Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/8

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Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 143-147).

LE VILLAGE


Après avoir sarclé, ou peut-être lu et écrit, dans la matinée, je prenais d’ordinaire un second bain dans l’étang, traversant à la nage quelqu’une de ses criques comme épreuve de distance, lavais ma personne des poussières du labeur, ou effaçais la dernière ride causée par l’étude, et pour l’après-midi étais entièrement libre. Chaque jour ou sur un jour d’intervalle j’allais faire un tour au village, entendre quelqu’un des commérages qui là sans cesse vont leur train, en passant de bouche en bouche, ou de journal à journal, et qui, pris en doses homéopathiques, étaient, il faut bien le dire, aussi rafraîchissants, à leur façon, que le bruissement des feuilles et le pépiement des grenouilles. De même que je me promenais dans les bois pour voir les oiseaux et les écureuils, ainsi me promenais-je dans le village pour voir les hommes et les gamins ; au lieu du vent parmi les pins j’entendais le roulement des charrettes. Dans certaine direction en partant de ma maison une colonie de rats musqués habitait les marais qui bordent la rivière ; sous le bouquet d’ormes et de platanes à l’autre horizon était un village de gens affairés, aussi curieux pour moi que des marmottes de prairie, chacun assis à l’entrée de son terrier, ou courant chez un voisin, en mal de commérages. Je m’y rendais fréquemment pour observer leurs habitudes. Le village me semblait une grande salle de nouvelles ; et sur un côté, pour le faire vivre, comme jadis chez Redding & Company dans State Street[1], ils tenaient noix et raisins, ou sel et farine, et autres produits d’épicerie. Certains manifestent un tel appétit pour la première denrée – c’est-à-dire les nouvelles – et de si solides organes digestifs, qu’ils sont en mesure de rester éternellement assis sans bouger dans les avenues publiques à la laisser mijoter et susurrer à travers eux comme les vents Étésiens, ou comme s’ils inhalaient de l’éther, lequel ne produit que torpeur et insensibilité à la souffrance, – autrement serait-il souvent pénible d’entendre – sans affecter la connaissance. Je ne manquais presque jamais, en déambulant à travers le village, de voir un rang de ces personnages d’élite, soit assis sur une échelle, en train de se chauffer au soleil, le corps incliné en avant et les yeux prêts à jouer de temps en temps à droite et à gauche le long de la ligne, avec une expression de volupté, soit appuyés contre une grange les mains dans les poches, à la façon de cariatides, comme pour l’étayer. Se tenant généralement en plein air, rien ne leur échappait de ce qu’apportait le vent. Ce sont les moulins rudimentaires, où tout commérage commence par se voir digéré ou concassé grossièrement avant de se vider dans des trémies plus fines et plus délicates toutes portes closes. J’observai que les organes essentiels du village étaient l’épicerie, le cabaret, le bureau de poste et la banque ; et à titre de partie nécessaire du mécanisme, ils entretenaient une cloche, un canon, et une pompe à incendie, aux endroits ad hoc ; de plus, les maisons étaient disposées de façon à tirer le meilleur parti possible du genre humain, en ruelles et se faisant vis-à-vis, si bien que tout voyageur avait à courir la bouline, et que tout homme, femme, et enfant, pouvait lui donner sa gifle. Il va de soi que ceux qui se trouvaient postés le plus près de la tête de ligne, où l’on pouvait le mieux voir et être vu, comme porter le premier coup, payaient leur place le plus cher ; quant aux quelques habitants épars dans les faubourgs, où de longues lacunes dans la ligne commençaient à se produire, et où le voyageur pouvait soit passer par-dessus des murs, soit tourner court dans des sentiers à vaches, pour ainsi échapper, ils ne payaient qu’un fort léger impôt, soit foncier, soit en portes et fenêtres. Des enseignes pendaient de tous côtés, alléchantes ; les unes pour le prendre par l’appétit, telles la taverne et l’auberge ; les autres par la fantaisie, tels le magasin de nouveautés et la boutique du joaillier ; et d’autres par les cheveux, ou les pieds, ou les pans d’habit, tels le barbier, le cordonnier ou le tailleur. En outre, vers ce temps-là, il y avait invitation permanente encore plus terrible à fréquenter chacune de ces maisons, et compagnie à y attendre. Le plus souvent j’échappais merveilleusement à ces dangers, soit en marchant tout de suite hardiment et sans hésiter au but, comme il est recommandé à ceux qui courent la bouline, soit en tenant mes pensées sur des sujets élevés, comme Orphée, qui, « en chantant à tue-tête les louanges des dieux sur la lyre, dominait la voix des Sirènes, et se tenait hors de péril ». Parfois il m’arrivait de filer soudain droit comme flèche, sans que personne eût su dire où j’allais, car je ne m’arrêtais guère à la grâce, et n’hésitais jamais devant une brèche de la haie. J’avais même l’habitude de faire irruption dans quelques maisons, où j’étais bien traité, et, après avoir appris le meilleur des nouvelles et leur ultime criblée, ce qui avait tenu bon, les perspectives de guerre et de paix, et si le monde semblait devoir se soutenir longtemps encore, de me laisser mettre en liberté par les avenues de derrière, sur quoi je m’échappais de nouveau dans les bois.

Rien n’était plus plaisant, lorsque j’étais resté tard en ville, que de me lancer dans la nuit, surtout si elle était noire et tempétueuse, et de faire voile hors de quelque brillant parloir de village ou salle de conférence, un sac de seigle ou de farine de maïs sur l’épaule, pour mon bon petit port dans les bois, après avoir rendu tout bien étanche à l’extérieur et m’être retiré sous les panneaux avec un joyeux équipage de pensées, ne laissant que mon homme extérieur à la barre, ou même attachant la barre en temps de marche à pleines voiles. Il me venait mainte pensée vivifiante près du feu de la cabine en « filant sous ma toile ». Jamais je ne fus jeté à la côte plus que mis en détresse par n’importe quel temps, quoique je ne fusse pas sans rencontrer quelques sévères tempêtes. Il fait plus sombre dans les bois, même dans les nuits ordinaires, qu’on ne le suppose en général. Il me fallait fréquemment lever les yeux sur l’ouverture des arbres au-dessus du sentier pour m’instruire de ma route, et là où il n’était pas de sentier carrossable, reconnaître du pied la faible trace laissée par mes pas, ou gouverner suivant le rapport connu de certains arbres que je tâtais des mains, passant entre deux pins, par exemple, à pas plus de dix-huit pouces l’un de l’autre, au fond des bois, toujours dans la nuit la plus noire. Il m’est arrivé, après être ainsi rentré tard par une nuit sombre et moite, où mes pieds reconnaissaient au toucher le sentier que mes yeux ne pouvaient distinguer, rêveur et l’esprit ailleurs tout le long du chemin, jusqu’à ce que je fusse réveillé par la nécessité d’avoir à lever la main pour soulever le loquet, de ne pouvoir me rappeler un seul pas de ma route, et de penser que peut-être mon corps trouverait son chemin pour rentrer si son maître s’en écartait, comme la main trouve son chemin vers la bouche sans secours. Plusieurs fois où il se trouva qu’un visiteur était resté le soir, et qu’il faisait nuit noire, je fus obligé de le conduire jusqu’au sentier carrossable sur l’arrière de la maison, et alors de lui indiquer la direction à suivre, que pour conserver il devait s’en fier plutôt à ses pieds qu’à ses yeux. Par une nuit des plus noires je mis ainsi sur leur route deux jeunes gens qui avaient pêché dans l’étang. Ils habitaient à environ un mille de là à travers bois, et avaient on ne peut plus l’habitude de la route. Le lendemain ou le surlendemain l’un d’eux me raconta qu’ils avaient erré la plus grande partie de la nuit, tout près de leur établissement, et n’étaient rentrés chez eux qu’au matin, moment où, comme il était tombé dans l’intervalle plusieurs fortes averses et que les feuilles étaient très mouillées, ils se trouvaient trempés jusqu’aux os. J’ai entendu parler de nombre de gens s’égarant même dans les rues du village, quand les ténèbres sont épaisses à couper au couteau, comme on dit. Certains habitants des faubourgs, venus en ville dans leurs chariots faire des emplettes, se sont vus obligés de remiser pour la nuit ; et des dames et messieurs en visite se sont écartés d’un demi-mille de leur route, tâtant du pied le trottoir, et sans savoir quand ils tournaient. C’est une expérience surprenante et qui en vaut la peine, autant qu’elle est précieuse, que de se trouver perdu dans les bois à n’importe quelle heure. Souvent dans une tempête de neige, même de jour, il nous arrivera de déboucher sur une route bien connue sans pouvoir dire cependant quel chemin conduit au village. Bien qu’on sache l’avoir parcourue mille fois, on ne peut en reconnaître le moindre trait distinctif, et elle vous semble aussi étrangère qu’une route de Sibérie. La nuit, il va sans dire que la perplexité est infiniment plus grande. Dans nos promenades les plus ordinaires nous ne cessons, tout inconsciemment que ce soit, de gouverner comme des pilotes d’après certains fanaux et promontoires bien connus, et dépassons-nous notre course habituelle, que nous emportons encore dans le souvenir l’aspect de quelque cap voisin ; ce n’est que lorsque nous sommes complètement perdus, ou qu’on nous a fait tourner sur nous-mêmes – car il suffit en ce monde qu’on vous fasse tourner une fois sur vous-même les yeux fermés pour que vous soyez perdu – que nous apprécions l’étendue et l’inconnu de la Nature. Il faut à tout homme réapprendre ses points cardinaux aussi souvent qu’il sort soit du sommeil soit d’une préoccupation quelconque. Ce n’est que lorsque nous sommes perdus – en d’autres termes, ce n’est que lorsque nous avons perdu le monde – que nous commençons à nous retrouver, et nous rendons compte du point où nous sommes, ainsi que de l’étendue infinie de nos rapports.

Un après-midi, vers la fin du premier été, en allant au village chercher un soulier chez le savetier, je fus appréhendé et mis en prison, parce que, ainsi que je l’ai raconté ailleurs, je n’avais pas payé d’impôt à, ou reconnu l’autorité de, l’État qui achète et vend des hommes, des femmes et des enfants, comme du bétail à la porte de son sénat[2]. J’avais gagné les bois dans d’autres intentions. Mais où que puisse aller un homme, il se verra poursuivi par les hommes et mettre sur lui la griffe de leurs sordides institutions, contraint par eux, s’ils le peuvent, d’appartenir à leur désespérée « odd-fellow[3] » société. C’est vrai, j’aurais pu résister par la force avec plus ou moins d’effet, pu m’élancer le « criss » en main sur la société ; mais je préférai que la société s’élançât le « criss » en main sur moi, elle étant la personne désespérée. Toutefois je fus relâché le lendemain, reçus mon soulier raccommodé et rentrai dans les bois à temps pour prendre mon repas de myrtils sur Fair-Haven Hill. Je n’ai jamais été molesté par quiconque, sauf ceux qui représentaient l’État. Je n’avais ni serrure, ni verrou que pour le pupitre qui renfermait mes papiers, pas même un clou pour mettre sur mon loquet ou mes fenêtres. Jamais je ne fermais ma porte, la nuit pas plus que le jour, dussé-je rester plusieurs jours absent ; pas même lorsqu’à l’automne suivant j’en passai une quinzaine dans les bois du Maine. Et cependant ma maison était plus respectée que si elle eût été entourée d’une file de soldats. Le promeneur fatigué pouvait se reposer et se chauffer près de mon feu, le lettré s’amuser avec les quelques bouquins qui se trouvaient sur ma table, ou le curieux, en ouvrant la porte de mon placard, voir ce qui restait de mon dîner, et quelle perspective j’avais de souper. Or je dois dire que si nombre de gens de toute classe prenaient ce chemin pour venir à l’étang, je ne souffris d’aucune incommodité sérieuse de ce côté-là, et jamais ne m’aperçus de l’absence de rien que d’un petit livre, un volume d’Homère, qui peut-être à tort était doré, et pour ce qui est de lui, j’espère que c’est un soldat de notre camp[4] qui vers ce temps l’a trouvé. Je suis convaincu que si tout le monde devait vivre aussi simplement qu’alors je faisais, le vol et la rapine seraient inconnus. Ceux-ci ne se produisent que dans les communautés où certains possèdent plus qu’il n’est suffisant, pendant que d’autres n’ont pas assez. Les Homères de Pope[5] ne tarderaient pas à se voir convenablement répartis :

_____« Nec bella fuerunt,
Faginus astabat dum scyphus ante dapes.[6]

_____« De guerre ne sut être
Tant que seule en honneur fut l’écuelle de hêtre. »

« Vous qui gouvernez les affaires publiques, quel besoin d’employer le châtiment ? Aimez la vertu, et le peuple sera vertueux. Les vertus d’un homme supérieur sont comme le vent ; les vertus d’un homme ordinaire sont comme l’herbe ; l’herbe, lorsque le vent passe sur elle, se courbe[7]. »

  1. La rue des banquiers et des agents de change de Boston.
  2. Walden a été écrit à la veille de la guerre de Sécession.
  3. Les « odd-fellow » sont une société secrète dans le genre des francs-maçons.
  4. C’est-à-dire quelqu’un capable d’apprécier le livre.
  5. Pope a traduit Homère en anglais.
  6. Tibulle, liv. I, Élégie X.
  7. Analectes de Confucius. Livre XII, ch. 19.