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Paulin Paris, Commentaire sur la Chanson de Roland 1851


LA CHANSON DE ROLAND.
(ÉDITION DE M. F. GÉNIN.)

(Premier article.)

Après un oubli de quatre siècles, la Chanson de Roncevaux retrouve aujourd’hui son ancienne célébrité. Elle a reçu trois éditions depuis un peu moins de quatorze ans, trois traductions depuis moins de douze. Mais, contre l’ordre naturel et accoutumé, la première édition est assurément la meilleure ; la dernière, la moins estimable et la plus mauvaise.

Voulez-vous juger du sentiment d’urbanité qui préside assez naturellement aux travaux d’érudition ? M. l’abbé de La Rue avait le premier découvert la vieille chanson de geste dans la bibliothèque d’Oxford ; il fut aussitôt pris à partie par son jeune élève M. Francisque Michel ; celui-ci, premier éditeur, fut rudement gourmandé par M. Bourdillon, second éditeur ; et MM. Michel et Bourdillon, en récompense du zèle qu’ils avaient montré pour nous faire connaître le même poëme, n’ont obtenu du troisième éditeur, M. Génin, qu’une suite non interrompue d’injustes dédains ou d’insolents quolibets.

Dans cette troisième édition on chercherait inutilement l’histoire des études faites jusqu’à présent sur la Chanson de Roncevaux : l’usage de M. Génin n’est pas de descendre aux considérations de ce genre. Nous allons donc essayer de faire ce qu’il a négligé. Quand personne encore ne soupçonnait la forme ancienne et la conservation de ce précieux monument littéraire, un gentilhomme génevois, M. Bourdillon, en reconnaissait le caractère et en devinait l’importance. Dès 1822, il acheta le beau manuscrit du treizième siècle qui, de la bibliothèque particulière du roi Louis XVI, était passé, on ne sait plus comment, dans le cabinet du comte Garnier, préfet de Versailles sous Napoléon. Il en lut avec grand soin tous les vers ; il les copia, puis il les compara avec deux autres manuscrits conservés dans les bibliothèques publiques de Lyon et d’Oxford ; et persuadé que de trois copies plus ou moins corrompues pouvait ressortir un texte pur, il se mit à l’œuvre, résolu de ne reculer devant aucun sacrifice de temps et d’argent pour rendre à la France, dans le plus ancien de ses monuments littéraires, le plus beau poëme qui fût jamais, à son avis, sorti de la main des hommes. Voilà donc comment, habituant son esprit et son oreille à cette versification étrange, imposante et sonore ; vivant plus chaque jour dans le onzième siècle, et moins dans le dix-neuvième, il en vint, pour ainsi dire, à n’avoir plus d’autre crainte que celle d’arriver au terme de son travail, en arrêtant trop tôt la dernière forme de l’objet de son admiration.

Pendant que M. Bourdillon se livrait avec une sorte de mystère aux voluptés de cette étude, l’éditeur de Berte aus grans piés reconnaissait, dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale, cette chanson de Roncevaux, que tout le monde, à l’exception de M. Bourdillon, croyait perdue depuis beaux jours, et dont