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Mel Bonis, L'art de vivre 1864

iii

L’art de vivre

Ceux qui sont arrivés à ce degré de perfection où tout se simplifie conforment tout naturellement leurs actes, leur attitude, à leur être intime. En eux, pas de respect humain ni d’ostentation. Rien de conventionnel ; aucune recherche de soi, de l’effet à produire ou à ne pas produire. Ils agissent simplement dans la « pureté du cœur » et la droiture d’intention. J’appelle cela être simple.


Ne cherchez pas à vous faire valoir : vous ne réussirez qu’à vous diminuer aux yeux de qui vous comprend, ou à être taxé de présomption par qui ne vous comprend pas…

Pourtant… il ne manque pas de « gogos » qui marchent.

Disons mieux : évitez de parler de vous ; cela n’intéresse personne.


La vraie distinction ? — très complexe : être digne sans être hautain, être grave sans être sévère, accueillant sans être familier, poli sans être obséquieux, réservé sans être prude, fier sans être arrogant, cultivé sans être pédant, serviable sans être servile, généreux sans ostentation, obligeant sans air protecteur, etc., etc.


Je connais des êtres — masculins, bien entendu — féminins aussi (moins nombreuses) — qui n’ont pas assez de termes méprisants pour qualifier ce qu’ils appellent la vulgarité des gens. Je ne dis pas qu’ils ont tort, mais je constate que dans leur manière de vivre, dans leurs habitudes, dans leurs goûts, ils trahissent une autre sorte de vulgarité autrement répugnante. La débauche, sous toutes ses formes, est-elle autre chose que la vulgarité de l’instinct ?


Le végétarisme aura toujours contre lui trois catégories de gens : les bouchers, les cuisinières et… les médecins.

Oui, décidément, l’être intelligent qui tue systématiquement en lui tous les bons instincts et qui, par veulerie, élimine de sa vie tout ce qui pourrait troubler sa douce quiétude — les affections et les devoirs soucieux — celui-là commet le plus affreux suicide moral. Il tombera fatalement dans la basse sensualité surtout à un certain tournant de la vie où l’espoir l’abandonnera, les aspirations que la vie a déçues s’étant envolées une par une. Alors il ne cherchera plus que de brutales satisfactions brèves et positives, après avoir surmonté petit à petit le dégoût qu’elles lui causaient tout d’abord. Oui c’est bien là le suicide définitif.


« Une jolie femme n’a pas besoin d’être intelligente » disent ces messieurs. En effet, pour ce que vous en faites, il suffit d’être pourvue de grâce… et de passivité. Seulement, pauvres créatures ! passé 30 ans vous serez mises au rebut (au 20e siècle, ça pourrait bien aller jusqu’à 40). Conclusion : tâchons, Mesdames, de ne pas être trop bêtes quand nous ne sommes plus belles, mais seulement à partir de ce moment-là.


Une boutade.

Défense aux jolies femmes de se livrer à la prostitution (celles-ci devant se consacrer à la propagation de l’espèce). Ne seront autorisées à embrasser cette profession que les créatures de sexe féminin aussi dépourvues que possible de charme. Un jury composé des plus jolies femmes de la cité procédera à la sélection des susdites. Les affamés de l’autre sexe qui ne peuvent supporter les affres de l’inanition en seront réduits au pot-au-feu conjugal ou à la « bouchée de pain » — mal servie qu’une administration compatissante aura mise à leur disposition. Si cette bouchée de pain leur coupe l’appétit ce sera tant mieux pour tout le monde.

Tant que les lois seront faites par des hommes, mon idée — si excellente soit-elle —, aura peu de chance de succès.


Rien de plus difficile que de conquérir l’esprit d’indépendance… parce qu’il faut prendre son parti du dénigrement des gens moutonniers, lesquels ne vous pardonnent pas les attitudes différant de la leur. Il faut donc se résigner à voir ses actes mal interprétés ; les initiatives seront qualifiées de folies et les abstentions considérées comme un manquement grave aux rites mondains, ceux-ci eussent-ils le caractère le plus tyrannique et ridicule. Il faut vraiment beaucoup de courage pour prendre son parti de déplaire.