Wikisource:Extraits/2017/36

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L’Impôt sur les célibataires, Pétition d'un bossu à l’assemblée nationale in Librairie Gauloise, 1871

PÉTITION
D’UN BOSSU
À
L’ASSEMBLÉE NATIONALE


Très-honorables
et très-honorés Messieurs,

Retiré, par économie, au fin fond d’une province, ce n’est qu’hier, en ouvrant la Sardine blanche, journal de ma sous-préfecture paraissant tous les quinze jours, que j’ai eu connaissance du projet de loi, déposé par l’honorable M. Vingtain, concernant l’impôt sur les célibataires.

La sensation que m’a fait éprouver la lecture de ce document législatif et historique, a été profonde et terrible, — je ne le cacherai pas. Mes fonctions digestives en ont été suspendues, et ma nuit s’est passée dans le trouble, l’agitation et l’insomnie.

Certes, je suis intimement convaincu que l’honorable M. Vingtain n’a pas eu la détestable pensée d’enfoncer un trait empoisonné dans le cœur de plus de deux cent mille malheureux comme moi, et de les pousser aux dernières limites du désespoir ! Non, non. L’honorable M. Vingtain a été mû par un tout autre sentiment.

Il a pensé qu’après tout, il n’avait pas été nommé pour ne rien faire.

Il s’est dit :

— La France a les yeux sur toi, et les électeurs scrutent tes actes. Iras-tu te présenter devant eux les mains vides ? Laisseras-tu soupçonner au monde que tu as reçu en vain du ciel, par l’entremise de ton père et de ta mère, un appareil cérébral complet ? Non ! il faut sortir de ce rôle effacé de comparse, qui consiste à faire dans des moments donnés le murmure ou la tempête, et à exceller dans la manœuvre du couteau à papier.

Odi profanum vulgus,…Voyons, faisons quelque chose. Ce ne sera pas un discours : trop d’éloquence pourrait te rendre suspect d’attachement à Gambetta. Sans doute, on a toujours la ressource de confectionner quelque chose de sans queue ni tête, comme M. Belcastel, ou d’assommant, comme M. Michel des Basses-Alpes. Mais c’est égal : la tribune n’en est pas moins un péril, et rien ne m’assure d’arriver au bout de mon galimatias. Ah ! ah ! j’y suis ! Légiférons. — Parbleu, ne suis-je pas précisément législateur ? Là, méditons et choisissons.

Il faut quelque chose qui frappe les esprits, quelque chose qui dénote le penseur, surtout quelque chose de patriotique ! … Voilà ! Un impôt ?… Ça y est !

On impose tout ! Eh bien, prouvons qu’on peut encore imposer quelque chose ! La France a besoin d’argent ! Ouvrons-lui de nouveaux trésors.

Montrons-lui un filon d’or extraordinaire, dont nul ne se doute. Un impôt sur les cordons de sonnettes ? Cela pourrait être confondu avec l’impôt sur le coton ou sur la soie. Les chiens ? imposés ! Les chats ? proposés ! Les oiseaux ? idem ! Les pianos ? idem ! Les portiers ? oh ! oh ! c’est trop dangereux ! Ventre-saint-gris ! imposons les célibataires. — D’une pierre nous ferons deux coups.

Le Trésor y trouvera des ressources inattendues, et ce sera œuvre morale et pie.

Le célibataire, en effet, est complètement inutile sur terre. Il consomme et ne produit pas.

C’est un parasite de la génération. En n’acceptant aucune charge de la société, les célibataires se sont mis eux-mêmes hors de la condition humaine.

On doit les imposer comme de véritables poissons salés, et encore ces derniers servent-ils à la nourriture du pauvre !

Somme toute, c’est une engeance sinon nuisible, du moins