Wikisource:Extraits/2012/6

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Tristan Corbière, Les Amours jaunes 1873

LITANIE DU SOMMEIL


« J’ai scié le sommeil ! »
(Macbeth.)


*


Vous qui ronflez au coin d’une épouse endormie,
Ruminant ! savez-vous ce soupir : l’Insomnie ?
— Avez-vous vu la Nuit, et le Sommeil ailé,
Papillon de minuit dans la nuit envolé,
Sans un coup d’aile ami, vous laissant sur le seuil,
Seul, dans le pot-au-noir au couvercle sans œil ?
— Avez-vous navigué ?… La pensée est la houle
Ressassant le galet : ma tête… votre boule.
— Vous êtes-vous laissé voyager en ballon ?
— Non ? — bien, c’est l’insomnie. — Un grand coup de talon
Là ! — Vous voyez cligner des chandelles étranges :
Une femme, une Gloire en soleil, des archanges…
Et, la nuit s’éteignant dans le jour à demi,
Vous vous réveillez coi, sans vous être endormi.

*


Sommeil ! écoute-moi : je parlerai bien bas :
Sommeil — Ciel-de-lit de ceux qui n’en ont pas !


Toi qui planes avec l’Albatros des tempêtes,
Et qui t’assieds sur les casques-à-mèche honnêtes !
Sommeil ! — Oreiller blanc des vierges assez bêtes !
Et Soupape à secret des vierges assez faites !
— Moelleux Matelas de l’échine en arête !
Sac noir où les chassés s’en vont cacher leur tête !
Rôdeur de boulevard extérieur ! Proxénète !
Pays où le muet se réveille prophète !
Césure du vers long, et Rime du poète !


Sommeil ! — Loup-Garou gris ! Sommeil Noir de fumée !
Sommeil ! — Loup de velours, de dentelle embaumée !
Baiser de l’Inconnue,