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André Léo, L’Idéal au village 1867

L’IDÉAL AU VILLAGE



I

Il y a quelques années, la mort subite de M. Marlotte, conseiller à la Cour de cassation, fut un événement pénible pour tous ceux qui avaient connu de près cet homme excellent et distingué. Profondément instruit, doux, simple, préférant les joies de l’étude et de la famille à tout plaisir comme à toute vanité, il était du petit nombre de ceux qui placent la justice au-dessus des accidents politiques et des arrangements sociaux.

Ses goûts et son caractère paisible l’avaient toujours écarté des luttes publiques ; mais il n’en élaborait que plus scrupuleusement, dans un silence où la voix seule de la conscience était écoutée, des jugements empreints du sens moral le plus large et le plus pur. À l’encontre de tous les usages reçus, M. Marlotte ne s’était élevé que par son talent et par l’influence d’un caractère énergiquement probe. On a peut-être aussi trop érigé en axiomes de misanthropiques vérités. Non-seulement il n’est pas bon de persuader à tous que le succès ne s’achète qu’aux dépens de la conscience mais encore le respect et la sécurité qu’inspire une âme droite sont, malgré tout, des sentiments doux au cœur de l’homme et sur lesquels on aime, au moins quelquefois, à se reposer.

Veuf depuis longtemps, M. Marlotte laissait orphelins un fils et une fille, âgés, l’une de vingt ans, l’autre de vingt-cinq. Lucien Marlotte, repoussant toute autre carrière, s’était voué à la peinture : au dernier Salon, il avait exposé deux tableaux de genre qu’un de ses amis, avait critiqués assez vivement, qu’un autre avait très-chaudement défendus, et devant lesquels la foule, injuste ou non, passait indifférente.

Ce n’était pas sans regret que M. Marlotte avait vu son fils choisir la carrière d’artiste, peu sûre, pensait-il, pour son avenir ; mais la vocation de Lucien était si bruyante, si décidée, que le père fit taire ses appréhensions. M. Marlotte n’avait que cinquante ans ; il était robuste de corps et d’esprit, et, bien que son capital fût des plus modestes, les revenus de sa place devaient lui permettre, selon toute apparence, de subvenir longtemps aux besoins de ses enfants. Les amis de Lucien parlaient de son génie. Indécis à cet égard, le conseiller s’en remit à l’événement et ne s’occupa désormais que de marier sa fille Cécile.

Un jeune avocat de province, dont les débuts à Caen avaient été brillants, et qui rêvait ces grands succès de réputation et de fortune que Paris seul peut donner, demanda la main de Mlle Marlotte et l’obtint. On achetait la corbeille, quand, un soir, à l’heure du dîner, la femme de chambre, en allant prévenir M. Marlotte, le trouva mort dans son cabinet.

Ce fut un coup terrible pour les deux enfants, qui adoraient leur père et, depuis qu’ils étaient au monde, s’en remettaient à lui de tout soin. Ils ne sentirent d’abord que la perte de cette tendresse et de cette intelligence pure qui les entouraient comme d’une chaude et lumineuse atmosphère ; puis ils s’aperçurent qu’ils venaient en même temps de perdre le bien-être auquel ils étaient accoutumés, et ils durent s’avouer que leur vie, jusque-là si riante et si facile, devenait tout à coup troublée, pleine d’obstacles et d’inquiétudes. Cette royauté intellectuelle qu’exerce tout homme éminent, et dont sa famille partage les douceurs, dans les illusions naïves du droit divin, ne devait plus exister pour eux que vis-à-vis de quelques fidèles, courtisans du malheur, amants du souvenir. Cependant, Lucien et Cécile, aussi confiants l’un que l’autre, eussent été longtemps à se rendre compte de leur situation, sans un fait brutal qui la dévoila, comme un éclair montre un abîme.