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Léon Frapié, La maternelle

1904

La Maternelle




Je fus fiancée à vingt-trois ans. Il était temps.

Par une grâce, dit-on, assez rare, le surmenage des études classiques n’avait rien détraqué en moi, la longue attente virginale n’avait pas perverti mon imagination. Élevée sans mère depuis l’âge de douze ans, j’étais très simple, très saine, très « nature » : de visage coloré, de caractère gai, de gestes vifs. Mais, enfin, il était temps que la certitude d’un prochain mariage vînt secourir la belle patience de mon tempérament.

Mon fiancé avait le profil chevaleresque d’un Louis XIII adouci, et sa conversation mettait en poésie les plus ordinaires circonstances de la vie. J’éprouvais auprès de lui une exaltation heureuse, tout en pensée. Après son départ, je me sentais alourdie, comme si mon corps même portait aussi une rêverie à bientôt exhaler.

Or mon père mourut subitement de l’issue désastreuse d’une affaire d’argent.

Je me trouvai, du jour au lendemain, orpheline, pauvre, délaissée, car la poésie de mon fiancé ne survécut pas à la perte de ma dot. Et je ne pus empêcher ma douleur d’amante d’envahir ma douleur filiale.

Un seul parent me restait : un oncle, vieil officier retraité, qui, naguère, avait été profondément indigné de mon succès aux examens du baccalauréat et de la licence ès lettres. Il consentit rageusement à me recueillir.

Après deux mois de solitude larmoyante, l’inévitable réaction afflua. Je n’avais pas en vain frôlé de si près le mariage : j’éprouvai le besoin de sortir, d’agir, de vivre.

Un soir, au retour d’une promenade séduisante et triste, commencée lentement, puis raccourcie de pas rapides, je prononçai cette inflexible décision qui devait être la sauvegarde de ma sagesse : « Il ne faut pas que je m’ennuie ». Et je priai mon oncle de me chercher d’urgence un emploi dans l’enseignement.

Mon oncle se flattait justement de quelques accointances au ministère. Il ne tarda pas à rapporter ce déplorable renseignement que je ne serais jamais institutrice primaire : toutes les places étaient promises, plusieurs années à l’avance, et d’ailleurs je n’avais pas le diplôme voulu.

— Comprends-tu ? me disait-il avec une aigreur qui n’était pas exempte de triomphe, le brevet d’aptitude à l’enseignement primaire, c’est le brevet élémentaire. L’as-tu ? Non. Eh bien, tu collectionnerais tous les diplômes de la création : licenciée, doctoresse, agrégée, académicienne et même décorée, tu ne pourrais pas enseigner la grammaire. Ça se comprend, pourtant !

Oh ! ces bouffées de mépris qui sortaient de sa pipe ! Ces jets de salive invincibles ! Oh ! ces regards pratiques, insoutenables, clairs comme le néant, qui incriminaient mon visage nerveux, mes traits évaporés, et tout le chimérique de ma personne mince !

D’autres demandes d’emploi ne rencontrèrent que le vague. L’enseignement secondaire était bouché par des postulantes moins nombreuses que les primaires, mais mille fois plus pistonnées.

La situation devint intolérable, d’autant plus que la pension de retraite ne permettait pas à mon oncle « de m’entretenir dans l’oisiveté ».

Je n’osais pas lire devant lui.

— On ne vit pas de lettres, on vit de pot-au-feu, répétait-il.

Et la splendeur du mois de juin était exaspérante. Paris ensoleillé offrait son irrésistible sourire d’or aux femmes ennuyées… Et je ne voulais pas m’ennuyer, moi !

Je ne pouvais pas attendre six mois l’examen, d’ailleurs platonique, du brevet élémentaire. Je me déclarai prête à accepter, séance tenante, n’importe quel travail.

Alors apparut, sans remède, la tare d’avoir trop d’instruction.

Je vois encore mon oncle courroucé tombant sur une chaise au retour de courses éreintantes :

— Il ne manque pas d’emplois que tu pourrais