Wikisource:Extraits/2023/7

La bibliothèque libre.

Théodore Barrière et Henry Murger, La Vie de bohème dans La Vie de Bohême pièce en cinq actes, mêlée de chants, (1907)



LA VIE DE BOHÊME,

PIÈCE EN CINQ ACTES.

ACTE I.

CHEZ DURANDIN.
Une maison de campagne aux environs de Paris. — Un jardin. — Au fond, une balustrade donnant sur la campagne. — À gauche, un pavillon avec une fenêtre ouverte en face du public. — À droite, un banc de jardin — Chaises. — Indications prises du spectateur.

Scène première

.
BAPTISTE, seul ; il est au fond près du mur, et regarde dans la campagne.

Quel est ce nuage de poussière ? Serait-ce déjà la voiture de Mme Césarine de Rouvre ? On m’en verrait surpris, car il n’est pas midi, et M. Durandin n’attend cette dame qu’à deux heures. Mais ce n’est point une voiture… (Regardant avec plus d’attention.) Des jeunes gens avec de grandes pipes, des jeunes filles avec de grands chapeaux !… Je sais ce que c’est, c’est une caravane. Heureuse jeunesse ! riez, riez ; vous qui n’avez pas lu M. de Voltaire… Mais j’y songe !… quelle imprudence ! (Prenant un livre qu’il avait oublié sur le banc.) Si M. Durandin, l’homme chiffre, M. Million, enfin, comme dit M. Rodolphe, avait trouvé cet in-octavo, mon extraction était imminente. Voyons, M. Durandin m’a prévenu que l’on prendrait le café dans ce pavillon que l’on n’a pas ouvert depuis trois mois, mettons tout en ordre. (Il entre dans le pavillon et ouvre les persiennes. — Après réflexion et en sortant.) Ou plutôt non, tout est bien comme il est, a dit M. de Voltaire ; grâce à la poussière, ces meubles Louis XV ont un aspect plus vénérable, je n’y porterai donc point un plumeau profane. Quant à ces populations d’araignées, elles donnent à ce lieu un caractère de vétusté tout-à-fait artistique. Je n’ôterai donc point ces araignées ; je regrette même qu’il n’y en ait pas davantage. (Fermant la porte.) Tout est prêt, et maintenant Mme de Rouvre peut arriver.


Scène II.

BAPTISTE, DURANDIN, il a un carnet à la main ; il entre par le fond.
Durandin, lisant.

« Paris à Rouen de 575 à 555 reste à 560. » Quinze francs de baisse, bravo !… c’est le moment d’acheter… (À Baptiste sans se retourner.) Baptiste, où est mon neveu ?…

Baptiste.

Dans sa chambre, monsieur.

Durandin, calculant toujours.

200 à 560, 112 000 ; 200 à 580, hausse probable, 116 000, 4000 francs de bénéfice net… (Se frottant les mains.) Où est mon neveu ?… (Il reprend son journal.)

Baptiste.

Dans sa chambre, monsieur.

Durandin, s’éveillant.

Hein ? quoi ? ce n’est pas vrai, j’en viens. À propos, elle est dans un joli état, sa chambre. Vous n’en prenez donc pas soin ?

Baptiste.

Pardonnez-moi, monsieur, j’en prends, au contraire un soin méticuleux, j’ouvre la fenêtre le matin et je la referme le soir.

Durandin.

Et voilà tout ?

Baptiste.

Et voilà tout, monsieur. Je suis à la lettre les instructions qui m’ont été données par M. Rodolphe. M. votre neveu m’a dit en venant habiter ce logement : Baptiste, tu me plais infiniment ; mais si tu tiens à conserver mon estime, tu ne toucheras jamais à rien chez moi. Si tu avais l’imprudence de remettre mes affaires à leur place, il me serait impossible de les retrouver.

Durandin.

C’est donc pour cela que j’ai aperçu une paire de bottes sur la cheminée et la pendule dans un placard ?

Baptiste.

Je ne me rends pas bien compte du motif qui a fait assigner cette place à la paire de bottes. Mais quant à la pendule, c’est différent et cela s’explique… (À Durandin qui prend des notes.) Vous ne m’écoutez pas, monsieur,

Durandin.

Eh ! si, imbécile.

Baptiste.

Je continue : la première fois que M. Rodolphe a vu la pendule en question, il voulait la jeter par la fenêtre.

Durandin, stupéfait.

Par la… une pendule de quatre cents francs, en cuivre doré avec un bronze représentant Malek-Adel…

Baptiste.

Oui, monsieur, je le sais bien, Malek-Adel par Mme Cottin. Mais la pendule avait un défaut.

Durandin.

Lequel ?

Baptiste.

Elle marquait l’heure.

Durandin.

Eh bien ?

Baptiste.

Mon Dieu ! je sais qu’elle ne faisait que son devoir ;