Stéphane Mallarmé, Symphonie littéraire dans L’Artiste 1er février 1865
SYMPHONIE LITTÉRAIRE
théophile gautier. ― charles baudelaire.
― théodore de banville.
I
use moderne de l’Impuissance, qui m’interdis
depuis longtemps le trésor familier
des Rhythmes, et me condamnes (aimable
supplice) à ne faire plus que relire, ―
jusqu’au jour où tu m’auras enveloppé
dans ton irrémédiable filet, l’ennui,
et tout sera fini alors, ― les maîtres inaccessibles dont la
beauté me désespère ; mon ennemie, et cependant mon
enchanteresse aux breuvages perfides et aux mélancoliques
ivresses, je te dédie, comme une raillerie ou, ― le sais-je ? ―
comme un gage d’amour, ces quelques lignes de ma vie
écrites dans les heures clémentes où tu ne m’inspiras pas la
haine de la création et le stérile amour du néant. Tu y découvriras
les jouissances d’une âme purement passive qui n’est
que femme encore, et qui demain peut-être sera bête.
C’est une de ces matinées exceptionnelles où mon esprit, miraculeusement lavé des pâles crépuscules de la vie quotidienne, s’éveille dans le Paradis, trop imprégné d’immortalité pour chercher une jouissance, mais regardant autour de soi avec une candeur qui semble n’avoir jamais connu l’exil. Tout ce qui m’environne a désiré revêtir ma pureté ; le ciel lui-même ne me contredit pas, et son azur, sans un nuage depuis longtemps, a encore perdu l’ironie de sa beauté, qui s’étend au loin adorablement bleue. Heure précieuse, et dont je dois prolonger l’état de grâce avec d’autant moins de négligence que je sombre chaque jour en un plus cruel ennui. Dans ce but, âme trop puissamment liée à la Bêtise terrestre, pour me maintenir par une rêverie personnelle à la hauteur d’un charme que je payerais volontiers de toutes les années de ma vie, j’ai recours à l’Art, et je lis les vers de Théophile Gautier aux pieds de la Vénus éternelle.
Bientôt une insensible transfiguration s’opère en moi, et la sensation de légèreté se fond peu à peu en une de perfection. Tout mon être spirituel, ― le trésor profond des correspondances, l’accord intime des couleurs, le souvenir du rhythme antérieur, et la science mystérieuse du Verbe, ― est requis, et tout entier s’émeut, sous l’action de la rare poésie que j’invoque, avec un ensemble d’une si merveilleuse justesse que de ses jeux combinés résulte la seule lucidité.
Maintenant qu’écrire ? Qu’écrire, puisque