpétuelle racine en cette pâture, et voici qu’à la longue ce paysage fabuleux de mes rêves infantiles, j’ai contribué à le revêtir, et que l’un des résultats de ma présence comme de mon influence se voit dans ces feuilles de haricots, ces feuilles de maïs, ces sarments de pommes de terre.

Je plantai deux acres et demi environ de plateau ; et comme il n’y avait guère plus de quinze ans que le fonds était défriché, qu’en outre j’avais moi-même extirpé deux ou trois cordes de souches, je ne lui donnai aucun engrais ; mais au cours de l’été il apparut aux têtes de flèches que je mis au jour en sarclant, qu’un peuple éteint avait anciennement habité là, semé du maïs et des haricots avant l’arrivée des hommes blancs pour défricher le pays, et de la sorte épuisé le sol jusqu’à un certain point au regard de ce même produit-ci.

Avant que marmotte ou écureuil eût encore traversé la route, ou que le soleil passât au-dessus des chênes arbrisseaux, alors que toute la rosée était là, quoique les fermiers m’eussent mis en garde contre elle – je vous conseillerais de faire tout votre ouvrage si possible quand la rosée est là, – je me mettais à rabattre l’orgueil des hautaines rangées d’herbe dans mon champ de haricots, et à leur jeter de la poussière sur la tête. De grand matin j’étais au travail, pieds nus, barbotant comme un artiste plastique dans le sable humecté de rosée et croulant, mais plus tard dans la journée le soleil me couvrait les pieds d’ampoules. Ainsi le soleil m’éclairait-il pour sarcler des haricots, tandis que j’arpentais lentement d’arrière en avant et d’avant en arrière ce plateau jaune et sablonneux, entre les longs rangs verts, de quinze verges, aboutissant d’un côté à un taillis de chênes arbrisseaux où je pouvais me reposer à l’ombre, et de l’autre à un champ de ronces dont les mûres vertes avaient foncé leurs teintes dans le temps que je m’étais livré à un nouveau pugilat. Enlever les mauvaises herbes, mettre du terreau frais au pied des tiges de haricots, et encourager cette herbe que j’avais semée, faire au sol jaune exprimer sa pensée d’été en feuilles et fleurs de haricots plutôt qu’en absinthe, chiendent et millet, faire à la terre dire des haricots au lieu de gazon, – tel était mon travail journalier. Recevant peu d’aide des chevaux ou du bétail, des hommes ou des jeunes garçons à gages, des instruments d’agriculture perfectionnés, j’étais beaucoup plus lent et devins beaucoup plus intime avec mes haricots qu’il n’est d’usage. Mais le labeur des mains, même poussé au point de devenir corvée, n’est peut-être jamais la pire forme de paresse. Il possède une constante et impérissable morale, et pour l’homme instruit il produit un résultat classique. Très agricola laboriosus étais-je aux yeux des voyageurs en route vers l’ouest par Lincoln et Wayland pour se rendre Dieu sait où ; eux assis à leur aise en des cabriolets, les coudes sur les genoux, et les rênes pendant librement en festons ; moi, le casanier, l’indigène laborieux du sol. Mais mon domaine ne tardait pas à être pour eux hors de vue et de pensée. C’était le seul champ découvert et cultivé sur une grande distance d’un ou d’autre côté de la route, de sorte qu’ils en profitaient ; et parfois il arrivait que du bavardage et des commentaires de ces voyageurs l’homme du champ entendît plus qu’il n’était destiné à son oreille : « Des haricots si tard ! des pois si tard ! » – car je continuais à semer quand les autres avaient commencé à sarcler, – l’agriculteur sacerdotal[3] ne l’avait pas prévu. « Du maïs, mon vieux, pour les vaches ; du maïs pour les vaches. » Est-ce qu’il vit là ? demande la casquette noire du pardessus gris ; et le fermier aux traits durs de retenir son bidet reconnaissant pour s’enquérir de ce que vous faites lorsqu’il ne voit pas d’engrais dans le sillon, puis de recommander un peu de sciure, un peu de n’importe quelle saleté, ou peut-être bien des cendres ou du plâtre. Mais il y avait là deux acres et demi de sillons, et rien qu’un sarcloir pour charrette avec deux mains pour s’y atteler, – y régnant de l’aversion pour autres charrettes et chevaux, – et la sciure était fort loin. Les compagnons de voyage, en passant dans le bruit des roues, le comparaient à haute voix aux champs dépassés, de sorte que j’arrivai à savoir quelle figure je faisais dans le monde de l’agriculture. C’était un champ sans désignation dans le rapport de Mr. Colman. Et, soit dit ici, qui donc estime la valeur de la récolte que livre la Nature dans les champs encore plus sauvages inexploités par l’homme ? La récolte du foin anglais est soigneusement pesée, l’humidité calculée, les silicates et la potasse ; mais en les moindres cavités et mares des bois et pâturages et marécages croît une récolte riche et variée que l’homme oublie seulement de moissonner. Mon champ était pour ainsi dire le chaînon reliant les champs sauvages aux champs cultivés ; de même que certains États sont civilisés, d’autres à demi civilisés, d’autres sauvages ou barbares, ainsi mon champ se trouvait être, quoique non pas dans un mauvais sens, un champ à demi cultivé. C’étaient des haricots en train de retourner gaiement à leur état sauvage et primitif, ceux que je cultivais, et mon sarcloir leur jouait le Ranz des Vaches.

À portée de là, sur la plus haute ramille d’un hêtre chante la grive-brune – ou mauvais rouge, comme d’aucuns se plaisent à la nommer – toute la matinée, contente de votre société, qui découvrirait le champ d’un autre fermier si le vôtre n’était ici. Dans le temps que vous semez la graine, elle crie : « Mets-la là, mets-la là, – couvre-la bien, couvre-la bien, – tire dessus, tire dessus, tire dessus. » Mais il ne s’agissait pas de maïs, aussi était-elle à l’abri d’ennemis de son espèce. Il se peut que vous vous demandiez ce que son radotage, ses prouesses de Paganini amateur sur une corde ou sur vingt, ont à faire avec vos semailles, et toutefois préfériez cela aux cendres de lessive ou au plâtre. C’était une sorte d’engrais de surface à bon marché en lequel j’avais foi entière.

En étendant avec mon sarcloir un terreau encore plus frais autour des rangs, je troublais les cendres de peuples sans mention dans l’histoire, qui vécurent sous ce ciel au cours des années primitives, et leur petit attirail de guerre comme de chasse se voyait amené à la lumière de ce jour moderne. Il gisait là pêle-mêle avec d’autres pierres naturelles, dont quelques-unes portaient la trace du feu des Indiens, et d’autres du feu du soleil, aussi avec des débris de poterie et de verre apportés par les récents cultivateurs du sol. Lorsque mon sarcloir tintait contre les pierres, la musique en faisant écho dans les bois et le ciel, était à mon labeur un accompagnement qui livrait une immédiate et incommensurable récolte. Ce n’était plus des haricots que je sarclais ni moi qui sarclais des haricots ; et je me rappelais avec autant de pitié que d’orgueil, si seulement je me les rappelais, celles de mes connaissances qui étaient allées à la ville assister aux oratorios. Le chordeille tournait là-haut dans les après-midi ensoleillés – car il m’arrivait parfois d’y consacrer la journée – comme un point noir dans l’œil, ou dans l’œil du ciel, tombant de temps à autre d’un coup et avec le même bruit que si les cieux se fussent fendus, déchirés à la fin en vraies loques et lambeaux, encore que restât une voûte sans fêlure ; petits démons qui remplissent l’air et déposent leurs œufs soit à terre sur le sable nu, soit sur les rocs à la cime des monts, où rares sont ceux qui les trouvèrent ; gracieux et délicats comme des rides saisies à l’étang, ainsi des feuilles sont-elles enlevées par le vent pour flotter dans les cieux ; tant il est de parenté dans la Nature. Le chordeille est le frère aérien de la vague qu’il survole et surveille, ces ailes siennes, parfaites et gonflées d’air, répondant aux ailerons rudimentaires et sans plumes de l’onde. Ou bien il m’arrivait d’épier deux buses en leur vol circulaire dans les hauteurs du ciel, s’élevant et descendant alternativement, s’approchant l’une de l’autre pour se délaisser, symbole de mes pensées. Ou j’étais attiré par le passage de pigeons sauvages de ce bois-ci à ce bois-là, en un léger et frémissant battement d’ailes et la hâte du messager ; ou de dessous une souche pourrie mon sarcloir retournait une salamandre gourde, prodigieuse, étrange, vestige d’Égypte et du Nil, encore que notre contemporaine. Faisais-je une pause, appuyé sur mon sarcloir, que ces bruits et spectacles je les entendais et voyais partout dans le rang de haricots, partie de l’inépuisable festin qu’offre la campagne.

Les jours de gala la ville tire ses gros canons, qui retentissent comme de petits canons à bouchon jusqu’à ces bois, et quelques épaves de musique martiale parviennent ici de temps à autre. Pour moi, là-bas au loin en mon champ de haricots à l’autre extrémité du pays, les canons faisaient le bruit d’une vesse de loup qui crève ; et s’agissait-il d’un déploiement militaire dont je fusse ignorant, que parfois tout le jour j’avais éprouvé le vague sentiment d’une sorte de démangeaison et de malaise à l’horizon, comme si quelque éruption dût bientôt se déclarer – scarlatine ou urticaire – jusqu’à ce qu’enfin un souffle plus favorable du vent, faisant hâte par-dessus les champs et le long de la route de Wayland, m’apportât l’avis que la « milice faisait l’exercice ». On eût dit un bombardement lointain, que les abeilles de quelqu’un avaient essaimé et que les voisins, suivant le conseil de Virgile, s’efforçaient grâce à un léger tintinnabulum sur les plus sonores de leurs ustensiles domestiques, de les faire redescendre dans la ruche. Puis lorsque le bruit s’éteignait tout à fait au loin, que le bourdonnement avait cessé, que les plus favorables brises ne contaient pas d’histoire, je comprenais qu’on avait fait rentrer jusqu’au dernier bourdon en sûreté dans la ruche du Middlesex, et que maintenant on avait l’esprit tendu sur le miel dont elle était enduite.

Je me sentais fier de savoir que les libertés du Massachusetts et de notre mère patrie étaient sous telle sauvegarde ; aussi, en m’en revenant à mon sarcloir, étais-je rempli d’une inexprimable confiance, et poursuivais-je gaiement mon labeur dans une calme attente de l’avenir.

Lorsqu’il y avait plusieurs musiques, cela faisait comme si tout le village fût un immense soufflet, et que toutes les constructions se gonflassent et dégonflassent tour à tour avec fracas. Mais quelquefois c’étaient de nobles et inspirants accents qui atteignaient ces bois, la trompette chantant la renommée, et je sentais que j’eusse embroché un Mexicain avec certain ragoût – car pourquoi toujours s’en tenir à des balivernes ? – et je cherchais du regard autour de moi une marmotte ou un skunks sur qui exercer mes instincts chevaleresques. Ces accents martiaux paraissaient venir d’aussi loin que la Palestine, et me rappelaient une marche de croisés à l’horizon, y compris une légère fanfare et une tremblante ondulation des cimes d’ormes suspendues au-dessus du village. C’était là l’un des grands jours : quoique le ciel, vu de mon défrichement, n’eût que le même grand et éternel regard qui lui est quotidien.

Singulière expérience que cette longue connaissance cultivée par moi avec des haricots, soit en les semant, soit en les sarclant, soit en les récoltant, soit en les battant au fléau, soit en les triant, soit en les vendant, – c’était, ceci, le plus dur de tout, – je pourrais ajouter, soit en les mangeant, car, oui, j’y goûtai. J’étais décidé à connaître les haricots[4]. Tandis qu’ils poussaient, j’avais coutume de sarcler de cinq heures du matin à midi, et généralement employais le reste du jour à d’autres affaires. Songez à la connaissance intime et curieuse qu’ainsi l’on fait avec toutes sortes d’herbes, – il y aura lieu à quelque redite dans le récit, car il y a pas mal de redites dans le travail –, en troublant sans plus de pitié leurs délicats organismes, et en faisant de si révoltantes distinctions avec son sarcloir, rasant des rangs entiers d’une espèce, pour en cultiver assidûment d’une autre. Voici de l’absinthe pontique, – voici de l’ansérine blanche, – voici de l’oseille, – voici de la passerage – tombez dessus, hachez-la menu, tournez-la sens dessus-dessous les racines au soleil, ne lui laissez pas une fibre à l’ombre ; si vous le faites, elle se retournera de l’autre côté et sera aussi verte que poireau dans deux jours. Une longue guerre, non pas avec des grues, mais avec des herbes, ces Troyens qui avaient pour eux le soleil, la pluie et les rosées. Quotidiennement les haricots me voyaient venir à la rescousse armé d’un sarcloir, et éclaircir les rangs de leurs ennemis, comblant de morts végétaux les tranchées. Plus d’un superbe Hector à l’ondoyant cimier, qui dominait d’un bon pied la presse de ses camarades, tomba sous mon arme et roula dans la poussière.

Ces jours d’été que certains de mes contemporains, à Boston ou à Rome, consacraient aux beaux-arts, que d’autres consacraient à la contemplation dans l’Inde, d’autres au commerce à Londres ou à New York, ainsi les consacrai-je, avec les autres fermiers de la Nouvelle-Angleterre, à l’agriculture. Non qu’il me fallût des haricots à manger, attendu que par essence je suis pythagoricien, au regard des haricots, qu’ils aient en vue la soupe ou le scrutin, et les échangeais pour du riz ; mais, peut-être, parce qu’il faut à certains travailler dans les champs, quand ce ne serait que pour les tropes et l’expression, afin de servir à quelque fabricant de paraboles un jour. C’était à tout prendre un amusement rare, qui trop prolongé eût pu devenir dissipation. Quoique je ne leur eusse donné aucun engrais, et ne les eusse pas sarclés tous une fois, je les sarclai mieux qu’on ne fait d’habitude jusqu’au point où je m’arrêtai, et finalement en eus la récompense, « n’étant en vérité », dit Evelyn[5], « compost ou lœtation, quels qu’ils soient, comparables à ces continuels remuement « repastination », et retournement du terreau avec la bêche. « La terre », ajoute-t-il ailleurs, « surtout lorsqu’elle est neuve, renferme un certain magnétisme, grâce auquel elle attire le sel, pouvoir, ou vertu (appelez-le comme vous voudrez) qui lui donne vie, et est la logique de tout le travail, de toute l’agitation que nous nous donnons à son sujet, pour nous soutenir ; toutes fumures et autres sordides combinaisons n’étant que les vicaires remplaçants pour cet amendement. » En outre, celui-ci étant un de ces « champs laïques usés et épuisés qui jouissent de leur sabbat », avait peut-être, comme Sir Kenelm Digby[6] le croit vraisemblable, attiré « les esprits vitaux » de l’air. Je récoltai douze boisseaux[7] de haricots.

Mais pour être plus précis, car on déplore que Mr. Colman ait surtout rapporté les expériences coûteuses de gentilshommes campagnards, mes déboursés furent :[8]

Pour un sarcloir $   0 54
Labourage, hersage et creusage des sillons   7 50   (Trop.)
Haricots de semence   3 12 1/2
Pommes de semence   1 33
Pois de semence   0 40
Graines de navets   0 06
Filin blanc pour éloigner les corbeaux   0 02
3 heures de machine agricole et de garçon   1 00
Cheval et charrette pour lever la récolte   0 75
------
En tout $ 14 72 1/2

Mon revenu fut (patrem familias vendacem, non emacem esse oportet), pour :

Neuf boisseaux et douze quartes de haricots vendus   $ 16 94
Cinq boisseaux de grosses pommes de terre   2 50
Neuf boisseaux de petites   2 25
Herbe   1 00
Chaume   0 75
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En tout $ 23 44

Laissant un profit pécuniaire, comme je l’ai dit ailleurs, de $ 8 71 1/2

Voici le résultat de mon expérience en cultivant des haricots : Semez le petit haricot blanc touffu commun vers le premier juin, en rangs de trois pieds sur dix-huit pouces d’intervalle, ayant soin de choisir de la semence fraîche, ronde, et sans mélange. Commencez par prendre garde aux vers, et comblez les lacunes en semant derechef. Puis prenez garde aux marmottes, si c’est un endroit découvert, car elles grignoteront en passant les premières feuilles tendres presque à blanc ; enfin lorsque les jeunes vrilles font leur apparition, les voilà qui de nouveau le remarquent, et les tondront ras y compris bourgeons et jeunes cosses, assises tête droite comme un écureuil. Mais surtout récoltez d’aussi bonne heure que possible, si vous voulez, échappant aux gelées, avoir une belle et vendable récolte ; c’est le moyen d’éviter beaucoup de perte.

Cette autre expérience-ci en outre acquis-je. Je me dis : Je ne veux semer haricots ni maïs avec autant d’ardeur un autre été, mais telles graines, si la graine n’en est perdue, que sincérité, loyauté, simplicité, foi, innocence, et autres semblables, et voir si elles ne pousseront pas dans ce sol, fût-ce avec moins de travail et de fumure, et ne me nourriront pas, car ce n’est sûrement point ce genre de récoltes qui l’a épuisé. Hélas ! je me dis cela ; mais voici qu’un autre été a passé, et un autre, et un autre, et que je suis obligé d’avouer, lecteur, que les graines semées par moi, si vraiment c’étaient les graines de ces vertus-là, étaient rongées des vers ou avaient perdu leur vitalité, ce qui fait qu’elles ne sont pas sorties de terre. En général les hommes ne seront braves que dans la mesure où leurs pères furent braves ou timides. Cette génération-ci ne manquera certainement pas de semer du maïs et des haricots au retour de chaque année exactement tel que firent les Indiens il y a des siècles et apprirent aux premiers colons à faire, comme s’il y avait là du destin. Je vis un vieillard l’autre jour, à mon étonnement, faire les trous avec un sarcloir pour la soixante-dixième fois au moins, et non pour lui-même s’étendre au fond ! Mais pourquoi le Nouvelle-Angleterrien ne tenterait-il pas de nouvelles aventures, et, sans attacher d’importance à sa récolte de grain, de pommes de terre et d’herbe, ainsi qu’à ses vergers, – ne ferait-il pas pousser d’autres récoltes que celles-là ? Pourquoi faire un tel cas de nos haricots de semence, et n’en faire aucun d’une nouvelle génération d’hommes ? Ce qu’il faudrait, c’est en réalité nous sentir nourris et réconfortés si rencontrant un homme nous fussions sûr de voir que quelques-unes des qualités ci-dessus dénommées, lesquelles tous nous prisons plus que ces autres produits, mais sont la plupart du temps semées à la volée et restent en suspension dans l’air, aient en lui pris racine et poussé. Voici s’en venir le long de la route une qualité subtile et ineffable, par exemple, comme loyauté ou justice, quoique sous la plus légère somme ou l’aspect d’une nouvelle variété. Nos ambassadeurs devraient avoir pour mission d’envoyer au pays telles graines que celles-là, et le Congrès de faire en sorte que sur tout le pays en soit opérée la distribution. Nous devrions ne jamais nous tenir sur un pied de cérémonie avec la sincérité. Nous ne nous tromperions, ne nous insulterions, ne nous bannirions jamais les uns les autres par le fait de notre vilenie, si là était présente l’amande du mérite et de l’amour. Nos rencontres jamais ne devraient être si pressées. La plupart des hommes ne rencontré-je du tout, pour ce qu’ils semblent n’avoir pas le temps ; ils sont tout à leurs haricots. Nous voudrions traiter non pas avec un homme ainsi toujours en train de peiner, appuyé sur un sarcloir ou une bêche comme sur une béquille dans les intervalles de son travail, non pas avec un champignon, mais avec un homme en partie soulevé de terre, quelque chose de plus que debout, telles les hirondelles descendues et marchant sur le sol :

« And as he spake, his wings would now and then
Spread, as he meant to fly, then close again
[9]. — »

au point que nous nous imaginions converser avec un ange. Le pain peut ne pas toujours nous nourrir, mais toujours il nous fait du bien ; il enlève même la raideur à nos articulations, et nous rend souples et élastiques, quand nous ne savions pas ce que nous avions, pour reconnaître toute générosité dans l’homme ou la Nature, pour partager toute joie sans mélange et héroïque.

L’ancienne poésie comme l’ancienne mythologie laissent entendre, au moins, que l’agriculture fut jadis un art sacré ; mais la pratique en est par nous poursuivie avec une hâte et une étourderie sacrilèges, notre objet étant simplement de posséder de grandes fermes et de grandes récoltes. Nous n’avons ni fête, ni procession, ni cérémonie, sans excepter nos Concours agricoles et ce qu’on appelle Actions de grâces, par quoi le fermier exprime le sentiment qu’il peut avoir de la sainteté de sa profession, ou s’en voit rappeler l’origine sacrée. C’est la prime et le banquet qui le tentent. Ce n’est pas à Cérès qu’il sacrifie, plus qu’au Jupiter Terrien, mais, je crois, à l’infernal Plutus. Grâce à l’avarice et l’égoïsme, et certaine basse habitude, dont aucun de nous n’est affranchi, de considérer le sol surtout comme de la propriété, ou le moyen d’acquérir de la propriété, le paysage se trouve déformé, l’agriculture dégradée avec nous, et le fermier mène la plus abjecte des existences. Il ne connaît la Nature qu’en voleur. Caton prétend que les profits de l’agriculture sont particulièrement pieux ou justes (maximeque pius quœstus), et selon Varron les anciens Romains « appelaient la même terre Mère et Cérès, et croyaient que ceux qui la cultivaient, menaient une existence pieuse et utile, qu’ils étaient les seuls survivants de la race du Roi Saturne ».

Nous oublions volontiers que le regard du soleil ne fait point de distinction entre nos champs cultivés et les prairies et forêts. Tous ils reflètent comme ils absorbent ses rayons également, et les premiers ne sont qu’une faible partie du resplendissant tableau qu’il contemple en sa course quotidienne. Pour lui la terre est toute également cultivée comme un jardin. Aussi devrions-nous recevoir le bienfait de sa lumière et de sa chaleur avec une confiance et une magnanimité correspondantes. Qu’importe que j’évalue la semence de ces haricots, et récolte cela au déclin de l’année ? Ce vaste champ que si longtemps j’ai regardé, ne me regarde pas comme le principal cultivateur, mais regarde ailleurs des influences plus fécondantes pour lui, qui l’arrosent et le rendent vert. Ces haricots ont des produits qui ne sont pas moissonnés par moi. Ne poussent-ils pas en partie pour les marmottes ? L’épi de blé (en latin spica, plus anciennement speca, de spe, espoir) ne devrait pas être le seul espoir de l’agriculteur ; son amande ou grain (granum, de gerendo, action de porter), n’est pas tout ce qu’il porte. Comment, alors, saurait manquer pour nous la moisson ? Ne me réjouirai-je pas aussi de l’abondance des herbes dont les graines sont le grenier des oiseaux ? Peu importe comparativement que les champs remplissent les granges du fermier. Le loyal agriculteur fera taire son anxiété, de même que les écureuils ne manifestent aucun intérêt dans la question de savoir si les bois oui ou non produiront des châtaignes cette année, et terminera son travail avec la journée, en se désistant de toute prétention sur le produit de ses champs, en sacrifiant en esprit non seulement ses premiers, mais ses derniers fruits aussi.

  1. Le père de Thoreau transporta sa famille de Concord à Chelmsford en 1818, et de là à Boston, pour revenir à Concord en 1823.
  2. La flûte était le seul instrument de musique de Thoreau qui lui valut après sa mort un poème de miss Alcott.
  3. Sans doute fait-il allusion à quelque pasteur passant par là.
  4. On dit d’une personne ignorante, en Amérique, qu’elle « ne connaît pas les haricots ».
  5. John Evelyn (1620-1706), auteur du Jardinier français et d’autres nombreux ouvrages sur la culture des jardins.
  6. Sir Kenelm Digby (1603-1665), auteur, diplomate, et « naval commander », attribua son mariage à des influences astronomiques.
  7. Le « bushel » ou boisseau, aux États-Unis, vaut 35 litres.
  8. Le sigle $ pour les Américains correspond au mot dollar. 0.54 signifie 0 dollar 54 cents (Le cent est équivalent à cinq centimes).

  9. « Et tandis qu’il parlait, ses ailes de temps à autre
    S’éployaient, comme s’il voulût s’envoler, puis se repliaient. »